samedi 31 août 2019

Les processus d'assemblée au Moyen Age: note de lecture

La voix du peuple. Une histoire des assemblées au Moyen Âge .  Michel Hébert . PUF, 2018


les débats sur la nature du peuple et sur les possibilités de sa représentation ne sont pas inhérents au paradigme de la démocratie. 
Ils sont parfaitement compatibles avec les régimes princiers et monarchiques des derniers siècles du Moyen Âge.
Thomas d’Aquin et Marsile de Padoue, aux XIIIe et XIVe siècles, réfléchissant sur les constitutions mixtes et sur la souveraineté du peuple, ne sont pas des figures isolées.
Le but de cet ouvrage est d’esquisser un cadre conceptuel permettant à la fois de décloisonner une historiographie et de déconstruire le paradigme évolutionniste qui empêche de voir dans l’éclosion de la représentation politique de la fin du Moyen Âge autre chose que les fondements d’une démocratie contemporaine encore impensée.



  Les assemblées représentatives de type « parlementaire » qui s’imposent partout comme lieux de médiation du pouvoir sont un phénomène qui s'étend à tous les États et principautés de la chrétienté latine occidentale  depuis les articles fondateurs inscrits dans la Grande Charte anglaise de 1215 jusqu’aux très grands rassemblements politiques que sont les états généraux des Pays-Bas de 1477, ceux du royaume de France de 1484 ou le Reichstag de Worms de 1495, au tournant du XVIe siècle.

Ces assemblées représentatives d’un type nouveau accompagnent le grand mouvement de renaissance étatique, de cette genèse de l’État moderne dont nous sommes les héritiers.

Caractère encore indéterminé des assemblées elles-mêmes, dont on a maintes fois souligné l’irrégularité de leur convocation, la variabilité de leur recrutement et surtout, la polyvalence de leurs fonctions.
-La promulgation ou la réformation de la loi, indissociablement liées à l’exercice de la justice, sont bien une des plus fréquentes occasions de ces grandes solennités. À Roncaglia, en 1136, l’empereur Lothaire III promulgue une importante Constitution sur les fiefs devant une foule qui inclut, outre les grands laïcs et ecclésiastiques, les « juges des cités », première figuration peut-être d’une représentation urbaine. Roger II de Sicile promulgue, en 1140, le recueil de ses lois connues comme les « assises d’Ariano » devant une assemblée des Grands (proceres) et des évêques du royaume.
-L’occasion de ces réunions est souvent judiciaire, lorsqu’il s’agit de trancher un conflit au plus haut niveau.
la territorialisation de la représentation politique caractérisera très nettement, à partir du siècle suivant, le développement de toutes les assemblées. La loi et la justice, cependant, n’expliquent pas, à elles seules, la permanence de ces grands rassemblements. Le mariage de Constance, fille de Philippe Ier de France, avec Bohémond de Tarente, célébré à Chartres en 1106, est l’occasion d’une assemblée festive, « grande multitude » des sujets du prince.
Les grandes expéditions militaires et surtout les projets de croisade, au cours du XIIe siècle, sont aussi l’occasion de grandes assemblées solennelles, pour susciter l’adhésion populaire et aussi, bien entendu, pour justifier les aides financières exceptionnelles qu’on commence à y solliciter. À l’appui de son projet de croisade, Louis VII appelle à Bourges en 1145, auprès de sa couronne (ad coronam suam), les Grands du royaume, pour une cérémonie qui se veut une sorte de renouvellement de son couronnement. Une assemblée parisienne de mars 1185, convoquée pour la levée d’une aide pour la Terre Sainte et peut-être aussi pour préparer une campagne contre le comte de Flandre, est présentée par l’historien Rigord comme un véritable concile laïc, réunissant « tous » les grands prélats et barons du royaume.
- Ce sont peut-être les assemblées de paix qui, au cours d’un long XIIe siècle, tiennent le plus grand rôle dans la première structuration d’une forme de représentation politique assise sur une base territoriale. Lancés dans un cadre monastique puis épiscopal dès la fin de l’époque carolingienne, les mouvements dits de la « paix de Dieu », en se généralisant au XIIe siècle, subissent une profonde transformation.
Les travaux d’Étienne Bournazel et d’Yves Sassier ont bien fait ressortir le tournant majeur du milieu du XIIe siècle, dans la France royale, autour de l’affirmation de la paix territoriale du prince qui, désormais, fait éclater le cadre jusque-là plutôt restreint de l’entourage royal, jusqu’aux confins du royaume. Des assemblées comme celles de Vézelay (1146) ou Étampes (1147) ont frappé l’imagination des contemporains non seulement par le nombre  mais aussi par la qualité sociale des participants, comtes de Toulouse, de Flandre ou de Poitou, figurant ici aussi une société politique nettement élargie. L’assemblée tenue à Soissons en 1155, à l’occasion de laquelle Louis VII promulgue une grande ordonnance de paix valable pour dix ans dans tout le royaume, marque, autant qu’un changement d’échelle, un tournant majeur dans l’exercice du pouvoir royal. Sans rien céder de sa souveraineté, le roi s’appuie tout de même sur les serments des Grands de son conseil pour affirmer un pouvoir qui transcende les clivages féodaux ou territoriaux. Ce pouvoir, c’est celui, abstrait, de sa couronne.
- À la fin du XIIe siècle encore, les grandes assemblées de prélats, de nobles et de barons sont des ralliements aristocratiques fondés sur la fidélité jurée. Et elles sont des cérémonies teintées d’une forte ritualité où s’exprime, de manière parfois tacite, parfois expresse, un consentement ou une forme de consensualité à l’égard des décisions émanant du cercle restreint des entourages royaux ou princiers. Au commencement du siècle suivant apparaissent dans les sources, avec un décalage qui tient peut-être à la rigidité des formulaires de chancellerie, les traces encore incertaines et fugaces d’une forme de débat politique, de confrontation entre des intérêts divergents, de la négociation parfois ardue entre des princes sur la défensive et des groupes sociaux qui dans leur majorité appartiennent encore à la noblesse. Ceux-ci revendiquent des libertés, des franchises, et avant toute chose, l’exercice d’une bonne justice, conforme à une règle de droit elle-même en voie de normalisation dans des cadres territoriaux de mieux en mieux définis. Ce hiatus apparent entre une consensualité teintée d’obéissance et de soumission, et l’émergence de débats animés par de vigoureuses revendications mérite qu’on s’y arrête car il constitue un tournant majeur dans la consolidation du rôle des assemblées publiques.


Mais il y manque un élément qui est déjà en émergence et qui deviendra fondamental au cours des siècles suivants : l’ouverture de cette représentation vers le bas, par l’admission généralisée de membres des couches inférieures de la société urbaine ou rurale.  Quelle est cette multitude populaire de « petits et de grands » (pusilli et magni) qui assiste, aux côtés des prélats et des barons, au couronnement de Roger II de Sicile dès 1130 ? Que signifie, par exemple, la présence de « citoyens choisis par chaque ville » à l’assemblée des cortès du royaume de León en 1188 ? Quels étaient les « cités et lieux insignes » du comté de Provence convoqués aux côtés des prélats et des nobles dans une grande assemblée à Sisteron en 1286 et comment furent choisis les premiers représentants des « cités et des villes » à la grande assemblée convoquée à Paris en 1302, à l’appui de sa campagne de propagande anti-pontificale ? L’historiographie française a largement consacré cette assemblée comme première tenue d’« états généraux », en raison justement de la présence de nombreux envoyés des différentes villes du royaume.


Les Assemblées, entre conseil et consentement
Conseil et consentement . Les termes sont voisins , mais ils n’ont pas la même portée .
- Le conseil comme devoir
Il est dangereux et présomptueux , pour le prince , de gouverner « sans le conseil et le consentement du grand nombre » écrit déjà Flodoard de Reims au Xe siècle . Les « miroirs » des princes , ces recueils de pédagogie et de morale du gouvernement , qui foisonnent aux derniers siècles du Moyen Âge , sont saturés de références à l’importance du conseil . Thomas d’Aquin , au XIIIe siècle , l’associe à la fois à l’usage de la raison et à l’inspiration du Saint Esprit.

 La réflexion savante , qui occupe juristes et théologiens , pose la double question du nombre et de la qualité de ceux que l’on appelle au conseil . Ils doivent être nombreux . Le nombre est garant de la valeur du conseil , car « le prince ne doit pas croire en lui seul , mais appeler le plus grand nombre à son conseil , car plusieurs voient mieux qu’un seul dans l’examen des grandes affaires du royaume » , selon un miroir castillan du XVe siècle , reprenant l’aphorisme bien connu , « plusieurs yeux voient mieux qu’un seul » . Jean Gerson , quelque temps auparavant , ne disait pas autrement : « Roy sans le prudent conseil est comme le chief en ung corps sans yeulz , sans oreillez et sans nez . »
Quant à la qualité de ceux que le prince se doit d’écouter , ils doivent être sages , cela va de soi , et la sagesse est souvent synonyme à la fois d’âge et de richesse . Mais qu’on ne s’y trompe pas : les petits , les jeunes , les pauvres doivent , eux aussi , être une source d’inspiration . le dominicain Vincent de Beauvais , au XIIIe siècle , s’inspirant du fameux conseil de Jethro à Moïse , bien inscrit dans le grand courant d’exaltation de l’humilité du gouvernement , invite lui aussi le prince à écouter la voix des petits qui ne sont pas moins ouverts à l’inspiration divine .

 - « Quod omnes tangit »
Il existe , cependant , des situations où le consentement , plus qu’un simple renforcement du devoir de conseil , est explicitement requis . Ces situations ont été étudiées par les jurisconsultes médiévaux dans leurs commentaires à l’un des plus célèbres passages du Code de Justinien , stipulant que ce qui concerne tout le monde doit être approuvé par tout le monde  : quod omnes similiter tangit ab omnibus comprobetur » , cité partout comme la maxime « quod omnes tangit » ou , plus simplement ,  " q.o.t ."
Cette diffusion du quod omnes tangit passe par un double transfert , d’abord du droit privé vers un droit public en pleine émergence au cours du XIIIe siècle , puis du droit canonique et du gouvernement de l’Église vers la sphère civile de l’État lui aussi en voie de constitution , autour des notions d’utilité publique et de bien commun .
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Les lois , en effet , sont approuvées par ceux qui y consentent silencieusement en les appliquant . C’est un principe fondamental , celui du consentement tacite , sur lequel Bartole au XIVe siècle a pu construire une théorie générale de la souveraineté populaire dans le cadre des villes italiennes .
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On aurait tort , cependant , de réduire l’intérêt des princes de la fin du Moyen Âge pour les grandes assemblées à de simples considérations matérielles et financières , c’est - à - dire à un seul des deux grands volets de l’ancien service féodal , celui de l’aide . Car son pendant indispensable , le conseil , est tout aussi généralement sollicité . Nombreuses sont les situations d’exception qui exigent d’en appeler à l’opinion des sujets . Les princes , dans leurs lettres , les qualifient de « grosses besognes » ou d ’ « affaires ardues » .

- Affaires ardues et grosses besognes
Les requêtes adressées par les princes aux assemblées , en somme , bien plus que de simples manifestations d’un appétit fiscal irréfréné , révèlent l’essence même de ce système de représentation politique , fondé sur l’expression réitérée de multiples consentements sans lesquels les enjeux fondamentaux du pouvoir , les affaires difficiles et autres grosses besognes des lettres de convocation , ne pourraient être réglées de manière satisfaisante , en l’absence de tout instrument de contrainte institutionnelle . Au - delà de la nuance peut - être trop subtile entre un conseil qui engage et un consentement dont le prince peut , après tout , théoriquement se dispenser , c’est plutôt la détermination progressive de ce sujet politique , « royaume » , « peuple » ou « communauté » sans le consentement duquel , exprès ou tacite , il ne peut gouverner , qui constitue l’originalité première de tous les appels à l’expression d’une parole collective au sein des assemblées représentatives des derniers siècles du Moyen Âge . L’indétermination de la fonction de ces assemblées ( simple conseil ou consentement formel et légal ) n’est que le reflet d’une autre indétermination , celle de la souveraineté elle - même et de l’étendue réelle de la liberté du prince , encore bien loin d’un absolutisme qu’il revendique parfois . Le prochain chapitre s’intéressera à cette souveraineté inaccomplie , qui ouvre des espaces inattendus à certaines manifestations d’un pouvoir populaire

Souverainetés inachevées
 - Entre le prince et le peuple
passage extrait du Code de Justinien par les jurisconsultes italiens dès le XIIe siècle : « Ce qui plait au prince a force de loi » ( Quod principi placuit legis habet vigorem ) .
Nul mieux que l’empereur Frédéric II , dans le préambule des constitutions de Melfi pour le royaume de Sicile en 1231 , ne sut affirmer la suprématie du prince laïc , qui tire sa toute - puissance de la défense de la justice : « Le César doit donc être à la fois le Père et le Fils de la Justice » , au - dessus des lois ( legibus solutus ) et tirant de Dieu la permission de faire des lois , figurant dans sa personne même la « loi animée » . Pareille royauté désormais fondée sur la loi venait laïciser l’ancienne conception chrétienne du pouvoir , cristallisée dans la formule paulinienne de l’Épître aux Romains , « il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu » ( Omnis potestas a Deo , Rom . 13,1 ) , relayée par la théologie chrétienne depuis le haut Moyen Âge . Et en imitation de la puissance impériale , le roi de France , suivi par nombre de souverains chrétiens , invoque à l’appui de son autorité cet autre adage qui connaît une belle fortune : « Le roi est empereur en son royaume » , à la fois pour affermir son pouvoir temporel et pour échapper à un autre absolutisme en pleine genèse , celui de la théocratie pontificale .
Au même moment , dans les facultés de droit , l’émergence d’un courant d’interprétation des textes classiques de la tradition justinienne ,  représenté par les Italiens Bartole ( Bartolo da Sassoferrato , 1313 - 1357 ) et Balde ( Baldo degli Ubaldi , 1327 - 1400 ) , suscite lui aussi une réflexion concrète sur l’origine , la nature et les limitations du pouvoir , non seulement dans les grandes communes populaires de l’Italie centrale et septentrionale mais aussi dans l’empire , les royaumes et , bien entendu , dans le gouvernement de l’Église . Au total , cette quête de la meilleure forme de gouvernement se trouve unanime sur au moins un point , qui n’est pas du tout nouveau , celui de cette finalité qui doit être la quête du bien commun . Pour le reste , l’appel à une « constitution mixte » , mélange de monarchie , d’aristocratie et de démocratie , fait aussi partout consensus , mais les formes idéales de cette constitution et le degré de participation populaire , la nature même du peuple participant , varient immensément selon les auteurs . Là où un Gilles de Rome ( c . 1243 - 1316 ) penche nettement en faveur d’un pouvoir autocratique , ses contemporains Pierre d’Auvergne ( c . 1240 - 1304 ) et surtout Ptolémée de Lucques ( c . 1236 - 1327 ) insistent sur la nécessaire participation de la multitude au gouvernement de la cité , substituant un « pouvoir politique » au seul « pouvoir royal » . Certes , la multitude doit être éclairée , et non vile ou bestiale . Elle doit s’exprimer à travers sa partie la plus sage ou la mieux ordonnée

Sans surprise , ces réflexions théoriques sur les finalités et sur les modes du gouvernement , et tout particulièrement sur l’expression d’une voix populaire au sein de structures qui presque partout demeurent résolument monarchiques , trouvent écho dans les sources de la pratique , dans les lettres de convocation aux assemblées , dans la teneur des discours et des sermons qui y sont prononcés , dans la formulation de leurs avis , griefs et pétitions .


- La nécessité ne connaît pas de loi
Les rois de France convoquent des assemblées de la langue d’oïl à Paris en 1318 puis de nouveau en 1356 et 1357, par « grant necessité » ou « pure neccessité ». La reine Blanche de Navarre réunit un parlement de Sicile à Taormina en 1411 « pour la nécessité urgente du royaume ».
L’idée selon laquelle la nécessité crée un état d’exception qui permet de déroger à la règle de droit est fort ancienne. « la nécessité ne connaît pas de loi » (necessitas non habet legem), apparaît tôt dans le droit canon avant de trouver sa diffusion dans le droit civil, dans la théologie et dans la philosophie dès avant la fin du XIIe siècle.

Les états de Provence, en 1359, reprochent au sénéchal d’avoir « feint » le cas de nécessité  pour lever des troupes sans véritable justification. Et Philippe de Commynes dénonce la pratique des rois d’Angleterre de son temps qui, justifiant par la nécessité militaire la levée de subsides annuels, renvoient l’armée après seulement trois mois… Pour ce qui est du recours aux assemblées et de la fondation d’une parole politique, l’argument de nécessité joue un double rôle. D’une part, en associant les représentants de la communauté à des décisions qui outrepassent les cadres traditionnels du droit (porter atteinte à la propriété par la voie de l’impôt, modifier la loi ou la coutume, faire la guerre), il donne un surcroît de légitimité au pouvoir du prince et, en ce sens, il facilite l’émergence d’un premier absolutisme. Mais, d’autre part, en reconnaissant, par l’usage qu’ils en font, que de telles consultations sont politiquement indispensables, les princes fondent aussi la légitimité d’une parole du peuple qui peut s’avérer déterminante, tout en n’étant jamais juridiquement contraignante. En dernière analyse, l’argument de nécessité, un peu comme l’appel au jus resistendi, paraît exemplaire de ces situations d’incertitude ou d’indécidabilité par rapport au droit établi.

  • Du populus à l'universitas

On a vu, au chapitre précédent, l’importance au moins théorique que l’on accorde au peuple comme dépositaire initial de la souveraineté. L’expérience communale italienne, ici, apparaît fondamentale dans la première détermination d’un populus compris comme la totalité des habitants d’une cité exerçant, par le biais de leurs assemblées, de leurs conseils et de leurs magistrats, les prérogatives d’une souveraineté reconnue de facto sinon de jure par l’empereur Frédéric Ier lors de la paix de Constance en 1183. Le peuple, ou le commun, de ces villes, dès la fin du siècle précédent, avait développé une culture ou une « politique des assemblées » pour remplir le vide institutionnel laissé par l’effondrement des vieilles structures de pouvoir carolingiennes, celles du royaume d’Italie et de la marche de Toscane.
C’est justement ce peuple de « cavaliers et de citoyens » qui attire l’attention des glossateurs et des jurisconsultes dans les deux droits, lorsqu’ils réfléchissent aux enjeux de la souveraineté. L’un des plus anciens commentateurs du droit romain, Rogerius, dès la fin du XIIe siècle, place le peuple de ces grandes cités au même niveau que l’empereur, et définit la loi comme la volonté « de la communauté, c’est-à-dire du peuple » (universitatis, id est populi). Sur ces prémisses et dans cet environnement communal particulier, celui d’un peuple sociologiquement indéterminé mais possédant de réelles compétences politiques et militaires, les jurisconsultes fondent une doctrine qui, autour de la notion romaine d’universitas, donne une assise institutionnelle solide à des communautés urbaines qui bientôt s’érigent en véritables États territoriaux.


Cette idée juridique de l'universitas, dès le début du XIIIe siècle, s'étend bien au-delà des Alpes.


Qu'est-ce que le peuple ?
Il y a une indétermination conceptuelle des termes de peuple et de commun , aussi bien sous la plume des intellectuels que dans l’usage pratique des mécanismes de la représentation .

Le peuple comme corporation ? une figure idéalisée de l’ecclesia , de la société chrétienne en marche vers la parousie ?

En effet , la notion d’états , d’ordres ou de corps imprègne la réflexion médiévale sur les questions de stratification sociale. Depuis la magistrale systématisation proposée par les grands intellectuels du XIe siècle que furent Adalbéron de Laon et Gérard de Cambrai , la société médiévale aimait à se représenter comme l’intégration harmonieuse de trois ordres , dont les fonctions étaient à la fois différentes et complémentaires , ceux qui prient ( les oratores ) , ceux qui combattent ( les bellatores ) et tous les autres , ceux qui travaillent et plus spécifiquement , dans le contexte à nette prédominance rurale du temps , ceux qui cultivent le sol ( laboratores )

Une question se pose : quelle est la représentativité réelle de cette fiction du peuple assemblé ? N’y a-t-il pas dissonance entre une voix qui se dit et se fait reconnaître comme la voix de la communauté, dans ces formes institutionnelles en pleine émergence, et une voix plus inclusive qui, en particulier, saurait porter la parole des petits, des humbles, des paysans, ces oubliés de l’histoire auxquels une historiographie récente tend une oreille de plus en plus attentive ? Une dissonance, en d’autres mots, entre un « pays légal » et un « pays réel », qui étoufferait les échos d’une supposée vraie voix du peuple, au bénéfice des paroles ou des actions d’une fraction élitiste seule capable de parler en son nom ?  Est-il possible de proposer quelques pistes d’analyse, malgré la pauvreté des sources à notre disposition ?

 Dans les textes les plus anciens ,  et spécialement dans les lettres de convocation aux assemblées , lorsqu’il s’agit de désigner la population invitée à participer , ou le peuple entier comme bénéficiaire d’un privilège , les chancelleries royales ou princières utilisent des formules énumératives parfois fort longues , destinées à englober de la manière la plus large l’ensemble du corps social , regroupé de manière plus ou moins lâche autour des trois grands ordres de la nomenclature traditionnelle . Ainsi , en 1303 , Philippe le Bel convoque à Paris « les prélats , les églises et les personnes ecclésiastiques , les barons et les nobles ainsi que les autres habitants de notre royaume » . En 1356 , toujours à Paris , on sollicite « le bon conseil des prélats , chapitres , ducs , comtes , barons , nobles , bourgeois et autres sages du royaume

La formation du syntagme des « trois états » dans le royaume de France et dans bon nombre de principautés de l’Europe occidentale suit à peu près la même évolution et répond aux mêmes exigences de qualification d’une population en voie d’acquérir , en même temps que la conscience de son unité à travers la diversité de ses « états » , d’authentiques capacités politiques . La cristallisation ou la sédimentation de l’expression se fait précisément , comme dans le domaine aragonais , au cours des décennies 1350 et 1360 , et en lien avec les innovations fiscales liées aux exigences de la guerre .

L’expression « trois états » , à partir de ces années centrales du XIVe siècle , remplace progressivement les anciens processus énumératifs ,

L’idée selon laquelle les trois états , et eux seuls , formant corps en conjonction avec le roi , possèdent toute la légitimité nécessaire pour intervenir dans les affaires touchant le bien commun du royaume est très bien illustrée , pour la France de 1428 , par ce mémoire anonyme adressé à Charles VII au plus profond des troubles de la guerre de Cent Ans et de la guerre civile qui déchire le royaume : Pour bien conseillier le Roy en la grant neccessité en laquelle de present son royaume est et reduire ledit royaume a bonne transquilité , semble neccessaire l’assemblé des trois estas representans le corps publique dudit royaume affin que par le bon conseil du chef et corps ensemble par la grace du saint Esperitz laquelle reluist en toute congregacion faite ou non de Dieu et plus eficacement en une generale congregacion qu’en une petite , puissions parvenir et briefment a la fin que dessus .

Ne représentent » pas le pays , ils « sont » le pays  Ils n’existent réellement qu’à travers le processus d’une double forme de représentation , celle d’un corps du pays ou du Land face au prince , dans les assemblées , et celle , complémentaire mais parfois antagoniste , d’un pays et de son prince , qui ensemble et solidairement , forment ce Land . Par exemple, les participants à une assemblée de la Langue d’oïl réunie à Selles en 1423 sont dits « faisans et representans les gens des trois estas » ; un projet d’union des états du Languedoc en 1430 stipule que cette union « représentera une chose publique » et qu’elle « parlera et agira pour les trois états de la chose publique de la langue d’oc » et une assemblée du petit territoire du Velay , en 1499 , prétend « eulx fere et representer les troys estatz desdits pays et diocese » . La synthèse est accomplie , à l’échelle du royaume de France , en 1468 , lorsque la grande assemblée réunie à Tours par Louis XI se dit « faisant et représentant les trois estats generaux de ce royaume » . On ne peut mieux dire . Faire et représenter , trois états , états généraux : la figuration d’une communauté politique face au prince et en collaboration avec lui est ici pleinement assumée et c’est à bon droit que l’on peut considérer cette assemblée de Tours comme l’une des toutes premières véritables assemblées des « états généraux » de l’ensemble du royaume de France .

 - Réalité sociologique et représentation symbolique
Elles ne se réduisent pas à la simple manifestation d’un lien féodal ou seigneurial , car elles se fondent sur l’idée émergente d’un ordre public , d’une chose publique ou res publica qui transcende les liens de fidélité ou de dépendance personnelle

ces communautés , diverses par leur nature , qui regroupent à la fois des prélats , des nobles grands et petits et la masse d’une population qu’on ne désigne pas encore sous le terme générique de « tiers état » , sont plus complexes , au plan sociologique et dans le champ de la représentation politique , que les « peuples » urbains qui intéressaient les juristes du XIIe et du XIIIe siècle italien , beaucoup plus homogènes dans leur composition . « La nation ( gens ) est bien différente de la cité ( civitas ) ou du peuple ( populus ) » , écrivait Engelbert d’Admont , soulignant par là qu’on ne pouvait appliquer au gouvernement des plus vastes ensembles territoriaux les mêmes règles qu’aux simples cités .


 Une voix légitime

Selon Thomas d’Aquin, suivi en cela par Jean de Paris et par Guillaume d’Ockham, tout pouvoir vient de Dieu, certes, mais par le peuple (per populum). Cette assise populaire de la souveraineté trouve ses racines dans deux sources distinctes mais complémentaires. L’une appartient à la tradition juridique romaine. La lex regia, évoquée pour la première fois dans le Digeste (Dig. I, 4, 1), cette grande vulgate du droit tardo-antique et médiéval, affirmait que le pouvoir (l’imperium et la potestas) avait été placé par le peuple, détenteur originel de la souveraineté, entre les mains de l’empereur pour qu’il en dispose à son gré. Il est important de noter que cette proposition historico-mythique se place tout juste après l’énonciation du quod principi placuit, socle de la puissance souveraine, qu’elle justifie en l’expliquant. C’est bien parce que le peuple lui a délégué son pouvoir que l’empereur peut faire des lois selon sa volonté propre. L’autre source du mythe, présente déjà dans une lettre de Sénèque à Lucillius, plus philosophique et littéraire, évoquait la fin d’un âge d’or et d’un imaginaire communisme primitif. Dans la version qu’en donne Philippe de Beaumanoir, dans les Coutumes de Beauvaisis, à la fin du XIIIe siècle, la « communeté du pueple », pour mettre fin à l’état de guerre permanente, choisit le plus beau, le plus fort et le plus sage, pour en faire son roi « et li donnerent le povoir d’aus justicier et […] de fere commandemens et establissements seur aus ». Dans une version contemporaine mais nettement plus critique, sous la plume de Jean de Meung, dans le Roman de la Rose, c’est l’élection d’un « grand vilain » qui s’impose pour mettre fin aux turpitudes consécutives à la fin de cet âge d’or primitif. Et le satirique Renart le Contrefait en rajoute, pour qui « De toutes libertés s’osterent / Et en servages se bouterent ». Duns Scot, au commencement du XIVe siècle, donne une très belle synthèse de cette construction mythique : Dans une cité ou un territoire se trouvaient tout d’abord rassemblés des gens d’origine diverse, étrangers les uns aux autres. Personne n’était tenu d’obéir à un autre, puisque personne n’avait autorité sur son voisin. Alors, par suite d’un commun accord [ex mutuo consensu omnium] et en vue d’établir entre eux des rapports pacifiques, ces hommes ont pu élire l’un d’entre eux comme roi, en s’engageant à lui obéir en tout, soit à lui seul sa vie durant, soit à lui et à ses descendants. Jean Gerson, un siècle plus tard, lui fait écho, lorsqu’il écrit : « Pour le salut de tout le commun […] furent ordonnés les roys et les princes du commencement par commun accort de tous. » Et Jean Juvénal des Ursins tisse un récit analogue, à partir de « plusieurs histoires et croniques », selon lequel les seigneurs du « pais du royaulme de France », lassés des guerres continuelles qui les opposaient, « assemblerent de tous les gens des trois estas les plus souffisans, pour deliberer lequel ilz prendroient a seigneur souverain ». Mais que la source soit juridique, philosophique ou littéraire, que la dévolution originelle soit connotée positivement ou négativement, il reste que l’idée d’une origine populaire du pouvoir est communément admise.



 - Le mandat
 On est peu renseigné sur les procurations données par les membres des deux premiers ordres . Fondées généralement sur la force d’un lien personnel , elles semblent accorder sans trop de réserve les pleins pouvoirs à leurs mandataires . Mais il n’en va pas de même dans le cas des communautés qui , pour défendre leurs intérêts , hésitent le plus souvent à confier des pouvoirs trop étendus à ceux qu’elles chargent de répondre aux pressantes convocations de princes le plus souvent en quête de ressources financières accrues . La question du mandat de ces députés aux assemblées se trouve ainsi au cœur de l’histoire du développement de la représentation politique et elle a fait l’objet de nombreuses études et des interprétations les plus diverses . L’histoire de la procuration , pouvoir donné légalement par une personne à une autre pour agir en son nom , appartient , dans son origine , au droit privé et les grands principes fixés par le droit romain en sont bien connus , dans la tradition occidentale , dès le milieu du XIIIe siècle . L’octroi de pleins pouvoirs ( plena potestas ) , en particulier , permet au mandataire d’éviter d’avoir à référer ( referendum ) , c’est - à - dire à revenir à son commettant pour obtenir son approbation . Le commettant transporte ainsi toute son autorité dans la personne de son mandataire qui , par une fiction juridique éprouvée , est libre d’agir comme si celui - là était effectivement présent . L’enjeu , pour la construction d’une parole collective , on le voit , est de taille , car pour les communautés , qui constituent la masse de la population , la représentation passe obligatoirement par l’octroi d’un mandat et la qualité de ce mandat tient largement à la relation de confiance qui peut exister non seulement entre la communauté et le prince mais également , dans un jeu politique triangulaire , entre la communauté et son propre mandataire et entre celui - ci et le prince dans le cadre d’une assemblée .

Remarque : Les plus anciennes convocations mettaient déjà les sujets en garde contre toute limitation , pouvoirs insuffisants ( defectus potestatis en Angleterre en 1294 ) , obligation de référer ( excusatio relationis en France en 1302 ) que ceux - ci seraient tentés d’introduire dans les mandats donnés à leurs envoyés . Tout au long de la période , les lettres fulminent contre ces pratiques de « faire retour [ … ] , prendre delay ou excusation au contraire » ( Bourgogne , 1439 ) . Peine perdue , le plus souvent : ce sont des mandats impératifs que les communautés accordent , en lieu et place des mandats libres qui leur sont demandés . Dans ces mandats , les députés sont simplement autorisés à « entendre et rapporter » , la décision finale étant laissée à la communauté .

Ce que réclame le peuple
- Les termes de l'échange
trois grands thèmes qui sont autant de champs conceptuels : identité du pays , bon gouvernement et bien commun .
L’identité du pays ou de la communauté  et en tout premier lieu , le maintien , le rétablissement ou l’augmentation des privilèges et des libertés s’imposent à la lecture de la quasi - totalité des recueils de doléances , puisque ces questions sont au fondement même des pratiques de la représentation politique .

Protection des frontières pour la circulation des marchandises , uniformisation des poids , des mesures et des monnaies en usage sur un territoire déterminé ; promesse de non - aliénation domaniale ; demandes de ne pas avoir à combattre hors des frontières du pays ( Béarn , 1443 ) ou que les subsides levés dans le pays soient dépensés exclusivement pour sa défense propre ( Languedoc , tout au long du XVe siècle ) . L’une des requêtes les plus fréquemment rencontrées concerne le respect des fors judiciaires , défense des juridictions ordinaires contre les interventions extérieures ,

La mission de bon gouvernement qui incombe au prince passe par le contrôle de son entourage et de ses officiers et par l’exercice d’une bonne justice . => protestations contre des mauvais conseillers qui abusaient de souverains affaiblis par la défaite ( Jean le Bon ) ou par l’âge. 
Les officiers de tout rang suscitent les mêmes élans d’indignation , « gens inabiles , abiles touttefoiz a menger le peuple » qui s’enrichissent autant sur le dos des sujets qu’aux dépens du trésor des princes . « Quant ilz y entrent ilz sont povres et en yssent riches » , dénoncent les états parisiens de 1413 et le royaume , dans les doléances du commun aux états de 1484 , « est comme ung corps qui a esté évacué de son sang par diverses seignées » . 
Tous les miroirs et traités moraux le répètent à satiété et les doléances des assemblées ne manquent pas de marteler le thème . Le « devoir d’administration de justice » ( états de Provence , 1420 ) est au fondement du contrat moral qui unit le prince à ses sujets . Rendre « bonne justice » est inhérent à l’acte même de gouverner ,

 - Pauvreté, amour et bien commun
Pouvres subgez Lieu commun par excellence , l’argument de la pauvreté nourrit une rhétorique misérabiliste qui colore partout le langage de la supplique politique . Les états d’Auvergne en 1442 adressent au roi leurs requêtes « sur les pouvretez , afferes et calamitez dudit pays à vous nostre souverain seigneur diz et expousez [ … ] d’icelluy pays et de vosdiz pouvres subgez

Par ailleurs , cette pauvreté , associée aux guerres et aux épidémies , s’inscrit dans une sorte de triangle de la misère , conduisant à un autre fléau , celui du dépeuplement qui menace d’anéantir des communautés tout entières . Le Languedoc en 1457 se dit « depopulé , appouvry pour les mortalitez » et les états de la France anglaise réunis à Amiens en 1424 , parlant au nom de ce « povre peuple qui tant a a souffrir » , évoquent un pays « tellement depopulez que a peine est demouré oudit pais de cent hommes ung qui ne soient tous mors ou destruis » . La pauvreté invoquée est associée aux circonstances et notamment aux charges fiscales et militaires qui sont au cœur de cet échange , on s’en doute . Mais on l’invoque plus largement aussi , comme l’état naturel d’un peuple en quête d’une bienveillante protection . Les états d’Armagnac , en 1484 , pressent le comte leur seigneur de faire sa résidence dans son comté , « quar so sera aus paubres subgetz tres especiau confort [ … ] affin que lo paubre poble pusca vivre pacifficament en tranquilitat et tribalhar per gasanhar sa paubra vita . » 

La tradition chrétienne , on le sait , préconise un amour spécial du prince pour les pauvres qui ne sont pas seulement une des composantes socio - économiques de la population , mais aussi « une limite symbolique à l’exercice d’un pouvoir royal chrétien [ renvoyant ] aux obligations du souverain envers tout son peuple »  . Appel au bon gouvernement , l’argument de pauvreté est au cœur du système de la supplique . Comme « narration de soi , autoreprésentation stratégique » , il est la « condition artificielle que le suppliant doit assumer pour accéder au niveau de faiblesse méritant une protection » . Dans le contexte de la négociation conduite par les assemblées qui nous intéressent , l’argument s’enrichit parfois d’une référence explicite aux nécessités du peuple si totalement dépourvu : le roi doit entendre les « neccessitatz , affayres et paubrieras del pays » ( états de Languedoc en 1428 ) ; le député de la ville de Brignoles aux états de Provence en 1420 est chargé , dans ses instructions , de montrer la « grant pauretat et necessitat del pays » . Comment ne pas voir là une sorte de retournement , tentative de neutralisation , du fameux argument de la nécessité princière conduisant à l’état d’exception , qui se trouve dans le texte même des lettres de convocation reçues par leurs sujets ? À chacun ses nécessités ! Les rédacteurs des suppliques de ce « pauvre peuple » ne sont pas des illettrés et ils connaissent aussi bien le poids des mots que les notaires des chancelleries princières qui , sans doute , appartiennent aux mêmes milieux intellectuels et ils ont un même sens commun en partage . La question , par ailleurs , n’est pas de savoir si ce pauvre peuple envoyé au front est vraiment pauvre : il l’est certainement pour la plus grande part . En revanche , il ne faut pas oublier que ceux qui parlent en son nom , eux , ne sont pas pauvres , même s’ils s’incluent volontiers dans l’ensemble ainsi désigné , jeu subtil qui reflète , une fois de plus , la fracture fondamentale dans la notion même du peuple , qui sert à désigner simultanément le tout et sa partie la plus humble .

Raviz d’amour L’appel à la grâce miséricordieuse du prince conduit naturellement à un autre champ , non moins labouré , de l’imaginaire politique , qui est celui de l’amour , l’indispensable communion morale entre la tête et les membres de ce corps mystique si souvent évoqué . Les protestations d’amour surgissent dans tous les textes. Cet amour , affection ou dilection , qui n’est autre que la caritas de la tradition chrétienne , doit être réciproque

à Tours en 1484 , le chancelier du roi de France évoque , au nom du roi , ces sujets « qu’il aime et de qui il est aimé » , louant leur amour invincible ( immortalis caritas ) et les exhortant à « rester étroitement attachés ensemble des liens de l’amitié , de l’amour et d’une excellente concorde » . Les lettres de convocation de ses états par le duc de Savoie en 1465 en appellent à « l’amour qu’avons à eulx et celle qu’ilz ont tousiours eue à ladite maison de Savoye [ qui ] nous fait avoir plus grand désir de les veoir estre avecques nous et conférer de tous noz affaires et de la chose publicque » .

On le voit , la réciprocité de l’amour partagé est partout mise en valeur dans la construction du discours . Le roi de France assemble ses états du Limousin en 1486 , « affin de leur communiquer le tout et manifester l’amour et l’affection quil leur porte [ … ] et pour la bonne et vraye amour et loyauté quilz ont tousjours portee au roy » . Et , sans surprise , c’est l’octroi du subside , ce suprême effort porté par la grâce politique , qui suscite les plus émouvantes protestations d’amour . Les états assemblés à Clermont en 1421 en pleine guerre civile , pour le secours du dauphin de France , « d’abondance de cueur , sans considerer leurs possibilités , ont accordé telle somme qui leur a esté ouverte , comme raviz d’amour » .

« Dans cette relation psychologique et affective avec le pouvoir , pourrait bien résider , écrit Jacques Krynen , la cause la plus profonde de l’adhésion des Français à l’État monarchique » . Ajoutons : pas seulement des Français , mais bien plutôt de tous ces peuples de la chrétienté occidentale à la fin du Moyen Âge , qui placent la caritas au cœur même des relations d’échange qui fondent leurs sociétés politiques . Il n’est guère surprenant que leur parole en soit si totalement imprégnée .

-bien commun
les valeurs portées par ces élites de la société politique au nom de tous sont bien celles de l’utilité publique et du bien commun ; et ce serait une simplification abusive, certainement, de croire que ce langage du commun profit n’aurait été qu’un voile destiné à masquer la domination des puissants.



Une production d'écrits
La forme matérielle sous laquelle sont consignées puis conservées les pétitions et requêtes, au terme de ces assemblées, est un excellent indicateur du niveau d’autonomie ou d’institutionnalisation que les assemblées ont pu atteindre.

- Rolls anglais et procesos aragonais ont ceci de commun qu’ils enrobent, en quelque sorte, les listes de requêtes et de réponses dans une séquence narrative, récit de la négociation qui leur a donné forme et surtout de la procédure formelle qui leur a conféré un caractère exécutoire reconnu de tous, statuts du parlement en Angleterre, « actos de cortes » en Aragon. Ailleurs, la parole initiale n’est pas inscrite dans une longue narration, comme c’est le cas en Angleterre et en Aragon. Mais elle n’est pas non plus dénaturée par son passage en chancellerie. La séquence des requêtes et des réponses, qui scande l’échange politique, y demeure lisible. La rhétorique de la supplique originelle et l’opinion du prince, ses sanctions, ses refus et ses hésitations s’y reflètent aussi bien, créant au moins l’impression d’un dialogue bien vivant.  
- En d’autres cas, toutefois, les résolutions des assemblées, dûment négociées avec les agents du prince, se trouvent entièrement réécrites par le travail des chancelleries. Elles n’apparaissent plus qu’en filigrane, sous le verbe d’un discours de la volonté royale qui les a totalement englouties. Ceci est manifestement le cas de la monarchie française qui, tout en acceptant de négocier avec les trois états dans les circonstances les plus graves, ne se départit jamais de sa rhétorique de la « certaine science » pour faire presque entièrement siens les articles dont on sait, par ailleurs, qu’ils ont été l’objet de laborieuses séances de négociation. Ainsi se présentent plusieurs grandes ordonnances françaises de réformation, comme celle de mars 1357. Ses articles reproduisent les requêtes des « troiz estas du royaume de France de la langue d’oyl », mais la rédaction consigne la seule parole royale donnée en réponse : « Voulons que […] avons ordonné et ordonnons que […] promettons que […] » et ainsi de suite. Il faut en lire attentivement le préambule pour trouver une forme atténuée de reconnaissance de l’origine populaire de ces dispositions : Pour ce que de la clameur du peuple dudit royaume et des subgez, il est venu a nostre congnoissance qu’il ont esté grevez et travaillez plus que nous ne voulsissions […] nous considerans la grant obeissance et amour des diz subgez […] leur avons promis et accordé […] de nostre libéralité, auctorité et puissance les choses qui s’ensuivent. On peut en dire autant de la grande ordonnance cabochienne de mai 1413, cet immense projet de réformation du royaume qui sanctionnait la volonté des états généraux assemblés à Paris. Les « prelaz, chevaliers, escuiers, bourgois de noz citéz et bonnes villes », au terme de leurs délibérations, avaient bien présenté au roi un « certain roole en parchemin », rouleau gros comme le bras d’un homme disait-on, longue liste de griefs touchant tous les aspects du gouvernement du royaume. Mais dans l’ordonnance consécutive, Charles VI, « desirans de tout nostre cuer y mettre bonnes provisions et convenables remedes », donne sa réponse comme une manifestation de sa seule volonté : « avons fait, voulu et ordonné, faisons, voulons et ordonnons », aussi bien dans son préambule que dans le libellé de chacun des 258 articles du précieux document. Que cette ordonnance ait été presque immédiatement abrogée ne change rien à l’affaire. Il y avait bien là réponse aux doléances du peuple, mais la mise en écriture de cette réponse gommait toute trace de négociation, a fortiori de contractualité, pour transformer le tout en une bienveillante réponse aux humbles suppliques du pauvre peuple (« nous supplians tres humblement »), selon la rhétorique convenue. Les différences entre les rolls anglais, les procesos aragonais, les cahiers porteurs de sceaux ou de seings de validation, et les ordonnances qui gomment presque entièrement la parole originelle des assemblées, sont substantielles et il faut y prêter la plus grande attention car elles témoignent de l’état plus ou moins avancé d’un processus d’institutionnalisation qui s’accompagne d’une forme d’autoreconnaissance ou d’autoreprésentation des assemblées



Fonctionnement 
Faire ressortir la prégnance de cette idée de participation du peuple, la présence latente d’une conception souvent larvée de la souveraineté populaire, dans les actes de cette pratique qui partout prétend s’exprimer « au nom du peuple ».

Cf le discours de « proposition », lors des sessions d’ouverture. Complémentaires, en ce qu’ils fixent l’ordre du jour des assemblées, ces textes rappellent les grands principes qui sont au fondement de la représentation et dont il a aussi été fait état dans les chapitres précédents : la nécessité, les grandes affaires (ardua negotia), l’état du prince ou de ses sujets (status regis / status regni ou status patrie), l’utilité publique enfin et le bien commun qui sont le substrat profond ou le socle fondateur de toute l’action politique des derniers siècles du Moyen Âge. L’invitation à soumettre en toute liberté, et en contrepartie de la réponse aux demandes princières, des requêtes, pétitions ou griefs est aussi partie intégrante du processus et elle constitue fréquemment la dernière partie de la construction discursive des discours inauguraux . « Quant aucune chose vouldrés que puissons, nous la ferons vuolentiers », écrit encore le duc de Savoie dans une convocation de 1465. L’expression du consentement, en effet, a un prix et ce prix, lui aussi, est partout revendiqué, présenté sans fausse pudeur comme la contrepartie naturelle de l’obéissance des sujets. Entendre la « clameur du peuple », comme on l’écrit dans les ordonnances royales françaises de 1355 et de 1357, par la bouche des gens des états, cela est au fondement de ces « pactes d’exercice » de la souveraineté.




Conclusion

Au - delà de la vision réductrice d’un « succès » du parlement anglais , solidement assis sur des fondements déjà constitutionnels avant les règnes d’Henri VIII ou d’Elizabeth Ire , ou d’un « échec » des états généraux français , motifs historiographiques tenaces , ne faut - il pas voir plutôt dans cette évolution autre chose que des jeux à somme nulle où ce qui serait perdu par les uns serait gagné par les autres ? L’idée de réseaux de pouvoir ( power grids ) , au sein desquels dominants et dominés négocient partout et où le pouvoir des uns dépend de la reconnaissance des autres ( empowering interactions ) , semble plus appropriée. Elle permet de dépasser le vieux schéma interprétatif d’une quête de « pouvoirs » pour lui substituer la notion plus subtile mais combien plus féconde d ’ « autorité » .

Le sens propre de l’autorité , en effet , l’auctoritas du Sénat romain en complément et en opposition à la potestas impériale , a été clairement dévoilé par Théodore Mommsen au XIXe siècle : « plus qu’un conseil et moins qu’un ordre : un avis auquel on ne peut passer outre sans dommage. L’autorité repose sur un acte de liberté , excluant tout moyen extérieur de coercition et suppose l’acceptation de la hiérarchie et de la prééminence .

 Le moment parlementaire de la fin du Moyen Âge , ni démocratique ni révolutionnaire 



jeudi 29 août 2019

Irlande, paganisme et christianisme

Que représentait l’Irlande du haut Moyen-Age dans le domaine religieux ? Un pays qui fut évangélisé par Saint Patrick au début du Ve siècle. Un pays qui vivait sa Foi d’une manière aussi fervente qu’austère et dont l’Eglise généralisa l’usage des pénitentiels. Un pays qui participa, au IXe siècle, à la renaissance carolingienne en formant et en envoyant sur le continent des moines érudits dont le plus parfait représentant est Dicuil, professeur à l’école du palais carolingien.


Entre ces deux dates, Ve et IXe siècle, l’Irlande a engendré deux figures marquantes symboles, chacune dans son domaine, de la spécificité irlandaise : Saint Colomban et Saint Columcille. Saint Colomban est le plus célèbre des peregrini irlandais. Membre de la communauté de Bangor (comté de Down), il prit la route vers 590 en direction du continent. Il établit tout d’abord sa retraite en Bourgogne, dans la forêt d’Annegray, d’où il tenta de réformer les mœurs dissolues de la cour mérovingienne. Par la suite, Colomban se dirigea vers l’Italie fondant à Bobbio, sous la règle celtique la plus rigoureuse, un monastère qui devint un célèbre centre d’érudition. Columcille, quant à lui, fut l’un des plus grands fondateurs du monachisme celtique. Issu d’une des familles les plus nobles d’Irlande, les Ui Neill, il fonda de nombreux monastères dont Iona, vers 563. Iona, situé sur une île au large de l’Ecosse, fut, sous l’impulsion de Columcille et de ses successeurs, le fer de lance de l’Eglise celtique d’Irlande et d’Ecosse laquelle s’opposa, durant la querelle pascale de la fin du VIesiècle, à l’autorité de Rome.


Donc, pour répondre à la question initiale, l’Irlande fait figure, au Moyen Age, d’un pays où l’Eglise est largement implantée, sur le modèle particulier du monachisme et de l’extrême austérité, et où le personnel ecclésiastique est plein de ferveur en même temps que féru de culture classique.
Et pourtant l’histoire de la christianisation de ce pays est tout-à-fait originale, hors des normes.
L’Irlande ne fut jamais soumise à la domination romaine, ni à une quelconque autre occupation étrangère, d’ailleurs. L’Eglise chrétienne ne s’y est donc pas implantée par la force et elle a été confrontée à un paganisme vierge de toute influence. Or, en dépit de ces paramètres, sous l’impulsion de Saint Patrick, le pays tout entier s’est converti au christianisme, en moins d’un siècle et cela sans aucune violence : il n’y a pas eu -ou quasiment pas- de martyr de la Foi en Irlande. Et c’est elle, nouvelle convertie, qui envoie, dès la fin du VIe siècle, des missionnaires vers d’autres terres.

C’est la contradiction entre ces deux faits, un paganisme fort et une christianisation facile, qui m'amène à poser la question des modalités de l’installation du christianisme en Irlande. Une telle question paraît d’autant plus pertinente que l’église irlandaise, éloignée du monde du fait de sa situation géographique et du contexte troublé des débuts du Moyen Age, a évolué « en vase clos », loin des regards de Rome. Le caractère original qu’elle a pu acquérir remonte à cette période cruciale au cours de laquelle paganisme et christianisme se sont côtoyés et où l’Eglise eut certains choix à accomplir pour s’implanter


Saint Patrick

Dans la tradition irlandaise, il est le premier évêque des Gaëls ; il est celui qui a implanté de façon durable le christianisme en Irlande ; il est celui qui a évangélisé un pays entier. De lui, et de son passage dans l’histoire, nous avons gardé des traces, à commencer par ses propres écrits qui sont la Confessio et la Lettre contre Caroticus. Grâce à l’analyse conjuguée de ces textes, des annales irlandaises, des vitae, il est possible de reconstituer ce que furent sa vie et sa mission en Irlande. Pourtant, des incertitudes et des confusions demeurent car Patrick, personnage historique, est aussi un être de légende et donc, aux premiers siècles de l’Eglise irlandaise, les clercs ont amalgamé à sa vie des actions d’autres personnages, ou en ont déformé certains épisodes. Enfin, certains lieux, certaines dates qui jalonnent sa vie sont parfois assez flous.


Patrick n’est pas un Irlandais. Il est né vers 385-390 en Bretagne romaine, sur la côte Est. Le père de Patrick, Calpornius, fut décurion civil c’est-à-dire membre du conseil local (ordo) de sa ville, responsable de la perception des impôts, et donc était assez aisé pour posséder une villa romaine près de la mer ; c’est là que Patrick, alors âgé d’environ seize ans, eut son premier contact avec les Irlandais : Enlevé par des pirates irlandais, lui et ses frères et sœurs, il devient l’esclave d’un homme (la légende parle soit d’un druide soit d’un roi ) dont il gardait le bétail. C’est là qu’il aurait trouvé la foi même s'il appartenait à une famille chrétienne. Patrick, en Irlande, vit sa foi de chrétien en se basant sur les souvenirs d’une éducation religieuse certes légère , mais sa véritable formation religieuse se fait après sa fuite d’Irlande.

Ici encore, de nombreuses incertitudes demeurent sur le parcours de Saint Patrick. L’opinion générale veut qu’il soit allé en Gaule et dans quelque île de la mer Tyrrhénienne suivre l’éducation religieuse qui lui manquait [1]. Les « vitae » le représentent comme un disciple de Saint Germain d’Auxerre (évêque de 418 à 448), ce qui peut être considéré comme exact historiquement. Là, il aurait étudié les Evangiles –qu’il a certainement appris par cœur, puisqu’on en retrouve de nombreux emprunts dans ses écrits-, fait connaissance avec la vulgate de la Bible (réalisée par Saint Jérôme), découvert la littérature des « vitae » dont la plus célèbre, celle de Saint Martin de Tours par Sulpice Sévère. Quant à ses séjours probables dans les îles de la mer Tyrrhénienne, peut-être Lérins, ceux-ci ont dû lui inculquer cette admiration pour le monachisme et l’idéal érémitique qu’on lui retrouve pas la suite. Mais ce séjour n’a pas dû être long car, s’il l’avait été, Patrick se serait sans doute davantage familiarisé avec le latin –et avec la rhétorique –dont il déplore constamment l’ignorance. Non, il semble évident que Patrick demeure le plus souvent en Bretagne, dans son pays, où il fut ordonné diacre. C’est en Bretagne qu’une commission de « Seniores » le consacre évêque dans le but de convertir les Irlandais. Rappelons qu’à cette époque l’Eglise chrétienne était organisée en représentante de la religion officielle également en Bretagne. Avec l’affaire de l’hérésie pélagienne, Rome fit montre d’un intérêt très vif pour la Bretagne et y envoie, en 429, Saint Germain d’Auxerre pour lutter contre la doctrine de Pélage. Parallèlement, le christianisme s’étend progressivement dans les îles de Bretagne. 

[1] cf. « Dicta Patricii » dans le Livre d’Armagh dont le premier a toutes les apparences de l’authenticité : « la crainte de Dieu fut comme un guide pour moi à travers la Gaule et l’Italie et les îles de la mer Tyrrhénienne ». On peut retrouver ce texte dans le livre de Bieler et Kelly,The Patrician Texts in the book of Armagh ,Dublin, 1979 


En 431 (d’après le chronique de Prosper d’Aquitaine) Palladius, consacré par le pape Célestin, est envoyé en Irlande en tant que premier évêque des « Irlandais croyant dans le Christ ». Sa mission consistait en l’organisation de ces communautés chrétiennes. De Palladius, par la suite, il n’y a plus aucune trace. Peut-être est-il revenu en Bretagne peu de temps après, telle est du moins l’une des versions de la légende, une autre étant qu’il est mort martyr en Irlande. C’est alors, ou quelque temps auparavant, que sous l’impulsion d’un évêque ami de Patrick, l’Eglise éleva celui-ci à la charge épiscopale, avec mission d'évangéliser l'Irlande. En 432 donc, d’après les Annales d’Ulster, Patrick arrive en Irlande, mais la datation n'est pas certaine.


La lutte contre le paganisme


Sur le déroulement de sa mission en Irlande et tout d’abord sur les méthodes qu’il a employées pour substituer–ou imposer- le christianisme au paganisme dans la vie religieuse des Irlandais, la quasi totalité des sources dont nous disposons sont des sources hagiographiques : les Actes de Patrick par Tirechàn, élève de Ultan, évêque de Ard Braiccen (dans le Meath), et mort en 657. On les trouve dans le Livre d’Armagh. Ces Actes sont davantage un relevé des églises fondées par Patrick qu’une véritable biographie. Une autre « Vie », que l’on trouve également dans le Livre d’Armagh est la Vita tripartita par Muirchù moccu Machteni, attaché à l’église de Slebte (dans le Leinster) et vivant fin VIIe –début VIIIe siècle. Enfin, nous pouvons lire la Vie de Patrick par Jocelyn de Fursa, datant de la fin du Xe siècle. Il existe aussi des histoires locales concernant Patrick, aux auteurs anonymes, écrites en irlandais et qui se trouvent dans les livres de compilation tels que le Livre de Lismore ou encore le Livre d’Armagh. Ajoutons les hymnes en l’honneur de Patrick dans le Stowe missal et autres écrits monastiques. 

Il s'agit donc de comprendre les intentions des rédacteurs de ces Vies de Patrick, et non pas de chercher à reconstituer son parcours réel. Ces textes avaient probablement comme fonction première de réaffirmer la supériorité de la religion chrétienne sur les croyances et pratiques païennes qui ont longtemps survécu à l'évangélisation.



Ce qui frappe d’emblée à la lecture des actes de Patrick en Irlande, ce sont deux actions d’éclat, deux gestes symboliques et provocateurs qui semblent avoir eu pour but de marquer la prise de pouvoir du christianisme sur le sol irlandais. La première de ces actions est rapportée dans la Vie tripartite et dans le Livre de Lismore. 
Voici le récit des actes du saint. Patrick veut célébrer Pâques à Temair (ou Tara) en allumant un grand feu pascal, selon l’usage dans les églises occidentales. Or, les Vies nous disent que ce soir-là avait lieu à Tara une grande fête païenne dont le cérémonial comportait une prohibition : aucun feu de devait être allumé dans les alentours (ou dans toute l’Irlande) avant que les druides du roi Loegaire n’aient allumé celui de Tara. Cette fête a été identifiée comme une fête du renouveau de la nature, du début du printemps, célébrée vers le 25 mars dans beaucoup de religions. On a aussi pensé à Beltaine mais la fête de Beltaine se tenait le ler mai, bien trop tard, donc, si l’on veut la faire correspondre à Pâques. Par une heureuse coïncidence, en 433, Pâques tombe le 26 mars, date de la fête païenne. C’est assurément cette année-là que Patrick alluma ce grand feu à Tara, soit un an seulement après son arrivée. Sa mission a donc dû être un succès éclatant pour que, si peu de temps après son début, Patrick se sente suffisamment assuré au point d’accomplir, devant les druides, le roi et les guerriers, cette provocation qui consiste à substituer au feu païen le feu pascal brûlant seul dans la nuit, au sommet de la colline dominant l’assemblée des « gentiles » (terme qu’utilise Patrick pour parler des païens) 

« Quand le glorieux moment de Pâques fut venu, Patrick jugea qu’il n’y avait pas d’endroit plus propice, pour qu’ils célèbrent la principale date de l’année, qu’à Mag Bregh, dans le haut lieu de la sorcellerie et de l’idolâtrie d’Irlande et dans la principale forteresse d’Irlande c’est-à-dire Tara. 
Il prit congé de Dichu et mit son bateau à la mer et alla à Inver Colptha et par terre se rendit sur la tombe des hommes de Fiacc ; et il planta sa tente là et le feu consacré de Pâques fut allumé par lui. C’était au moment où les païens célébraient cette saison ; et le roi de Tara avait comme « geiss » de ce que aucun feu ne fût allumé, cette nuit-là, avant le feu de Tara.

Patrick ne connaissait pas cet interdit et, l’eût-il connu, cela ne l’aurait pas entravé.

Quand le peuple de Tara fut rassemblé là, il vit le feu que Patrick avait allumé, car celui-ci illuminait tout « Mag Bregh ».

Alors le roi dit : « Il y a une infraction à la loi et à ma prohibition ; trouvez pour nous qui a fait ce feu. »

« Nous voyons le feu, dirent les magiciens, et nous savons que, à moins qu’il ne soit éteint avant le matin, depuis la nuit où il fut fait, il ne sera jamais éteint. »

Alors la colère prit le roi et son chariot fut préparé pour lui et il alla sur la tombe deshommes de  Fiacc. »

Dans le récit de Miurchù de la Vita tripartita , les druides disent au roi Loegaire :

« Ce feu que nous voyons, qui que ce soit qui l’ait allumé cette nuit, ne s’éteindra jamais dans l’éternité. Il prévaudra sur tous les feux de notre coutume. Et le règne survenant de celui qui l’a allumé cette nuit nous vaincra tous. Il te soumettra et tous les hommes de ton royaume. Tous les royaumes tomberont devant lui et lui-même emplira toutes choses dans les siècles des siècles. »

Le sens de cet épisode est donc clair : d’abord Patrick se met en dehors de la loi tant séculière que religieuse. Il s’affirme par ce geste supérieur à la loi et supérieur au roi. Il affirme aussi, du même coup, la toute-puissance de Dieu qui légitime son action, et de la foi chrétienne qui lui donne la force de braver un roi. En outre, il provoque les druides, représentants de la religion païenne et aussi responsables du « geiss » lancé contre le roi, à savoir l’interdiction de faire un feu avant que celui de Tara ne soit allumé. Un « geiss » (plur.« gessa ») était une sorte de tabou, d’interdit magique lancé par un druide sur une personne et obligeant celle-ci à se comporter selon la manière convenue par le « geiss » ; ajoutons que cette pratique consistant à prononcer un interdit contre une personne était fort courante chez les druides et les poètes et qu’elle avait un caractère religieux parce que magique. Enfin, en règle courante, plus le personnage est grand (un héros, par exemple) plus il est chargé d’interdits, ainsi Cu Chulain, principal héros irlandais et fils présumé du dieu Lug, comptait une dizaine de « gessa » pesant sur lui. 


La deuxième provocation de Patrick, plus violente et moins subtile, concerne l’idole de Mag Sleacht.  A Mag Sleacht, en effet, se dressait l’idole la plus vénérée d’Irlande, nommée Cromm Cruaich, ornée d’or et d’argent, entourée de douze autres dieux en cuivre. Cette idole se présentait sous la forme d’une pierre levée, effectivement couverte d’or et d’argent, puisque Cromm est un dieu céleste, détenteur des puissances du soleil et du tonnerre. Elle représentait aussi, probablement, l’Omphalos de l’Irlande, ce qui implique sa situation au centre d’un territoire sacré (« nemetos ») sûrement dirigé par un collège de druides. Cromm Cruaich était ainsi le centre d’un sanctuaire païen. Or, « quand Patrick vit l’idole depuis l’eau nommée Guth-ard et quand il se trouva près de l’idole, il leva les mains pour porter le bâton de Jésus au-dessus d’elle mais ne l’atteignit pas (…) seulement son côté droit, face vers le Sud, c’est-à-dire vers Tara ».

Le passage suivant est plus explicite :
« Patrick vint dans la plaine où l’idole avait été élevée et, levant la main droite, menaça de l’abattre d’un coup du bâton de Jésus. Mais le démon qui était dans l’idole, craignant Patrick, tourna la pierre vers le côté droit et la marque de la crosse resta encore sur le côté gauche ; cependant la main du saint ne quitta pas la crosse.
La terre engloutit même les douze autres idoles jusqu’à la tête et c’est tout ce qui subsiste en mémoire de ce miracle. Mais le démon qui avait longtemps habité l’idole et qui abusait des hommes, sortit sur l’ordre de Patrick.Quand les peuples, avec leur roi Loegaire, le virent, ils eurent peur et prièrent St Patrick d’ordonner à cet horrible monstre de s’en aller de leur présence. St Patrick lui ordonna d’aller dans les abîmes. »

La Vita tripartita  dit également qu’à la fin de la journée du voyage qui mena Patrick à Mag Sleacht, la broche du saint tomba en se détachant de son manteau et se recouvrit de bruyère : à cet endroit, il fonda une église.

La signification de ce passage est simple. La broche, en Irlande, est le symbole de la royauté ; généralement en or ciselé, ornée de pierres précieuses (ou considérées comme telles), elle est le bijou par excellence des rois. Patrick en porte une ; celle-ci, par la volonté divine, tombe sur la terre et s’enracine : Patrick prend donc symboliquement possession de cette terre, de la terre de Cromm. Il le détrône ensuite dans les faits, par ce geste de le frapper de sa crosse d’évêque. Mais sa volonté n’est pas pleinement réalisée car Patrick n’atteint que le côté gauche de l’idole celle-ci ayant tourné, selon la légende, vers son côté droit, face à Tara. C’est ce qui s'appelle une « dextratio », c’est-à-dire le fait de se tourner ou d’aller vers la droite. Il s’agit d’une pratique irlandaise venant des druides et était utilisée pour favoriser le sort (a contrario, la circum-ambulation vers la gauche amène le mauvais sort et est mauvais présage).

Et de fait, Cromm, bien loin de disparaître à jamais, a survécu à travers le christianisme. Qui était Cromm auparavant ? Il occupait une place incontestée dans le panthéon irlandais. C’était un ancien dieu des populations antérieures aux Tuatha de Danan qui amenèrent avec eux les dieux célestes. Mais Cromm n’a jamais été détrôné même s’il a dû composer avec Lug, dieu des Tuatha Dè, qui occupe des fonctions similaires dans le panthéon des dieux « ouraniens ».

Si nous nous référons au Dindsenchas en prose, nous pouvons lire :
« Jusqu’à l’arrivée de Patrick, (Cromm) était le dieu de tous les peuples qui avaient colonisé l’Irlande »
et aussi, provenant du Dindsenchas en vers et du Voyage de Bran
« Il y avait ici une idole puissante, à la force guerrière, qu'on appelait Cromm CruaichIl empêchait la paix entre les tribus [ autre version : il portait la force, et la paix, dans chaque tribu]C'était une force mauvaise et triste[pourtant] Les braves Gaels le vénéraientDe lui, ils attendaient, contre l'hommage,quelques récompenses dans ce monde difficile.
Il était leur dieu,Cromm le desséché, entouré de brumesSon peuple dont il renversait chaque arméen'aura pas part au royaume éternel
Pour lui, sans gloire,ils tuaient les faibles nouveaux-néstout en gémissant, et dans la crainte,pour arroser de sang Cromm Cruaich
Le lait et le blé,ils lui demandaient hâtivementEn échange du tiers de leurs richesses.Grandes étaient l'horreur et la peur qu'il inspirait.»

Cromm était un dieu craint de tous, un dieu vindicatif et exigeant – ainsi les offrandes qui lui étaient faites, bétail et premières pousses de printemps, s’élevaient au tiers de la richesse de chaque homme d’Irlande. Une divinité de cet ordre était difficile à abattre, même dans un pays où les mentalités ne se satisfaisaient plus des cadres de la religion primitive. C’est pourquoi l’église chrétienne l’intégra à son histoire en l’humanisant et en en faisant soit un personnage évangélisé par Patrick alors qu’il s’opposait à lui (légende locale du West Mayo) soit le serviteur de St Patrick (à Askeaton, county Limerick). Autrement dit, Cromm sera désormais toujours associé à un Saint ou à une Sainte. La fête de ce Cromm-là, le dernier dimanche de Juillet, parfois appelé « Garland Day » (les Jour des Guirlandes) correspond à l’ancienne fête païenne consacrée au dieu Cromm.



A travers les dieux irlandais, ce sont bien évidemment les druides que Patrick visait. Ceux-ci, appartenant à un collège sacerdotal fermé et puissant, étaient omniprésents dans la société. Ils avaient essentiellement trois fonctions. La première consistait à accomplir les différentes cérémonies religieuses locales. La seconde concernait l’instruction : les jeunes gens, fils de rois ou de riches paysans, se rendaient auprès des druides pour apprendre et certains d’entre eux, après de nombreuses années d’apprentissage, seraient-ils peut-être druides eux-mêmes ; aussi le druide, dans les récits, est-il souvent accompagné de deux ou trois élèves. Enfin, le druide est aussi le magicien et le conseiller du roi sur lequel il possède de redoutables pouvoirs, ne serait-ce que par le « geiss » qu’il peut lancer sur lui, ou encore par la satire qui peut amener sur le roi la honte et la dégradation physique (un roi satirisé par un druide par suite d’un refus d’obéissance , ou pour tout autre motif, porte souvent sur son visage la marque de son déshonneur : trois boutons énormes, rouges, noirs…) 

A leur caste sont associés également les poètes (qui peuvent, eux aussi, user de la satire), les législateurs (qui récitent les lois ancestrales), les devins-médecins, les prophétesses et les voyants.

En fait, le nom de druide est le nom générique donné à tout homme possédant les techniques religieuses, magiques, et donc la connaissance, quelle que soit sa spécialisation ou sa fonction. Les devins, médecins, professeurs, poètes etc. font partie de la classe sacerdotale druidique et portent le nom de leur fonction ; ceux qui, dans les textes, apparaissent comme « druides » sont ceux appartenant à la division supérieure, les maîtres, les grands magiciens, réunissant toutes les capacités du sacerdoce. Ceux-là sont près des rois, ceux-là déterminent la vie religieuse de leur pays, la croyance et la peur en leurs dieux et en leurs pouvoirs.

C’est pourquoi Patrick, voulant établir le christianisme, se devait de s’attaquer à eux, leur ôter de leur prestige, créer le doute dans les esprits quant à leurs pouvoirs. Pour y parvenir, il s’attaque, nous l’avons vu, à leurs fêtes et à leurs dieux et là Patrick se montre bien plus fort que les druides. Mais il va aussi organiser une sorte d’ « épreuve » au cours de laquelle druidisme et christianisme furent spectaculairement confrontés. Elle eut lieu à Tamair Breg, à quelque distance au Sud-Est de la « croix d’Adamnan » (tel est le nom actuel d’une pierre sacrée que le christianisme a surmontée d’une croix de bois). Là, une maison de bois fut construite face à un sanctuaire dédié à Cernunnos dont les druides du roi Loegaire espéraient la protection (remarquons que, par la suite une église fut élevée à cet endroit). Si l’on en croit le récit de Muinchù, on aurait enfermé dans cette maison d’une part le Saint Bénen, un disciple de Patrick, revêtu de la tenue du druide Lucetmoel et, d’autre part, ce druide lui-même vêtu des habits du saint. On mit le feu à la construction sous les yeux de Patrick, du roi Loegaire, des druides et des chrétiens, chacun se recommandant à son dieu pour que son héros l’emporte. Bien sûr, le Saint sortit vainqueur de cette ordalie : ses vêtements étaient entièrement consumés par le feu mais son corps était sauf ; en revanche, il ne restait plus rien du druide, ses vêtements- ceux du Saint- étaient, eux, intacts.

Le combat du druide et du Saint est un épisode convenu de l’hagiographie irlandaise, que ce soit chez Patrick ou chez les premiers saints évangélisateurs (Saint Benignus ou Saint Berach, par exemple) voire, plus tardivement, chez Saint Columcille (les épisodes de sa lutte contre le druide Broichan, son ennemi personnel, nous sont rapportés par Adamnan).

Dans leur opposition à Patrick, les druides suscitent l’hostilité des rois à son encontre, lancent contre lui des charmes, tentent même de le tuer en l’empoisonnant. A cet égard, une des gloses de l’Introduction du Senchus mor est significative. Elle vise à donner l'étymologie du nom de lieu « Nith nemonnach », où le Senchus Mor aurait été rédigé : Nith nemhneach, de la boisson empoisonnée qui fut donnée à cet endroit à Patrick .
Il y est dit que « une pleine coupe de poison fut donnée (à Patrick) par l’un des druides et cela fut immédiatement révélé à Patrick. Il dit alors les paroles suivantes sur la boisson : « Iubu fis fri ibu fis ibu anquis / Fris bru uatha, ibu lithu, Christi Iesu » Et quiconque prononce ces paroles sur du poison ou de la boisson n’en aura aucun dommage »

L’incantation attribuée à Patrick est incompréhensible. Peu importe. Ce passage est l’écho, de la lutte que la nouvelle religion -et ses prêtres- eut à mener contre les représentants de l’ancienne religion. Il montre que la légende de St Patrick insiste sur sa supériorité magique : il s'agit d'un combat qui vise à démontrer la supériorité du christianisme. Saint Patrick, et les autres premiers hommes d'Eglise irlandais se portent sur le terrain druidique, provoquant tremblements de terre et autres miracles,
« Il se battit contre les druides au cœur dur »
« La raison pour laquelle il (la lorica de Patrick i.e. feth fiada, c’est-à-dire « brouillard d’invisibilité », caractéristique de la magie druidique) a été composé est que Patrick voulait se protéger lui et ses moines, contre des ennemis mortels qui guettaient ses clercs.
Il n’est, en revanche, pas d’exemple retenu par la tradition de la conversion d’un druide au christianisme à la suite d’une prédication. Celle-ci ne vient que dans un 2e temps.
« Après ce jugement, Patrick demanda aux hommes d’Irlande de venir en un endroit pour s’entretenir avec lui à ce sujet. Quand ils vinrent à l’assemblée, l’évangile du Christ leur fut prêché à tous. Quand les hommes d’Irlande entendirent parler de la mort des vivants et de la résurrection des morts, de la puissance de Patrick depuis son arrivée en Irlande ; quand ils virent que Loegaire et ses druides étaient vaincus par les miracles et les merveilles qui étaient faits en présence des hommes d’Irlande, ils se prosternèrent en signe d’obéissance à Dieu et à Patrick. »

Cependant, la conversion des Irlandais ne pouvait pas relever simplement du remplacement de dieux devenus inefficaces par un dieu plus puissant, mais qui relèverait des mêmes logiques. La prédication devait prendre le relais pour modifier, en profondeur cette fois-ci, les représentations païennes du rapport de l'Homme à la divinité.
Dans ses prêches, Patrick devait  tenir sensiblement le même discours que celui qu’il tient dans la déclaration de foi de la Confessio

« Car il n’y a pas, il n’y eut jamais auparavant, il n’y aura pas dans la suite des temps d’autre Dieu que Dieu, le Père inengendré, sans commencement, d’où procède tout commencement, et qui maintient toutes choses, comme nous le disons ; et son Fils Jésus-Christ qui, nous l’attestons, est toujours demeuré avec le Père, engendré spirituellement d’une manière ineffable avant l’origine du monde auprès du Père, antérieur à tout commencement, et par lui ont été créées les choses visibles et les invisibles ; il s’est fait homme ; après avoir vaincu la mort, il a été admis au ciel auprès du Père ; et (le Père) lui a donné une puissance absolue sur tout être qui se peut nommer au ciel, sur terre et aux enfers ; et toute langue doit lui rendre ce témoignage que Jésus-Christ est Seigneur et Dieu, c’est en lui que nous croyons et lui dont nous espérons la venue prochaine, lui « le juge des vivants et des morts, qui rendra à chacun selon ses œuvres et qui a répandu abondamment en vous son Esprit-Saint », don et gage d’immortalité, qui de ceux qui croient et obéissent fait des « fils de Dieu » et des « cohéritiers du Christ »: c’est Lui que nous confessons et que nous adorons, un seul Dieu dans la Trinité du nom sacré. »

Il faut rappeler que la Confessio fut écrite par St Patrick au soir de sa vie et après presque trente ans d’activité missionnaire. Or, ce « credo » n’est pas entaché d’influence païenne. Il est strictement relié aux Evangiles que Patrick connaissait par cœur et dont il avait prêché de larges extraits aux Irlandais. Cependant, Patrick insiste sur Dieu davantage que sur Jesus. On sait que le "personnage" de Jesus, dieu fait homme et mort sur la croix avant que de ressusciter, pose un problème à la mentalité païenne. S'il est primordial pour comprendre la bonne nouvelle, la résurrection des corps, il est complexe par sa nature (à la fois divine et humaine), par son message moral (humilité, refus de la puissance, amour inconditionnel...) et par son histoire (la mort ignominieuse sur la croix).

C’est par le biais du Dieu créateur que Patrick voulait se faire comprendre. « Dieu est la source de toute chose », voilà ce qui devait être son principal enseignement, comme nous l’indique le récit d’une conversion conservé dans la Vita Tripartita rapportant le discours que Patrick tint aux filles de Loegaire :


« Notre Dieu est le Dieu de tous les hommes, le Dieu du ciel et de la terre, de la mer et des fleuves, du soleil et de la lune, de tous les astres, le Dieu des hautes montagnes et des basses vallées. Dieu a sa demeure sur le ciel, dans le ciel et sous le ciel, sur la terre et la mer et tout ce qui est en elles. Il inspire tout, il vivifie tout, il surpasse tout, il soutient tout. Il allume la lumière du soleil, la lumière de la nuit, il fait des sources dans la terre aride et des îles sèches dans la mer (…) »



Le discours est adapté à la mentalité païenne, tant il est vrai que la mythologie païenne abonde en dieux des rivières, des arbres, en dieux des éléments (Cromm, par exemple). Les personnes juraient par les éléments et par les dieux de leur peuple. L’usage resta. C’est pourquoi, pour inculquer aux populations chrétiennes l’idée que les éléments ne méritaient aucun hommage religieux, qu’ils tenaient leur force et leur beauté uniquement de Dieu, le clergé mit en circulation des expressions comme celle-ci : « Seigneur des éléments »  que l’on retrouve nombreuses dans les hagiographies.

Quant au message central de la résurrection, la croyance en la résurrection des morts au jour du Jugement Dernier, le devoir de faire offrande de soi au Christ qui a triomphé de la mort pour racheter l’humanité de ses péchés, il bénéficiait d'un élément favorable. En effet, les croyances celtes favorisait la compréhension par les Irlandais de ce point du message chrétien : un dieu-druide du panthéon irlandais, le Dagda (littéralement, le Dieu-Bon)- dont la fille est Brigit- est le maître des éléments, de la science, le dieu du temps atmosphérique (donc, le dieu des éléments), le maître de l’éternité, guerrier et souverain ; il possédait, comme principaux attributs, une massue qui tue par un bout et ressuscite (dans l’autre monde) ainsi que le chaudron, symbole d’abondance, qui ressuscitait également les guerriers. Le Dagda est donc le dieu suprême, maître des vivants et des morts, ressuscitant les corps, tout comme le Dieu de Patrick.


La mise en place d’une église d’Irlande

= L’implantation par les tuatha
L’originalité de l’Irlande au Ve siècle consiste dans le fait qu’il n’existait pas de cités, le pays étant, à l’époque, essentiellement agraire. Des noms tels que Tara, Tailtiu etc. ne correspondent pas à des noms de villes : ce sont les résidences du roi local. Là se trouvaient un palais, un sanctuaire et les services dépendant du palais. De plus, le pays était cloisonné en tribus (les tuatha) indépendantes les unes des autres, gouvernées par des chefs lesquels, par le système du clientélisme, étaient sous l’autorité du roi de la région.
Il y avait quatre grandes régions en Irlande : l’Ulster, le Connaught, le Leinster et le Munster, partant quatre rois de province. Une cinquième région se superposait à ce découpage, région au statut aussi particulier que controversé dont le nom était le Mide ou le Meath, censée se situer donc au centre de l’Irlande. Elle comprenait 1/5ème du territoire de chaque province et englobait les quatre plus grands lieux sacrés de l’Irlande : Uisnech dans le Connaught, Tailtiu dans l’Ulster, Tara dans le Leinster et Tlachta dans le Munster. Le Meath, omphalos de l’Irlande, était régi par un roi que d’aucuns ont considéré comme un  roi suprême de l’Irlande. Cela n’est pas prouvé et il se peut que ce soit une légende forgée vers le VIIème siècle. Il n’en reste pas moins que le roi du Mide, résidant à Tara, avait un pouvoir religieux dépassant les limites des quatre provinces.
Dès lors, on comprend pourquoi Patrick s’est attaché à convertir le roi de Tara de son époque, Loegaire pour qu'il apporte sa caution à Patrick qui, à partir de ce moment, eut partie gagnée.
Mais dans un pays sans organisation centralisée et sans réel moyen de communication, Patrick, sûr de l’accord de Loegaire, dut sans doute partir à travers le pays auprès des rois locaux puis des chefs des tuatha pour les convertir. L’évangélisation s’est donc faite à partir des rois : ce sont eux qui, une fois acquis au christianisme, ont changé la religion de leur peuple.

«  Un jour,  Patrick alla dans la partie ouest de Connaught, à savoir la plaine de Sivil. Et il entra dans la maison de Echen, fils de Brian, fils de Eochu, roi de Connaught. Patrick demanda l’hospitalité et Echen la refusa. Alors Patrick alla à l’endroit où il y a maintenant l’église de Mag-Sivil. Et là, il fonda une église dans laquelle il laissa l’évêque Filart.
Ensuite, le roi se repentit et alla voir Patrick ; il vint avec sa mie et ses frères et une grande escorte de son armée. Et Patrick dit à Echen : «N’es-tu pas le roi ? » Echen répondit : « Je ne le suis pas. »Alors Patrick dit à Echen : «  Tu ne seras pas roi et il n’y aura pas de roi de ta semence jusqu’à la fin du monde. »Alors un jeune frère, un des fils de Brian, dit à Patrick : « Je suis le roi. » Et Patrick répondit : « Tu seras le roi, et de ton sang il y aura des rois pour toujours. » Et les fils de Brian ont cru dans le Seigneur à partir de ce moment et furent baptisés, sauf Echen et sa femme, ni ses enfants.Et la reine, la femme de Echen, vint à Benignus, fils de Sescien, disciple de Patrick et lui dit : «  Moi et le roi, ainsi que nos enfants, serons toujours à ton service si tu fais la paix entre nous et Patrick. »Et Benignus répondit : «  Si Dieu le veut, je le ferai. Allez, toi et le roi et vos enfants, avant nous, jusqu’au village nommé Village de l’Assemblée.
Ils le firent. Alors Benignus transforma Echen en faon sortant du bois. Et Benignus demanda à Patrick : «  Bénis le faon qui saute vers nous et se réjouit. » Patrick répliqua : « Je ne bénirai pas le faon parce qu’il a les oreilles de Echen, qui souvent m’a résisté. »

Après la prédication et la conversion des populations, le travail de Patrick était de mettre sur pied les cadres de l’église et d’organiser la communauté chrétienne naissante.
Tout d’abord, les nouveaux convertis étaient baptisés. Baptême d’adultes qui symbolisait le début d’une nouvelle vie au sein de l’Eglise. Hommes et femmes étaient baptisés selon le même rite dont nous avons un écho dans la Lettre aux soldats de Caroticus :
                        « Crismati neophiti in veste candida – flagrabat in fronte ipsorum »
Les baptisés, en vêtement blanc, recevaient le chrême sur le front. Patrick considérait qu’à ce moment il les avait « engendrés » pour Dieu et dans le Christ.
Nous avons conservé dans le «  Stowe Missal » le plus ancien missel de l’Eglise Chrétienne étant parvenu jusqu'à nous, un ordo baptismi qui contient de nombreuses traces de la lutte menée par les clercs contre le paganisme. Ce texte est, bien évidemment, postérieur à l’époque de Patrick mais  il doit comporter un certain nombre de similitudes avec ce que Patrick devait dire ou faire lors d’un baptême. Cet « ordo baptismi » apparaît dans les folio 45b et 64a du « Stowe Missal »[1] ainsi que dans les pages 207-225 du livre de F.E.Warren, The liturgy and ritual of Celtic Church ,London, 1987 :
        Fol. 46a « Domine,sancte pater, omnipotens aeterne deus, expelle diabolum et gentilitatem ab homine isto, de capite, de capillis, de vertice, de cerebro, de fronte, de oculis, de auribus (…) »
   [...]
        Fol. 48a    « Ungo te de oleo sanctificato, in nomine patris, et filii et spiritus sancti. »
        Fol. 56b    « Deinde, benedictio completa, mittit sacerdos crisma in modum crucis in fontem, et quique voluerit implet vasculum aqua benedictionis ad domos consecrandas et populus pressens aspargitur aqua benedicta. Iterum roga a diacono si credat in patrem, et filium et spiritum sanctum.-
Credis in deum omnipotentem ? Credo
Credis et in ihesum christum filium eius unicum dominum nostrum natum et passum ? Credo
Credis et in spiritum sanctum, aeclesiam catholicam, remissionem peccatorum, carnis resurrectionem ? Credo
Descendit in fontem et tingitur ter vel aspargitur. Postquam baptizaretur oleatur cresmata in cerebrum in fronte, et dat vestem candidam diaconus super capute in frontae »-

[1] Le « Stowe Missal » provient d’une église du Munster. Il se présente sous une couverture de métal qui date du XIe siècle. Il fut rédigé par divers scribes dont le plus ancien écrivait au IXsiècle mais, ponctuellement, son contenu est antérieur.

Immersion, complète ou non, du candidat dans l’eau consacrée, paroles d’exorcisme contre les anciens dieux et répudiation de l’erreur païenne, récitation du credo chrétien. Selon toute vraisemblance, c’est ainsi que devait se dérouler le baptême dans les premiers temps de l’Eglise d’Irlande et donc à l’époque de Patrick.

Outre le baptême, le travail missionnaire de Patrick consistait en l’ordination des prêtres pour ses églises ainsi qu’en la consécration de quelques évêques. Ceux-ci devaient certainement le suivre à travers ses voyages qui le menaient surtout dans le Nord et l’Ouest de l’Irlande : Connaught et Ulster. Or, ces hommes sont pris dans  l'ancien collège sacerdotal et notamment de nombreux « fili » devinrent prêtres quand le triomphe de la nouvelle religion fut assuré. L’Irlande, en quelque sorte, conserva le même personnel religieux.
Parmi eux, le poète Fiacc de Sleibte fut le premier en Leinster à recevoir la consécration épiscopale :
            « Patrick partit de Tara pour le pays de Leinster et lui et Dubthach, arrière-petit-fils de Lugair se rencontrèrent à Domnach Mar Criathar dans le Hui Cinsselach. Patrick demanda à Dubthach un candidat-évêque parmi ses disciples de Leinster, à savoir un homme libre, de bonne naissance, sans défaut, sans tache, dont la richesse ne serait ni trop grande ni trop petite, qui n’ait qu’une seule femme et qu’un seul enfant. Dubthach répondit : «  Je ne connais dans ma suite que Fiacc le beau, du Leinster, qui est parti de chez moi pour le Connaught avec un poème bardique pour les rois. » Comme ils pensaient à lui, ils virent Fiacc venir vers eux. Dubthach dit à Patrick : «  Viens pour me tonsurer. L’homme me viendra en aide pour mon soulagement car son dévouement est grand. » Là-dessus, Fiacc vint en aide à Dubthach. Patrick le tonsura et le baptisa. Il lui conféra la qualité d’évêque si bien que c’est le premier évêque qui fut ordonné à Leinster. Patrick donna à Fiacc un coffret contenant une cloche et un reliquaire, une crosse et des tablettes. Il lui laissa sept hommes à sa suite. »
Diverses fondations sont établies par Patrick. Il fit construire de nombreuses églises, assez petites (60 pieds de long), souvent en bois ou en torchis, auprès desquelles il plaça un prêtre ou un diacre. Ces églises sont Argetbor (Meath), Collumbus (Meath), Domhrach Môr (Mayo), Baslic (Roscommon), Dali Bronig (Meath), Ardagh(Longford). Tirechan, dans un catalogue qu’il établit sur des prêtres patriciens, en énumère 42 mais il ajoute qu’il y en avait encore beaucoup d’autres. De plus, outre ces 42 sièges épiscopaux, Patrick fonda de nombreuses églises disséminées dans tout le pays d’Irlande où il établit des prêtres et des diacres. Nous n’avons connaissance que d’une seule église dirigée par un abbé, à savoir Airne dans la baronnie de Costello (Mayo). Et encore, cette communauté semble avoir inclus des évêques (Sachell et Loarn) ainsi que des prêtres. En fait, Patrick n’a jamais fondé lui-même de monastère malgré un attrait certain pour le monachisme. Armagh elle-même, principal monastère du VIe siècle, fut organisée en son temps en siège épiscopal.

  

De Saint Patrick à Saint Columcille : « l’âge des saints »

Saint Patrick, à sa mort, laisse un pays dans son ensemble converti ainsi que les grandes structures d’une église chrétienne irlandaise, fille de l’Eglise catholique romaine. Mais les troubles et les mouvements des populations « barbares » sur le continent, de même que l’invasion saxonne et angle en Bretagne coupèrent, vers la fine du Ve siècle, l’Irlande du reste de l’Europe et la firent évoluer en vase clos.


Dans l’histoire de l’église d’Irlande, il s'agit d'une période faste et mythique, jalonnée par les figures glorieuses de saints tels que Finnian, Brandan, Comgall, Ciaran ou encore Brigit, Columcille, Colman, Cumnean… 

Tous les grands monastères irlandais sont, en effet, fondés à cette période qui s’étend des années 460 à la fin du VIe siècle. 
  • D’après les Annales, le monastère de Clonard, au nord du royaume des Ui Neill, fut fondé vers 515-520 par St Finnian de Moville qui fonda également le monastère de Moville en 540 avant de mourir en 548.
  • Clonmacnoise, dans la région de Shannon, fut fondé entre 540 et 548 par St Ciaran, mort en 548.
  • Clonenagh fut fondé par St Fintan en 548, lequel meurt en 595.
  • Bangor, quant à lui, a été fondé par St Comgall entre 551 et 559 et Clonfert, dans le Connaught, par St Brandan en 552, 558 ou 564 ; Derry (en 546), Durrow (en 560) et Iona(en 563) furent, eux, fondés par St Columcille.
  • Quant au siège épiscopal d’Armagh, fondé par Patrick, il demeure inchangé sous les premiers successeurs de Patrick : Benignus (mort en 481), Iarlaithe (mort en 497), Cormac (mort en 512), Dubthach (mort en 525), Ailill (mort en 535) y sont évêques alors que leur successeur, Dubthach(ou Duach), lequel meurt en 547, n’est plus appelé évêque mais abbé. Il y donc eu à cette époque une réorganisation de la communauté d’Armagh dans le sens de « l’air du temps » c’est-à-dire vers le monachisme.

Il s’est donc opéré, au début du VIe siècle, un rapprochement entre les évêchés et les monastères qui se sont confondus le plus souvent au sein d’une organisation monastique de l’Eglise grâce à la pratique courante en Irlande de l’abbé-évêque. Ainsi, l’Irlande du VIe siècle est divisée, du point de vue de la juridiction religieuse, en vastes zones de la dimension d’une tuath, dirigée le plus souvent par un abbé qui exerce également les fonctions d’évêque ou qui dispose d’un évêque attaché à son abbaye lequel étant, dans les faits, inférieur hiérarchique de l’abbé. Chaque abbaye était autonome et indépendante sauf pour celles qui faisaient partie d’une « paruchia » (un ensemble d’abbayes) et dépendaient de ce fait d’une « abbaye-mère ». On aura compris que l’abbaye ne se limite pas à l’espace occupé par les moines et à ses dépendances directes, mais correspond à tout le territoire qui se trouvait sous sa juridiction.

Dans les hagiographies, ces moines qui se trouvaient constamment par monts et par vaux, combattent leurs opposants, druides ou autres, comme à la guerre [1], traitent avec les plus grands du royaume, se livrent aux pires macérations sans fléchir, assurés qu’ils sont de l’appui de Dieu comme de celui d’un ami et meurent confiants, au terme d’une vie bien remplie, sûrs de se retrouver au Ciel, parmi les élus du Seigneur. 
Ce que l’on trouve dans les hagiographies concernant l’origine sociale des moines est corroboré, dans les fais, par l’étude de la population des monastères. Celle-ci a été réalisée par M. Ryan pour son livre sur le monachisme irlandais [2] et aboutit à la conclusion suivante :  Les moines sont souvent issus d’une famille noble ainsi Columcille, Aed, Brenain Ciaran de Saigher, Colman Elo, Colman de Tir-da-glas, Declan de Ardmore, Enda de Aran, Maedoc de Ferns, ou Mochua de Balla. De la même manière, Brigit était la fille d’un roi local. Quant aux autres, ils étaient pour la plupart soit fils de paysans libres et possesseurs de vaches (signe de richesse) soit fils d’artisans : Ciaran de Clonmacnois était fils d’un constructeur de chariots; Bairre de Cork, fils d’un forgeron; Mochoemog, fils d’un artisan de la pierre et du bois Pas une seule fois il n’est fait mention d’un moine d’une classe sociale inférieure. Bien sûr, le but des clercs dans les hagiographies était de magnifier les saints des premiers temps qui ne pouvaient pas être issus d’une famille ordinaire. L’élu de Dieu devait donc se reconnaître dès la naissance, par ce signe concret d’être bien-né. Or, la noblesse ou l’artisanat, tel que le métier de la forge, étaient autrefois auréolés d’un prestige quasi magique, d’où le fait que la plupart de nos saints proviennent de ce milieu. Néanmoins le fait est que, d’après les statistiques de M. Ryan, la population des monastères était majoritairement issue des classes supérieures.  Il existe une explication à cela : elle tient au rôle qu’a joué l’église dans l’éducation des enfants.

Avant le christianisme, les druides détenaient seuls le savoir, c’est pourquoi ce sont eux qui se chargeaient de sa transmission. Ils recrutaient des enfants très jeunes qui étaient destinés à devenir guérisseurs ou hommes de loi, poètes ou prêtres. L’apprentissage des techniques et du savoir des druides durait longtemps et tous n’intégraient pas la classe druidique qui devait se composer des meilleurs. Ainsi, cette classe assurait-elle à la fois son renouvellement et sa fonction sociale d’éducatrice.
Avec la fin du druidisme, il y aurait eu un vide d’autant plus grand que « la civilisation gaélique accordait une prééminence traditionnelle aux études intellectuelles»,  si l’église chrétienne n’avait pas pris le relais. « Les enfants qui, aux temps païens, auraient occupé leur jeunesse aux études druidiques furent alors placés sous la direction de maîtres chrétiens. ».
Cet apprentissage durait tout le temps de l’enfance, jusque aux environs de la dix-septième année, époque à laquelle le jeune homme pouvait, s’il le souhaitait, demander son admission dans un monastère. Presque tous opéraient ce choix ; les autres, ceux qui ne désiraient pas entrer en religion, retournaient alors à l’état laïc :
« The more general sixth century practise was thus that the future monk should make his early studies and his first steps along the way of perfection under the guidance of some pious cleric and enter the monastery proper only when his boyhood was coming to an end. »
Pour mieux comprendre le système éducatif irlandais au VIe siècle, il faut enfin ajouter qu’il était jumelé avec la pratique, courante dans les pays de culture celte, du « fosterage » c’est-à-dire la coutume qui consistait à placer ses très jeunes enfants dans une autre famille laquelle, moyennant finances, les élevait. Il y avait donc séparation complète des fils et des filles d’avec leurs parents pendant toutes les années de l’enfance. En règle générale le « fosterage » se terminait vers dix-sept ans pour les garçons et quatorze ans pour les filles. D’après ce que l’on peut lire dans les lois irlandaises, on peut déduire que cet usage était surtout en vigueur dans les familles aisées, du paysan libre, possesseur d’un troupeau, jusqu’au roi. C’est cette pratique du « fosterage », comprise comme le moyen de « faire suivre des études » à ses enfants auprès d’un clerc qui, finalement, explique le recrutement si particulier des monastères au sein des classes aisées du pays, comme nous l’avons vu précédemment.


[1] les moines sont souvent appelés les « guerriers de Dieu ». Cf. Vie de Columcille (Livre de Lismore –éd. Stokes ) § 730 ou 1018 où Columcille est appelé « le tison de la bataille placé en avant »
[2] Irish Monasticism (Dublin, Cork-1931)



L’appropriation des récits païens par l’Eglise


La mise par écrit quasi systématique des légendes et traditions orales préchrétiennes par les clercs dans les scriptoria des monastères est un des faits majeurs de l’histoire de l’Eglise irlandaise. Les textes qui nous sont parvenus sont intégrés dans des compilations hétéroclites de textes « païens » et textes monastiques, dont certaines sont prestigieuses tel le Livre jaune de Lecan, le Lebor na Huidre ou encore le Livre de Lismore. Les manuscrits peuvent être assez tardifs, mais les textes en eux-mêmes remontent, selon l’avis des philologues, au haut Moyen Âge irlandais, en général aux VII ou VIIIe siècles. Si la transcription peut ainsi être datée avec une certaine précision, le contenu est lui, quasi impossible à dater.

Il s’agit, pour la plupart, de textes mythologiques où évoluent des dieux et des rois célèbres dans le monde celto-irlandais, des personnages conventionnels (le roi, le guerrier, le druide) d’une société archaïque et apparemment préchrétienne. Cependant, à des degrés divers le lecteur ne peut manquer de percevoir, derrière les récits, la « patte » du scribe chrétien. Ses interventions vont de la simple annotation au remaniement de certains récits ou à l’insertion de passages assurément chrétiens dans le cours d’un récit qui n’est pas de même nature. Tout ceci rend la lecture un peu troublante et oblige à se poser la question du processus de la mise par écrit de ces textes. Proviennent-ils de la tradition orale remaniée par les moines afin d’en gommer, si nécessaire, les traits les plus évidents de paganisme ? Sont-ils des compositions délibérées à partir d’un matériau oral dispersé et sans existence propre ? Ou encore, ces textes proviennent-ils de l’imaginaire des moines, nourris de la culture laïque irlandaise ? L’hypothèse généralement admise par les historiens est celle d’une mise par écrit de traditions orales déformées, de façon plus ou moins consciente, par les moines médiévaux.




L’écriture était un monopole religieux pour les irlandais





Le christianisme est arrivé en Irlande, et avec lui, est arrivée l’écriture. Enfin, presque. Précédemment, les druides et les filid n’ignoraient pas une certaine forme d’écriture, mais ils ne s’en servaient que dans des circonstances limitées. Celle-ci se présentait sous la forme d’ogham, c’est-à-dire de traits s’organisant autour d’un axe vertical souvent formé par l’arête d’une pierre. L’inclinaison et le nombre de ces encoches par rapport à cette verticale déterminait une lettre.


Les seules traces de cette écriture se trouvent sur des pierres funéraires où le nom du mort était écrit en écriture oghamique. A part cela, rien ou quasi. Car l’écriture était un monopole druidique et même dans la classe des druides, tous n’y avaient pas accès, tels les poètes ou les juges. Aussi, la culture de l’Irlande était exclusivement orale et il semble bien que des interdits magico-religieux pesaient sur l’écriture. Seuls les plus habiles des druides pouvaient se servir de cette magie dangereuse, utilisée aussi pour la divination.


Avec le christianisme, religion du livre, le rapport à l’écriture était différent, même si les moines restaient les seuls dépositaires du secret de la lecture et de l’écriture. Il semblerait cependant que les hommes de loi, peut-être aussi les poètes, aient eu assez rapidement droit d’utiliser les caractères latins pour noter la langue irlandaise. C’est ce que tendrait à prouver l’existence du Senchus Mor, avec toutes ses gloses. Si la légende (en introduction du texte) en attribue la mise par écrit à la réunion d’un aéropage de juristes autour de St Patrick, on sait maintenant que ce texte, si complexe qu’il est improbable que ses rédacteurs aient été de simples moines, a été mis par écrit autour du début du VIIIe siècle. Ce sont donc des juristes, détenteurs du droit traditionnel irlandais qui l'ont couché par écrit, une fois concilié avec les codes chrétiens. Cependant, le substrat préchrétien est évident avec l'existence dans certaines parties du texte de formules mnémotechniques caractéristiques de la tradition orale. Il en fut de même pour des récits d’une autre nature. Alors que des textes étaient tout à fait éloignés des préoccupations de la morale chrétienne, les hommes d’église irlandais se sont efforcés de les recueillir et de les consigner, les sauvant ainsi de l’oubli.

Plusieurs questions se posent maintenant à nous, la première étant de comprendre comment les moines ont pu avoir suffisamment connaissance de ces récits d’essence païenne au point de les mettre par écrit sans trop en déformer la cohérence interne, et ce plusieurs siècles après l’installation du christianisme. Cela suppose sans doute la permanence des filid, successeurs laïcs des druides, poètes de cour pour la plupart, et leur entrée sans rencontrer d’opposition dans la vocation monastique. Certains d’entre eux sont d’ailleurs devenus célèbres, comme Columcille au VIe siècle. Dans les périodes plus tardives, recopier ces premiers textes alors que le paganisme était mort, a dû être considéré comme inoffensif et correspondre à une demande des cours laïques.


Cependant, dans certains manuscrits, le scribe s’autorisait à émettre un avis sur le texte qu’il recopiait, pour s’en « désolidariser ». Ainsi, on trouve dans une des versions du Tain Bo Cualnge, la « razzia des vaches de Cooley », récit central du cycle épique d’Ulster :

« Mais moi qui ai écrit cette histoire, ou plutôt cette fable, je n’attache aucune foi aux choses qui y sont contenues. Car une partie consiste en artifices des démons et une partie en inventions poétiques ; une partie est vraisemblable, une partie ne l’est pas, et une partie est pour le plaisir des mots. »

Cet état d’esprit explique certaines notations d’origine chrétienne dans les récits. Ainsi, il arrive de voir un dieu, quand il apparaît aux humains, se défendre d’être un démon. Lug, dans le cycle ossianique, apparaît au roi d’Irlande et il énonce :

« Je suis Lug, fils d’Edlenn, fils de Tigernmas (…) Je ne suis pas un scal[1]. C’est après ma mort que je viens vers vous et je suis de la race d’Adam. »
Dans d’autres textes, les dieux sont nommés sorciers ou démons. C’est surtout à propos des pratiques druidiques que les moines n’ont pas laissé passer les occasions de dénigrer et de « sataniser » la magie traditionnelle. Par exemple :

« Les Tuatha De Danann[2] étaient dans quatre villes à apprendre la science et le druidisme, car la science, le druidisme et la diablerie étaient à leur service. (…) A ce sujet, l’historien a chanté :
“Les Tuatha De Danann aux précieux trésors
Où trouvèrent-ils l’enseignement ?
Ils touchèrent à la sagesse parfaite,
Au druidisme et à la diablerie.” »
Ou encore considérons Ogme, champion des dieux celtes, durant la bataille de Mag tured, qui s’est emparé de l’épée de son adversaire, le roi Formoire. Il la tire de son fourreau, la nettoie. Alors l’arme se met à parler et à raconter ses hauts faits. Voici la notation du moine :
« Car, en ce temps, les démons parlaient dans les armes. »

Dans l’article, « la fatalité et la mort dans une légende de l’ancienne Irlande » (OGAM n°10, Rennes, 1958), Mme Françoise Le Roux développe l’exemple suivant. Le motif est traditionnel, c’est celui de la lance et du chaudron. Dans certains textes, la lance « a coutume à ce tour quand elle est mûre pour verser le sang d’un ennemi : un chaudron de venin est nécessaire pour la submerger quand on attend d’elle le meurtre d’un homme. Faute de cela, sa poignée brûle, elle va en travers de l’homme qui la porte, jusqu’à travers le seigneur de la maison royale. ». Ce qui a donné ailleurs : « un chaudron noir [rempli] d’un liquide horrible comme la nuit [est] devant lui, fait par magie de sang de chien, de chat et de druide, si bien qu’on plonge la pointe de la lance dans ce poison liquide quand l’ardeur saisit la lance. ». Si le contenu est le même, dans la 2e version, le moine superpose des jugements de valeur qui ont tendance à obscurcir le sens du rituel et on voit qu’il assimile à ce rituel quasi démoniaque le druide qui met son sang dans ce liquide « horrible ».


Pour terminer, le dernier exemple est tiré du livre de M.L. Sjoestedt, Dieux et héros des Celtes[3]. Il s’agit de la prise de position du moine qui mit par écrit l’épopée de Cu Chulainn et de Fann (Lebor na Huidre, 4034)

« Voici l’histoire de la vision désastreuse envoyée par le peuple des side à Cu Chulain. Car le pouvoir diabolique était grand avant la Foi ; il était si grand que les démons avaient pour habitude de combattre les hommes sous forme humaine et ils leur montraient des choses délicieuses et mystérieuses. Et le peuple croyait qu’ils étaient immortels. »
Donc, les anciens dieux ont existé, c’étaient des démons et l’arrivée de St Patrick, son action et celle de ses successeurs les ont fait mourir.
Cependant, dans la masse des récits consignés, ces exemples constituent une minorité isolée et sont ponctuels. Plus souvent en effet, l’homme d’Eglise préfère une approche moins frontale : s’approprier la tradition païenne en la christianisant par des ajouts.


[1] C’est-à-dire un habitant des sid, tertres ouvrant le monde souterrain.
[2] Les Tuatha De Danann étaient les dieux de l’Irlande. Ce sont eux qui ont amené avec eux dans le pays la magie et le druidisme. Ce passage appartient au Livre jaune de Lecan
[3] Traduit par M. Dillon, Londres, 1949, p.2




Le remplacement des cultes locaux

Ce que l’on peut affirmer de façon certaine sont les faits suivants : tout d’abord qu’il est souvent question d’un saint qui implante une église ou sanctifie un puits sur un lieu de culte païen. On a vu l’exemple de Patrick installant une église dans le sanctuaire de Cromm, à Damnach Maighe Sleacht. On trouve aussi à Tara un puits sacré, nommé Nemnach, en face de « la maison de Mairisiu », un tumulus surmonté de pierre levées où était vénérée une déesse irlandaise, Mairisiu, que l’on retrouve en tant que personnage historique dans la tradition populaire. Ou encore à Tara, il est fait mention de la « Croix d’Adamnan » dans les Dind-Senchas Erenn, croix qui se révèle être, après analyse, une des pierres levées vénérée par les païens que le christianisme a surmontée de sa croix.
Par ailleurs, les archéologues fournissent aux historiens des exemples de sanctuaires païens qui sont devenus, par la suite, des monastères. Ainsi Beg-Eire, sur l’estuaire de la rivière Slaney, est le site d’un ancien établissement ecclésiastique, associé au nom de Saint Ibar (Ibar qui signifie "if sacré" en irlandais). Or, MacAlister [1]pense pouvoir affirmer que cet ancien monastère était implanté sur un sanctuaire païen localisé exactement au même endroit de l’île. Il ajoute également que le processus fut sensiblement le même à Inis Muiredaig, dans la baie de Sligo :
«  The church there, called Teampull na Teineadh, with its sacred fire-hearth (site of « one of the three sacred  perennial fires of Ireland») preserves the memory of some fire ceremony that assuredly was not christian. It seems also to be the case at Inis Cealtra, where, as I have shown in my account of the site, there is very complete evidence for the former existence of a sacred tree. »

Cela nous amène tout droit au monastère de Kildare et à Sainte Brigid à propos de laquelle dire qu’elle est la figure christianisée d’une grande déesse irlandaise, voire pre-celtique, est devenu un lieu commun.
Le monastère de Kildare se trouve dans la plaine de Liffey, au Nord-Leister. Son nom signifie « église du chêne », du vieil irlandais Cell Daro. Il avait comme particularité, outre le fait d’être un monastère double, de posséder un feu « sacré » que les moniales entretenaient pour qu’il ne s’éteigne jamais. Ce monastère était, sans doute aucun, dans la continuité d’un sanctuaire possédant également un feu sacré, auquel un collège de prêtresses rendait un culte, ce feu étant la manifestation de la déesse Brigh, fille de Dagda, dieu suprême des Irlandais. La mention du chêne, contenue dans le nom de Kildare, renforce cette quasi certitude : beaucoup de sanctuaires irlandais contenaient des arbres sacrés, demeures des dieux.
Le processus qui a mené Kildare du paganisme au christianisme fut probablement le suivant.
Tout d’abord, on peut supposer, sans grand risque de se tromper, que la première prêtresse du sanctuaire était considérée comme une incarnation de la déesse et portait son nom. Cette pratique existait en Irlande : on sait, par exemple, que les rois de Tara portaient sans leur nom le surnom de Eochu , qui provient du mot irlandais signifiant « cheval ». Or, ce que l’on sait des rites d’accession à la royauté de Temair, c’est qu’ils comportaient essentiellement une hiérogamie du roi avec une jument blanche, symbole ou incarnation de la royauté, c’est-à-dire de la déesse qui « régnait » sur le royaume de Tara.
Il est donc légitime de penser que la déesse Brigh ait pu donner son nom à la grande prêtresse de Kildare. Ainsi, dans la succession des Brigid, prêtresses de Brigh, l’une d’entre elles a dû se convertir au christianisme et entreprendre de transformer le sanctuaire en monastère.
Cette prêtresse serait devenue, dans l’histoire de l’Eglise et dans les hagiographies, Sainte Brigid (ou Birgit), fondatrice du monastère de Kildare, en oblitérant ainsi tout rapport avec un quelconque sanctuaire.
En revanche, la personnalité même de Sainte Brigid, telle qu’elle apparaît dans les hagiographies, n’a pas pu échapper à certains traits de paganisme, ou plutôt, le rapport qu’il y avait entre Sainte Brigid et la déesse Brigh ne diffère pas d’avec celui qui devait exister aux temps païens : Brigid est toujours la figure terrestre de la déesse Brigh.
Un deuxième élément corrobore indirectement le parallèle existant entre Sainte Brigid et la déesse païenne. J’en emprunte l’exposé à M. MacCone, dans son article sur Brigid paru dans la revue Peritia [2] :
Brigit appears in numerous placenames of the generally « Cell Brigte » and « Topar Brigte » type all over Ireland, and there is a considerable concentration in Leinster and the Midlands. The otherwise remarkable spread of  her cult at so early a date is probably due to its roots in that of an identically named pagan goddess who was indoubtelly once widely worshipped in Ireland and among the celts on the continent. »  
Le Père Grosjean, dans un de ses articles [3], précise davantage le propos. Il reproduit un texte où une « invocation des Saintes Brigides » est faite :
« Brigitarum aricillarum tuarum malint quo arlin dearnahda mur de murrunice domurbrio rubebroht. »

Qui sont ces « Brigides » ou cette « Brigit » évoquée au pluriel ? Dans le catalogue des vierges homonymes, on retrouve 9 Brigit et 15 Brigh à travers l’Irlande. Cela nous invite à supposer que toutes ces vierges de Dieu sont, en fait, les figures locales que le christianisme a voulu donner à la déesse Brigh, partout où elle était honorée, et qu’elles sont donc autant de répliques de la grande Sainte Brigit à qui il fut forgé une histoire plus consistante.


 [1]«  Temair Breg : remains and traditions of Tara » , MacAlister  dans  PROC RIA n°34, p. 254 et  «  The history and antiquities of Inis Cealtra » , MacAlister  in PROC RIA n° 33 C , 1916, p. 93-174
[2]«  Brigit in the seventh century : a saint with three lives » , Peritia n° 1, 1982, p. 110
[3] « Notes d’hagiographie celtique » in Analecta Bollendiana n° 61, p. 103-105

Des traces de superstitions

On remarque, à l’étude des hagiographies, de nombreuses traces de superstitions qui sont autant de restes du paganisme. 
Le première de toutes, omniprésente dans les textes et les mentalités, est la croyance en l’efficacité de la magie, que celle-ci soit au service d’un saint ou d’un druide. Les moines irlandais ne pensent pas une seconde que le druide, le magicien, puisse être un charlatan. A travers eux, nous avons un aperçu des pouvoirs accordés aux druides : ils peuvent prophétiser ; ils peuvent fixer des jours heureux en étudiant le ciel, influencer le temps, provoquer l’obscurité et faire éclater des orages  ; ils connaissent les charmes et les incantations.
 Sont mentionnées également les croyances en l’efficacité des philtres, en l’existence de monstres marins pouvant attaquer les saints, en l’apparition de démons sous l’apparence de nains à la face noire. A l’inverse, des âmes peuvent prendre la forme d’oiseaux, motif que l’on retrouve dans certaines immrama dont celle de Snedgus et Mac Riagla (§ 17).
Dans ces hagiographies, sont présents aussi certaines pratiques et certains faits qui relèvent directement du paganisme. Citons quelques exemples. Dans la Vie de Saint Columcille on peut lire que les vagues parlent aux hommes ; or, il était courant pour les druides de solliciter une réponse ou une parole venant de la mer ;  généralement, la neuvième vague était porteuse du message. La même hagiographie mentionne une épée magique en présence de laquelle personne ne pouvait mourir. Ajoutons la pratique qui consiste à amener sur le champ de bataille le corps d’un héros mort afin que la victoire soit plus sûrement remportée ; un reliquaire pouvait produire, évidemment, le même effet. Enfin, on  trouve une transposition du sacrifice humain pour assurer la sécurité et la prospérité d’un édifice ou d’une fondation dans la Vie de Saint Columcille  :
«  Ainsi il y eut une navigation favorable et il atteignit un endroit appelé « Hi de Columba » (…) Alors Columba dit à ses compagnons : «  Il est bon pour nous que nos racines rentrent sous le sol ici » puis « Il vous est permis que l’un d’entre vous aille sous la terre ou sous le terreau de cette île pour la consacrer. » Odhran se leva de bon cœur et dit « Si je suis choisi pour cela, je suis prêt. »
« O Odhran, dit Columcille, tu en recevras la récompense. Aucune prière ne sera faite pour personne sur mon tombeau sans qu’il en soit d’abord fait mention. »Alors Odhran monta au ciel. Columcille fonda une église pour lui ensuite. »


En dernier lieu, certaines croyances superstitieuses peuvent introduire une étude sur les loricae , les « cuirasses », prières de protection typiques de l’Irlande médiévale, qui ont connu un succès considérable auprès des peuples celtiques. Voici la définition qu’en donne M.H.Leclercq dans le Dictionnaire d’archéologie chrétienne  et de liturgie de Cabrol :

«  La cuirasse était une protection, et c’est en ce sens que le mot « lorica » a été attribué à des formules destinées, dans la pensée de ceux qui en faisaient usage, à mettre le corps et l’âme à l’abri des dangers. Mais c’est principalement du corps et des membres qu’il est question, et l’invocation prend soin de désigner par son nom la partie sur laquelle elle appelle la protection de Dieu, des anges et des saints. (…) Il s’est conservé un certain nombre de « loricae » , presque une vingtaine, qui forment un groupe appartenant à la littérature celtique. 

Les loricae irlandaises, qui sont celles qui nous intéressent, sont au nombre de dix. Ce groupe se constitue de la Lorica de St Brendan en latin et de neuf loricae en vieil irlandais.
Ces prières eurent une popularité considérable en Irlande car elles étaient, en quelque sorte, des prières directement efficientes, chassant les démons, préservant des maladies et de la mort subite ceux qui les récitaient. Elles ont souvent pour auteur (véritable ou présumé tel) des saints prestigieux qui firent ces prières pour se protéger alors qu’ils étaient eux-mêmes en danger.
Ainsi, la lorica de Saint Brendan tire-t-elle son origine d’un épisode de la navigation du Saint, à un moment où lui et ses compagnons étaient attaqués par un monstre marin. De même, la lorica de Patrick , si l’on en croit la Préface au manuscrit où elle est conservée, « a été faite pour se défendre, lui (Patrick), ainsi que ses moines, contre les ennemis qui dressaient des embûches (…) pour l’empêcher d’aller semer la foi à Tara. ». C’est également pour se débarrasser de ses ennemis que la lorica de Sanctan fut prononcée.


Elles se présentent sous forme de litanies, ce qui pourrait nous inciter à les considérer comme les continuatrices des incantations druidiques : ce type de prière ne s’est développé dans aucune autre église, mis à part les églises celtes.

Voic un passage de la lorica de Patrick également nommée « faed fiada » en irlandais, que l’on peut considérer comme le type même de la lorica


« Je me lève aujourd’hui
par le fort pouvoir d’une invocation de la Trinité
par la foi en la Trinité dans l’unité
par le Créateur des éléments.
« Je me lève aujourd’hui
par le pouvoir d’amour des Séraphins (…)
dans l’espoir de la Résurrection pour récompense
dans les prières des nobles Pères (ou « patriarches »)
dans les prédictions des Prophètes
dans l’enseignement (ou le « prêche ») des Apôtres
dans la foi des Confesseurs
dans la pureté des saintes Vierges
dans les actes des hommes droits.
« Je me lève aujourd’hui
par le pouvoir du ciel
la lumière du soleil
la blancheur de la neige
la force du feu
(…)
« Je me lève aujourd’hui
par la force de Dieu pour me guider
par la puissance de Dieu pour me soutenir
la sagesse de Dieu pour m’apprendre
l’œil de Dieu pour me garder
l’oreille de Dieu pour m’entendre
la parole de Dieu pour me donner la parole
la main de Dieu pour me protéger
le chemin de Dieu pour me prévenir
le bouclier de Dieu pour m’abriter
l’armée de Dieu pour me défendre
contre les filets des démons
contre les séductions du vice
contre les inclinations de la nature
contre tout homme qui s’apprête à me faire du mal
de loin ou de près
avec peu (d’hommes) ou dans la multitude
« J’ai disposé autour de moi tous ces pouvoirs
(…) »
   
Le but de la prière est de « se rendre puissant dans le Seigneur », de Le glorifier par l’opposition des vertus de sa vie chrétienne au mal extérieur. Mais plus précisément, la prière n’a pas comme but premier de louer le Seigneur mais de devenir puissant contre les dangers extérieurs à Lui, sans avoir d’autre vertu que le mérite de réciter la prière. Dans le système de la lorica , donc, en accordant sa protection, Dieu doit agir en faveur de celui qui le prie et croit en lui, même si cette protection n’est pas complètement assurée. Dans une certaine mesure, le moine ou le simple chrétien qui veut la protection divine contre tel ou tel danger la réclame en échange de sa foi. Cet écho de la mentalité païenne se retrouve aussi dans le fait que, dans la lorica, c’est l’homme qui prie qui est le pivot de la relation homme-Dieu. C’est lui qui est finalement au centre de la prière. C’est pour lui que celle-ci est faite et non pas pour Dieu. De même, dans la mentalité païenne, les dieux ne sont pas conçus indépendamment de l’homme : c’est l’homme qui est le centre du religieux. La lorica, en outre, s’écarte de la prière originelle en ce sens qu’elle évacue souvent toute spiritualité pour ressembler à une « recette de grand-mère contre les maladies et les dangers physiques ». 
Telle est la caractéristique des loricae : l’aide de Dieu est certes demandée pour éviter les dangers moraux auxquels est soumis tout homme, mais elle doit surtout intervenir sur les dangers physiques. Tous les cas possibles sont précisés, ainsi que les parties du corps que l’orant veut protéger : l’aide de Dieu contre les « essaims de pestes, ruses des maraudeurs, jugement des femmes ( ? ), peste rouge, poison des dards, enchantements secrets, démons du brouillard » (lorica anonyme), « les mauvais désirs (conçus)contre moi dans les dix quartiers du monde » (lorica de Colgu), « dangers de la mer » (lorica de Camarther), « maléfices des femmes insensées » (lorica de Klosternenbarg), « maladie rapide, poison, famine » (lorica de Colmar), «  attaque perverse, mort subite, mort sanglante, feu, mer sauvage, tout liquide empoisonné, vent, eaux rapides, horrible enfer » (lorica de Sanctan). En ce qui concerne une éventuelle maladie, la lorica , là aussi, peut se révéler efficace, d’autant plus qu’elle a bien soin, dans son énumération, de n’oublier aucune des zones à protéger du mal. C’est ainsi que, dans la Lorica de Gildas se trouvant dans le Leabar Breac, manuscrit irlandais du XIVe siècle, près de quatre-vingts parties du corps sont mentionnées. Quant aux autres loricae , sans aller aussi loin dans l’énumération, elles sont toutefois fort précises dans la désignation de la partie du corps concernée.
L’explication réside certainement dans le fait que « dans la pensée de nos Irlandais très superstitieux du VIIe et du VIIIe siècle, ces dénombrements anatomiques devaient pareillement avoir la valeur de rites antidémoniaques. Ils reposaient très probablement sur la croyance que le diable, artisan de toutes les maladies, soucieux de ne pas trahir le lieu précis de son séjour dans le corps, ne pouvait en être chassé que si l’on spécifiait la partie même du corps où il se cachait. »  

En définitive, nous pouvons dire que les loricae sont de « curieux amalgames d’éléments chrétiens et d’éléments magiques de faible importance » ou, plutôt, qu’elles sont des prières chrétiennes que la mentalité des populations, demeurée païenne sur le fond, a détournées de leur sens originel pour les faire ressembler à des incantations magiques, ce qu’elles ne sont pas, même si elles ne sont plus des prières purement chrétiennes. Les loricae sont ainsi les exemples extrêmes de ce qu’est le christianisme irlandais : une synthèse, pas toujours harmonieuse ni consciente, de ce que le paganisme a pu sauver et du christianisme « conquérant ».


L. Gougaud,  « Loricae et les prières qui s’en rapprochent », Bulletin d’ancienne littérature et d’archéologie chrétienne , n°II, 1912, 







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