lundi 3 juin 2019

Négoce et progrès des connaissances



Fiche de lecture : Histoire des sciences et des savoirs, Dominique Pestre dir., vol 1, De la Renaissance aux Lumières

Les savoirs du commerce : le cas de l'Asie par Romain Bertrand.


Avec l'arrivée de Christophe Colomb à Hispaniola en 1492, puis celle de Vasco de Gama à Calicut en 1498, l'Europe entre dans ce qu'il n'est pas exagéré de nommer un "long siècle des Indes" (de sa progressive conquête), lequel s'achève vers le milieu du XVIIe siècle avec l'installation territoriale pérenne des Hollandais et des Britanniques en Inde et Insulinde. Inde étant compris au pluriel , Asie et Amerique.

Les cartes
Comme le prouve l'exemple privilégié des Provinces-Unies à l'orée du Siècle d'or, les univers du négoce et de la connaissance savante, loin d'être dissociés, s'entremêlent sur une échelle et des modalités inédites. Les savoirs concrets accumulés par les navigateurs, les explorateurs et les commerçants qui se confrontent aux connaissances héritées des Antiques (la géographie de Ptolémée par exemple) et aux textes érudits médiévaux provoquent une remise en cause de ces derniers. Ainsi, l'historiographe des Indes, nommé par le roi d'Espagne en 1523, Gonzalo Fernandez de Oviedo y Valdés affirme que ce qu'il sait et dit des heurs et malheurs de la conquête "ne peut s'apprendre à Salamanque, ni à Bologne ou Paris, mais dans la chaire du gaillard arrière, avec le quadrant en main".


Les Moluques , carte de Petrus Clancius et Cornelis Claes, c.1593, exposée au palais municipal puis royal du Dam (Amsterdam).
On remarque que la carte est illustrée des produits que les compagnies de commerce néerlandaises achetaient dans l'archipel pour les revendre à prix d'or en Europe. La cargaison de la première expédition commerciale néerlandaise quelques années avant la réalisation de cette carte a généré une recette qui aurait permis de rembourser toutes les dettes contractées par la toute jeune République lors de sa guerre contre l'Espagne.


Une partie d'une carte des Indes occidentales, exposées dans le palais municipal puis royal de  Dam. Peter Goos, c.1660

Les curiosités
Au tournant du XVIIe siècle, les "routes des Indes" charrient vers l'Europe quantité de "curiosités" qui s'arrachent à prix d'or à Amsterdam, Paris ou Londres. Pierres, animaux empaillés, plumes...les exotica des Indes nourrissent, sur fond de crise du merveilleux et de divorce entre science et théologie une réflexion avivée sur les frontières mouvantes entre règnes animal, minéral et végétal.  Les botanistes européens missionnent les marins pour qu'ils leur ramènent des plantes et graines exotiques pour alimenter leurs catalogues. La direction de la VOC (compagnie des Indes néerlandaises) fait instruction aux apothicaires et chirurgiens navigant sur leur bateaux de ramener systématiquement à Amsterdam les exemplaires nouveaux de plantes, fruits et feuilles. Ces diverses naturalia, disposées harmonieusement sur les étagères des cabinets de curiosité sont propices également ç une réflexion philosophique, voire dévote, sur les merveilles de la Création de Dieu.
A la fin du XVIes, chez les humanistes qui depuis des décennies développent un savoir antiquaire (c'est aussi les premières fouilles et les premiers musées , au Capitole par exemple, exposant les beautés des vestiges antiques), le cabinet de curiosité se doit également de posséder des artificialia , objets indigènes qui témoignent de la diversité de l'artisanat et des croyances. Mais les critères de classification et d'historicisation de tels objets font débat : peut-on insérer une statuette en ivoire de Ceylan sur la même étagère qu'un marbre romain ? Les statuettes boudhistes sont-elles de même statut que les croix ouvragées orthodoxes ?...

Le commerce des curiosités des "Indes" devient si rentable dans l'Europe lettrée du premier quart du XVIIe siècle que d'habiles faussaires se mettent à fabriquer de toutes pièces les exotica les plus recherchées.


noix de coco gravée

boule prélevée dans l'intestin d'une chèvre


Bilan : La collecte, la conservation et le commerce des exotica des Indes contribue fortement à l'affinement des techniques de la description et de la catégorisation des choses de la nature. Plus largement, le cabinet de curiosité est l'un des lieux ou l'une des matrices de la réorganisation humaniste des arts et des savoirs

Johann Georg Hinz, 1666
Ce tableau pourrait faire l'objet d'une séance HDA introductive au chapitre sur "l'ouverture atlantique : les conséquences de la découverte du "nouveau monde"

Les livres
La "description des Indes" n'est pas qu'affaire de commentaires savants. Elle s'accomplit aussi sous la forme de récits de voyage. Un 3e monde, celui de la librairie et de l'édition spécialisée unit commerce et savoir, sous le signe des Indes. De par l'ampleur de leur catalogue, certains éditeurs comme Cornelis Claesz à Amsterdam ou la famille Craesbeeck à Lisbonne, contribuent fortement à fixer les règles du genre, entre "descriptions vraies" et "récits de choses merveilleuses", illustrées systématiquement par des gravures. En dehors des canaux de l'université se développé aussi les méthode d'apprentissage des langues indigènes et tout spécialement du malais qui était parlé et compris d'un bout à l'autre de la route des Épices (de l'océan Indien aux Moluques). Le premier livre de malais parlé est publié en 1603 à Amsterdam ; il est le fait d'un marchand, Frederik de Houtman, qui a appris le malais durant sa captivité dans le sultanat d'Aceh, au nord de Sumatra, entre 1599 et 1601. Dans les décennies suivantes, ce sont les commis de la VOC ou des ministres ordinaires de l'Eglise réformée qui voyagent sur leurs bateaux, qui effectuent les premières traductions du Credo et des Évangiles en malais.
Les compagnies à chartes (VOC, Compagnie danoise des Ondes orientales ...) et les réseaux missionnaires (jésuites, dominicains, augustins...) fonctionnent alors, conjointement et concurremment, comme de puissantes agences d'institutionnalisation de la circulation de l'information savante tout au long des réseaux transocéaniques. L'inquisition tente de réguler et limiter la diffusion des savoirs, elle qui a charge de contrôler l'orthodoxie des européens qui partent s'installer dans les terres lointaines. L'usage des "magies et superstitions locales" par les soldats ou les matrones est traqué et réprimé. De lourdes peines associant amendes et pénitences publiques frappent ceux qui useraient des remèdes et onguents locaux ou emploieraient des médecins locaux, assimilés à des jeteurs de sorts.





A Lire : L'Histoire à parts égales : récits d'une rencontre Orient(Occident XVI-XVIIe s , par Romain Bertrand, Seuil, 2011

Pour prolonger : billet de blog " la Voc et les voyages marchands"

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