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samedi 20 janvier 2024

Les JO, c'est politique !

 Notes sur l’émission « Concordance des temps » (samedi 20/01/2024)

Le sport entre deux blocs 

 Jeux Olympiques modernes : Le 23 juin 1894, à la Sorbonne (Paris), les délégués de neuf pays fondent le Comité International Olympique (CIO). De ce jour date la renaissance des Jeux Olympiques. A l’origine, il s’agissait de rassembler, dans des événements sportifs, une sorte d’aristocratie des sportmen, sur le modèle des jeunes anglais des bonnes écoles. D’où l’accent qui est mis au départ sur l’amateurisme des sportifs qui participent aux JO. Mais il y a une évolution cf : Pierre de Coubertin, le fondateur des JO modernes affirme que « l’athlète moderne exalte sa patrie, sa race, son drapeau » (1935).

1921-1931 : Internationale rouge du sport => spartakiade (1927, Moscou)

1936 : JO de Berlin. Utilisés comme la vitrine du régime nazi

 

Après 1945, on voit renaître l’olympisme. Il y a une tension entre une défense d’un internationalisme pacifique et en même temps, une promotion de la compétition entre Etats, à travers le décompte des médailles. Les soviétiques entrent dans le circuit international du sport : l’URSS y voit la possibilité de s’engager dans une « diplomatie populaire » et de s’adresser à des opinions publiques qu’ils ne touchaient pas avant. L’URSS entre au CIO en 1951. Le pays investit dans le sport en créant le statut d’ « amateur d’Etat » càd des athlètes payés par l’Etat pour pouvoir s’entraîner (Rq/ dans le camp d’en face, on a le même style de torsion du principe de l’amateurisme avec la participation des militaires américain dans les compétitions sportives).

Les JO ont constitué entre 1945 et 1990 le champ de bataille d’une guerre d’influence entre les deux blocs, sans compter que les nations du Tiers-Monde tentaient de jouer leur partie.

 

1952 : JO de Helsinki (pays neutre)

2 villages olympiques. Les athlètes du bloc de l’est ont leur propre village olympique séparé. Espace clos, mais à mesure que les compétiteurs soviétiques font preuve, sur les stades, de fraternisation avec les autres compétiteurs, le village du bloc de l’est s’ouvre => repas organisé par les soviétiques entre rameurs de tous pays, avec toasts portés à l’amitié entre les peuples.

Le bloc soviétique utilise les athlètes pour mettre en avant son modèle cf Zatopek, le tchécoslovaque, qui a remporté successivement le 10 000 mètres, le 5 000 mètres et le marathon fait des conférences publiques où il vante le modèle communiste.

 

1956 : JO de Melbourne

Village olympique commun

Insurrection en Hongrie et sa répression par les soviétiques => plusieurs pays boycottent les JO. (ex. Pays-Bas. Un match de Water-Polo entre équipe soviétique et équipe hongroise donne lieu à une photo d’un nageur hongrois le visage couvert de sang à la suite d’un coup de crosse hongrois. Cette photo est titrée dans la presse « le bain de sang » avec une référence explicite à la répression.

https://www.dailymotion.com/video/x7r2bnp

A l’issue de ces jeux, 38 membres de la délégation du bloc de l’est décident de ne pas rentrer dans leur pays : ils « font le choix de la liberté » (référence au transfuge soviétique Kravtchenko et au titre de son livre publié en 1946 à New York). Une opération est montée par les dirigeants de Sports Ilustrated (magazine de sport, très populaire aux EUA, fondé par Henri Luce – Fortune, Time …- en 1954) pour les aider à émigrer aux Etats-Unis. En Janvier 1957, Freedom tour : ces transfuges font une série de réunions publiques pour lever des fonds pour aider les exilés hongrois.

Cf “Sports Illustrated and the Melbourne Defection”, Toby C. Rider, in  Cold War Games: Propaganda, the Olympics, and U.S. Foreign Policy , 2016, Pages 103–121. https://doi.org/10.5406/illinois/9780252040238.003.0007

A partir du milieu des années 1950, de plus en plus de compétitions internationales s’organisent, qui constituent autant d’occasions de rencontre entre les  athlètes des deux blocs. Pas seulement les JO cf aussi les « mondiaux » de tel ou tel sport.

1960 : Rome  +  1964 :Tokyo


1968 : JO de Mexico

1ere fois qu’ils sont retransmis en Mondivision  et en direct.

1er contrôles antidopages

Pour la 1ere fois, pas d’équipe allde (faussement) unifiée -> 2 délégations RFA/RDA

Dans le contexte de la lutte pour les droits civiques aux EUA, des athlètes mettent en scène leur dénonciation de la discrimination raciale et son soutien à la cause afro-américaine ccf la photo célèbre de Tommie Smith et John Carlos, poings levés et gantés (comme les Black panthers) sur le podium du 200 m

= mise en scène des tensions internes au sein du pays, largement reprise par la propagande soviétique.

Mais de la même manière, la gymnaste tchécoslovaque Vera Čáslavská  (4 médailles d’or) baisse ostensiblement la tête sur le podium au moment où retentit l’hymne soviétique : contexte = la répression du printemps de Prague.

Les pays nouvellement indépendants issus de la décolonisation sont l’objet de la propagande sportive des deux Grands : accueil d’athlètes du Tiers-Monde dans les universités, US comme sov, et distribution de bourses, construction d’infrastructures (ex. stade de Jakartà construit en 1962 sur des fonds soviétiques), organisation d’événements sportifs…

 

1972 : JO de Munich

La prise d’otages des lutteurs israéliens par le groupe « Septembre noir » palestinien qui a tourné au carnage lors de l’assaut final. Le tout est suivi en direct par 690 millions de téléspectateurs. Les preneurs d’otages réclamaient la libération de 200 prisonniers palestiniens, mais la 1ere ministre israélienne Golda Meir est intransigeante et refuse de négocier avec les terroristes. Malgré tout, c’est l’occasion de mettre au 1er plan de la scène internationale la question palestinienne.

Le village olympique était ouvert à la circulation et c’est la mise au premier plan de la question de la sécurité des athlètes et des installations (ce qui alourdira considérablement la facture des JO suivants cf le fiasco budgétaire des JO de 1976 à Montréal.)

 

L’ère des boycotts

1976 : JO de Montréal

En 1976, de nombreux pays d’Afrique boycottent les Jeux olympiques organisés à Montréal. Ce boycott n’est pas le premier du genre, l’olympisme est coutumier des scandales sportifs ou politiques. À Melbourne en 1956, six pays boycottent les JO. L’Égypte, l’Irak et le Liban protestent contre l’occupation franco-anglaise du canal de Suez, tandis que l’Espagne, les Pays-Bas et la Suisse manifestent leur désaccord avec l’intervention soviétique en Hongrie. Cette fois à Montréal, le boycott est massif et sans précédent, soulignent les chercheurs Catherine et Éric Monnin, auteurs du Boycott politique des Jeux olympiques de Montréal, aux Presses Universitaires de France. C’est presque tout un continent qui refuse de participer aux épreuves olympiques. Les pays africains dénoncent l‘apartheid en Afrique du sud. 

 

La question du dopage des nageuses est-allemandes est l’occasion de remettre en cause les pratiques anti-sportives au sein du bloc de l’est. https://youtu.be/mYuzMtoOOOs

 

1980 : JO de Moscou

 


Dès 1956, les dirigeants sportifs soviétiques évoquent la possibilité d’accueillir les JO. Ils investissent dans les infrastructures pour être en mesure de les accueillir. Ces Jeux ont permis la modernisation des services et lieux d’accueil des JO. La cérémonie d’ouverture est une réussite de la propagande soviétique : grands tableaux extrêmement réussis mettant en avant l’histoire et la culture russe et les valeurs de l’olympisme, la paix dans le monde … Mise en scène grandiloquente qui va servir de modèle pour les cérémonies suivantes.

Boycott des Etats-Unis, dont le prétexte est l’invasion de l’Afghanistan par l’armée rouge en 1979, mais le principe du boycott est évoqué bien avant, dès la connaissance du choix de Moscou comme ville d’accueil des JO. La dénonciation du non-respect des droits de l’Homme sert la propagande US. Mais le boycott n’est pas généralisé, même au sein du bloc des nations dites libres et les JO ont tt de même lieu sans trop de perturbation. En Europe, seule l’Allemagne de l’Ouest et la Norvège boycotteront ces Jeux. La France, l’Italie et la Grande-Bretagne maintiennent leur participation mais à des conditions différentes. Certains pays participeront mais sous bannière olympique. D’autres, comme la France notamment, refuseront de participer à la cérémonie d’ouverture.



 1984 : JO de Los Angeles

Boycott cette fois-ci des pays du bloc de l’est, encore que les occidentaux aident les athlètes de la Roumanie et de la Yougoslavie à participer à ces jeux. Et grand retour des sportifs chinois sur la scène olympique.

Ce sont des jeux qui ont été accusés d’être vendus au privé. MacDonald finance le stade nautique et Fuji le pas de tir. Le droit de porter de la flamme olympique est monnayé 3000$ du km. Pour la 1ere fois, présence des sponsors officiels qui achètent le droit d’utiliser l’image et le logo des JO => cf Fidel Castro qui dénonce cette marchandisation du sport (en 1988 à Séoul, la délégation cubaine boycottera les JO)


Lien vers une trace écrite d'un ancien sujet d'étude JO pour les STI 

Lien vers émission : sport et diplomatie



dimanche 30 juillet 2023

Frontières, les cours de Didier Fassin au Collège de France

 la vidéo de la leçon introductive est accessible ici

Leçon 1

les 50 premières minutes sont consacrées à trois récits, récits fictifs mais inspirés par l'expérience de Didier Fassin résultant de 5 années d'enquête de terrain auprès des migrants/exilés/réfugiés. Ces récits sont simplifiés pour être exemplaires : une famille de migrants/exilés/réfugiés afghans qui traversent les Alpes depuis l'Italie, un groupe de maraudeurs qui cherche à venir en aide aux migrants et une patrouille de policiers surveillant la frontière. Dans ces récits, dit-il il est une protagoniste omniprésente et invisible : c'est la frontière "car elle n'est pas une simple ligne tracée sur une carte elle a une vie propre elle se meut et qu'elle soit montagneuse comme ici, ou maritime ou désertique comme ailleurs, elle violente, elle blesse, elle tue. C'est pourquoi c'est par ces géographies que je débuterai la prochaine séance".

R) le vocabulaire utilisé pour désigné le groupe des migrants change selon le point de vue. Le gouvernement français parle de migrants, eux-mêmes se nomment réfugiés et les humanitaires insistent sur le vocable d'exilés pour insister sur le caractère subi de la migration.

Sur ce sujet, une parfaite neutralité est illusoire et même pas souhaitable car la question de la frontière, en ce moment, pose des questions morales avec des enjeux politiques. Dans cette première leçon, Didier Fassin fait le point sur "d'où il parle".

 

Leçon 2

Etienne Balibar, Qu'est-ce qu'une frontière ?, 1997 (publication  et notes ) : il n'est pas possible de donner une def univoque de la frontière. C'est une notion complexe.

Les 5 dimensions de la frontière :

- une ligne déterminant la souveraineté sur un territoire. On ne peut donc la franchir qu'avec une autorisation. Il y a donc contrôle à la frontière.

Pourtant, dans le cas de la France, du fait de Schengen, il ne devrait plus y avoir de contrôle à la frontière : le traité créant l'espace Schengen, signé et par la France et l'Italie, ne prévoit que des dérogations temporaires (c'est la clause de sauvegarde) pour une durée allant de 10 jours à 6 mois si  accord des autres Etats membres, et ce en cas de menace grave pour la sécurité intérieure. Cette clause de sauvegarde a néanmoins été utilisée par la France à de nombreuses reprises, en 1995 ( éventualité de la circulation de stupéfiants depuis les Pays-Bas), en 1999 (pour s'opposer à la venue d'Italiens désireux de venir manifester à Paris dans un mouvement de soutien aux sans-papiers), en 2011 (pour empêcher des Tunisiens migrants d'entrer sur le sol français). Depuis 2015, arguant du danger terroriste, la France renouvelle tous les 6 mois cette dérogation. A la frontière italienne, particulièrement étudiée par Didier Fassin, la frontière intérieure est rétablie de facto et militarisée : actuellement 230 membres des forces de l'ordre gardent cette frontière alpine. A se demander si Schengen, contrairement à sa promesse d'un monde ouvert, ne sert pas uniquement à supprimer les contrôle sur les échanges de marchandises qui ralentissent le marché unique européen. Si bcp peuvent continuer à franchir cette frontière sans qu'on ne vérifie leur identité, sur la bonne foi de leur visage, de leur voiture, de la présomption qu'ils sont touristes, d'autres ne peuvent le faire qu'en s'aventurant dans la montagne à leurs risques et périls => la frontière est raciale : elle discrimine en fonction de l'origine. R) "Frontières raciales", c'est l'intitulé du colloque qui a accompagné cette première saison de cours.

- la frontière est aussi une zone = celle dans laquelle les contrôles peuvent être effectués. La loi fixe l'épaisseur de cette zone à 20 km au-delà et en-deçà de la ligne frontalière. Ce fut ajouté au code de procédure pénale dès 1993 donc "au moment où la vérification fixe et systématique devait être supprimée sur la ligne-frontière, le gouvernement instaurait un contrôle mobile et aléatoire dans la zone-frontière"  (Sara Casella Colombeau), ce pour quoi le gouvernement français fut par deux fois condamné par la Cour de Justice de l'Union Européenne qui considéra par deux arrêts en 2010 que la nouvelle procédure de contrôle  ne changeait pas fondamentalement la nature du contrôle aux frontières ce qui contrevenait donc aux dispositions de Schengen.

L'exemple de la surveillance des frontières française montre donc que paradoxalement, Schengen a renforcé les contrôles des frontières françaises avec deux dispositifs, l'un fixe, par dérogation, sur la ligne-frontière et l'autre mobile, par extension, dans la zone-frontière.

R) les frontières-point aux aéroports (et autour avec une auréole de 10 km) ont essaimé la frontière sur tout le territoire.


- la frontière est aussi une présence incorporée pour les exilés qui vivent constamment sous la menace d'un contrôle d'identité. "La frontière est cette chose que les exilés portent en eux", même quand ils ne sont pas dans les zones où les contrôles d'identité sont possibles. Pour eux, la probabilité du contrôle de police est constante et élevée. En plus du contrôle policier qui rappelle toujours la frontière (par la procédure de l'expulsion), les institutions mêmes du pays d'accueil opèrent ce rappel incessant de la frontière.


dimanche 18 juin 2023

Churchill

 

Churchill, sa vie, ses crimes

Aux Sources (sur le site Hors-Série)

Tariq Ali

Émission animée et conçue par Stathis KOUVÉLAKIS

Traduction et sous-tirage : Ernest MORET

Il y a trois ans, à Londres, la statue de Winston Churchill devant le Parlement britannique était couverte de peinture rouge. Au même moment, des actions du même type, initiées par mouvement Black Lives Matter suite au meurtre de George Floyd, ont visé des dizaines de monuments dans plusieurs pays occidentaux. En cause dans ces actions symboliques, une histoire, coulée dans le marbre ou le bronze des statues, qui a partie liée avec l’esclavage, le colonialisme, le racisme.

Cette actualité a incité Tariq Ali, écrivain, militant de l’anti-impérialisme et figure historique de la gauche radicale britannique à se pencher sur le cas Winston Churchill. L’ouvrage qu’il lui consacre, publié d’abord en langue anglaise en 2022 et dont une traduction française vient de paraître aux éditions La Fabrique, n’est pourtant pas une biographie conventionnelle. Constatant la faible transmission de l’histoire des combats pour l’émancipation dans les nouvelles générations militantes, Ali utilise la figure de Churchill pour déployer une contre-histoire de cette séquence mouvementée, entre la fin du 19e siècle et le mitan du 20e, au cours de laquelle s’est déroulée sa longue carrière de journaliste, d’homme politique et d’écrivain.

Le portrait dressé est assurément à charge. Sont évoquées les multiples facettes du personnage, toutes reliées par un même fil : la défense acharnée de l’ordre capitaliste et, plus particulièrement de l’Empire britannique, qui fut indiscutablement la grande cause de sa vie.

La liste de ses crimes est aussi longue que la carrière d’un personnage qui fut controversé et, en fin de compte, peu apprécié de son vivant. Ali montre que le culte de Churchill est bien plus récent que ce qui est généralement admis. Il coïncide avec la montée du thatchérisme et l’épisode de la guerre des Malouines, mêlant contre-révolution néolibérale et nostalgie impériale d’une puissance sur le déclin.

Pourtant cet ouvrage n’est pas un simple réquisitoire : plus que de la personne du dirigeant conservateur ou de ses actes considérés individuellement, c’est de la logique d’un système dont il est question. Et plus que du système, ou du dirigeant qui a consacré son existence à le servir, ce dont nous parle Tariq Ali c’est du véritable protagoniste de cette histoire : des luttes de ces millions femmes et d'hommes qui, des mines du pays de Galles jusqu’aux rues d’Athènes et au moindre recoin de l’immense Empire, se sont se battus sans relâche contre tout ce que représente le nom de Winston Churchill.

Stathis Kouvélakis

Aux Sources , émission publiée le 17/06/2023
Durée de l'émission : 78 minutes


Compte-rendu rapide
Ce livre a pour objectif d'effectuer une opération de décentrage du regard sur l'impérialisme anglais du XXe siècle dont Churchill fut un ardent promoteur et défenseur. Il ne s'agit pas de dénoncer la personne et les choix de Churchill en tant qu'individu, mais d'éclairer, sur la longue durée, le système global qui a produit Churchill.

Q : De quoi Churchill est-il le nom, pour nous, dans le contexte présent ?
A son époque, Churchill a été souvent et durement attaqué, notamment par ceux qui attaquaient l'organisation élitiste, classiste du pouvoir britannique. C'est à partir de l'époque de la guerre des Malouines que la mémoire de Churchill a été revisitée et qu'il est devenu plus populaire. Depuis, les milieux universitaires décoloniaux "se battent" contre l'establishment politique (cf Tony Blair  a essayé de faire cesser les manifestations contre la mémoire de Churchill) pour rétablir une image plus historicisée du personnage, pour le démythifier. L'entreprise est rendue d'autant plus nécessaire étant donné l'utilisation de son image dans les guerres actuelles .





Il s'agit aussi de réarmer la gauche en lui redonnant l'accès à la connaissance des luttes historiques de la "ruling class" contre les classes ouvrières/salariées.

Q : Pourquoi Churchill a été si haï de son vivant ?
Il fut à l'avant-garde de la lutte contre le bolchevisme, les mouvements contre l'oppression de classe, d'une manière générale contre tout ce qu'il considérait comme étant du radicalisme. Au pays de Galles par exemple, alors que Churchill était ministre de l'intérieur d'un gouvernement libéral, il a brisé un mouvement de grève des mineurs et la troupe a défilé dans les rues des villes minières pour effrayer la population et a usé de la violence (1910-1911). Même si bien d'autres hommes politiques se sont comportés de la même manière, Churchill fut particulièrement haï car il avait la victoire flamboyante.

Q : Son anticommunisme l'a souvent mené dans des postures...(délicates mais qu'il assume)
Il fut également très actif dans la conduite des affaires militaires dans la lutte contre le tout jeune régime bolchévique pour soutenir les armées "blanches" immédiatement après la révolution russe. Il faut accusé à l'époque (gros scandale) d'avoir fait déverser sur les villages bolchéviques du gaz toxique.
Au début des années1920, il publie un article sur "sionisme et bolchevisme" où il distingue le bon juif et le mauvais juif, recyclant tous les stéréotypes sur le judéo-bochévisme, lequel a servi de base à l'idéologie fasciste naissante en Europe. Cette stratégie de diviser une communauté est un classique de la gouvernance colonialiste qu'il applique ici à une question européenne.
Rq) Pour l'auteur, c'est la même stratégie à nouveau l'oeuvre, par exemple au sein du Labour Party, contre ceux qui soutiennent le mouvement palestinien contre l'action du gouvernement israélien de Netanyahou, même quand ces personnes sont eux-mêmes juives.
Enfin, même si Churchill a été un des rares hommes politiques d'envergure à avoir compris à partir de 1938 que ne pas résister à Hitler était dangereux pour l'ordre européen et pour le maintien de la puissance britannique et de son empire, il a eu des complaisances qu'on qualifierait désormais de coupables vis-à-vis des dirigeants fascistes, singulièrement Mussolini et Franco.

Q : Churchill est, avant toutes choses, un soldat de l'empire britannique.
Pourtant, il se distingue par une série de désastres : cf ses mauvaises décisions en tant que 1er Lord de l' amirauté pour la bataille de Gallipoli (1915) contre l'empire ottoman ; dans ce désastre militaire, il n'a sauvé que les britanniques, laissant aller à la mort les troupes coloniales australiennes, néo-zélandaises, indiennes. A remarquer : le défenseur turc de Gallipoli était Mustapha Kemal, qui s'est servi de ce fait dans sa propagande personnelle après la guerre.

Q : Pour mettre en évidence la face sombre de la manière dont Churchill a conduit la 2nde guerre mondiale, il faut se tourner vers les colonies
Par ex : La famine au Bengale, alors que la production de riz de cette région était énorme. Tout le riz bengalais a été fourni aux armées engagées dans la guerre, au prix de plusieurs centaines milliers de morts civiles (certains historiens avancent 3 millions de morts). Cette atrocité a été perpétuée avec l'appui de tout le gouvernement, donc y compris les travaillistes de Clément Attlee, alors que la chose était bien connue puisque les autorités britanniques sur place transmettaient lettres et rapports.
Rq) Dans les mois qui suivent, la plus grande mutinerie au sein des forces coloniales britanniques puis en 1942, le mouvement de Gandhi qui publie Quit India.

En Europe, le projet de Churchill a été d'éviter le surgissement de mouvements internes aux pays soumis à la domination allemande, singulièrement si communistes. C'est par exemple le cas des troupes britanniques qui combattent la résistance en Grèce en décembre 1944. Du fait de l'importance stratégique des ports grecs pour le contrôle en Méditerranée des routes menant à l'empire britannique, il ne fallait en aucun cas que la Grèce connaisse le même destin que la Yougoslavie, libérée par l'armée de Tito. Aussi, quand le général Scobie a demandé à Churchill comment agir si la population grecque résistait au débarquement des troupes anglaises, Churchill a répondu d'agir comme dans les colonies, sans état d'âme. La Grèce a connu une guerre civile horrible, dans laquelle les Anglais ont payé des milices pour torturer et exécuter les résistants.
cf Greece, the hidden war, documentaire produit par Channel 4 au début des années 1980 et visible sur internet.

Q ; comment expliquer la défaite électorale de Churchill dès 1945 ?
C'est la revanche de la working class britannique. C'est un moment historique où tous les mouvements de gauche sont forts en Europe de l'ouest.



samedi 13 mai 2023

Les premiers temps de l'Islam

Pour le cours de 1ere SPE HGGSP consacré au thème "Etat et religion", j'ai accumulé quelques fiches de notes sur l'Islam et le monde musulman médiéval, en me basant essentiellement sur le Coran des Historiens et des heures de conférences spécialisées que l'on peut trouver sur Youtube : ici  ( Dye le Coran et le problème synoptique et quelques questions sur les contextes du Coran ), ici (Amir-Moezzi évolution depuis les origines) ici (la leçon inaugurale de François Deroche au Collège de France) ou ici (Les Almohades), ici (le Coran des Pierres) par exemple.

Je partage par ce post mon plan de cours et les photos de mes notes, en espérant qu'elles pourront servir.

Lien vers une timeline que j'ai créée sur Genialy

Axe 2 : Pouvoirs politiques et pouvoirs religieux autour de la Méditerranée au Moyen Age 

I) Le Basileus et le Patriarche  III) L'occident entre Restauration impériale carolingienne et Réforme grégorienne

II) La question du pouvoir politique dans l'Islam des origines

1) Question complexe car :

- Muhammad annonce la fin des temps : L'Heure est imminente. Donc il n'y a pas de nécessité de penser un royaume musulman installé dans la durée. (encore qu'on trouve dans les Hadiths officiels une annonce de la succession des régimes jusqu'à la fin des temps : prophétie, califat selon la voie prophétique / "bien guidé", la royauté mordante / succession , la royauté imposée, retour du califat sur la voie prophétique)

- Muhammad ne prévoit pas de règles de succession => 3 siècles de guerres civiles (fitna) et de conflits de succession (ce point a été abordé lors des exposés)

- Muhammad ne vit pas l'expansion de l'Islam hors d'Arabie, la conquête de territoires étendus et la question de la conversion, ou pas (pour les Chrétiens et les Juifs), des populations à l'Islam. Cela a deux conséquences : Tout d'abord, la fin des temps se fait attendre et il faut s'adapter à la durée donc effacement autant que faire se peut des aspects eschatologiques. De plus, Muhammad s'inscrit nettement dans la tradition juive et chrétienne (Jesus Messie, mais pas fils de Dieu d'où le fait qu'il est appelé dans le Coran comme "fils de Marie") donc pas tant de différences que cela avec les communautés religieuses de l'empire byzantin.

R) cela pose le problème des temps de rédaction de la Sunna.

 








2) Il a donc fallu s'adapter = c'est ce que font les califes du 1er siècle de l'hégire et les premiers Omeyyades.

- L'influence byzantine

se mesure par le personnel de l'empire omeyyade qui reste en place et ne se convertit pas (dans un premier temps)

R) Cela explique en partie la facilité de l'imposition du pouvoir arabo-musulman sur ces territoires : l'empire sassanide était en phase de profonde décomposition. L'empire byzantin était affaibli par sa guerre contre l'empire sassanide, mais surtout les élites acceptent facilement la domination musulmane car elle en tire profit (autre exemple, le retour des Juifs à Jérusalem)

se voit par quelques signes extérieurs : cf le programme décoratif et iconographiques des palais du désert...

- l'islamisation de l'empire à partir d'Abd-el-Malik

Titre de calife et utilisation du mot "islam" pour désigner les croyants / Monnaie avec le texte de la sourate 112 


/ Dôme du rocher de Jérusalem

La version définitive du Coran est fixée (Coran attribué à Othman) et largement diffusée : le projet est d'accentuer les caractères propres de l'Islam pour le distinguer du judéo-christianisme + diluer les aspects apocalyptiques sans les renier : "En inscrivant sa profession de foi au cœur d’un complexe monumental qui préfigure l’apocalypse, ‘Abd al-Malik s’affirme comme le seul garant d’une foi islamique dont il définit l’orthodoxie. Ainsi les longues citations coraniques qui font référence aux chrétiens (BI) n’entendent-elles pas seulement réfuter le dogme de la Trinité, mais aussi mettre en garde contre l’éventuelle division de la communauté : les chrétiens, bien qu’ils aient « reçu la science », « se sont opposés les uns aux autres » (Coran 3 : 19) en raison de leurs divergences théologiques. Pour éviter que la fitna n’aboutisse à un résultat similaire, ʻAbd al-Malik invite les adeptes de sa religion à s’unir autour du dogme qu’il proclame. Avant même de se présenter, sur ses monnaies, comme le « lieutenant de Dieu » (khalīfat Allāh), il se veut le guide suprême des musulmans, celui qui permettra à tous les membres de la communauté – la umma mentionnée sur la porte orientale – de se présenter devant Dieu au jour du Jugement et de gagner leur salut éternel."

R) Certains historiens de l'Islam parlent d'Abd-el-Malik comme du véritable fondateur de l'Islam, de la même manière qu'on peut faire de Paul le fondateur du Christianisme.


3) Les contestations du pouvoir califal

- le Shiisme (vu en exposé)

   

     



2 études de doc :
La révolution abbasside
Une audience califale

 La mina, l’épreuve par laquelle le calife avait tenté d’imposer son autorité théologique contre les savants traditionalistes, achève de ternir l'image du calife abbasside.

- Un empire fragmenté et difficilement contrôlé => des califats concurrents
ex. Des Omeyyades à Cordoue après 750 / les Fatimides au Caire (969) / Le califat Almohade




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dimanche 7 novembre 2021

La longue durée, à la loupe.

 Compte-rendu de la série de 4 conférences de Carlo Ginzburg au collège de France (mai 2015)




A l'occasion d'un raccourci facile que je faisais dans un de mes écrits ("plutôt Ginzburg que Braudel"), ma DT m'a invitée à sortir des facilités et à étayer bien davantage la question épistémologique du rapport du chercheur à la longue durée ainsi que le moyen de sortir de l'opposition entre micro-histoire et histoire globale. Je me retrouve donc à vous proposer le résumé des 4 heures de conférence d'un des plus grands historiens de la fin du XXe siècle.


Points de repère :

Essai de Fernand Braudel sur la longue durée : 1ere publication en 1958 dans les Annales (Braudel Fernand, “Histoire et Sciences sociales: La longue durée”, Annales. Histoire, Sciences sociales, Vol. 13, No. 4, 1958, p. 725-753) et  Écrits sur l’histoire (1ère édition 1969)

Gérard Noiriel, dans "Comment on récrit l’histoire. Les usages du temps dans les Écrits sur l’histoire de Fernand Braudel", article publié en 2002 dans la Revue d'Histoire du XIXe siècle (n°25). Disponible dans son intégralité sur internet.

The History Manifest a paru en octobre 2014 à l'initiative de David Armitage, président du département Histoire à Harvard et Jo Guldi, professeur assistant à la Brown University (article disponible en open access aux Cambridge University Press). Ce texte a suscité peu après sa publication de nombreuses critiques sur lesquelles revient la Revue des Annales en 2015 (n°2, la longue durée en débat)


Les réflexions de Braudel sur le temps et ses articulations lui font formaliser dans la préface de 1946 à la Méditerranée la distinction suivante qui fonde les trois grandes articulations de son oeuvre. "La première (partie) met en cause une histoire quasi immobile, celle de l’homme dans ses rapports avec le milieu qui l’entoure, une histoire lente à couler, à se transformer, faite souvent de retours insistants, de cycles sans cesse recommencés. Je n’ai pas voulu négliger cette histoire-là, presque hors du temps (…)

" Au dessus de cette histoire immobile se distingue une histoire lentement rythmée : on dirait volontiers si l’expression n’avait pas été détournée de son sens plein, une histoire sociale, celle des groupes et des groupements. Comment ces vagues de fond soulèvent-elles l’ensemble de la vie méditerranéenne, voilà ce que je me suis demandé dans la seconde partie du livre (…)

" Troisième partie enfin, celle de l’histoire traditionnelle, si l’on veut de l’histoire à la dimension non de l’homme, mais de l’individu, l’histoire événementielle de Paul Lacombe ou de François Simiand : une agitation de surface, les vagues que les marées soulèvent sur leur puissant mouvement. Une histoire à oscillations brèves, rapides, nerveuses. Ultrasensible par définition, le moindre pas met en alerte tous ses instruments de mesure (…) "


conférence 1ere heure

  1.     La première hypothèse de Braudel est donc celle d'une histoire profonde, liée à la longue durée.

Dans son article (voir ref au début), Gérard Noiriel cite l'extrait du "compte rendu  élogieux" que donne F. Braudel en 1944, du livre de Gaston Roupnel, Histoire et destin (1943), "Braudel estime que l’auteur est parvenu dans ce livre à conjuguer les points de vue sur l’histoire de la Revue de synthèse et des Annales. Il précise :  La plus grande satisfaction que m’apporte ce livre ce sont les pages denses, intelligentes, qui mettent en cause une histoire de profondeur et de masse : il l’intitule assez heureusement histoire structurale ». Et Braudel ajoute : « Au-delà d’une histoire de surface, événementielle disait François Simiand, historisante écrit Gaston Roupnel, le livre nous a appris à distinguer une histoire profonde (une histoire structurale), celle-ci portant celle-là dans son large mouvement. Cette distinction est même admirablement faite ». Dans Histoire et Destin, on lit : "l'histoire historisante est la couche mince dont est recouvert le passé. Sous elle se dissimule la réalité profonde et les gestes musclés de l'Histoire. "

Dans un premier temps, Ginzburg revient ainsi sur le contexte de la fin des années 1930 et 1940, moment où F. Braudel élabore et rédige sa thèse à la construction si originale, celle de l'histoire à trois niveaux. Carlo Ginzburg montre, comme l'avait fait avant lui Gérard Noiriel, les points de rencontre des approches de Roupnel et de Braudel. Celui-ci a en effet élaboré son plan avant d'avoir lu Histoire et Destin. Par ailleurs, la durée ne s'impose pas encore avec toute sa force dans la première préface de la Méditerranée, et il faudra attendre le texte de 1958. 

Remarque : Une des raisons de ce décalage est peut-être à chercher dans le premier débat autour du "temps long". Ce débat s'insère dans le contexte de la deuxième guerre mondiale. Pour Lucien Febvre sans doute (car il étrille Roupnel), le thème du temps long se mêle d'un "retour à la terre" qui n'est pas sans évoquer les thématiques vichyssoises. Le livre par ailleurs souffre dans sa méthodologie : il est peu documenté par les archives et, selon Gérard Noiriel, il se "résume à la philosophie de l'histoire qu'il véhicule" (comprendre les préférences de l'historien qui conditionnent l'architecture globale de sa recherche).

Je reprends ici une citation de l'article de Gérard Noiriel (souvent plus clair dans son argumentation que Ginzburg !) : Au terme de cette analyse, l’anomalie de vocabulaire évoquée plus haut peut être éclaircie. Dans la préface de 1949, « événementiel » ne vit pas en couple avec « longue durée » parce que les deux partenaires ne se sont pas encore rencontrés. Braudel baigne dans la vision du temps qui est à la mode à son époque, inspirée par Bergson. Le temps est saisi dans sa dimension subjective. Il est ressenti, intériorisé. Il n’est pas possible de le mesurer car il est ancré dans l’expérience vécue des individus. Lorsqu’on lit attentivement le compte-rendu du livre de Gaston Roupnel Histoire et destin, on constate que Braudel utilise déjà un couple de termes pour nommer cette approche subjective du temps. « Événementiel »/« surface » s’oppose alors à « structure »/« profondeur ».

    2.        Qu'est-ce que la "longue durée" braudélienne ?

Dans l'article de 1958 où la formule apparaît pour la première fois, voici comment Braudel la définit « La formule bonne ou mauvaise, m’est devenue familière pour désigner l’inverse de ce que François Simiand, l’un des premiers après Paul Lacombe, aura baptisé "histoire événementielle". Peu importent ces formules ; en tout cas c’est de l’une à l’autre, d’un pôle à l’autre du temps, de l’instantané à la longue durée, que se situera notre discussion ».

Cette approche amène plusieurs points de réflexion.

=> Tension entre temps vécu (histoire-récit, l'événement, l'anecdotique ?) et temps mesurable (qui doit être celui de l'historien). Braudel dans son essai de 1958 se questionne sur la différence quant à la manière dont les historiens et les sociologues conçoivent le temps. "Notre temps", i.e. celui des historiens, "est mesure" dit Braudel, et donc il insiste sur le temps objectif et mesurable.

Maurice Aymard, qui fut proche de Braudel, réduit un peu cette opposition pour donner une définition plus fine de ce qu'est la longue durée."La longue durée ne s'oppose à l'événement que dans la mesure où celui-ci est identifié couramment avec l'exceptionnel, ce qui n'arrive qu'une fois. Elle est constituée des petits faits et des gestes régulièrement répétés, sans y penser, comme allant de soi. Elle est tissée des régularités silencieuses, un silence que le rôle de l'Histoire est précisément d'expliciter et de faire parler. Pourtant, même si elle est faite de régularités et de répétitions qui peuvent apparaître presque à l'identique, elle est construction, sédimentation et changement". 

Selon Carlo Ginzburg, cette dimension du vécu faite de macro-répétitions et de micro-changements indique la difficulté principale suscitée par l'essai de Braudel. L'insistance sur la longue durée n'était pas accompagnée d'une réflexion sur les processus qui la rendent possible. Le mécanisme de fonctionnement de la longue durée consiste en la répétition par les individus, mais aussi par les groupes et par les institutions, des gestes, des comportements, des façons de pensée qui tendent à ne s'écarter que peu de la norme, de la règle quitte, en l'interprétant, à légèrement l'infléchir.

=> L'exceptionnel et le normal

Evoquant longuement le travail de Marc Bloch sur l'histoire de longue durée des moulins à eau au Moyen Age (essai de 1935), Carlo Ginzburg souligne les potentialités renfermées par les discontinuités historiques dans les évolutions de temps long.

Il montre que les démarches de Bloch et de Braudel sont presque opposées."Quand Braudel insiste sur la longue durée comme continuité, dit-il, il la considère comme un phénomène qui va de soi. Il ne se pose pas dans une perspective expérimentale. Bloch au contraire, dans son essai sur les moulins à eau, avait fait fond sur la discontinuité des témoignages pour se demander quelles forces avaient interrompu la continuité et quelles forces avaient pu la faire émerger à nouveau". Pour C. Ginzburg, le modèle proposé par l'essai de Bloch sur les moulins à eau ("Avénement et conquête du moulin à eau", Annales d'Histoire économique et sociale, vol. 36,‎ 1935 , p. 538-563) est bien plus fécond. Celui-ci se fonde sur l'usage d'un cas pour éclairer des processus de longue durée. Dans la foulée et sans transition, C. Ginzburg évoque la micro-histoire, d'après lui "la meilleure manière de repenser la longue durée". Il définit comme définition de la micro-histoire "l'étude intensive, à la loupe, d'un cas conçu de manière à ce qu'il puisse ouvrir la voie à une généralisation convaincante".

3- Enfin, C. Ginzburg égratigne le texte de Armitage et Guldi qui voudraient promouvoir la longue durée comme une une solution à tous les problèmes, y compris en dehors des débats épistémologiques et qui combattent la mode de la micro-histoire.

Pour le sujet qui nous interesse plus précisément, à savoir comprendre les enjeux méthodologiques d'une approche d'un sujet par la longue durée, je préfère reprendre et traduire un très court passage de la recension du History Manifest dans « La longue durée en débat », (Annales, n° 2, Avril-juin 2015). Les auteurs "utilisent les termes “longue durée”  et "grande échelle de temps" comme s'ils étaient identiques et recoupaient la même chose. La longue durée de Braudel permet d'élaborer tout un système causal grâce aux interactions dialectiques des trois niveaux de temps, celui de la longue durée, celui de la durée moyenne des conjonctures, et l' histoire événementielle, tandis que Armitage et Guldi se contente de militer pour des recherches sur phénomènes de longue durée, sans établir une quelconque théorie d'histoire comparée ou de réflexion sur la causalité en Histoire."


Conférences 2e heure et 3e heure

Je passe très vite car cette 2e conférence se compose d'abord d'une sorte de cours sur la mort et la représentation du squelette à la fin de l'Antiquité entre paganisme et christianisme, puis au Moyen Age central. C. Ginzburg cherche à montrer comment s'applique le modèle de Marc Bloch.

La conférence est interessante pour elle-même et j'y reviendrai dans un prochain post consacré aux gisants et aux danses macabres (avec des ressources pour le lycée), mais fait bien peu avancer la réflexion sur les théories de l'Histoire qui nous occupent ici.

La 3e conférence consiste également en une longue présentation d'une étude de cas, cette fois consacrée à l'omniprésence iconique de la mort (les crânes...) dans la culture mexicaine. Pour être honnête, parce que je ne connais rien de l'histoire et la culture latino-américaine, j'ai été moyennement interessée. Toujours est-il que l'on comprend bien l'objectif de C. Ginzburg : montrer que temps long et microhistoire sont compatibles, que leur rencontre est fructueuse et ce à travers des études de cas ultra-précises consacrées à la compréhension des évolutions (permamences, résurgences, bifurcations, nouvelles recompositions, imitations/appropriations) sur le temps long d'un "petit" objet d'étude, un point de détail dit-il plusieurs fois. De ceci, je crois pourtant que la démonstration n'était plus à faire.


Retour à la reflexion épistémo en 4e heure de conférence


jeudi 8 août 2019

La V.O.C. et les voyages marchands

Le programme d'Histoire seconde reprend l'ancien intitulé d'une "ouverture de l'Europe au monde" en le centrant sur l'espace atlantique et les conséquences de la "découverte du nouveau monde". Il y a pourtant un pan entier de l'histoire coloniale et marchande de l'Europe moderne qui est rarement mis en avant et va passer à la trappe du nouveau programme, les relations avec l'Asie orientale. C'est d'autant plus dommage que le livre de Romain Bertrand, L'Histoire à parts égales paru au Seuil en 2011, aurait offert aux professeurs la possibilité d'un réaménagement plus subtil de l'enseignement de la  "conquête coloniale" européenne.


Bref, toujours est-il que je suis allée en vacances à Amsterdam et à cette occasion,  j'ai relu ce livre 
 Mike Dash, l'Archipel des hérétiques, 2001.

C'est un roman historique, basé sur les archives dont le journal de bord du Batavia. Je n'y connais rien en la matière, mais l'auteur me semble être rigoureux dans sa démarche, sa bio dit qu'il a fait des études d'Histoire. Son livre n'est certes pas un livre d'Histoire et il présente parfois des raccourcis et des simplifications qui peuvent faire lever le sourcil, quand ce ne sont pas des raisonnements pseudo démonstratifs qui n'existent que pour servir son récit, mais pour autant ce roman constitue une entrée facile à lire pour l'amateur d'histoire qui voudrait se construire des images mentales sur la marine marchande, les conditions des voyages au long cours au XVIIe siècle et de façon plus générale sur le siècle d'or hollandais.
Il expose donc l'histoire vraie du Batavia, retourship de la Compagnie Hollandaise des Indes Orientales (V.O.C.) dont on peut visiter une reconstitution grandeur nature à Lelystat au nord d'Amsterdam. Je ne déflore pas l'histoire, évidemment tragique, de ce naufrage et de ses suites. La conduite des naufragés qui ont survécut quelques mois sur des îlots affleurant au large de l'Australie a donné lieu, au moment de leur sauvetage à un procès, dont l'auteur a pu consulter les minutes.
Cette histoire est passionnante, et l'est d'autant plus que le livre est nourri d'informations précises qui la resitue en détail dans son contexte.




Sur ce bateau voyagèrent près de 300 personnes, parties d'Amsterdam à la fin de l'année 1628 pour Batavia, capitale des Indes néerlandaises. Le naufrage eut lieu sur un affleurement de récifs formant un minuscule archipel de plusieurs îlots dont aucun ne disposait d'eau potable. Le bateau est détruit et personne ne peut dire où il a fait naufrage. La route n'est pas encore balisée, les cartes imprécises, le Batavia naviguait dans une zone inconnue. Le capitaine et ses officiers prirent la grande chaloupe pour chercher du secours, laissant sur les récifs plus de 270 personnes, marins, hommes de la VOC (compagnie néerlandaise des Indes orientales), soldats, passagers et passagères, et leurs enfants.


la création de la V.O.C.



"La Jan Compagnie était gérée par tout un assortiment de conseils, d'assemblées et de comités. L'assemblée des dix-sept directeurs contrôlait l'ensemble de l'organisation et chaque chambre constituait son propre conseil de direction. Le gouverneur général de Java lui-même n'agissait qu'à travers le Conseil des Indes, et dans toute flottille de la VOC, l'autorité suprême n'était pas le président ou commandeur, agissant seul, mais le breede raad – le « conseil élargi ». Quand les vaisseaux étaient en mer, tous les subrécargues et tous les capitaines de la flotte avaient voix à cette assemblée, qui statuait non seulement sur toute question de stratégie générale, mais jugeait aussi les affaires de droit commun ou criminel. Comme les navires d'une même flotte se trouvaient fréquemment séparés au cours du voyage, chaque retourschip constituait sa propre assemblée, ordinairement formée de cinq membres : le capitaine et le subrécargue, d'une part ; et de l'autre, l'intendant adjoint, le premier timonier et le maître d'équipage."



Le siècle d'or
C'est au commerce qu'Amsterdam dut ce surprenant succès. Dès le XVe siècle, les Hollandais s'étaient dotés d'une des flottes les plus puissantes d'Europe. Leurs vaisseaux transportaient des matières premières telles que le bois, le bitume ou le sel, de la Baltique à la mer du Nord et à la côte atlantique. Les compagnies hollandaises étaient renommées pour leur efficacité, la modicité de leurs tarifs et leur volume de transit auprès duquel, dès la Renaissance, celui de leurs rivales paraissait dérisoire. Et les financiers d'Amsterdam étaient le fer de lance de cette prospérité. Aux alentours de l'an 1500, les anciens armateurs hollandais qui s'étaient enrichis uniquement dans le transport des marchandises furent supplantés par des négociants qui, tablant sur la situation centrale de la Hollande septentrionale, commencèrent à acheter et à revendre des denrées pour leur propre compte. Les sept provinces, qui devaient par la suite se fédérer pour constituer la République de Hollande, bénéficiaient d'une situation géographique idéale pour profiter de l'expansion du commerce international, jusque-là concentré autour des ports d'Espagne et d'Italie. Les Pays-Bas se trouvaient à mi-chemin entre la Scandinavie et la péninsule Ibérique, au cœur du réseau maritime et fluvial reliant la côte atlantique à l'Europe centrale. Les marchandises qui arrivaient dans les ports hollandais pouvaient être acheminées dans les plus brefs délais et à moindre coût vers l'Allemagne, l'Angleterre, le sud des Pays-Bas et la France.
Anvers, Bruges et Gant, établies de longue date comme centres du commerce de la laine et du coton, supplantèrent longtemps Amsterdam – ainsi que Middelburg, sa grande rivale de Zélande. La prospérité des grandes villes du Sud attira des marchands spécialisés dans les denrées rares, telles que le sucre ou les épices, produits de luxe dont le commerce était nettement plus lucratif que celui des matières premières ordinaires. Les marchands de Hollande du Sud conservèrent leur position dominante jusqu'à la seconde moitié du XVIe siècle. Il fallut attendre la fin des années 1570 pour que les provinces du Nord commencent à menacer leur suprématie – et ce, d'une part, à cause de la rébellion hollandaise* qui éclata en 1572, et se prolongea, par intermittence, jusqu'en 1648. Avant la guerre, Amsterdam comptait environ trente mille habitants. Ce chiffre, considérable pour l'époque, ne représentait que le tiers de la population d'Anvers et restait nettement inférieur à celui de Bruxelles, de Gant ou de Bruges. En 1600, la population d'Amsterdam avait doublé et, en 1628, elle atteignait les cent dix mille habitants. Amsterdam avait dépassé toutes ses rivales du Sud et comptait désormais parmi les quatre principales métropoles d'Europe. Les Hollandais commencèrent à s'intéresser aux Indes en 1590, lorsqu'ils comprirent que les richesses de l'Orient surpasseraient celles que l'on pouvait tirer du commerce de la fourrure, de l'huile de baleine, ou du bois. À cette époque, le commerce avec les Indes était encore aux mains des Portugais et des Espagnols.

*Contre la domination de Philippe II, roi d'Espagne et maître des pays bas-espagnols. En 1581, les pays bas septentrionaux soit 7 provinces, proclament leur indépendance et forment une République des Provinces-Unies. Son territoire accueille de nombreux réfugiés, protestants qui quittent les pays-bas méridionaux, toujours sous la domination espagnole. C'est parmi ces réfugiés qu'on trouve beaucoup des fondateurs des compagnies de commerce qui se lancent dans la course aux épices à la fin du XVIe siècle.



"Mais il n'était pas simple de rivaliser avec la domination ibérique. L'Espagne et le Portugal protégeaient leur monopole en entourant d'un secret absolu toutes les informations qu'ils détenaient sur les Indes. En 1590, les Pays-Bas – ainsi que les autres puissances occidentales – n'avaient toujours pas la moindre idée du meilleur itinéraire pour arriver jusqu'aux épices, des coordonnées précises des îles les plus riches, ni de la nature et de la position des forces qu'ils auraient à affronter. Quant aux informations qui leur étaient les plus vitales, des instructions de navigation détaillées pour se diriger dans les mers d'Extrême-Orient, elles étaient les plus jalousement gardées par l'ennemi. Avant l'apparition de cartes et d'instruments de navigation fiables, toutes les grandes puissances maritimes d'Occident s'évertuèrent à préserver le savoir accumulé par leurs navigateurs. Elles synthétisèrent des décennies d'expérience sous le terme générique de rutters, pour établir des manuels d'instructions reposant sur toutes les informations dont on disposait, concernant telle contrée ou tel itinéraire. Ces manuels comptaient parmi les trésors d'État les plus jalousement préservés. Les capitaines et les timoniers avaient ordre exprès de les détruire, si leur navire se trouvait en péril de naufrage ou de capture, et ils se conformèrent si scrupuleusement à ces impératifs qu'on ne trouva jamais aucun de ces fameux manuels à bord des navires espagnols ou portugais arraisonnés par des corsaires. Toutes les tentatives échouèrent, y compris les plus subtiles et les plus élaborées. Les Hollandais envoyèrent des espions à Lisbonne avec mission de voler ou d'acheter au moins un exemplaire de ces rutters. En pure perte. Or, sans une parfaite compréhension des informations qu'ils contenaient, toute expédition à destination de l'Orient était d'emblée condamnée à l'échec."

Les routes maritimes

Les cartes marines sont d'une importance cruciale pour ces voyages au long cours. Les Portugais veillaient sur leurs cartes. Mais ils furent espionnés. A la fin du XVIe, les armateurs des Provinces-Unies montent des flottes tout azimut pour voguer sur les brisées des Portugais. En l'espace d'une cinquantaine d'années (jusque dans les années 1620), ils les ont remplacés dans le commerce avec l'Orient, s'emparant même parfois de leurs comptoirs et places-fortes. Les cartes néerlandaises vont se construire au fur et à mesure des voyages. Pour l'époque qui nous intéresse, le début du siècle d'or hollandais, en fait un peu plus tard puisque la carte date du milieu du XVIIe siècle et le naufrage du Batavia date de 1629, voici l’extrême-orient  connu des marins de la VOC

Johannes Vingboons, Amsterdam, ca.1650





"Pour les occupants du retourschip, le grand continent rouge n'était qu'une vaste lacune figurant sur leurs cartes sous le nom de Terra Australis Incognita – la Terre Australe Inconnue. En 1629, son existence n'était pas encore établie de façon définitive. Certains géographes antiques, tels que le gréco-égyptien Ptolémée, en l'an 173 de notre ère, avaient imaginé de diviser le monde en quatre gigantesques continents – l'Europe et ce que l'on connaissait de l'Afrique et de l'Asie qui était supposée occuper la portion nord-est du globe – mais cette masse de terre semblait appeler un contrepoids. Les premières cartes du monde représentaient donc, au sud de l'équateur, un continent colossal qui ceinturait le monde et, dans nombre de cas, reliait l'Afrique et l'Amérique du Sud à la Chine. Au cours du XVe et du XVIe siècle, comme les Portugais et les Espagnols sillonnaient les mers du sud, on commença à soupçonner que la Terre Australe ne pouvait être aussi vaste qu'on l'avait d'abord supposé. Les navires qui croisaient au large du cap de Bonne-Espérance et du cap Horn ne l'avaient jamais aperçue. Ils faisaient route vers le nord-ouest en traversant le Pacifique, ou vers l'est, dans l'océan Indien, sans trouver la moindre trace du mystérieux continent. À l'époque où la VOC fut fondée, le seul emplacement qui restât inexploré, et où l'on pût encore le situer, était ce grand vide qui s'étendait au sud des Indes, et à l'ouest des Amériques."

"Dans les premières années d'existence de la VOC, les marins de la Compagnie s'en tenaient généralement aux voies maritimes ouvertes par les Portugais. Après le cap de Bonne-Espérance, ils remontaient vers le nord en longeant les côtes africaines jusqu'à Madagascar, puis obliquaient vers le nord-est et traversaient l'océan Indien en direction des Indes. Mais cet itinéraire n'était pas dénué d'inconvénients. Pendant tout le voyage, la chaleur était accablante. Les Portugais n'étaient pas très accueillants et la route était semée d'écueils et de hauts-fonds. Après le passage du Cap, il fallait composer avec des courants et des vents contraires qui ralentissaient considérablement la progression des navires. Les voyages de seize mois n'étaient pas rares – sans compter les cyclones et les ouragans qui engloutirent de nombreux navires. Si les Hollandais continuaient à suivre cet itinéraire, malgré ces multiples désavantages, c'était parce qu'ils n'avaient pas de meilleure solution. Jusqu'en 1610, année où Henrik Brouwer, un officier supérieur de la VOC, découvrit un autre passage, nettement au sud des voies maritimes habituelles. Au lieu de remonter le long de la côte, après le Cap, il avait continué plein sud, jusqu'à la limite nord des Quarantièmes Rugissants et avait rencontré dans cette zone une ceinture de forts vents d'ouest très constants qui portèrent ses navires en direction des Indes. Lorsque Brouwer estima avoir atteint la longitude du détroit de la Sonde, qui sépare Java de Sumatra, il remit le cap au nord et jeta l'ancre dans le port de Bantam, au terme de seulement cinq mois et vingt-quatre jours de mer. Il s'était épargné plus de trois mille deux cents kilomètres de trajet, avait évité les Portugais et, ayant divisé par deux le temps nécessaire au trajet, il accosta à Java avec un équipage en pleine forme. Les Dix-sept n'en revenaient pas. Accélérer les voyages, c'était augmenter d'autant les bénéfices et, à partir de 1616, tous les navires hollandais se virent intimer l'ordre d'emprunter cette nouvelle voie, découverte par Brouwer."


"Les difficultés que rencontrait la VOC, comme la Compagnie anglaise des Indes orientales, pour déterminer la position précise de leurs navires avaient pour origine le problème de navigation le plus insoluble de l'époque : l'impossibilité où l'on était de calculer les longitudes en pleine mer.*
En toute logique, on pouvait donc s'attendre à ce qu'un navire finisse par venir s'échouer quelque part le long de la côte australienne. En l'occurrence, ce fut la Compagnie anglaise des Indes orientales qui y laissa un de ses bâtiments – le Tryall. En 1621, elle avait imposé à tous ses navires de prendre le nouvel itinéraire des Hollandais, sans avoir bien mesuré ses dangers et sans pouvoir accéder aux cartes, toutes lacunaires, dont disposaient les marins de la VOC. Le 25 mai 1623, peu avant minuit, cet indiaman qui avait appareillé de Plymouth sous le commandement de John Brookes, heurta un écueil immergé, quelque part au large du cap Nord-Ouest."


*C'est au milieu du XVIIIe s que le problème fut résolu grâce à la mise au point de chronomètres précis et fiables. Umberto Eco y a consacré un de ses romans, L'île du jour d'avant


Pour compléter, voir trois autres post de ce blog : les cartes et l'ouverture des horizons,   cartes marines et cabinets de curiosité   et les sociétés coloniales


Mais retournons en mer...


"Pour la seule construction du Batavia, sans ses gréements, ni ses équipements, la Compagnie dut débourser près de cent mille florins – une fortune, pour l'époque. Cette dépense était amplement justifiée, car la VOC exploitait ses navires jusqu'à ce qu'ils tombent littéralement en miettes. Les chocs et les épreuves de toutes sortes auxquels le Batavia devrait résister au cours d'un seul voyage vers les Indes seraient venus à bout de n'importe quel bâtiment ordinaire. Même avec leurs trois coques, les indiaman survivaient rarement à plus de cinq ou six aller-retour en Orient. Après dix ou vingt ans de bons et loyaux services rendus à ces Dix-sept Messieurs, ils étaient renvoyés au Zuyder Zee et démontés pour fournir du bois de construction. On jugera de la formidable rentabilité du commerce des épices : lorsqu'un indiaman était ainsi débité en planches et en poutres, le coût de sa construction avait été plusieurs fois amorti par les bénéfices réalisés sur ses cargaisons. Un retourschip neuf de la taille du Batavia pouvait charger environ six cents tonnes de fournitures, de provisions et de marchandises. Au bout d'un an ou deux de service, la coque était saturée d'eau de mer et sa capacité diminuait de 20 %. Mais les cales d'un indiaman n'étaient pleines que sur le chemin du retour. Le navire était alors si chargé d'épices que les sabords des canons n'étaient plus qu'à soixante centimètres de l'eau. Il n'y avait pratiquement pas de demande pour les marchandises occidentales aux Indes et, bien qu'à leur départ des Pays-Bas les navires de commerce aient embarqué des caisses de livres de psaumes, de grenades à main, de marmites et de cercles de tonneaux destinés aux garnisons hollandaises cantonnées en Orient, la seule cargaison de quelque importance qu'on emportât vers Java était constituée de pierres et de matériaux de construction, pour les factoreries que la Compagnie faisait bâtir en Orient. Chaque année, les autorités hollandaises des Indes passaient commande de briques en quantités toujours plus importantes, qui tenaient lieu de ballast à l'aller.(...) Les populations indigènes n'avaient que faire des tissus de lin hollandais ou du gros drap anglais, qui étaient à l'époque les principaux produits d'exportation de l'Europe du Nord. Mais elles avaient une soif insatiable de métaux précieux, et raffolaient en particulier des pièces d'argent, qui tenaient couramment lieu de monnaie d'échange en Orient. Les retourschepen mettaient donc le cap vers l'est chargés non pas de produits d'exportation, mais de toute une cargaison d'objets d'argenterie et de pièces d'argent. Des sommes colossales (jusqu'à deux cent cinquante mille florins par bateau, soit l'équivalent de vingt millions de dollars actuels) étaient ainsi entreposées dans les cales de l'indiaman, dans de grands coffres de bois."


"Au XVIIe siècle, on ne s'embarquait généralement pas pour l'Orient de son plein gré. Les plantations d'épices de l'archipel indonésien étaient certes source d'une inimaginable richesse, mais ceux qui en profitaient n'étaient ni les marins, ni les marchands qui partaient risquer leur vie sur la route des Indes, mais les riches armateurs et négociants d'Amsterdam, de Middelburg, de Delft, de Hoorn ou d'Enkhuizen, ces marchands cousus d'or qui attendaient paisiblement le retour de leurs navires sur le sol national. Pour le commun de son personnel commercial et pour ses matelots, s'engager au service de la VOC présentait assurément quelques avantages et quelques occasions de bénéficier du commerce des épices, mais c'était aussi et surtout risquer une mort prématurée, en s'exposant aux naufrages, aux épidémies, aux fièvres de toute sorte, à la malnutrition et à la violence. L'espérance de vie d'un marchand aux Indes était d'à peine trois ans, et de tous ceux qui s'embarquèrent sur les bâtiments de la VOC durant toute l'existence de la Compagnie* (soit plus d'un million de personnes), moins d'un tiers revirent le sol natal."
*1602-1799
** surnom de la VOC
"À la Jan Compagnie**, le recrutement se faisait de façon plus ou moins aléatoire. On ne faisait passer ni tests ni examen aux candidats, et on ne leur demandait aucune référence. Comme seuls les destitués, têtes brûlées et autres proscrits se portaient candidats, la VOC ne pouvait s'offrir le luxe de se montrer excessivement tatillonne. Et les postulants des couches les plus élevées de la société étaient particulièrement rares. La demande en personnel commercial était si forte (puisque la plupart des bâtiments partaient avec une équipe d'une douzaine de personnes constituée d'un directeur, le subrécargue, flanqué d'un intendant adjoint et assisté de huit ou dix assistants administratifs, commis, comptables, et secrétaires), que le seul critère d'embauche était la capacité de la nouvelle recrue à s'engager par contrat sur cinq ans. Il ne devait être ni en faillite, ni catholique, ni « frappé d'infamie » – encore que ces règles elles-mêmes ne fussent appliquées qu'avec une rigueur toute relative."










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