LE ROLE SOCIAL DE L’HISTORIEN :
Un cours de Patrick
Garcia aux élèves de Terminales ES du lycée Galilée (oct 2014)
Qui est P. Garcia ? : Professeur à l’université de Cergy-Pontoise et à l’IUFM de Versailles. Il occupe depuis la rentrée 2010-2011 le poste de directeur du master enseignement Histoire-Géographie 2nd degré à l’université de Cergy. Il enseigne depuis 1997 à l’Institut des sciences politiques de Paris. Chercheur associé permanent à l’Institut d’Histoire du temps présent, il co-anime le séminaire consacré à l’épistémologie de l’Histoire. Ses domaines de recherche privilégiés sont :
- Le phénomène commémoratif
- L’historiographie et l’épistémologie de l’Histoire
- Les politiques symboliques, les rituels politiques et les usages publics du passé dans la France contemporaine et en Europe.
En guise d’introduction, P. Garcia définit son sujet et particulièrement le rôle de l’Historien comme producteur de connaissances, par le travail de recherche, sur des sujets circonscrits par un moment donné et un lieu donné. Il rappelle que les questions posées au passé par l’historien dépendent du temps présent, en faisant une allusion au développement actuel des gender studies qui réinterrogent dans le passé le rôle des minorités ou des groupes marginalisés. Ainsi, la société présente attribue à l’historien un rôle de producteur de savoir, ce rôle pouvant être revendiqué ou rejeté par l’historien. Le sujet du rôle social de l’historien prend aussi toute sa pertinence à partir de la fin du 19e siècle, quand l’Histoire devint matière scolaire. Il est particulièrement prégnant de nos jours, où des groupes toujours plus nombreux et plus divers réclament des historiens un discours de vérité sur des « mémoires » particulières.
I/ Parcours chronologique : comment les historiens se sont-ils posé la question de leur rôle social.
A) Un héritage (début 19e siècle)
Pensée commune = l’Histoire apporte des enseignements visant à mieux gérer l’avenir. Exemple de Chateaubriand qui, dans son Essai sur les révolutions (Londres, 1797), a pour projet de mobiliser le savoir sur les révolutions passées pour anticiper le destin de la révolution française en cours. Chateaubriand en commence la rédaction en 1794, en exil à Londres. Ainsi, l’Histoire est vue comme un outil prédictif dont on peut résumer l’utilité ainsi : ‘comprendre le passé pour prévoir l’avenir’.
L’historien est aussi le « magistrat des Enfers ». Etudiant après coup les actes des hommes publics, il distribue les récompenses, les blâmes, les louanges. Il établit pour la postérité le jugement qu’il faut retenir sur les acteurs de l’Histoire : « C’est en vain de Neron triomphe, Tacite est déjà dans l’empire. » (article de Chateaubriand dans le Mercure de France, en 1807, faisant allusion à la toute puissance de Napoléon Bonaparte)
B) Le « roman national » se développe en même temps que les Etats-Nation.
Dès le début du 19e siècle, déjà du temps des Romantiques, les historiens revendiquent un magistère = dire aux Français ce qu’est la France, donner les grandes caractéristiques de l’identité nationale du peuple français.
Idem quand l’Histoire se professionnalise : cf Gabriel Monod (1844-1912) qui se voit « un devoir de réveiller dans l’âme de la Nation la conscience d’elle-même par la connaissance approfondie de son histoire », l’objectif étant alors de réconcilier des Français divisés depuis la révolution française en mettant en avant une histoire unifiée et séculaire. L’Historien se met ici au service de la démocratie. Cf Ernest Lavisse (1842-1922) , auteur des manuels Lavisse racontant aux écoliers de France l’histoire de leur pays : « Si l’écolier n’emporte pas avec lui le vivant souvenir de nos gloires nationales, s’il ne sait pas que ses ancêtres ont combattu sur mille champs de batailles pour de nobles causes, s’il n’a point appris ce qu’il a couté de sang et d’efforts pour faire l’unité de notre patrie […]s’il ne devient pas un citoyen pénétré de ses devoirs et un soldat qui aime son drapeau, l’instituteur aura perdu son temps. ». Comme d’autres, Lavisse assigne à l’Histoire un rôle primordial dans la construction patriotique de la nation française. Il s’agit à l’époque de créer des citoyens en combattant les « mémoires » traditionnelles de certains groupes qui s’opposaient à la République, catholiques par exemple, monarchistes …
Aux lendemains de la 1ère guerre mondiale, ce magistère moral est critiqué au nom de la science historique elle-même. Lucien Febvre (1878-1956) rappelle aux historiens de faire de l’Histoire et pas de l’idéologie dans une formulation retentissante incluse dans sa leçon d’ouverture à la faculté de Lettres de Strasbourg en 1919 : « Une Histoire qui sert est une histoire serve ». À sa suite, l’école des Annales impose une éthique du désengagement dans le travail de l’historien : ne pas s’engager mais au contraire mettre à distance, objectiver les faits pour ne pas être pris dans la logique du nationalisme, dont les dérives durant la 1ère guerre mondiale (les Allemands nommés Huns et barbares) n’ont pas épargné les milieux universitaires.
C) Le tournant des années 1980
À la fin des années 1970 émerge avec force un discours négationniste ("À Auschwitz, on n’a gazé que des poux », titre d’un entretien avec l’ancien Commissaire général aux Questions juives, Louis Darquier, paru dans L’Express en 1978). C’est peu de temps après que Robert Faurisson, maître de conférence en Littérature à l’université de Lyon II, fait paraître un article dans Le Monde intitulé "Le problème des chambres à gaz". Les négationnistes remettant en cause une « vérité officielle » de l’Histoire en critiquant les sources et la partialité des historiens. On parle de révisionnisme. La communauté des historiens se mobilise alors pour prouver, par le recours aux archives, que tout discours sur l’Histoire n’est pas possible et que celui-ci doit s’inscrire dans le respect des preuves laissées par les archives. Les traces laissées par l’Histoire délimitent un cadre dont l’historien ne peut sortir.
C’est à la même époque que de nouvelles demandes sont faites aux historiens :
- Montée des préoccupations liées au Patrimoine, dans le contexte d’une France transformée par l’urbanisation et la modernité technique. Les collectivités locales accompagnent une demande du public d’une histoire à la recherche des racines, flirtant avec le fantasme d’un monde perdu et que l’histoire aurait pour vocation de remettre au jour => mode des histoires locales => l’Etat-Nation n’est plus le seul demandeur d’Histoire.
- Emergence des « mémoires » et de groupes qu’on peut qualifier de « porteurs de mémoire » qui ont des revendications mémorielles. Ex. Pieds-noirs, enfants de Harkis, enfants du FLN, arméniens, juifs…Ces groupes exposent leur histoire sur la place publique et attendent de l’historien une validation.
Cette attente mémorielle pose problème aux historiens car elle repose sur l’affect. Ces groupes mettent en avant leurs souffrances et les injustices qu’ils ont subi dans l’histoire. Ils attendent réparation et désignation des responsabilités. L’historien est placé en position de juge.
Mais, cela pose plusieurs pbs :
1) L’historien ne peut pas juger de la validité et de la valeur des mémoires, en tant qu’elles expriment une identité et une souffrance. Son objet est une matière « objective » laissées par les traces matérielles.
2) En conséquence, c’est le statut de l’Histoire comme discipline scientifique qui est questionné. L’Histoire est une « science humaine » qui, contrairement aux « sciences naturelles », repose sur l’interprétation des traces du passé, lesquelles ne disent pas le tout de l’expérience humaine. Le travail de l’historien conduit donc à une construction, relative à son époque, aux traces dont il dispose, et à sa relation affective à l’objet étudié (il n’y a pas d’objectivité totale de l’historien). Son discours est donc susceptible d’être amendé, nuancé voire remis en cause par les travaux ultérieurs. L’historien n’est pas un expert « parfait ».
ð Des tensions par rapport aux groupes porteurs de mémoires. Ex. l’historien Bernard Lewis attaqué en justice en 1995 par les porteurs de mémoires arméniens qui revendiquent le classement en génocide du massacre que les Arméniens ont subi en Turquie en 1915, ce que lui-même déniait. Il est accusé d’avoir minimisé certaines preuves et d’avoir « manqué à ses devoirs d'objectivité et de prudence, en s'exprimant sans nuance, sur un sujet aussi sensible » (décision du tribunal d’instance de Paris). Pourtant, la dénomination de génocide est encore discutée au sein des historiens, même si ceux-ci reconnaissent l’existence de nombreux crimes contre l’humanité.
II/ Procès et lois mémorielles
A) Les procès de Vichy
1987 : procès contre Klaus Barbie (responsable de la Gestapo de Lyon) = même si pour la 1er fois en France, un homme était jugé par un tribunal pour « crime contre l’humanité », même si ce procès fut le 1er télévisé (conséquence de l’adoption d’une loi ad hoc), pas de problème dans l’opinion publique. On est encore dans la logique des procès de l’après-guerre de dénazification.
Mais les passions s’exaspèrent avec les procès suivant qui mettent en cause la France de Vichy.
1994 : procès Touvier, responsable de la milice à Lyon, condamné à mort par contumace à la Libération, caché pendant 30 ans par l’ « ecclesiastic connection » selon le bon mot du Canard Enchaîné. Les grands prélats de l’Eglise de France avaient demandé sa grâce et le président Pompidou l’avait accordé en 1971. Il ne pouvait donc plus être poursuivi sauf pour « crime contre l’humanité » puisque seul imprescriptible.
Le 1er procès débouche sur un non-lieu basé sur l'interprétation de la définition du crime contre l'humanité donnée par la Cour de Cassation en 1988, à propos du procès Barbie. Celle-ci précisait que le crime devait avoir été commis « au nom d'un État pratiquant une politique d'hégémonie idéologique ». Le tribunal considéra que, Vichy n’ayant pas pratiqué une telle politique, ses fonctionnaires ne peuvent être jugés comme ceux du Troisième Reich. De plus, Vichy ne définissait pas les Juifs comme des ennemis de l’État.
Une vive émotion s'ensuit qui aboutit à un pourvoi contre cette décision auprès de la cour de cassation. => 2e procès se basant sur le fait que Touvier était de fait complice de la Gestapo. Les débats provoquèrent de la gêne : en effet, l’arrêt de la cour de Cassation supposait qu’on pouvait poursuivre un Français qui avait commis un crime pour le compte de l’Allemagne ; mais que si ce Français n’avait fait qu’obéir à Vichy, il était absous. Il fallait aussi prouver l’intention de génocide dans l’exécution des otages de Rilleux-la-pape (7 juifs + des otages communistes en représailles de la mort du chef de la milice dans un attentat de la Résistance). Au final, la condamnation de Touvier ne fut possible qu’en déformant la vérité historique. Enfin, la gêne venait aussi du fait que la définition du crime contre l'humanité retenue exonérait les fonctionnaires de Vichy, et escamotait le débat sur la nature du Régime de Vichy.
1997 : procès Papon, secrétaire général de la préfecture régionale de la Gironde. Parmi ses attributions figurait le service préfectoral des « questions juives » : à ce titre, il a supervisé l’arrestation puis la déportation d’environ 1 600 Juifs vivant dans la région, dont la plupart ont été assassinés en Pologne dans le cadre de la solution finale. Papon avait pourtant continué sa carrière dans l’administration de la IVe puis de la Ve République. Il est par exemple préfet de police à Paris au début des années 1960 et même ministre de la République de 1978 à 1981.
Ce procès suscita un débat dans la communauté des historiens sur l’opportunité d’aller ou non au procès et sous quelle casquette ? Témoin pour remplacer les protagonistes décédés ? Expert ?
La majorité des historiens était d’avis que, dans un souci de pédagogie, il fallait être présent au procès. L’historien Henri Rousso développa un point de vue différent qu’il exposa publiquement. Ses arguments :
1) L’Historien n’est pas un vrai expert car il n’a pas accès aux dossiers d’archives françaises. Il ne peut donc pas faire jouer la seule expertise qui soit la sienne, à savoir lcritique de la validité des documents produits lors du procès.
2) L’historien n’est qu’un « témoin de contexte » puisqu’il n’a pas vécu au cœur des événements fondant la procédure. Il ne peut pas être pertinent sur l’individu incriminé mais uniquement sur la contextualisation. Or, en justice, on juge un homme, pas un groupe ni une époque.
B) Les lois mémorielles
But = commémorer, inscrire dans la mémoire officielle = un des rôles non discutables de l’Etat.
Mais, inflation des lois mémorielles depuis les années 1990 témoigne d’un changement de paradigme.
ð Lien entre loi mémorielle et justice : ex. loi condamnant l’expression publique de thèses négationniste remettant en cause la réalité du génocide juif de la 2nde guerre mondiale. (loi Gayssot de 1990)
ð Lien entre loi mémorielle et pression des « porteurs de mémoire » : ex. en 2001, une loi reconnaît l’existence d’un génocide arménien
Un débat s'est ouvert en France, qui oppose deux conceptions différentes de ce type de loi :
1) Le collectif "Liberté pour l'histoire" milite contre toutes les lois mémorielles. Il estime que ces lois sont une intrusion du législateur dans le travail des historiens et dénonce une restriction dans la liberté des historiens.
2) En réaction, 31 personnalités ont signé une lettre ouverte « Ne mélangeons pas tout » dans laquelle elles estiment que ces lois, loin de dicter des opinions, s'appuient au contraire sur les travaux des historiens pour nommer et combattre les délits. Les auteurs de la lettre affirment que « la loi du 29 janvier 2001 ne dit pas l’Histoire. Elle prend acte d’un fait établi par les historiens – le génocide des Arméniens – et s’oppose publiquement à un négationnisme d’État puissant, pervers et sophistiqué » (celui de la Turquie).
Néanmoins, il existe bien une tentation d’écrire l’histoire : loi Mekachera de 2005 dont l’article 4 pointe le rôle positif de la colonisation et la prescription faite aux programmes scolaires d’intégrer cette dimension. Les universitaires se mobilisent par voie de pétition. Le CVUH (comité de vigilance face aux usages publics de l’Histoire) se constitue. « Il y a donc un rapport étroit entre la recherche historique et la mémoire collective, mais ces deux façons d’appréhender le passé ne peuvent pas être confondues. S’il est normal que les acteurs de la vie publique soient enclins à puiser dans l’histoire des arguments pour justifier leurs causes ou leurs intérêts, en tant qu’enseignants-chercheurs nous ne pouvons pas admettre l’instrumentalisation du passé. » (extrait du manifeste du cvuh). A travers cette loi, la question qui est à nouveau posée est celle d’une histoire officielle, même si J. Chirac désamorce le conflit en enterrant la loi de 2005.
Remarque : Cette loi intervient dans le contexte de l’exaspération d’une partie de la droite sur les lois mémorielles suscitant les attentes de certains porteurs de mémoire sur une repentance officielle de l’Etat français
cf. Vichy et les juifs –rafle vel d’Hiv-
cf loi Taubira 2001 => Article 1 : la reconnaissance des traites et des esclavages comme crime contre l'humanité + Article 2 : l'insertion de ces faits historiques dans les programmes scolaires et le développement des recherches scientifiques s'y rapportant. L'article ne donne pas de directive sur l'orientation du traitement de ce fait historique