jeudi 6 juin 2019

Ecrire l'Histoire et l'impérialisme colonial français

"Mais si l'on considère que l'histoire est une enquête, et l'historien un enquêteur, alors on peut tirer les conséquences littéraires de sa méthode : utiliser le "je" pour signaler d'où on parle, raconter l'enquête que l'on mène, puiser dans l'obsession d'un questionnement, aller et venir entre le présent et les passés, inventer des fictions de méthode pour mieux comprendre le réel, placer le curseur au bon endroit entre distance et empathie, chercher les mots justes, faire une place à la langue des gens, vivants ou morts, que l'on a rencontrés" 

Ivan Jablonka, l'Histoire est une littérature contemporaine, Seuil, 2014


Dans ce livre manifeste, l'historien contemporanéiste Ivan Jablonka plaide non seulement pour une nouvelle écriture des livres d'histoire, dans un style qui serait plus lisible et donc plus accessible, mais surtout pour une nouvelle méthode de l'écriture historique du réel. C'est cette méthode qu'il avait appliqué brillamment dans son livre Histoire des grands-parents que je n'ai pas eus, paru en 2012. Il y retrace son enquête sur la disparition de ses propres grands parents, juifs polonais réfugiés à Paris, raflés et déportés pendant la seconde guerre mondiale, tout en dressant avec émotion et finesse le tableau plus général du monde dont ils étaient issus et qui a disparu avec eux et des millions d'autres. C'est un livre majeur, non pas pour l'histoire du génocide juif, encore qu'il est précisément documenté et fort instructif pour les non-spécialistes, mais surtout pour sa forme et le récit qu'il met en place. Ivan Jablonka "récidive" en 2016 avec Laetitia ou la fin des Hommes, pour lequel il reçoit le prix Médicis et d'ailleurs sa fiche wikipedia le présente comme romancier et historien. Ce livre est un "roman vrai" dans lequel, à partir d'un fait-divers, le meurtre de la jeune Laetitia, il se livre à une contextualisation sociologique et historique de ce que la mort de cette jeune fille dit de la société française contemporaine. L'objet n'est pas "canoniquement" historique, mais la méthode, elle, l'est sans conteste.
Dans l'Histoire est une littérature contemporaine, Jablonka retrace tout d'abord à grands traits les évolutions historiques du récit historique, de l'histoire-tragédie antique à l'histoire-littérature du XVIIe siècle en passant par l'histoire-panégyrique et l'histoire-éloquence, et à ce titre, il intéressera peut-être mes collègues en charge de l'enseignement de spécialité HLP. Puis, il règle son compte à l'histoire-science et méthodique dans deux chapitres aux titres assassins, "la naissance du non-texte" et "les sciences sociales et la "vie"", avant que de s'atteler à la question des connivences et des points d'achoppement entre Histoire, fiction réaliste, roman historique et les "choses vues". Le chapitre nommé "l'estrangement", selon le terme popularisé par Carlo Ginzburg, est particulièrement stimulant. Passé le postulat de départ, celui "qui supprime la frontière entre réalité et fiction, entre vérité et affabulation, détruit les sciences sociales", Jablonka présente les "types de fiction", qu'il nomme les "fictions de méthode" qui sont néanmoins nécessaires aux historiens pour trouver des sources, construire des théories, faire preuve d'empathie, à savoir l'effort de défamiliarisation (estrangement), la fiction de plausibilité, la conceptualisation et le procédé narratif. A un autre moment, il rappelle aussi toutes les bases de ce qui fondent une réelle recherche historique qui tente honnêtement de produire un discours de vérité et qui se fondent toute sur une posture liminaire, la capacité à savoir "d'où on parle" et le respect absolu de l'archive.

Finalement, "tout l'enjeu est d'inventer de nouvelles formes littéraires pour les sciences sociales et grâce au sciences sociales". "Plutôt que de chercher à réconcilier le couple histoire/littérature, qui n'en finit plus de divorcer depuis des siècles, [je] favorise la rencontre méthode/texte.Surtout [je]pose la question : quel est le texte du savoir ?". Et Jablonka de conclure que ces textes sont multiples, dans un espace sur lequel aucune autorité ne parvient à s'exercer, qu'ils n'ont d'autres identités que leur bâtardise, du moment qu'ils sont textes chargés de raisonnement dans lequel la langue et le récit deviennent un outil d'explication-compréhension du monde et produisent une émotion. Ces textes doivent exposer en un mode réflexif et transparent les subjectivités de l'historien, puisqu'il est certain que l'historien n'échappe pas à sa propre historicité; cet historien qui par ailleurs, rend compte de sa recherche et de son enquête ("comme tout écrivain, le chercheur a le droit d'être un peu magicien, mais il doit révéler ses trucs") et tisse les liens avec toutes les disciplines.


Une guerre au loin : Annam, 1883 par Sylvain Venayre

Sans doute inspiré par ce type de projet, Sylvain Venayre, lui aussi historien contemporanéiste, a publié en 2016 cet intéressant petit livre, petit par son format, dédié à sa mère qui "aime mieux la littérature que l'histoire". Par l'intermédiaire de l'histoire de Pierre Loti, qui fut officier de marine, Sylvain Venayre questionne la naissance de l'impérialisme colonial à l'époque de la IIIe République. 

"De quand date l'empire ? certains disent qu'il n'a pas d'histoire, qu'il est l'histoire elle-même, qu'il a toujours été dans le cœur des hommes et dans le cœur des femmes, même si tous les hommes ne deviennent pas empereurs, ni toutes les femmes impératrices. A quelques exceptions près, l'empire serait le destin des sociétés humaines, car ceux qui ont du pouvoir cherchent à en avoir toujours davanatge et ce qui est vrai des individus et des groupes l'est aussi des institutions. L'empire, ce serait ce désir decroître aux dépens des autres, présent partout, depuis l'aube des temps. [...] Vous me demanderez : pourquoi nous parlez-vous de cela ? N'aimez-vous pas un peu trop les digressions ? Tout cela est-il d'une quelconque utilité pour comprendre l'histoire de Pierre ? Considérez ceci : en 1883, le gouvernement de Jules Ferry, qui envoyait Pierre en Asie à bord de l'Atalante, était-il en train de mener une politique impérialiste aux dépens de Tu-Duc, empereur d'Annam ?"
Le prétexte est la bataille de Thuan-An, qui précipita la fin de l'empire d'Annam et que l'auteur raconte de façon précise et hallucinatoire, comme d'autres épisodes d'ailleurs de la guerre. A cette occasion, deux récits sont publiés dans les journaux, celui d'un marin non identifié qui signa Nada et celui de Pierre L. qui lui causa bien des déboires.  "C'était un article bref, du genre qu'on appelle très improprement factuel, comme si l'absence de commentaires explicites garantissait l'objectivité du reste. Pierre y établissait la chronologie de la bataille [...] Un croquis permettait aux lecteurs de comprendre le mouvement des troupes. Pierre mentionnait aussi un fait dont Nada ne parla pas dans sa propre description du combat. Il dit que les soldats français, eu fur et à mesure qu'ils avancèrent en direction des forts, brûlèrent tous les villages qu'ils traversèrent". C'est cette phrase qui déclencha l'affaire. En conseil des ministres, Pierre fut mis en disponibilité par retrait d'emploi. A cette époque, il était déjà connu du public français pour ses récits orientalistes.

L'objet du livre est donc l'histoire de la réception de ce texte de Loti, celle de ses protestations de patriotisme et son incompréhension de l'"étrange contresens" qu'on fait de son texte, des controverses autour de la "mission civilisatrice" que cette toute petite phrase contredisait. Mais c'est surtout la recherche patiente du contexte, de l'univers mental de Pierre Loti, des conditions de rédaction des articles que Loti a écrit à partir des impressions des soldats le soir de la bataille. Et franchement , c'est passionnant.

" La grande tuerie avait commencé. On avait fait des "feux de salve", deux -et c'était plaisir de voir ces gerbes de balles, si facilement dirigeables, s'abattre sur eux deux fois par minutes au commandement, d'une manière méthodique et sûre. C'était une espèce d'arrosage, qui les couchait tous, par groupes, dans une éclaboussure de sable et de gravier" (P. Loti)




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