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lundi 11 décembre 2023

La chapelle degli Scrovegni : l'argent et la vertu

 Copié-collé du chapitre du livre de Giacomo Todeschini, Les Marchands et le Temple. La société chrétienne et le cercle vertueux de la richesse du Moyen Âge à l’Époque moderne, Albin Michel, Paris, 2017.

Chap 4, partie 4. La restitution des Scrovegni

La chapelle des Scrovegni, à Padoue, est un cas particulièrement significatif de « restitution », y compris du point de vue visuel. La construction de cet édifice, dont les fresques réalisées par Giotto, peintre « franciscain », sont célèbres, remonte au début du XIVe siècle. Elle résulte d’une donation des banquiers Scrovegni, c’est-à-dire d’une restitution de la part de leur richesse qui est supposée être le fruit de l’usure. Dans la géographie symbolique et charismatique de la ville de saint Antoine, véritable citadelle « mendiante » du nord de la Péninsule, cet édifice sacré, rendu encore plus précieux par le cycle iconographique de Giotto, apparaît donc comme la représentation matérielle, visible, de richesses accumulées de manière illégitime, mais rachetées, c’est-à-dire réinvesties dans un objet complexe, socialement profitable. Son usage multiple renvoie à une signification économique et civique complexe et cohérente.

Enrico Scrovegni, banquier mort à Venise en 1336. Monument funéraire (chapelle Scrovegni)
Dans sa bio wikipedia, il est dit que "il poursuit la politique monétaire initiée par son père — placé par Dante Alighieri dans le septième cercle de l'Enfer de la Divine Comédie à cause de ses gains notoirement mal acquis — et l'utilise afin d'assurer son ascension politique. Étant lui-même étant un prêteur à grande échelle, la tradition veut qu'il ait fait construire la chapelle des Scrovegni et embauché Giotto pour expier ses propres péchés d'usure ainsi que ceux de son père. Ce qui peut infirmer cette idée aujourd'hui controversée est que la somptueuse chapelle était destinée à son usage personnel et reliée au grand palais attenant qu'il s'était fait construire. Il est banni de Padoue en 1328.


Notons tout d’abord que la « Chapelle des Scrovegni », en tant qu’investissement ou richesse thésaurisée de la famille, se dévoile à la Padoue du xive siècle comme un emblème ostentatoire de la puissance de l’idéologie franciscaine et augustine de la dépossession. Elle témoigne de la réorganisation couronnée de succès d’une part illégale de patrimoine, permettant de légitimer celui-ci, selon des modes d’usage conçus comme socialement productifs. Le bien mal acquis de l’usure se convertit ainsi en murs consacrés et en images capables d’enseigner des concepts théologiques et économico-sociaux d’une haute complexité. Déployés par la tradition canonique et théologico-morale depuis le xiie siècle au moins, ces concepts se sont progressivement déposés dans les textes postérieurs au Decretum de Gratien, dans les codifications canoniques du xiiie siècle, avant d’être recueillis et mis en lumière par la réflexion économique des Mendiants.


Pour illustrer ce cas remarquable de « restitution », arrêtons-nous sur trois épisodes du récit narré par cet édifice : la signification qu’il prit par lui-même, en tant qu’objet sacré et précieux, produit par la dialectique réelle et métaphorique de la valeur concrétisée au cœur de la Padoue franciscaine ; le discours visible sur les vertus et les vices sociaux qu’il accueillit et transmit aux fideles ; la séquence visuelle, offerte sur ses murs, qui est aussi une réflexion complexe autour de la question des rapports entre le sacré et l’économique culminant dans la célèbre représentation des marchands chassés du Temple.


Construite entre 1302 et 1305 grâce au financement d’Enrico Scrovegni, la chapelle fut peinte à fresque par Giotto. Celui-ci était déjà célèbre à Padoue pour avoir peint dans la basilique Saint-Antoine.

Analysons d’abord la géographie des images pour y saisir le parcours et les particularités d’une réflexion théologique et canonique, telle que celle qui a été évoquée dans les pages précédentes, en essayant de ne pas forcer le contenu du texte iconologique. Il est clair, en raison en particulier de sa situation, que la représentation des « marchands chassés du Temple », où sont mis en scène les personnages et objets nécessaires pour illustrer la véhémence de l’expulsion et la fureur du Christ, en référence directe à l’évangile, appelle aussi immédiatement une autre référence, connue de tous les commentateurs des XIIe et XIIIe siècles : un texte apocryphe de Jean Chrysostome dont les collaborateurs de Gratien avaient tiré l’addition (palea) Ejiciens du Decretum, où le texte évangélique se muait en texte d’éthique économique. Il y était établi que l’usurier était « le plus maudit » des marchands et que l’usure, critère de la non-appartenance à la cité des fidèles, entraînait précisément l’expulsion du Temple, autrement dit l’exclusion de la communauté des véritables chrétiens. Dans le texte du Pseudo-Chrysostome et dans le contexte du Décret, comme du reste dans la fresque de Giotto, malgré une variante significative – comme nous allons le voir –, les « expulsés » du Temple appartiennent essentiellement à trois catégories : les marchands qui achètent et revendent les biens sans apporter d’améliorations ni les transformer ; les usuriers, qui tirent profit de la cession temporaire d’une somme d’argent qui autrement ne serait ni utilisée ni productive (ex pecunia reposita nullum usum capis) ; et, enfin, ceux auxquels se réfère le verset « et mensas nummulariorum evertit » (littéralement : « et il renversa les tables des changeurs » [Mt 21,10-17 ; Mc 11,15-17 ; Lc 19,45-46 ; Jn 2,13-17]). D’après le Pseudo-Chrysostome et d’autres passages du Decretum, ces derniers seraient le symbole des hommes non spirituels, des hommes charnels présents au sein de l’Église, qu’il faut donc expulser ; ou bien, ils représenteraient les Écritures antérieures aux évangiles, donc sans valeur et bons à être jetés hors du Temple.



D’autres passages du code de Gratien interprètent l’épisode évangélique dans un sens anti-simoniaque : dans cette perspective, les marchands « expulsés » seraient ceux qui vendent et achètent les choses sacrées et qui corrompent, en la dénaturant, l’atmosphère du Temple. Quoi qu’il en soit, la liste des « chassés du Temple » prend dans la palea Ejiciens une forme tripartite, qui ne correspond pas complètement au contenu de l’image de Giotto. Les étrangers au Temple sont des marchands qui exercent leur activité quand et comme il ne le faudrait pas. Mais ils sont aussi des hommes dont la condition pécheresse a déformé, falsifié l’« empreinte » (caragma : l’image frappée sur la monnaie). Leur condition est symbolisée ostentatoirement par leur capacité à échanger ce qui ne peut s’échanger, pour en tirer profit : la marchandise qui n’a pas fait l’objet d’une évaluation, la monnaie qui ne circule pas, les choses sacrées. Jouant linguistiquement sur la métaphore « homo moneta Dei » qu’on trouve déjà chez Augustin, l’auteur du texte de la palea, puis à sa suite Gratien, ses commentateurs et les scolastiques du xiiie siècle, établissent une égalité entre l’immoralité marchande-usuraire et l’identité « infidèle » des hommes qui sont porteurs de cette immoralité. Si l’illégalité économique se concrétise par l’illusion de la vente de ce qui n’existe pas (la valeur d’argent ou de marchandises n’ayant aucune valeur ajoutée à leur valeur apparente), l’humanité, ou la chrétienté des « marchands du Temple », sont des falsifications, des monnaies frappées par le diable à la ressemblance de celle authentique, frappée à l’image de Dieu (in templo Dei non debent esse nummi, nisi spirituales, id est, qui Dei imaginem, non diaboli, portant).


Toutefois, dans l’image de Giotto ainsi que dans le texte de Gratien, quelque chose manque. Les « mercatores » expulsés du Temple sont bien de vrais marchands, et cela même s’ils sont dénoncés comme malhonnêtes et incapables, voire pire, comme marchands de « colombes », c’est-à-dire du Saint-Esprit (des biens consacrés) ; les « usurarii », chassés eux aussi, sont bien des vrais usuriers, autrement dit des marchands dépravés, qui font commerce d’une valeur inexistante ; mais les « nummularii », les changeurs, évoquent des attitudes morales qui ne sont pas symboliquement déformées par rapport au coin de la fidelitas authentique. Cependant, comme la monnaie échangée dans le Temple ne peut être que de nature spirituelle, leurs tables (mensae) sont renversées par le Christ. Le nummularius, le changeur, disparaît ainsi du discours en tant que figure professionnelle, concrètement analogue au mercator ou à l’usurarius. Aucune trace de lui dans la fresque de Giotto. On reconnaît, à gauche, la communauté apostolique, le groupe de fideles, porteurs d’une auréole dorée qui entoure leur tête (le caragma Dei, dans toute sa magnificence, comme un sceau d’or), au centre, le Christ qui, d’un geste menaçant, exprime sa volonté d’expulser les infidèles du Temple et, à droite, les « marchands », dépourvus des signes qui pourraient les désigner comme élus. Dans la bande inférieure de l’image, le bétail, les colombes, une table renversée évoquent l’activité marchande des rejetés. Mais rien ne les associe aux changeurs. La scène ne fait aucune allusion aux monnaies et ne contient aucune représentation précise de monnaies frappées.


Dans sa totalité, la chapelle constitue une restitution à la ville de l’argent usuraire. En tant qu’édifice sacré, écrin contenant des objets précieux et hautement représentatifs, chargé d’un discours en images, elle concrétise la volonté des banquiers Scrovegni de « restituer » à la civitas, selon les normes théologiques et éthiques, une richesse inutile, en la muant en richesse socialement utile, et donc pourvue de sens. Mais cette « restitution » contient en elle aussi des éléments argumentatifs qui en font comme un segment dans une séquence économico-politique autant théorique qu’impliquée dans la vie quotidienne, visant à distinguer qualitativement les divers aspects de l’économie citadine. Rien d’étrange, naturellement, dans le silence de Giotto, de Gratien et des scolastiques du xiiie siècle sur le métier de changeur. Les historiens ont d’ailleurs montré depuis longtemps que l’éthique économique médiévale, entendue à la fois comme pensée juridique et comme réflexion théologique et économique, avait manifesté sa faveur à l’égard de cette profession, considérée comme procédant à l’échange entre des valeurs réelles (les différents prix des monnaies). Elle était donc à l’origine d’un profit légitime et utile à la communauté, mais aussi des activités bancaires de marchands et compagnies de commerce.


Cependant, le chemin qui mène les Scrovegni à la « restitution » permet de comprendre quelque chose de plus à la reconnaissance de l’utilité d’un métier comme celui de changeur. C’est précisément le fait que les images et le lexique se complètent mutuellement dans une œuvre concrètement architecturale et picturale, visant à instruire et à moraliser, qui nous éclaire sur la légitimation des changeurs. Celle-ci n’est pas due à la nécessité de conformer la théorie à la pratique, de trouver un compromis entre doctrine et vie quotidienne, mais elle résulte plutôt du réseau complexe de comportements et de pratiques sociales auquel appartiennent les écrits de Gratien et des scolastiques, la politique de la restitution pratiquée par les Scrovegni, les pressions exercées par les frères mendiants sur les héritiers des usuriers pour qu’ils transforment la richesse mal acquise en œuvres utiles pour la société des fidèles[70], et les images de Giotto. Et ce sont ces images qui, en combinant de façon visible les enseignements des prêcheurs, théologiens et confesseurs, unifient et muent en un objet – le cycle des fresques des Scrovegni – une notion d’économie vertueuse.


Un fil rouge de notions économiques et sociales précises lie les fresques, et il est méta-linguistiquement représenté par la chapelle elle-même en tant qu’objet et contenant. En témoigne en particulier la représentation des vices et des vertus, peinte au-dessous du registre des scènes de la vie du Christ. Le cycle des vices conduit de la stultitia à la desperatio, de la vaine folie de la non-fidelitas au mouvement ondoyant de l’inconstantia, au geste autodestructeur de la desperatio induit par des comportements qui, comme l’invidia, illustrent clairement l’anti-socialité du désir de possession finalisé à lui-même.


S’oppose au cycle des vices celui des vertus, parmi lesquelles se distingue la figure particulièrement significative de la Karitas. Cette personnification majestueuse de l’art de la redistribution, fondement d’un gouvernement ordonné de la cité, évoque d’autres représentations du même sujet contemporaines ou plus tardives. Mais elle se distingue d’elles par la minutieuse précision de l’exécution du personnage et de l’inscription située au-dessous de l’image, échos d’une typologie conceptuelle empruntée aux traités politiques écrits dans les mêmes années par Rémi de Florence et Ptolémée de Lucques, mais aussi à la production doctrinale des écoles des Mendiants. Avec sa main gauche, Karitas offre son cœur au Christ, tandis qu’elle tient de sa main droite une représentation de la richesse offerte à la communauté des fidèles : des fruits de la terre, comme une corne d’abondance, transposant en image la réflexion sur l’éthicité de la fructificatio qui, de Pierre Damien aux débuts du xive siècle, avait progressivement opposé la productivité matérielle et spirituelle chrétienne à la stérilité improductive des infidèles[74], la capacité du serviteur fidèle d’investir les talents qu’on lui avait confiés à l’inique thésaurisation typique du serviteur paresseux.


Cette représentation de la fructification, autrement dit de la richesse vertueuse, dérivant de la Karitas, distribuée à la communauté par cette personnification de l’alliance solidaire entre fideles, ressort encore plus par la représentation de ce à quoi elle s’oppose : les bourses que la Karitas foule à ses pieds. C’est un indice clair de la condamnation des richesses thésaurisées et improductives, de la pecunia reposita, présentée comme la négation de la fertilité dans la tradition textuelle qui, d’Ambroise au Pseudo-Chrysostome, avait été accueillie dans le texte du Decretum. Significativement, Karitas apparaît de surcroît arrondie par une grossesse qu’on ne doit pas séparer symboliquement de la richesse sacrée de la ville, de la civitas christiana qu’elle représente. Dans d’autres représentations, comme la sculpture du Siennois Tino da Camaino (1321) ou le tableau de Pollaiolo (xve siècle), Caritas apparaît comme une allégorie de l’oblation et de la distribution dont la capacité nourricière se distingue peu des représentations contemporaines de la Vierge allaitant. Giotto traite ce sujet avec plus de subtilité, ou plus exactement selon les termes d’une dialectique savante et doctrinale spécialisée. Sa Karitas est à la fois productive et distributive : par sa force active, elle produit, reproduit et offre, mais elle nie aussi la richesse enclose et stérile. Comme l’ont remarqué Carla Casagrande et Silvana Vecchio, la richesse renfermée dans la bourse, placée inutilement sous les pieds de Karitas, n’est autre chose que « la bourse que tient Invidia ». Ainsi, dans la figure de l’invidia, le vain désir de ce que l’on ne possède pas, et qui pour cela prend de la valeur, coïncide-t-il avec la dynamique de l’avaritia. Par sa capacité à contenir, reproduire et distribuer, la caritas s’oppose donc aussi bien aux logiques du désir indiscipliné et antisocial qu’à celles de l’avaritia, la convoitise et l’accumulation stérile de richesses.


Notons aussi que l’association, fréquente dans le droit canon, entre caritas et sollicitudo, entre vertu administrative et diligence attentive – qui désignait à l’origine l’engagement du clergé à garder intacts les biens ecclésiaux, quitte à les enlever, si nécessaire, à celui qui s’en était emparé de manière arbitraire – se lie ici à une notion civique d’ordre économique. C’est précisément celle-ci que Giotto peint et que les frères mendiants examinent dans leurs traités sur les contrats. L’inscription placée sous l’image met enfin l’accent sur l’impartialité de la caritas (cuncta cunctis liberalis offert manu, spetiali zelo caret), désignant la vertu oblative par le terme qui signifiait classiquement la générosité en sens éthique (liberalitas). Ainsi sa compétence législative apparaît explicitement (pro decreto servat normam)[77].


Cet assemblage d’image et de texte n’est pas seulement avertissement ou enseignement : il dit le parcours et la formation de la notion de cité. Dans un cadre narratif, le cycle des vices et des vertus au registre inférieur et celui des scènes de la vie de Jésus et de la Vierge au niveau supérieur composent un objet, la chapelle elle-même, dont la valeur civique s’organise matériellement par la stratification de couleurs, figures, concepts, matériaux de valeur artistique et architecturale grande ou moins grande. Aussi bien l’expulsion des marchands du Temple, placée auprès de l’autel, que la manifestation de la Karitas, sur le côté opposé de la nef, à proximité de l’entrée de la chapelle, instruisent l’historien sur l’importance et la signification de l’acte de la restitutio dans la Padoue du début du xive siècle. La « machine » architecturale et picturale salutaire, voulue et payée par les Scrovegni, offre à la civitas des chrétiens un discours et en même temps une accumulation organisée de richesses. Elle illustre à la fois une technique (mendiante et scolastique) de persuasion économique et politique, une logique doctrinale et éthico-économique, et une manière concrète de « restituer » à la communauté chrétienne, entendue comme ville productive, cette part de richesses qui lui avait été soustraite par suite d’opérations économiques étrangères à la sacralité de l’activité collective. Ces actions ne coïncidaient donc pas avec la mystique d’une « productivité » (fructificatio), conçue comme caractéristique des probati et fideles, autrement dit des chrétiens porteur du caragma, du signe de la fides authentique.


En raison du dialogue qui s’établit entre ordres mendiants (franciscains et augustins) et marchands-banquiers (les Scrovegni), la dynamique de la « restitution » donne lieu à la réalisation et à l’institution de structures qui, comme la chapelle padouane, thésaurisent et capitalisent la valeur restituée. Elle transforme la valeur rendue en objets, thésaurisés au profit de la ville et non de l’individu ; elle la capitalise en la reproduisant sous la forme d’une conscience accrue – et diffusée au sein de la civitas – du sens éthique qu’acquiert la richesse des chrétiens, lorsqu’elle est investie selon les termes prescrit par la raison ecclésiale : des termes considérés comme productifs pour la collectivité des alliés au nom du Christ, des fidèles. Dans cette perspective, « restituer » signifie avant tout lire dans la richesse, dans toute sorte de richesse, même la plus égocentrique et déviante, la possibilité de la restaurer et de la réinvestir, de sorte qu’elle ouvre aux chrétiens unis par le lien de la caritas et de l’amor patriae une voie vers le salut. Une fois réintroduite dans le cercle du patrimoine citadin et contrôlée par les garants du sacré, même l’accumulation de monnaie la plus avaricieusement occultée peut se transformer en un flot de lait divin et inépuisable[78].


Dans ce sens, restituer, indemniser, compenser apparaissent, pour l’Occident chrétien à la fin du Moyen Âge, comme prémisses nécessaires de toute économie de l’échange. À tout moment, la restitutio offre au prêt, à l’achat et vente, à la cession à temps déterminé, à toutes les formes de dialectique du donner et de l’avoir une occasion de vérification et de réparation. La restitution, comme critère reconnu d’une économie éthique devient la marque d’un marché qui se pense comme une ecclesia, comme l’assemblée de ceux qui seront en toute probabilité sauvés. Cette assemblée peut s’entendre comme la congrégation des fidèles (congregatio fidelium) de Thomas ou d’Ockham, ou comme la convocation des prédestinés (convocatio praedestinatorum) de John Wyclif. Le système d’obligations entre personnes qui stipulent les contrats, ainsi que la communauté des contractants (communitas contrahentium) renvoie constamment à la possibilité de rétractation offerte par la restitutio. Au cœur énergétique de la fidelitas, comme un mortier liant ecclesia et marché, se tient l’amicitia politica, à la fois alliance et familiarité, que Thomas d’Aquin considérait, en se fondant sur Aristote, Cicéron et le premier droit pénitentiel du xiiie siècle, comme typique de toute communauté probe et efficace.


Plus d’un siècle après la « restitution » des Scrovegni, les Observants, héritiers de la tradition intellectuelle franciscaine qui, avec Olivi, avait commencé à codifier la réflexion sur « restituer » comme réflexion sur la circulation ordonnée de la richesse au sein de la communauté des chrétiens, transformeront définitivement les lexiques de la restitutio en un chapitre spécialisé de tout discours économique interne à la civitas fidelium. Très vite impliqués dans la construction d’un système discursif de l’administration citadine, des franciscains de l’observance, comme Angelo da Chivasso, à Gênes, ou Alessandro Ariosti et Francesco Piazza, à Bologne, pourront soutenir que « restituer » s’inscrit dans la logique, typique d’une société marchande, des indemnisations et des garanties commerciales. Ils découvriront aussi dans la restitutio un principe à même de légitimer la collecte de l’impôt, même si, cela vaut d’être rappelé, les collecteurs eux-mêmes chargés par les pouvoirs locaux resteront définis comme des sujets contraints à la restitution en cas d’abus de leur office.


présentation complète du programme pictural ici

vendredi 31 décembre 2021

Jésus après Jésus.

 Le premier siècle du christianisme.

Je vous propose le résumé des 10 épisodes de l'excellente série de Jérôme Prieur et Gérard Mordillat, produite par Denis Freyd en 2003 et diffusée sur Arte. Les vidéos se trouvent facilement sur Youtube ou sur le site d'Arte.

  • Le premier épisode pose toutes les pistes d'une réflexion qui sera approfondie par la suite.
  • Le 2e épisode est consacré à la communauté de Jérusalem.
  • Le 3e épisode évoque l'espérance de la survenue du Royaume (terrestre) à partir des premières décennies qui suivent la mort de Jésus.
  • Le 4e temps est dédié aux tensions et querelles au sein des communautés du 1er siècle. 
  • L'épisode 5 est consacré à "Paul, l'avorton".
  • 6e émission : le concile de Jérusalem. 
  • 7e émission : l'antijudaïsme de Paul ?
  • Le 8e épisode se demande qui est le vrai fondateur de la nouvelle religion. 
  • Episode 9 : Rompre avec le Judaïsme
  • 10e émission (l'échec des révoltes juives) ou comment le christianisme remplace le judaïsme.



Jesus n'a pas fondé l'Eglise chrétienne.

Il n'a pas mis en place un dispositif qui institutionnellement serait la base d'un schisme. Il a pensé à l'intérieur d'Israël. Mais dans ce judaïsme palestinien du 1er siècle, il est représentatif d'une forme particulière de croyance. Il propose de relire la tradition d'Israël sur la base du pardon, avec de légères forme d'ouverture à l'égard des païens. Ce qu'il cherche, c'est le renouveau d'Israël.

Il annonce le royaume prochain et on peut légitimement penser, d'après les textes, qu'il promet aux 12 apôtres de "régir" et "juger" dans le futur royaume des 12 tribus d'Israël ("logion des 12 trônes"). Il compte sur eux pour les associer à une sorte de gouvernement qui doit renouveler eschatologiquement Israël. Leur simple présence, en tant que disciples, est en soi, annonciateur du royaume et commence déjà à le réaliser, dans l'intimité de la purification individuelle. Cela rencontre l'attente, que Jésus ne  dément jamais, que Dieu libère le territoire de l'occupation romaine et qu'ainsi Israël soit restauré en tant que lieu de la réalisation, le seul lieu au monde, de l'alliance avec le seul vrai Dieu. La  présence païenne interdisait la pratique effective du judaïsme le plus strict. Dès lors que le Royaume n'est pas symbolique ou une promesse pour le monde post-mortem, sa réalisation passait nécessairement par le départ des Romains et de leur armée d'occupation. Ces deux tendances, l'eschaton et le renouvellement par la purification  ou le rétablissement du royaume par une action politico-militaire, sont dans la Bible. Il semble clair que le projet du Nouveau Testament vise à détourner les disciples d'une attente imminente de la restauration du royaume d'Israël (surtout chez Luc, Evangile et les Actes) pour remplir le temps qui les sépare de l'accomplissement dernier par une oeuvre missionnaire. Il y a un changement de priorité : du royaume réel ou historique , l'auteur des Actes glisse vers un royaume de nature plus spirituelle.

Les disciples de Jésus pensaient qu'il était le Messie et ils espéraient la survenue rapide du Royaume. La mort infamante de Jésus sur la croix les prend au dépourvu. Pour la mentalité juive, cette mort est un scandale et réduit la "crédibilité" de Jésus comme Messie. Et assurément, elle consacre l'échec de l'aspect politique qui s'était agrégé à la personne de Jésus (cf INRI). Les Evangiles, qui reconstruisent a posteriori le discours de Jésus, restent vague sur l'aspect politique de l'annonce du Royaume. Rien de nationaliste dans le texte de la Bible, mais il semble évident que les paroles de Jésus étaient ambigües et ont suscité ce type d'espérance. Ce qui explique le profond abattement des disciples après la crucifixion, lors de laquelle, le comble, Dieu n'est pas intervenu. Du texte des Evangiles, on comprend que le groupe des amis de Jésus ne s'est reconstitué, après la débandade qui a suivi la crucifixion, que parce que Jésus s'est manifesté à eux, ressuscité. Pourtant, tout le monde, y compris dans ce groupe, n'était pas convaincu par la réalité de cette résurrection. Les chrétiens (le terme est impropre pour cette époque) sont ceux qui ont cru à la résurrection. C'est le premier des dogmes chrétiens. Mais les premiers chrétiens restent des juifs pour tout le reste.

Il existe une liste de ceux qui ont vu les apparitions de Jésus. Paul, dans la 1ere épitre aux Corinthiens, indique que cette liste est transmise par la tradition. Cette liste a une fonction d'argument d'autorité en additionnant ceux qui auraient vu et eu cette expérience. C'est le point de départ du christianisme. Le premier à avoir vu Jésus aurait été Simon/Cephas-Pierre. Si l'on ajoute le passage de l'Evangile de Matthieu (16-18), passage célèbre où Jésus aurait dit "tu es Pierre et sur cette pierre, je bâtirai mon église", mais passage qu'on ne retrouve ni chez Luc ni chez Marc, cela fait de Pierre le chef de la communauté de Jérusalem. Pourtant, partout ailleurs dans le Nouveau Testament, le personnage de Pierre est moins "glorieux". Il est à la fois le disciple qui renie Jésus, celui qui doute, l'impulsif qui se fait remettre en place par Jésus. Vraisemblablement, il est inutile de chercher dans les textes les indices d'un portrait de Pierre (comme des autres disciples les plus importants) : il est plus efficace d'interpréter les différentes manières de présenter Pierre comme un positionnement subtilement pour ou contre la place éminente de Pierre dans la communauté des premiers temps. Pour d'autres historiens, la figure de Pierre dans le Nouveau Testament est plus symbolique du christianisme primitif qu'une figure de pouvoir. En tous cas, Pierre poursuit l'oeuvre de Jésus, mais rapidement hors de Jérusalem puisque Pierre fait de nombreux voyages. Et même dans l'évangile selon Matthieu, Pierre n'est pas le seul à qui Jésus confie son église. En réalité, Jésus n'a pas organisé sa succession.

Au groupe des disciples, dont Pierre est la figure majeure, s'oppose la famille de Jésus, dont son frère, Jacques. Le livre des Actes place la famille de Jésus et notamment Marie, la mère de Jésus, au milieu des 12. C'est sans doute le but de Luc, l'auteur des Actes des apôtres, de présenter un récit qui rassemble et tisse une continuité. Il cherche à présenter une communauté profondément unie, alors qu'il y avait des tensions au sein de la communauté de Jérusalem.

Dans les Evangiles, la famille de Jésus, à Nazareth, est présentée, sauf Marie, comme critique et ne comprenant pas Jésus. celui-ci est en rupture avec sa famille. Une hypothèse qui a été défendue par certains spécialistes est que les Evangiles de Marc et de Jean reflèteraient les luttes de pouvoir et d'influence entre les communautés dont elles sont le porte-parole et auraient essayé de déconsidérer la famille. En tous cas, dans les Actes, après la mort de Jésus, on comprend qu'au moins une partie de sa famille a récupéré l'héritage de Jésus. Parmi eux, Jacques-Jacob/Iakov, présenté comme le frère de Jésus. C'est le personnage clef pour comprendre tous les conflits ultérieurs, au sein de la communauté chrétienne et entre les chrétiens et les juifs. La difficulté, c'est qu'il n'y a aucun témoignage direct et encore moins extérieur aux écrits bibliques. Jacques disparait dans la tradition évangélique (Evangile de Marc v65-70) qui est plus récente, puis il réapparaît dans les épitres de Paul, qui sont plus anciennes et dans les Actes, écrites par Luc, contemporain de la fin de Paul. Tel qu'il apparaît, Jacques est un juif très pieux, respecté de la communauté juive, qui va au temple et respecte la foi au Christ dans le judaïsme. Selon l'historien Flavius Josèphe, Jacques meurt lapidé à Jérusalem, à l'instigation du grand-prêtre du Temple, qui le voyait comme un rival potentiel.

La communauté de Jérusalem, avec Jacques à sa tête, a bénéficié d'une autorité sur tout le mouvement chrétien dans les premières décennies. Paul par exemple, est obligé de se rendre à l'assemblée de Jerusalem en 48 ou 49 pour rendre compte de la façon dont il organisait ses communautés. Jacques a cette occasion apparaît dans les textes comme une sorte de "fossile" un peu dépassé et réticent à l'égard des pagano-chrétiens.

Remarque : Jésus a des frères et des sœurs dans le texte de la Bible. Ce point a posé beaucoup de problèmes au Moyen Age, d'autant plus que la tradition catholique n'a pas voulu accorder à Marie d'autre enfant que Jésus et que, au tournant grégorien, l'Eglise a insisté sur le dogme de la virginité de Marie. Après la fin du IIe siècle, Jacques est devenu le cousin de Jésus (de adelphos -épitres de Paul-, il est devenu anepsios). La question, telle qu'elle se pose, c'est la question de l'étonnement pour les fidèles, déjà au 1er siècle, du fait de devoir faire tenir ensemble l'identité juive, palestinienne de Jésus et l'affirmation de foi selon laquelle cet être-là était unique et sans la tâche du péché originel. Cet étonnement explique les longs débats qui s'ensuivront sur la double nature de Jésus, à la fois homme et dieu. D'ailleurs, le Jesus historique n'a pas grand chose à voir avec ce que les chrétiens vont en faire. Le point décisif est la "divinisation" de Jésus. Jésus, seigneur (kurios) est-il aussi dieu (théos) ? Les débats sont nombreux et ils durent. Le concile de Nicée (325) fixe l'orthodoxie : la double nature de Jésus.


Peut-on donc dire que le véritable fondateur du christianisme est Paul ?

  • Temporalité = Paul (v 50-60) = 1ere génération qui a succédé à Jésus. Mort entre 60 et 64.
  • 7 lettres assurément authentiques (Romains, Galates, 1-Thessaloniciens, 1&2-Corinthiens, Philippiens, Philémon). Le reste du corpus attribué à Paul n'est pas de lui.


Le christianisme qui a émergé dans les premiers siècles est fondamentalement un christianisme paulinien (en témoigne sa sur-représentation dans les textes finalement choisis pour constituer le Nouveau Testament <=> constitution progressive du canon du Nouveau Testament). Mais ce christianisme qui a rompu avec le judaïsme et même a pris ses distances vis-à-vis de la figure juive, historique, de Jésus, ce christianisme unifié, n'est pas né d'un seul bloc, et certainement pas à l'époque de Paul.

Pourtant Paul a beaucoup modifié les interprétations de Jésus. Tout d'abord, il écarte le caractère national et politique de l'Evangile. Il fait de la résurrection un système théologique qui s'adresse plutôt aux individus en leur promettant le salut par l'immortalité et un royaume céleste. Il y a substitution d'une attente temporelle, historique, à une attente d'un autre espace pour l'éternité. Dans cette perspective, Israël n'occupe plus une position centrale.

Ensuite Paul a pris ses distances avec le groupe des "hébreux", c'est-à-dire les disciples du Christ réuni à Jérusalem. Pour comprendre comment les choses se sont passées, il faut remonter avant Paul, à la première communauté de Jérusalem. Passées les premières années, celle-ci est divisée entre les hébreux (les juifs parlant araméen) et les juifs hellénistes (une part importante de la population de la cité  = 40% de l'épigraphie des ossuaires de la ville, peut-être 15 à 20% de la population-, et une communauté non négligeable parmi les croyants). Les spécialistes s'accordent à penser qu'il y avait donc deux communautés distinctes, les 12 (les disciples, collaborant sans doute avec la famille de Jésus) et les 7 (leaders de la communauté helléniste), en s'appuyant sur l'analyse des Actes, 6-8 . Au-delà des différences linguistiques qui les empêchaient de suivre les rites ensemble, il y a aussi de profondes différences dans les pratiques et la conception du monde. Les juifs hébraïques seraient des communautés plutôt rigoristes, restées fidèles à la Loi, tandis que les juifs hellénistes seraient plus libéraux, aussi parce qu'imprégnés de philosophie grecque et, de ce fait, empreints d'une vision plus universaliste. Ce que fait Luc dans les Actes, c'est de situer à Jérusalem, en leur attribuant des anecdotes significatives, ces deux communautés qui devaient être en réalité deux mouvements plus répandus en Judée. Or, une forte tension a éclaté entre les deux communautés, comme on le devine dans Luc, Actes, 6.

Etienne, le premier martyre chrétien, mort lapidé, était diacre de la communauté des Sept, membre des synagogues de la diaspora, c'est-à-dire des Juifs venus s'installer à Jérusalem. Sa prédication a un succès visible. Apparemment, il critiquait le culte du Temple ("Dieu n'habite pas une maison faite de main d'homme"). Les historiens supposent donc qu'il fut  le porte-parole de la vision helléniste plus libérale, qui critiquait l'application stricte de la Torah, telle que pratiquée par les chrétiens hébreux. Cet événement trace une ligne de faille au sein du 1er mouvement chrétien. La mort d'Etienne est stylisée comme une répétition de la Passion, et l'auteur des Actes signale que ce martyre marque le début d'une grande persécution contre les adeptes de la Voie : ils auraient été tous expulsés sauf les apôtres. On peut légitimement penser que ce sont les chrétiens attachés à la Torah qui restent  ; Il n'y avait aucune raison de les inquiéter, puisqu'ils étaient respectueux de la tradition. En revanche, les chrétiens hellénistes, chassés de Jérusalem, fuirent vers des régions où le judaïsme n'était pas ou peu pratiqué, Antioche par exemple. Ce sont eux qui vont chercher à évangéliser les païens. Ils finissent par se radicaliser toujours davantage contre les judéo-chrétiens et contre les juifs. Les deux chemins se séparent. 

C'est le moment où Paul apparaît. 

Paul est témoin de la diversité des disciples du Christ. Ses écrits fournissent une version de l'histoire des premières communautés qui diffère du récit des Actes des Apôtres, rédigé par Luc une trentaine d'années plus tard (entre 80-90). Le Paul des épitres est plus radical et vitupère davantage que le Paul des Actes, qui est présenté, certes comme un missionnaire héroïque, mais qui doctrinalement est bien plus respectueux de la Loi et toujours soucieux de maintenir le lien avec la communauté de Jérusalem. Les données contenues dans les premières lettres de Paul contredisent ce que disent les Actes sur les premières années de la biographie paulinienne. Puis ensuite, on n'a plus rien que les Actes. Ceux-ci ne sont sans doute pas une source suffisamment fiable pour faire une biographie de Paul. Luc "invente" un Paul dans le but de le relier fortement à la communauté de Jérusalem.

Paul revendique (Epitre aux Corinthiens) revendique d'avoir "vu" Jésus, se mettant sur le même rang que les apôtres, même si il se dit "avorton", le dernier des derniers. Cette rencontre du Seigneur (que Luc met en scène avec l'épisode de la révélation sur le chemin de Damas) lui confère l'autorité dont il se revendique. Contrairement aux disciples, Paul n'a jamais rencontré Jésus de son vivant. Il n'était pas en Judée au moment où Jésus y prêchait. On se demande même, quand on constate qu'il cite rarement la parole de Jésus et parfois avec des variantes par rapport aux Evangiles, s'il avait même accès aux récits de la vie de Jésus. Peut-être qu'il ne connaissait que très peu le Jésus historique qui s'adressait aux Juifs. Le Jésus de Paul est le ressuscité : c'est quasiment la seule chose qui l'intéresse. 

Même si Paul semble faire de la question des Gentils (évangéliser les païens) une question nouvelle, alors qu'elle est discutée déjà dans la tradition juive et dans la Bible hébraïque. Voir les chapitres 40 à 66 d'Isaïe, voir le prophète Malachie, voir le livre d'Esther. "Lève-toi Jérusalem, et voici qu'accourent vers toi toutes les nations". Au dernier jour, les nations rejoindront Israël. Il y avait un courant dans la tradition juive qui cherchait à faire rentrer les autres nations "sous les ailes de la présence divine". Cette mission juive explique qu'à l'époque de Jésus, une personne sur dix dans l'Empire était juive et on trouvait des communautés juives dans beaucoup de villes disséminées dans tout l'Empire, ce dont témoignent les voyages de Paul qui, partout où il se rend, va au contact de la communauté juive et cherche les "craignant Dieu", ces gentils attirés par le judaïsme, mais bloqués dans leur conversion par la rigueur des obligations de la Loi. Pour Paul, la Loi hébraïque est un élément de division de la communauté. Il comprend qu'il faut remplacer la Loi par la Foi, pour faire le ciment de la communauté. Cette foi se réduit à une conception simple : seule la mort et la résurrection de Jésus est la voie vers le Salut. Dès lors, son activité missionnaire se développe indépendamment de la Loi. Les rites juifs ne sont plus indispensables. Il suffisait de croire de Jésus était réellement le fils de Dieu. Seule comptait donc la justification par la Foi. Paul prêchait en fait quelque chose de proprement révolutionnaire. Il prêchait que Jésus n'était pas venu seulement pour le salut des Juifs, mais pour le salut de l'humanité entière.

Comment la forme chrétienne se propage t-elle ?

On n'en sait rien. En tout cas, partout où il y avait des synagogues, il y avait des communautés chrétiennes. Les Historiens ont peu de sources, et elles sont toutes chrétiennes.

Il n'y a pas de Chrétiens au 1er siècle. Il y a des Juifs qui adoptent la foi au Messie. La séparation n'a pas encore eu lieu. Des petits groupes de fidèles de Jésus se regroupent ici et là, mais il n'y a pas encore d'Eglise (au sens d'une institution chrétienne)

Les sources, qui sont exclusivement bibliques pour les premiers temps, accordent une place exagérée à la communauté de Jérusalem, ce qui s'explique par la croyance en une fin des temps proche et le retour de Jesus (la Parousie) pour fonder le royaume à Jérusalem. Nous ne savons pas si la première communauté était structurée : on sait que tous les biens étaient mis en commun et des règles très strictes pouvant entraîner des exclusions. Autour de ces communautés, vivant aussi probablement dans l'abstinence, cessent le travail pour se consacrer à la prière, qui réalisent en actes une préfiguration du Royaume, devaient graviter des sympathisants qui eux, continuaient à vivre plus normalement. Puis, plus le temps passe, plus il dément l'annonce d'une fin de temps proche. La communauté de Jérusalem a dû se réorganiser, ne serait-ce que pour éviter la "faillite".

Le "concile" de Jérusalem : c'est l'assemblée des apôtres qui eut lieu vers 50. Il s'agit de régler les tensions qui existent entre la communauté de Jérusalem et les communautés qui se développent à l'extérieur de la Judée (dont la communauté d'Antioche, représentée par Paul) sur la base de la conversion des païens. L'objet est de savoir si ces païens doivent devenir des prosélytes juifs et se faire circoncire. L'enjeu se porte sur le repas pris en commun, l'eucharistie. Comment, au-delà de tous les autres rituels, des chrétiens-juifs de stricte observance pourrait partager la même table que des pagano-chrétiens ? Après une "franche engueulade", la communauté de Jérusalem accorde à Paul que la circoncision et le fait de manger casher n'était pas obligatoire : en revanche, il y a interdiction des viandes sacrifiées aux idoles, les viandes étouffées et le sang (= la Loi noachique < Noé). C'est la Loi la plus sommaire minimale qu'on réclame aux pagano-chrétiens. Mais au final, c'est la porte ouverte à la déjudaïsation. Rapidement, la composante juive du mouvement chrétien devient minoritaire.

Un an après cette rencontre, Paul écrit l'Epitre aux Thessaloniciens. Les spécialistes estiment que c'est le texte le plus ancien du Nouveau Testament. Or, il y a dans ce texte une charge violente contre les Juifs, "eux qui ont tué le Seigneur Jésus et les prophètes, ils nous ont aussi persécutés. Ils ne plaisent pas à Dieu et sont ennemis de tous les hommes. Ils nous empêchent de prêcher aux païens pour les sauver et mettent ainsi le comble à leurs péchés. Mais la colère est tombé sur eux à la fin / elle est tombée sur eux pour en finir"  (chap 2, verset 14)

Une bonne partie de l'épisode 7 est consacrée à l'analyse de ces quelques phrases.  Ce que l'on peut en retenir tient en deux grandes idées. Paul, dont je rappelle qu'il était juif, reprend les thèmes assez classiques de la critique contre la communauté juive, critiques que l'on retrouve y compris au sein de la pensée juive sous la forme "ces juifs qui n'écoutent pas les prophètes" (tradition deutéronomiste du destin des prophètes), et dans la communauté païenne qui comprend mal que leur exclusivisme religieux justifie le séparatisme (d'où la supposée misanthropie juive). Ensuite, il faut comprendre cette phrase dans la perspective polémiste de son époque. Paul à Thessalonique dirige une communauté où la plupart sont des non juifs. "Ils nous empêchent de prêcher aux païens" et donc ils empêchent les autres hommes d'accéder au Salut. Ce texte met en lumière les tensions entre les premiers judéo-chrétiens  et les pagano-chrétiens ET les tensions entre les juifs et les premiers chrétiens. Ici, très probablement, Paul manifeste son exaspération envers les Juifs qui s'opposent aux fidèles chrétiens dans les églises de Judée. Cependant, le fait reste que ce texte a servi de base à l'antisémitisme chrétien antique qui s'est développé ensuite, à partir de la fin du 1er siècle. Le mot "judaïoi" renvoie au peuple tout entier : c'est une condamnation universelle. Des chercheurs ont voulu prouver, sans y réussir, que ces phrases n'étaient de Paul car nulle part ailleurs, Paul ne s'exprime de cette manière. D'autres pensent le prouver par la dernière phrase : "la colère est tombée sur eux à la fin". Le verbe est conjugué à l'aoriste donc désignant une action passée, et pour certains, il est clair que cette allusion renvoie à la destruction du Temple, mais c'est en 70 ! Le problème avec la théorie de la glose tardive rajoutée par un copiste à la lumière d'événements postérieurs, c'est qu'il n'y a aucune preuve et qu'à la limite, on peut  lire tout le nouveau Testament de cette manière dès qu'un élément pose problème.

Toujours est-il que Paul dresse le constat dramatique et douloureux de la séparation d'Israel et des communautés qu'il est en train de créer. Il repousse à la fin de l'Histoire le Salut d'Israel, quand la totalité se sera convertie, pas seulement Israel mais aussi tous les autres.

De fait, la pensée de Paul a changé et s'est adaptée aux circonstances tant du point de vue théologique que spirituel, même si pour certains, les différences dans les différents textes de Paul relèvent davantage de la rhétorique que du fond, c'est-à-dire sa capacité à reformuler la bonne nouvelle en fonction de ses interlocuteurs.

Au final, la chute du temple de Jerusalem marque la véritable rupture (70)

Luc, dans les Actes de Apôtres, a cherché à donner une image linéaire de la continuité de l'histoire des premiers chrétiens. Mais cela ne s'est pas passé comme cela, comme on l'a vu plus haut. La rupture est donc plus ou moins passée sous silence.
Les Actes ont été écrits après l'Evangile de Luc, sans doute juste après 70. Ils affirment que l'identité chrétienne ne peut pas se comprendre en dehors de Jésus ET Paul (qu'il aurait connu lors des derniers voyages de Paul). Cependant, Luc simplifie Paul et la théologie paulienne n'interesse pas Luc outre mesure. Le Paul présenté dans les Actes est plus "lisse" et la distance entre Paul et les chrétiens de Jérusalem est amoindrie. C'est, pour certains exégètes, une reconstruction complète de la figure de Paul.

Comme Luc est quasiment notre seul accès à cette période-là de la première chrétienté, d'autres personnalités de cette période ont sans doute disparu. Par ailleurs, l'historicité des Actes est incontestablement à remettre en cause. Luc reconstruit manifestement l'Histoire de la période. Il ne faut donc pas le lire ce texte de façon naïve.

Un autre but de Luc serait de montrer la diffusion du christianisme au centre de la terre habitée, c'est-à-dire à Rome. Il y a pour Luc l'importance de construire la continuité légitime de l'accueil du message de Jésus de Jérusalem à Rome. Le dernier mot des Actes (dernière parole de Paul) : c'est aux païens qu' a été envoyée la parole de Dieu. Les derniers mots des Actes marque le revirement : l'Evangile passe des juifs aux païens. Luc signale de façon réitérée l'endurcissement des juifs d'Israël qui refusent la parole divine, via Paul. C'est un schéma récurrent, qui montre Paul expulsé par la synagogue. Il y a une construction progressive des Juifs comme les "méchants", pas exclusivement cependant, puisqu'il y a toujours un petit noyau qui accepte la Bonne Nouvelle. Luc, qui écrit dans les années 85-90 écrit à une communauté qui s'est déjà séparée d'Israël, avec l'entrée de païens dans la communauté des disciples SANS assimilation à Israël. Cependant, Luc écrit pour rappeler constamment que les racines du Christianisme sont dans la synagogue. Bien entendu, Luc écrit du point de vue chrétien et il charge la responsabilité juive. Cependant, le peu de succès que les chrétiens ont rencontré dans le monde juif est perçu de façon tragique, comme une rupture non désirée.

=> Le christianisme nait au début du IIe siècle (Et encore, il ne s'institutionalise qu'au IVe siècle)

C'est le moment où tous les textes sont rassemblés. C'est aussi le moment où les textes de Paul recommencent à circuler après le "trou" des années 70-90 et une partie des épitres de cette période sont attribuées à Paul (Colossiens, Ephésiens). Le premier corpus est attesté par Marcion à propos d'un atelier de copiste à Rome en 140. Il atteste de 10 épitres attribuées à Paul. Est-ce que Marcion est l'éditeur de Paul ? Marcion, marchand du Pont converti, se trouve en 140 dans une école de théologie de Rome (il y en a deux autres à la même époque). Ces 3 écoles représentent 3 courants au sein de l'Eglise. Les apôtres se retrouvent dans l'école de Justin, les hellenistes dans celle de Valentin. Le courant paulinien est celui de Marcion. Pour lui, Paul est le seul qui a véritablement compris le message de Jesus. Marcion cherche à expurger des textes de Paul les falsifications selon lui introduites par les apôtres qui eux n'ont rien compris au message de Jésus. Il réunit en un seul ensemble les 10 épitres de Paul et l'évangile de Luc. Marcion pensait que Jésus avait prêché une religion totalement nouvelle, indépendante du Judaïsme. Pour lui, il ne fallait pas se référer aux textes juifs.

Les 4 évangiles circulaient. Il y avait aussi une littérature apocryphe assez nombreuse. Personne jusqu'ici n'avait eu l'idée de réunir un canon.

Paul est l'autorité fondamentale sur laquelle on se base au début du 2e siècle pour son activité missionnaire et pastorale, même si la théologie pauliniene  est, elle, négligée. Il faut attendre St Augustin pour que les pères de l'Eglise se penchent à nouveau sur la pensée de Paul. Il est symptomatique que Marcion qui militait tant pour imposer Paul l'ait si mal compris.

=> L'Eglise orthodoxe va se construire contre Marcion pour réintégrer la tradition juive, au point de se revendiquer comme le véritable Israël. 135 : l'échec de la révolte juive contre les Romains et une révolte messianique marque la rupture définitive. Les grands centres du judaïsme se réorganisent autour des pharisiens en Galilée et en Mesopotamie. L'héritage juif qu'on estime perdu, éparpillé au sein de la diaspora, est relevé par Justin qui se réclame du "verus Israël". Justin est martyrisé à Rome vers 160. Il est un des premiers "pères de l'Eglise". Les chrétiens réinterprètent l'ancien Testament (beaucoup d'écoles juives concurrentes jusqu'à cette époque donc cela n'a rien d'extraordinaire) en le spiritualisant. Globalement, les chrétiens reconnaissent l'ancien Testament, mais pas l'interprétation juive de ces textes. Les Juifs sont donc réputés ne pas avoir compris leurs propres textes. => le judaïsme est une forme non achevée de la Vérité.

Outre l'aspect doctrinal, les intervenants insistent sur l'aspect pragmatique de cette revendication de la judéité du christianisme. Dans l'empire romain, les Juifs avaient droit au privilège de pratiquer leur religion du fait de l'ancienneté de leur tradition religieuse, ce que les chrétiens n'avaient pas s'ils s'affirmaient comme membres d'une religion nouvelle. Pourtant, malgré l'aller-retour entre les deux religions et l'existence de judéo-chrétiens (qui pratiquent l'eucharistie mais font shabbat pour simplifier), la séparation est en marche et les polémiques virulentes. La notion de verus Israël est une sorte de "captation d'héritage" et les chrétiens les plus polémiques vont jusqu'à dénier aux Juifs le fait d'être de vrais juifs. Par ailleurs, leur refus d'accueillir la Bonne Nouvelle et de reconnaître Jésus comme le fils de Dieu est assimilé à une persévérance dans l'erreur qui serait quasi diabolique. Dans le même temps, comme les Juifs cherchent à institutionaliser leur religion et leurs pratiques, une des composantes est de bien affirmer qu'ils ne sont pas chrétiens.



jeudi 22 avril 2021

Domenico Scandella dit Menocchio

Fiche de lecture Axe 1 du thème sur "Religion et Etat", 1ere partie du cours : la foi, entre liberté et dogme.


Référence : Carlo Ginzburg, Le fromage et les vers, 1976 (Flammarion, Champs Histoire). Le livre est sous-titré "l'univers d'un meunier du XVIe siècle".

Remarque : la publication du livre de C. Ginzburg constitue un moment important de l'historiographie. Par ce livre, C. Ginzburg inaugure une méthode et une "école", celle de la micro-histoire, qui vise à comprendre, à partir d'une histoire individuelle et située, au plus près des indices laissés dans les sources, à reconstituer par l'enquête les modes de vie et de pensée , en général des plus humbles. Loin des abstractions sociologiques ou quantitatives, il s'agit de rendre compte d'expériences de vie irréductibles et pourtant jugées symptomatiques de faits plus larges (tel groupe social, tel mouvement culturel...) ce qu’Edoardo Grendi va désigner de l’oxymore « exceptionnel normal »,
C'est en fait de l'histoire "par le bas".


Argument :
Menocchio est ce meunier frioulan jugé deux fois par l'Inquisition en 1583 et 1599 dans le diocèse de Concordia. Au sein de sa petite et pauvre communauté villageoise, il  se détache car il a appris à lire, et ses lectures le font beaucoup réfléchir sur les choses de la foi et de l'Eglise. Il semble aussi que ses réflexions soient aussi le fruit d'un violent désir de revanche sociale et d'une frustration liée à sa condition. "Grande gueule", comme on dirait maintenant, il tente d'imposer ses interprétations du monde, tant religieuses que sociales, et parle abondamment et très librement, imprudemment. Si sa communauté semble l'avoir toute sa vie protégé de lui-même et lui avoir attribué quelque position d'autorité , il n'a pas de disciple : quand il est dénoncé (par le curé de la paroisse ?), personne n'ose se revendiquer d'un enseignement de Menocchio. D'ailleurs lui -même, devant ses juges, évoque des propos ici et là, des opinions dont il est assez fier et qu'il ne cherche pas à travestir ou minimiser, mais sans jamais impliquer d'autres habitants de sa paroisse.


Pourquoi s'intéresser au cas de Menocchio ?
D'abord parce que c'est un livre très bien écrit, facile donc à lire et qui se présente comme une enquête. En rendant visible sa démarche, C. Ginzburg fait également un travail pédagogique : en lisant le fromage et les vers, vous comprendrez comment travaille un historien et ce que c'est que la recherche de la vérité historique.
Ensuite parce que les thèmes de réflexion ouverts par l'histoire de Menocchio sont très intéressants et somme toute rarement abordés dans  l'Histoire scolaire :
A travers le procès, émerge un "texte caché" de la culture populaire, caché par nécessité de par la  sourde lutte des classes et perdu par les textes tout comme l'iconographie qui ne rendent justice "que" aux puissants. Comme l'écrit C. Ginzburg dans son avant-propos de 1976 : "L’impressionnante convergence entre les positions d’un obscur meunier frioulan et celles des groupes intellectuels les plus raffinés et les plus conscients de son temps repose avec force le problème de la circulation culturelle formulé par Bakhtine [...]", et dans le "chapitre 61 "le cas limite de Menocchio repose avec force un problème dont on commence seulement maintenant à saisir toute la portée :   celui des racines populaires d’une grande partie de la haute culture européenne, médiévale et postmédiévale. Des figures comme celles de Rabelais ou de Bruegel ne furent probablement pas de splendides exceptions. Toutefois, ils ont clos un âge caractérisé par la présence d’échanges souterrains féconds, dans les deux sens, entre la haute culture et la culture populaire. La période suivante fut, au contraire, marquée soit par une distinction toujours plus rigide entre culture des classes dominantes et culture artisanale et paysanne, soit par l’endoctrinement à sens unique des classes populaires. Nous pouvons placer la césure chronologique qui sépare ces deux périodes pendant la seconde moitié du XVIe siècle : elle coïncide de façon significative avec le renforcement des différences sociales sous l’impulsion de la révolution des prix. Mais la crise décisive avait eu lieu quelques décennies plus tôt, avec la guerre des paysans et le règne des anabaptistes de Münster. Les classes dominantes virent alors se poser de façon dramatique l’exigence de récupérer, même sur le terrain idéologique, les masses populaires qui menaçaient de se soustraire à toute forme de contrôle venu d’en haut – tout en maintenant et même en exaspérant les distances sociales. Cet effort renouvelé d’hégémonie prit différentes formes dans les diverses parties de l’Europe : mais l’évangélisation des campagnes par les jésuites et l’organisation religieuse capillaire, sur des bases familiales, réalisée par les Églises protestantes, peuvent être ramenées à une seule et même orientation. À celle-ci correspondirent, sur le plan de la répression, l’intensification des procès de sorcellerie et le contrôle sévère des groupes marginaux, tels les vagabonds et les gitans. C’est sur ce fond de répression et d’effacement de la culture populaire que se situe le cas de Menocchio."

Enfin, très concrètement dans le cadre du cours, une lecture partielle et le survol de la table des matières peut vous permettre d'apprendre ce qu'était un procès pour hérésie, comment il s'organisait, ce qui était considéré comme hérétique et en quoi des éléments de croyance populaire (encore que Menocchio s'est forgé sa croyance personnelle) venaient régulièrement s'entrechoquer avec un dogme souvent incompréhensible et utilisé comme instrument de domination.

Quelques extraits...
...dans le chap 1 :
"Le 28 septembre 1583, Menocchio fut dénoncé au Saint-Office. Il était accusé d’avoir prononcé des paroles « hérétiques et très impies » sur le Christ. Il ne s’agissait pas d’un blasphème occasionnel : Menocchio avait bel et bien tenté de diffuser ses opinions, arguments à l’appui (« praedicare et dogmatizare non erubescit »). Ce qui aggravait tout de suite sa position. Ces tentatives de prosélytisme furent amplement confirmées par l’enquête qui s’ouvrit un mois plus tard à Portogruaro, pour continuer ensuite à Concordia et à Montereale même. « Il est toujours en désaccord avec quelqu’un sur la foi par goût de discuter, et même avec le curé», rapporta Francesco Fassetta au vicaire général. Et un autre témoin, Domenico Melchiori : « Il aime à discuter avec les uns et les autres, et comme il voulait discuter avec moi je lui ai dit : “Je suis cordonnier et toi meunier, et tu n’es pas un savant, à quoi bon discuter de ça  ?” » Les choses de la foi sont profondes et difficiles, hors de portée des meuniers et des cordonniers ; pour en parler il faut un savoir, et les dépositaires du savoir sont avant tout les clercs. Mais Menocchio disait ne pas croire que le Saint-Esprit gouvernât l’Église, et il ajoutait : « Les prêtres nous tiennent en leur soumission, et s’arrangent pour nous faire rester tranquilles mais ils se donnent du bon temps » ; quant à lui, « il connaissait Dieu bien mieux qu’eux ». Et quand le piévan l’avait conduit à Concordia, chez le vicaire général, pour éclaircir ses idées, en lui disant « toutes tes fantaisies sont des hérésies », il avait promis de ne plus se mêler à ces histoires, mais avait recommencé aussitôt après. Sur la place, à l’auberge, lorsqu’il va à Grizzo ou Daviano, ou qu’il revient de la montagne : « Il a coutume, avec tous ceux avec qui il parle, dit Giuliano Stefanut, de lancer la discussion sur les choses de Dieu, et d’y entremêler toujours quelque bribe d’hérésie ; et ainsi il discute et crie pour défendre son opinion. »

...du chap 2 :
"Ensuite il avançait d’étranges affirmations, que les autres villageois rapportèrent au vicaire général de manière plus ou moins fragmentaire et décousue. Par exemple : « L’air est Dieu … la terre est notre mère » ; « Qu’imaginez-vous que soit Dieu ? Dieu n’est rien d’autre qu’un léger souffle, et ceci pour autant que l’homme se l’imagine » ; « Tout ce qui se voit est Dieu, et nous sommes des dieux » ; « Le ciel, la terre, la mer, l’air, les abîmes et l’enfer, tout est Dieu » ; « Croyez-vous donc que Jésus-Christ soit né de la Vierge Marie ? Ce n’est pas possible qu’elle l’ait mis au monde et qu’elle soit restée vierge : peut-être bien a-t-il été un homme de bien, ou l’enfant d’un homme de bien ». Enfin, on disait qu’il avait des livres interdits, en particulier la Bible en langue vulgaire : « Il est toujours en train de discuter avec tel ou tel, il a la Bible en vulgaire et s’imagine s’appuyer sur elle, et il s’obstine dans ses raisonnements.»

...du chap 3 :
"Quant au contenu hétérodoxe de ce genre de prédication, aucun doute n’était possible, surtout quand Menocchio exposa sa très singulière cosmogonie dont un écho confus était parvenu au Saint-Office : « J’ai dit que, à ce que je pensais et croyais, tout était chaos, c’est-à-dire terre, air, eau et feu tout ensemble ; et que ce volume peu à peu fit une masse, comme se fait le fromage dans le lait et les vers y apparurent et ce furent les anges ; et la très sainte majesté voulut que ce fussent Dieu et les anges ; au nombre de ces anges, il y avait aussi Dieu, créé lui aussi de cette masse en ce même temps, et il fut fait seigneur avec quatre capitaines, Lucifer, Michel, Gabriel et Raphaël. Ce Lucifer voulut se faire seigneur à l’image du roi, qui était la majesté de Dieu, et, à cause de sa superbe, Dieu commanda qu’il fût chassé du ciel avec toute sa suite et toute sa compagnie ; et ce Dieu fit ensuite Adam et Ève, et le peuple en grande foule pour occuper les sièges des anges ainsi chassés. Mais comme cette foule n’obéissait pas aux commandements de Dieu, celui-ci envoya son fils qui fut pris par les juifs et crucifié. » Et il ajoutait : « Je n’ai jamais dit qu’il s’est fait pendre comme une bête » (c’était une des accusations portées contre lui ; par la suite il admit que si, peut-être, il pouvait avoir dit quelque chose de ce genre ). « J’ai bien dit qu’il se laissa crucifier et que celui qui fut crucifié était un des enfants de Dieu, parce que nous sommes tous des enfants de Dieu, et de la même nature que celui qui fut crucifié ; c’était un homme comme nous autres, mais de plus grande dignité, comme, pour ainsi dire, aujourd’hui le pape, qui est un homme comme nous, mais plus digne par ce qu’il peut faire ; et celui qui fut crucifié est né de saint Joseph et de la Vierge Marie. »

...du chap 6 :
"Il commença par dénoncer l’oppression qu’exerçaient les riches sur les pauvres en utilisant, dans les tribunaux, une langue incompréhensible comme le latin : « Je pense que le fait de “parler” latin est une façon de trahir les pauvres, parce que dans les procès les pauvres gens ne comprennent pas ce qui se dit et ils sont roulés, et s’ils ont quatre mots à dire, ils ont besoin d’un avocat. » Mais cela n’était qu’un exemple d’une exploitation générale dont l’Église était complice et à laquelle elle participait. « Il me semble que dans notre loi, le pape, les cardinaux, les évêques sont si grands et si riches que tout appartient à l’Église et aux prêtres et qu’ils égorgent les pauvres ; si ceux-ci ont deux champs en location, ils appartiennent à l’Église, à un évêque ou à un cardinal. » On se souvient que Menocchio avait deux champs à cens dont nous ne connaissons pas le propriétaire ; quant à son latin, il se réduisait, apparemment, au credo et au pater noster qu’il avait appris en servant la messe ; et Ziannuto, son fils, s’était dépêché de lui trouver un avocat, dès qu’il avait été mis en prison par le Saint-Office. Mais ces coïncidences, ou possibles coïncidences, ne doivent pas tromper : le discours de Menocchio, même s’il naissait de son cas personnel, finissait par embrasser un domaine beaucoup plus vaste. L’exigence d’une Église qui abandonne ses privilèges, qui se fasse pauvre avec les pauvres, se reliait à la formulation, sur les traces de l’Évangile, d’une religion différente, sans dogmatisme, réduite à un noyau de préceptes pratiques : « Je voudrais que l’on croie dans la majesté de Dieu, et que l’on soit des hommes de bien, et que l’on fasse comme a dit Jésus-Christ, qui a répondu aux juifs qui lui demandaient quelle loi il fallait avoir : “Aimer Dieu et aimer son prochain.” » Cette religion simplifiée n’admettait pas, pour Menocchio, de limites confessionnelles. Mais l’exaltation passionnée de l’équivalence entre toutes les religions, sur la base des lumières également accordées à tous (« La majesté de Dieu a donné l’Esprit saint à tous : aux chrétiens, aux hérétiques, aux Turcs, aux juifs, il les aime tous et tous se sauvent d’une manière ou d’une autre ») aboutit à une violente attaque contre les juges et leur superbe doctrinale : « Et vous autres prêtres et frères, vous voulez encore en savoir plus sur Dieu et vous êtes comme le démon, et vous voulez vous faire dieux sur terre, et tout savoir comme Dieu, ainsi que l’a voulu le démon : et qui pense en savoir le plus, en sait moins. » Et abandonnant toute retenue, toute prudence, Menocchio déclara qu’il refusait tous les sacrements, y compris le baptême, comme des inventions des hommes, des « marchandises », des instruments d’exploitation et d’oppression de la part du clergé : « Je crois que la loi et les commandements de l’Église sont tous des marchandises et que celle-ci en vit. » Du baptême il dit : « Je crois que dès notre naissance nous sommes baptisés, parce que Dieu qui a béni toute chose nous baptise, et que le baptême est une invention, et que les prêtres commencent à manger les âmes avant la naissance et ils les mangent continuellement jusqu’après la mort. » De la confirmation : « Je crois que c’est une marchandise, une invention des hommes, qui ont tous le Saint-Esprit, et qui cherchent à savoir et ne savent rien. » Du mariage  : « Ce n’est pas Dieu qui l’a fait, mais les hommes : avant, l’homme et la femme se promettaient fidélité et cela suffisait ; ensuite sont venues ces inventions des hommes. » De l’ordination : « Je crois que l’esprit de Dieu est en chacun de nous… et je crois que tout homme qui a étudié pourrait être prêtre, sans être ordonné, parce que tout cela ce sont des marchandises. » De l’extrême-onction : « Je crois que ce n’est rien et que ça ne vaut rien, parce qu’on oint le corps et qu’on ne peut oindre l’esprit. » De la confession il avait coutume de dire  : « Aller se confesser aux prêtres et aux moines, autant aller se confesser à un arbre. » Quand l’inquisiteur lui répéta ces mots, il expliqua avec une pointe de suffisance : « Si cet arbre savait donner la teneur de la pénitence, cela suffirait, car il y a des hommes qui vont se confesser aux prêtres parce qu’ils ne savent pas quelle pénitence ils ont à faire pour leurs péchés ; ils veulent qu’on le leur dise ; mais s’ils le savaient ils n’auraient pas besoin d’y aller ; et ceux qui le savent n’ont pas à y aller. » Ces derniers, il faut qu’ils se confessent « dans leur cœur, à la majesté de Dieu, et qu’ils le prient de pardonner leurs péchés ». Seul le sacrement de la communion échappait à la critique de Menocchio – mais réinterprété de façon hétérodoxe. Les phrases rapportées par les témoins avaient tout l’air, il est vrai, de blasphèmes ou de négations méprisantes. Arrivant chez le vicaire de Polcenigo un jour où l’on faisait des hosties, Menocchio s’était exclamé : « Pauvre Vierge Marie, elles sont bien grandes, ces bêtes-là  ! » Et une autre fois, alors qu’il discutait avec le prêtre Andrea Bionima : « Je ne vois là rien d’autre qu’un morceau de pâte, comment se fait-il que cela puisse être notre Seigneur Dieu ? et qu’est-ce que c’est que ce Seigneur Dieu ? rien d’autre que la terre, l’eau et l’air. » Mais il avait expliqué au vicaire général : « J’ai dit que cette hostie est un morceau de pâte, mais que le Saint-Esprit descend du ciel en elle, et je crois vraiment cela. » Et le vicaire général incrédule : « Mais que croyez-vous que soit le Saint-Esprit ? » Menocchio : « Je crois que c’est Dieu. » Mais savait-il combien il y a de personnes dans la Trinité ? « Oui, Messire, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. » « Dans laquelle de ces trois personnes croyez-vous que se transforme cette hostie ? » « Dans le Saint-Esprit. » « Quelle personne précise de la Sainte Trinité croyez-vous qu’il y ait dans cette hostie ? » « Je crois que c’est le Saint-Esprit. » Une pareille ignorance était inconcevable pour le vicaire : « Quand votre curé a fait des sermons sur le saint sacrement, qu’a-t-il dit qu’il y avait dans la sainte hostie ? » Toutefois, il ne s’agissait pas d’ignorance : « Il a dit qu’il y avait le corps du Christ, mais moi je croyais que c’était le Saint-Esprit, parce que je crois que le Saint-Esprit est supérieur au Christ qui, lui, était un homme, alors que le Saint-Esprit est venu de la main de Dieu. » « Il a dit mais moi je croyais… » : dès que l’occasion se présentait, Menocchio confirmait presque avec insolence sa propre indépendance de jugement, son propre droit à prendre une position autonome. Devant l’inquisiteur il ajouta : « Le sacrement me plaît : on s’est confessé, on va communier, et on reçoit le Saint-Esprit, et on a l’esprit joyeux … ; quant au sacrement de l’Eucharistie, c’est une chose bonne pour gouverner les hommes, inventée par les hommes grâce au Saint-Esprit ; la messe est une invention du Saint-Esprit, comme l’adoration de l’hostie, afin que les hommes ne soient pas comme des bêtes. » Messe et sacrement de l’autel étaient donc justifiés d’un point de vue quasi politique, comme instruments de civilisation – par une phrase où se retrouvait l’écho involontaire, comme un signe renversé, de la réplique au vicaire de Polcenigo (« hostie… bêtes »). Mais sur quoi se fondait cette critique radicale des sacrements ?

Je m'arrête là. La suite du livre à la fois raconte le procès et son issue, mais surtout part à la recherche des clés de compréhension de ce sacré personnage qu'est Menocchio : d'où lui sont venues ces idées ? de quel mélange de lectures, de rencontres et de réflexion personnelle sont-elles le fruit ?



Je signale le livre de R.I Moore , en traduction et édition française Hérétiques : résistances et répression dans l'Occident médiéval (Belin, 2017) pour prolonger sur les hérésies. A  travers une accumulation d'exemples entre le XIe et le XVe, accumulation parfois indigeste, il faut bien le dire, on comprend comment elles furent le plus souvent une création de l'Eglise qui cherchait à s'imposer à la population et à mieux contrôler les élites, par l'intermédiaire des ordres mineurs dont le rôle était parallèlement la prédication et la normalisation des actes de la foi. Mais l'Inquisition, ou avant elle (qui fut fondée en 1231 par le pape Grégoire IX) les procès épiscopaux furent aussi instrumentalisés par certains contre d'autres dans des jeux de pouvoir.

Toute fin de l'épilogue (p.472-473)
"Si utile qu'elle ait été à l'occasion comme instrument de terreur, la guerre à l'hérésie ne fut pas principalement dirigée contre la masse de la population [au Moyen-Age]. La plupart des accusations d'hérésie s'élevèrent lors des conflits au sein des élites, parfois localisés, parfois à très vaste échelle, comme avec la révolution religieuse du XIIe siècle ou la Croisage albigeoise. Le spectre de l'hérésie au sein du peuple était un symbole dérangeant du malaise soulevé chez les privilégiés par ceux sur qui les privilèges pesaient si lourdement. C'était là l'un des éléments qui faisaient de l'accusation de répandre les hérésies une arme si dangereuse dans les disputes entre courtisans, maîtres des écoles et des universités ou prédicateurs. L'impératif de "maintien de l'unité" -c'est-à-dire de réfréner les remises en question de l'autorité détenue par ceux qui occupent les postes et de la sagesse conventionnelle qui soutient cette autorité- peut presque toujours servir à couper court à toute autre considération dans quelque débat que ce soit. [...] Tout ceci ne découla d'aucun plan général ni d'aucune intention consciente mais, étape après étape, de la seule préoccupation pour ce qui apparaissait comme les nécessités urgentes du moment. Les hommes qui transformèrent tous les aspects de la société et du gouvernement européens entre le XIIe siècle et le XIIIe le firent très largement en [...]convertissant ou en remplaçant les dirigeants des petites communautés. Ils passèrent maîtres dans l'art de se convaincre eux mêmes et les uns les autres que la résistance à leur autorité et à leur noble et sincère idéal d'unité chrétienne, sous la direction de l'Eglise universelle, était l'œuvre du diable."

mercredi 6 novembre 2019

Méthode 2nde analyse de texte à partir d'un doc sur les premières communautés chrétiennes

Ce post est la transcription d'une séance méthodo faite avec mes élèves de seconde. Le document support est tiré du nouveau manuel Hachette que nous utilisons au lycée (p.70)



Cette fiche méthode est pour l'essentiel composée de rappels du collège, pour un début d'année de seconde.

Introduire l'analyse d'un texte
1) Présentez le document pour délimiter le sujet
Première phrase rédigée à partir des informations périphériques (Nature/type + Auteur + Date + éventuellement source)

ici = Ce texte est une lettre (Epitre) écrite à la fin du IIe siècle par un auteur chrétien anonyme d'Alexandrie, probablement en Egypte.

Deuxième phrase pour indiquer le thème du document et sa thèse (idée principale affirmée). Souvent le titre donné au document par le manuel les indique, mais pas toujours. Il faut donc vérifier par la lecture du texte que recopier le titre est suffisant.
En réponse à une question d'élève : rappel le thème = ce dont on parle + un thème peut donner lieu à de nombreuses thèses i.e. on peut affirmer beaucoup de choses différentes. La thèse est une affirmation précise.

ici = L'auteur présente la vie des premières communautés chrétiennes dans l'empire romain pour montrer que les chrétiens sont maltraités par les autres habitants de l'Empire.

2)  Au lycée, la contextualisation devient obligatoire. Il s'agit d'aller chercher des connaissances factuelles (événements...) du cours qui se déroulent plus ou moins au moment des faits évoqués par le documents. On fait ceci pour permettre de mieux comprendre le texte et ses enjeux. Ici, le texte insiste sur les persécutions que subissent les chrétiens. On les présente donc rapidement dans l'introduction.

Depuis 64 qui correspond aux premières persécutions à Rome par l'empereur Néron, les communautés chrétiennes ont connu des épisodes de persécutions : les chrétiens parfois ont été arrêtés, exécutés parce qu'ils étaient chrétiens. Mais ces persécutions sont locales et sporadiques. le reste du temps, les chrétiens vivaient parmi les autres sans être inquiétés pour leur foi.

3) Je ne l'ai pas fait avec les élèves, car j'estime que c'est trop tôt.
  D'ici le bac, il faudra être capable de formuler une problématique à propos du texte. Par exemple, ici, on lit que l'auteur fait des chrétiens des "romains à part", ils ne sont pas comme les autres même s'ils vivent extérieurement comme les autres. C'est toute la structure du texte qui est construite sur cette opposition. On peut donc se demander ce qui distinguait les chrétiens des autres habitants de l'empire. Il y a des éléments dans le texte = les considérations sur l'âme/le corps ... et les allusions à la terre étrangère, les "citoyens du ciel"... Pour comprendre cela, il faut convoquer l'imaginaire eschatologique des premiers chrétiens. Même si ceci a été évoqué en classe, ça me semble bien compliqué à remobiliser pour mes élèves de seconde et c'est aussi pourquoi je n'en ai pas parlé pour les indications données dans la partie 2 du paragraphe 2 (voir infra)


Construire et rédiger l'analyse
Le document est accompagné d'une consigne globale, qui indique le plan : "après avoir....(paragraphe 1),  vous ....(paragraphe 2). Il faut respecter le plan proposé.

1) Le premier travail consiste à comprendre la consigne pour savoir comment s'organiser. Pour cela, on recherche le mot de la consigne et les thèmes des paragraphes.

Premier paragraphe = caractériser la place des chrétiens dans la société de l'empire.
Caractériser = répondre aux questions de base QUI?QUOI? OU ? QUAND ? COMBIEN ? COMMENT ?
Il faut donc se poser une série de questions sur les chrétiens dans la société romaine qui reprennent ces questions de base. Par exemple où vivaient les chrétiens dans l'empire romain à la fin du IIe siècle ? Combien étaient-ils ? Comment vivaient-ils ?

Deuxième paragraphe = montrer comment ils sont perçus à la fin du IIe siècle
Perçus par qui ? = par les non chrétiens.
Montrer = dans un premier temps prouver une thèse, puis dans un deuxième temps expliquer (question POURQUOI ?)
Il faut donc d'abord trouver la thèse : comment les chrétiens sont perçus par les non chrétiens, on le sait déjà puisqu'on l'a dit dès l'introduction (c'est à ça qu'elle sert, à lancer l'analyse sur de bons rails). Donc la thèse de l'auteur est : les chrétiens sont mal vus par les non chrétiens. On va le prouver puis l'expliquer (pourquoi sont-ils mal vus ?)

2) On peut maintenant reprendre le texte avec des fluos de couleur pour relever les informations qui correspondent à nos trois objectifs : 

ici = jaune paragraphe 1 / vert paragraphe 2 partie prouver / bleu paragraphe 2 partie expliquer.

3) Si besoin, on peut compléter les informations du texte par des connaissances de cours. Par exemple, ici, on ne sait pas grâce au texte où vivaient principalement les chrétiens dans l'empire romain, mais on le sait grâce au cours.

4) Pour rédiger les paragraphes, on rappelle dans la première phrase l'objectif du paragraphe (consigne). Il faut ensuite un plan pour organiser les différentes idées = les réponses aux questions qu'on s'est posées. 
ici = pour le 1er paragraphe, on liste les idées les unes après les autres. C'est une simple addition.
Les chrétiens vivent dans tout l'empire
Ils vivent comme les autres
Ils s'acquittent de tous leurs devoirs de citoyen comme les autres

Chaque idée est justifiée au fur et à mesure grâce aux relevés qu'on a fait dans le texte, qu'on cite ou qu'on reformule. On n'est pas obligé de citer tous les relevés, si ceux-ci disent plusieurs fois la même chose (c'est le cas ici, l'auteur se répète beaucoup).
Par exemple, pour justifier "ils vivent comme les autres", l'auteur dit qu'ils parlent la même langue, qu'ils s'habillent et mangent de la même manière.

Parfois, l'auteur ne justifie pas son idée ou fait une allusion. On est donc amené à compléter le texte pour illustrer, expliciter l'allusion. Par exemple ici, quand l'auteur dit que les chrétiens s'acquittent de tous leurs devoirs de citoyen, ces devoirs ne sont pas précisés. Grâce au cours, on peut donner quelques exemples de ces devoirs : l’impôt, le respect des lois, le culte de l'empereur ...
remarque : pour le culte de l'empereur, il y a des débats au sein de la communauté chrétienne car c'est en contradiction avec le monothéisme chrétien.

Dans le 2e paragraphe, le début est simple : on additionne tous les relevés du texte qui illustrent la mauvaise opinion qu'avaient les non chrétiens sur les chrétiens : on les insulte, on les calomnie, on les déteste et DONC on les tue, "tout le monde les persécute".

Puis, il faut présenter en reformulant les explications qui sont apportées par l'auteur : si on les persécute, d'après l'auteur, cela semble incompréhensible "ceux qui les détestent ne peuvent pas dire la cause de leur hostilité". Mais il semble indiquer que c'est parce qu'ils sont parfaits : "leur manière de vivre est plus parfaite que les lois", "ils font le bien", "ils bénissent et ils honorent" ... . Autre explication : ils se laissent faire et même acceptent avec joie les persécutions. "tandis qu'on les châtie, ils se réjouissent comme s'ils naissaient à la vie". Vous constatez donc que c'est la partie la plus difficile à faire, car c'est à vous de formuler les idées du texte (= phrases soulignées juste au dessus)

Conclure
A terme, il y aura plusieurs parties dans la conclusion
1) le bilan qui permet de répondre à la problématique
2) la critique éventuelle de la position de l'auteur
On aurait pu le faire ici, et d'ailleurs le manuel nous invite à le faire dans les capacités indiquées. Mais comme pour la problématique, il me semble que c'est bien trop tôt. On se contentera de signaler en conclusion que ce texte exprime la vision d'un chrétien sur les persécutions et que donc le texte n'apporte pas toutes les explications possibles aux persécutions.
3) l'ouverture du sujet
Il s'agit de montrer comment le sujet qu'on vient de traiter ouvre de nouvelles pistes de réflexion. En Histoire, c'est assez simple car on peut se poser la question QUELLES CONSEQUENCES ?
ici, le texte porte sur les persécutions. On peut se demander si quelles conséquences ont eu ces persécutions ? Est-ce qu'elles ont fait disparaître le christianisme ? Or, on sait par le cours, que plus le temps passe, plsu le christianisme se renforce et les persécutions n'y changent rien. Même, au contraire, elles renforcent les chrétiens, qui ne craignent pas la mort. 
On se demande aussi ce qui se passe après la date du texte, sur le thème qui nous intéresse. Il faudra donc conclure en évoquant la conversion de Constantin et le passage d'une religion persécutée à une religion officielle dans l'empire romain.

J'insiste auprès des élèves sur le point que l'ouverture du sujet n'est pas une question, mais des phrases affirmatives. J'interdis la question d'ouverture pour limiter les risques de la question vague ou qui n'a rien à voir avec le sujet traité, ou encore la fausse question dont on connaît la réponse, du genre "on peut se demander si les persécutions ont continué ?", alors qu'on sait que non à partir de Constantin.

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BILAN
Il faut une heure pour cette séance méthodo, et ce parce que les élèves ont au préalable travaillé le texte à la maison, donc ils ne le découvrent pas.
Cela peut sembler long, mais je suis profondément persuadée que c'est nécessaire de montrer explicitement aux élèves comment on fait un travail de réflexion historique ou géographique. Les fiches méthodes théoriques ne servent pas à grand chose, à mon sens. Il faut les appuyer sur des exercices, faits avec eux.
Il est donc évident qu'à ce rythme là, je ne finis jamais les programmes. Ils sont en soi difficilement faisables, sauf à tout survoler. Ils deviennent infaisables si on s’intéresse vraiment à accompagner les élèves dans les apprentissages et les méthodes de raisonnement.


jeudi 10 octobre 2019

La réforme grégorienne

La Réforme grégorienne est une "révolution" qui permit aux papes d'affirmer leur puissance pleine et entière (plenitudo potestatis) sur l'Eglise, mais aussi qui leur permit de s'affirmer face aux pouvoirs politiques et singulièrement face et en opposition à la magistrature suprême, celle exercée par l'Empereur. Cette affirmation d'une "monarchie pontificale" ne se fit pas sans contestations et crises.
Son origine lointaine peut être cherchée dans l'Eglise primitive (preconstantinienne) avec l'idée d'une primauté du siège de Rome, celui de St-Pierre, au sein de l'Eglise, qui est réaffirmée dans le 1er point du Dictatus papae  (l'évêché de Rome est le seul fondé directement par Dieu), mais c'est la période entre Leon IX (1049) et Innocent III (1198) qui s'avère décisive. A cette période, les papes s'affirment comme les seuls chefs de la Chrétienté.

Les dictatus papae sont un texte fondamental de l'histoire politique médiévale. Ils marquent le point de départ doctrinal de la "révolution papale" (Voir H.J. Berman, Law and Revolution. The formation of the western legal tradition, Harvard University Press, Cambridge, 1983). Il s'agit pour le pape Grégoire VII (Hildebrand) d'opérer un véritable coup de force politique et juridique en s'auto-attribuant, de façon purement déclarative, la souveraineté sur l'Eglise, en revendiquant l'indépendance du clergé vis-à-vis du pouvoir séculier et  en affirmant la suprématie ultime du pape en matière temporelle. De ce coup de force a découlé toute l'histoire politique de l'Etat moderne européen. (cf Dardot et Laval, Dominer. Enquête sur la souveraineté de l'Etat en Occident, La découverte, Paris, 2021, chap 2 à 5)

Extraits du Dictatus Papae, 1075

(copié/collé depuis le site Cliotexte)


«  I – L’Eglise romaine a été fondée par le Seigneur seul.
II – Seul le pontife romain est dit à juste titre universel.
III – Seul, il peut déposer ou absoudre les évêques.
IV – Son légat, dans un concile, est au dessus de tous les évêques.
V – Le pape peut déposer les absents.
VI – Vis-à-vis de ceux qui ont été excommuniés par lui, on ne peut entre autres choses habiter sous le même toit.
VII – Seul, il peut, selon l’opportunité, établir de nouvelles lois, réunir de nouveaux peuples [ou « de nouvelles paroisses »], transformer une collégiale en abbaye, diviser un évêché riche ou unir des évêchés pauvres.
VIII – Seul il peut user des insignes impériaux.
IX – Le pape est le seul homme dont tous les princes baisent les pieds.
X – Il est le seul dont le nom soit prononcé dans toutes les églises.
XI – Son nom est unique dans le monde.
XII – Il lui est permis de déposer les empereurs.
XIII – Il lui est permis de transférer les évêques d’un siège à un autre, selon la nécessité.
XIV – Il a le droit d’ordonner un clerc de n’importe quelle église, où il veut.
XV – Celui qui a été ordonné par lui peut gouverner l’église d’un autre mais non faire la guerre ; il ne doit pas recevoir d’un autre évêque un grade supérieur.
XVI – Aucun synode ne peut être appelé général sans son ordre.
XVII – Aucun texte canonique n’existe en dehors de son autorité.
XVIII – Sa sentence ne doit être réformée par personne et seul il peut réformer la sentence de tous.
XIX – Il ne doit être jugé par personne.
XX – Personne ne peut condamner celui qui fait appel au Siège apostolique.
XXI – Les causæ majores de n’importe quelle église doivent être portées devant lui.
XXII – L’Eglise romaine n’a jamais erré ; et selon le témoignage et l’Ecriture, elle n’errera jamais
XXIII – Le pontife romain, canoniquement ordonné, est indubitablement par les mérites de saint Pierre établi dans la sainteté, au témoignage de saint Ennodius, évêque de Pavie, d’accord avec de nombreux Pères comme on peut le voir dans le décret du bienheureux pape Symmaque.
XXIV – Sur son ordre et avec son consentement, les vassaux peuvent porter des accusations.
XXV – Le pape peut déposer et absoudre les évêques en l’absence de synode.
XXVI – Celui qui n’est pas avec l’Église romaine n’est pas considéré comme catholique.
XXVII – Le pape peut délier les sujets du serment de fidélité fait aux injustes. »

Plusieurs niveaux d'analyse de ce texte : ce qui concerne la nature du pape, ce qui concerne ses pouvoirs au sein de l'institution ecclésiale, ce qui concerne ses rapports avec les pouvoirs politiques et la société laïque. Dans le cadre d'une analyse de texte avec les 1ere HGGSP, les 3 thèmes peuvent faire l'objet d'une consigne simple de relevés. Faire repérer aussi aux élèves l'utilisation récurrente du mot "seul".
1) Le pape devient la plus haute instance juridique de l'Eglise (Dictatus XX, XXI), celui dont toute autorité ecclesiastique procède : à ce titre, il a tout pouvoir sur les autres dignitaires catholiques (Dictatus III, XIII, XIV) qu'il nomme, défait, transfère à sa guise. Il a tout pouvoir aussi sur la géographie et les structures  ecclésiastique, la délimitation des diocèses par exemple (Dictatus VII). Sa juridiction est dite universelle (Dictatus II), elle s'étend à) toutes les terres catholiques = l'Eglise est comme un immense diocèse dont il serait l'évêque.
Seul maître de l'Eglise, il n'a pas de contre-pouvoir. Les conciles, qui dirigeaient l'Eglise primitive, sont désormais réputés obéir à sa volonté et le Dictatus IV considère que même son légat est supérieur en autorité à n'importe quel évêque. Ses décisions ne sont pas critiquables puisqu'elles ne peuvent être réformées par personne (Dictatus XVIII). De toutes façons, il est la source du Droit canon (Dictatus XVII).
2) S'il est celui dont tout procède, c'est du fait de sa nature particulière : parce qu'il est installé sur le siège de St Pierre, il est réputé automatiquement saint lui-même (Dictatus XXIII), reprenant en cela des thèses affirmées par les Pères de l'Eglise. De plus, son poste de Vicaire du Christ en fait  l'image même du Christ sur terre. Enfin, parce que l'Eglise catholique romaine est considérée comme un tout, un corps dont il est la tête, il est parfait et infaillible (Dictatus XXII, XIX)
3) De ce fait, le pape devient le verus imperator. "Seul il peut utiliser les insignes impériaux" dit le Dictatus VIII. Dans cette construction idéologique, les papes récupèrent la figure de Constantin, fondateur de St Jean de Latran, à la fois empereur et chef de l'Eglise, ce qui leur permet de faire un pont entre l'histoire antique impériale et la temporalité chrétienne et papale. Dans la propagande pontificale, le pape devient l'héritier de Constantin. Son autorité s'affirme donc sans équivalent y compris sur les laïcs  (Dictatus IX). Il peut donc déposer les empereurs (Dictatus XII). Il dispose de surcroit, parallèlement à cette autorité politique, d' un outil puissant de pression sur les princes laïcs, la possibilité d'excommunier : dans ce nouveau contexte, l'excommunication délie les vassaux de leur serment de fidélité (Dictatus XXVII), avec même la possibilité pour les vassaux d'en appeler à la justice pontificale (Dictatus XXIV) contre leur seigneur.

BILAN : le pape s'affirme comme l'incarnation de l'Eglise => cf Gilles de Rome/aegidius romanus "le souverain pontife peut être nommé l'Eglise elle-même" (De ecclesiastica potestate, écrit pendant la querelle entre Boniface VIII et Philippe le Bel , vers 1302-1303). Les Dictatus papae sont donc le premier moment dans lequel les prétentions théocratiques des papes médiévaux prennent forme.


Un questionnement possible pour les élèves :

1) Quels sont les "dictatus" qui évoquent le/ les pouvoir.s du pape ? Quelle est donc la liste de ces pouvoirs ? Sur quel.s espace.s  s'étend la juridiction papale ? 

Seul maître de l'Eglise, il n'a pas de contre-pouvoir. A quoi le voit-on dans le texte ?

2) S'il est celui dont tout procède, c'est du fait de sa nature particulière : quels sont les "dictatus" qui évoquent ce point ? De qui est-il l'héritier (spirituellement et temporellement)

3) De ce fait, son autorité s'affirme donc sans équivalent y compris sur les laïcs (Dictatus ....?). Quelles sont les conséquences de ce points sur les rapports du pape avec les princes laïcs ?

Chercher des informations sur la querelle des investitures et l'épisode de Canossa.



Copié/collé du passage du livre des Dardot-Laval, pour mieux comprendre le texte et ses enjeux

En 1075, la question était de savoir comment, à défaut d’armées qui lui soient propres, la papauté pouvait faire aboutir ses prétentions. C’est là que le droit joua un rôle décisif comme «source d’autorité» et comme «moyen de contrôle». Durant les dernières décennies du XIe siècle, le parti papal commença à rechercher le registre écrit de l’histoire de l’Église pour soutenir la souveraineté du pape sur le clergé aussi bien que l’indépendance du clergé vis-vis de toute la branche séculière de la société, voire une possible suprématie sur celle-ci. Il encouragea les érudits à développer une science du droit qui pourrait fournir une base de travail pour mettre en œuvre ces politiques. Dans le même temps, le parti impérial commença aussi à rechercher d’anciens textes qui pourraient appuyer sa cause contre l’usurpation papale. Des deux côtés, le conflit se porta ainsi sur le terrain du droit. En 1075, Grégoire VII rédigea un document proprement révolutionnaire, le Dictatus papae (« Ce que dicte le pape »), consistant en vingt-sept propositions [...] 

 Les propositions 2 et 3 font valoir que le pape n’est pas un évêque parmi d’autres, contrairement à ce qu’affirmaient les empereurs, puisqu’il est le seul à mériter en droit l’appellation d’« universel ». La proposition 7 revêt une importance décisive en ce qu’elle affirme une forme de souveraineté législative : le pape seul a le droit de « faire de nouvelles lois selon les besoins du temps » (pro temporis necessitate novas leges condere) et il est manifeste que, dans l’esprit du rédacteur, le pape est seul juge des «besoins du temps». En cela il s’arroge le monopole reconnu par le droit romain aux seuls empereurs. Certes, les « lois » dont il est ici question sont les lois de l’Église, mais elles n’en prétendent pas moins s’imposer à toute la « société chrétienne ». Comme on l’a déjà vu, le modèle de la création divine sera de plus en plus invoqué par la suite pour rendre compte de ce pouvoir de changer les lois : au début du XIIIe siècle, le canoniste Tancrède dira que le pape fait de rien quelque chose comme Dieu, qu’il peut accorder dispense au-dessus du droit et contre lui (super ius et contra ius), qu’il peut rendre injuste ce qui était juste en corrigeant et changeant le droit (corrigendo ius et mutando). La proposition 18 mérite tout particulièrement d’être soulignée : s’il est vrai que, comme le souligne E. Kantorowicz, l’essence de la souveraineté réside dans le fait de pouvoir juger tous les autres sans pouvoir être soi-même jugé par les autres, alors on a là le point central autour duquel gravite toute cette déclaration de souveraineté dans la mesure où le pape s’y proclame incontestablement juge souverain en s’arrogeant la prérogative de réviser tous les jugements rendus par d’autres que lui sans que d’autres puissent réviser les siens. De là, via la bulle Unam Sanctam de Boniface VIII, la maxime pontificale revendiquant la juridiction universelle : «Sancta sedes omnes iudicat, sed a nemine iudicatur».  Pour peu que l’on rattache toutes ces propositions les unes aux autres, on s’aperçoit que cette revendication de souveraineté concerne aussi bien la relation du pape à l’Église tout entière (hiérarchie ecclésiastique et fidèles) que la relation du pape en tant que souverain de l’Église aux pouvoirs civils les plus élevés : car non seulement il peut déposer et investir les évêques (proposition 3), mais il peut aussi déposer les empereurs (proposition 11). On voit par là que le pape ne se contente pas d’être le monarque de l’Église, il se fait le champion d’une « papauté impériale » : le Dictatus affirme en effet que seul le pape peut utiliser les insignes impériaux (ceux prétendument donnés par Constantin à Sylvestre) et, de fait, Grégoire VII adopte définitivement le manteau rouge sur le modèle du manteau impérial d’Othon III, mais aussi sur le modèle byzantin. L’Église se voit ainsi assignée une mission universelle, celle d’unir le monde entier sous sa direction.

Ce texte proprement révolutionnaire ne fut pas immédiatement rendu public. Mais, en décembre 1075, Grégoire fit connaître le contenu du « Manifeste papal » dans une lettre à l’empereur Henri IV où il requérait la subordination à Rome de l’empereur et des évêques de son empire. Henri répliqua, comme vingt-six de ses évêques, dans des lettres du 24 janvier 1076. Une lettre de l’empereur commence par ces mots : « Henri, roi non pas par usurpation mais par la sainte ordination de Dieu, à Hildebrand, à présent non pas pape mais moine félon. » Elle se termine ainsi : « Toi, par conséquent, damné par cette orientation et par le jugement de tous nos évêques et le nôtre propre, descends et renonce à la chaire apostolique que tu as usurpée. Laisse un autre monter sur le trône de saint Pierre. Moi, Henri, roi par la grâce de Dieu, je te dis, conjointement à tous nos évêques : Descends, descends [Descende, descende], sois damné pour les siècles. » En guise de réponse, Grégoire VII excommunia et déposa Henri, qui en janvier 1077 voyagea comme un humble pénitent à Canossa, où le pape séjournait, et aurait attendu trois jours pour pouvoir se présenter pieds nus dans la neige, confesser ses péchés et déclarer sa contrition. Ainsi, invoqué dans sa capacité spirituelle, le pape lui donna son absolution et retira son excommunication et sa déposition. Cela donna à Henri une chance de réaffirmer son autorité sur les magnats germaniques, ecclésiastiques ou séculiers, qui s’étaient rebellés contre lui. Mais la lutte avec le pape ne fut différée que pour un court temps. En 1078, le pape promulgua un décret dans lequel il disait : « Nous décrétons que nul dans le clergé ne devra recevoir l’investiture d’un évêché ou d’une abbaye ou d’une église de la main d’un empereur ou d’un roi ou de tout autre personne laïque, homme ou femme. » Il en résulta la reprise du conflit entre l’empereur et le pape et les guerres d’investiture. L’enjeu politique immédiat de ces guerres était celui du pouvoir des empereurs et des rois d’investir les évêques et autres ecclésiastiques des insignes de leurs fonctions. Derrière cette question, il y avait celle de la loyauté et de la discipline du clergé après l’élection et l’investiture. Ces questions étaient d’une importance politique fondamentale. Cependant, quelque chose de plus profond que cet enjeu politique était encore impliqué, à savoir le salut des âmes. Car, précédemment, l’empereur, ou le roi, en tant que « vicaire » du Christ, devait répondre pour les âmes de tous lors du Jugement dernier. À présent, comme on l’a vu, c’est le pape qui prétendait être le seul vicaire du Christ avec la responsabilité de répondre pour les âmes de tous les hommes au Jugement dernier. L’empereur Henri avait écrit au pape Grégoire VII que, selon les Pères de l’Église, l’empereur ne pouvait être jugé par aucun homme, lui seul étant sur Terre « juge de tous les hommes », et qu’il y avait un seul empereur, tandis que l’évêque de Rome n’était que le premier d’entre les évêques. Telle était en fait la doctrine orthodoxe qui avait prévalu pendant des siècles. Cependant, Grégoire voyait dans l’empereur le premier d’entre les rois, un laïc, dont l’élection comme empereur devait être confirmée par le pape et qui pouvait être déposé par le pape pour insubordination. L’argument était formulé en termes scolastiques : « le roi est soit un laïc ou soit un clerc », et, comme il n’est pas ordonné, il est évidemment un laïc et ne peut donc avoir aucune fonction dans l’Église. Mieux, dans un moment de tension, Grégoire VII a pu alléguer que l’autorité des rois et des ducs ne venait pas de Dieu mais du diable, tout en écrivant aussi au roi de Hongrie que son royaume, « comme les autres royaumes les plus nobles », ne devait être soumis à personne d’autre qu’à l’Église de Rome. Une telle prétention ne laissait aux empereurs et rois aucune légitimité, car l’idée d’un État séculier, c’est-à-dire sans fonction ecclésiastique, n’était pas encore née, étant seulement en train de naître. Elle attribuait aussi au pape des pouvoirs théocratiques car la division des fonctions ecclésiastiques en spirituelles et temporelles n’était pas encore née, étant seulement en train de naître. Regardée sous cet angle, l’Église issue de la révolution papale apparaît comme un État avant la lettre, mais qui, à la différence des États séculiers encore à venir, reposait sur une assise spirituelle et s’attribuait pour cette raison une vocation universelle, tout en ne répugnant pas à recourir à la violence et à la guerre pour s’imposer face aux pouvoirs concurrents : Grégoire VII aurait inlassablement répété l’exclamation du Prophète (Livre de Jérémie, 48, 10) « Maudit soit l’homme qui détourne son glaive du sang ! ». En fin de compte, en dépit de leurs prétentions à la domination universelle, ni le pape ni l’empereur ne purent maintenir leurs revendications originelles. Sous le concordat de Worms en 1122, l’empereur garantit que les évêques et les abbés seraient librement élus par la seule Église et il renonça à son droit de les investir avec les symboles spirituels de l’anneau et de la crosse, qui impliquaient le pouvoir de soigner les âmes. Le pape, pour sa part, concédait à l’empereur le droit d’être présent aux élections et, là où les élections étaient contestées, d’intervenir. De plus, les prélats germaniques n’étaient pas consacrés par l’Église jusqu’à ce que l’empereur les ait investis, par le sceptre, avec ce que l’on appelait les regalia, c’est-à-dire les droits féodaux de propriété, de justice et de gouvernement séculier, lesquels entraînaient le devoir réciproque de rendre hommage et fidélité à l’empereur (hommage et fidélité qui impliquaient de s’acquitter de services féodaux et de droits sur les grands domaines fonciers qui allaient avec les hautes fonctions ecclésiastiques). En Angleterre et Normandie, avec l’accord obtenu à Bec en 1107, le roi Henri Ier avait également accordé des élections libres, quoique en sa présence, et renoncé à son droit d’investiture. Le fait décisif est que le pouvoir de nomination ait été partagé, puisque soit le pape soit l’empereur pouvait en fait opposer un veto. Cependant, les concordats (Worms, Bec) laissaient au pape une autorité extrêmement large sur le clergé et une autorité considérable sur la société laïque. Sans son approbation, le clergé ne pouvait pas être ordonné. Il établissait les fonctions et les pouvoirs des évêques, des prêtres, des diacres et d’autres titulaires de fonctions cléricales. Il pouvait créer de nouveaux évêchés, diviser ou supprimer les anciens, transférer ou déposer les évêques. Son autorisation était requise pour instituer un nouvel ordre monastique ou pour changer la règle d’un ordre existant. Qui plus est, le pape était appelé le « principal dispensateur » de toute la propriété de l’Église, qui était comprise comme le « patrimoine du Christ ». Le pape était aussi souverain en matière de culte et de foi religieuse. Seul il pouvait donner l’absolution pour certains crimes (telle une agression contre un clerc), canoniser les saints et distribuer les indulgences. Aucun de ces pouvoirs n’avait existé avant 1075. Selon les mots de Gabriel Le Bras cités par H. J. Berman : « Le pape gouvernait l’Église tout entière. Il était l’universel législateur, son pouvoir n’étant limité que par la loi naturelle et la loi divine positive (consignée dans la Bible et dans des documents similaires de la Révélation). Il convoquait des conciles généraux, les présidait, et sa confirmation était nécessaire pour donner force de loi à leurs décisions. Il mettait fin aux controverses sur de nombreux points au moyen de décrétales. Il était l’interprète du droit et garantissait privilèges et dispenses. Il était aussi l’administrateur et le juge suprême. Les causes d’importance (maiores causae), dont il n’y avait jamais d’énumération définitive, furent réservées pour son jugement. » Là encore, aucun de ces pouvoirs n’avait existé avant 1075. Grégoire déclara que la cour pontificale était la « cour de toute la chrétienté ». Désormais, le pape avait une juridiction générale sur toutes les causes qui lui étaient soumises par quiconque, il était « juge ordinaire de toutes les personnes » et cela était entièrement nouveau. Sur les laïcs, le pape exerçait son gouvernement en matière de foi et de morale aussi bien que dans des matières civiles telles que le mariage et l’héritage. À certains égards, son gouvernement dans ces matières était absolu ; à d’autres, il était partagé avec l’autorité séculière. En d’autres matières encore qui étaient considérées comme relevant de la juridiction séculière, l’autorité papale devint souvent invoquée. Avant 1075, la juridiction du pape sur les laïcs avait été subordonnée à celle des empereurs et des rois et n’était généralement pas plus grande que celle d’autres évêques ayant un rôle dirigeant. Au-delà donc de la seule question des investitures, ce qui était profondément en question était la délimitation de deux sphères de juridiction, celle du temporel et celle du spirituel. Le conflit entre Henri II d’Angleterre et Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry et ancien chancelier démissionnaire, est à cet égard emblématique. Un âpre combat politique se déroula pendant six ans (1164-1170) entre ces deux hommes, combat qui prit fin avec l’assassinat de Becket dans la cathédrale de Cantorbéry par des chevaliers du roi. Un article des « constitutions » de Clarendon décrétées par le roi fut à l’origine du scandale : il stipulait que tout clerc accusé de crime, au cas où sa culpabilité serait établie par un tribunal ecclésiastique, devrait être renvoyé au tribunal royal pour la fixation de la sentence. Le conflit portait donc sur l’étendue de la juridiction ecclésiastique et mettait en pleine lumière une concurrence entre deux types de juridiction et les deux types d’autorité leur correspondant.


DARDOT, Pierre; LAVAL, Christian. Dominer  (pp. 123-131). La Découverte. 

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