lundi 28 juin 2021

Lettre du conquérant de Constantinople au pape Nicolas V (1453)

 Source : la lettre, envoyée en latin et en français est reproduite in extenso par Jean Chartier dans sa Chronique de Charles VII, roi de France, Vallet de Vireville ed., vol.3, chap. 267, p.36-39

J'ai laissé le texte dans ses formulations et sa syntaxe d'ancien français, me contentant de moderniser la graphie des mots et la ponctuation, pour simplifier la lecture.


"Morbezan*, lieutenant du grand empereur, seigneur du pays d'Achaïe, fils de Oreste, avec ses frères dont l'un est Collabullabre, et [l'autre] Collaterales, [tous] hommes de guerre, au nom de Uganéus Empereur (sic), au grand prêtre romain, nous jouxtes ses mérites, salut.

Il est naguère parvenu à nos oreilles que, aux prières et requêtes du peuple des Vénitiens, vous faites publiquement divulguer en vos églises que quiconque prendra armes contre nous aura, en ce siècle, rémission de ses péchés et leur promettez benoite vie au temps à venir. Laquelle chose nous avons su par certaines vérités, par la venue d'aucuns piétons portant croix, lesquels ont naguères transnagé et passé la mer es navires des Vénitiens. Pour laquelle chose, nous sommes grandement émerveillés. Car jaçoit que [quoique] du grand Dieu tonnant vous fût donné la puissance d'absoudre et délier les âmes, de tant devriez-vous à ce procéder meurement [avec réflexion] et ne devriez induire les chrétiens contre nous, spécialement les Italiens. Car nous savons depuis naguères que nos pères dirent que notre peuple des Turcs avoit été innocent et quitte de la mort de votre Christ crucifié.

Et comme il soit ainsi que les lieux et les terres où sont vos choses saintes, nous ne possédons pas ni nous, ni nos gens, mais toujours ayons et avons eu en haine le peuple des Juifs car selon que nous lisons en nos histoires et chroniques, ils baillèrent proditoirement [donnèrent par traîtrise] et par envie ycelui Christ au juge des Romains en Jérusalem et le firent mourir au gibet de la croix. Partant, nous émerveillons aussi et regrettons que les Italiens se sont mis contre nous, comme il soit ainsi que nous avons inclination naturelle à les aimer car ils sont issus du sang de Troie et en ont eu leur première noblesse et seigneurie. Duquel sang et lignée nous sommes anciens hoirs [descendants/héritiers] et les nommés avoir été augmentateurs et accroisseurs [réputés en avoir été les augmentateurs]. Lesquels étaient issus du grand roi Priam et de sa lignée en laquelle nous sommes nés et avons intention de mener notre seigneurie et empire en les parties d'Europe, selon les promesses que nos pères en ont ouïes [entendues] du grand Dieu. Nous avons aussi intention de réparer Troie la grande et de venger le sang d'Hector et la ruine d'Ilion, en subjuguant à nous l'empire de Grèce et en l'unissant à l'Etat de notre Dieu, et nous punirons les hoirs des transgresseurs.

Nous avons aussi intention de soumettre totalement à notre empire et seigneurie la Crète et les autres îles de la mer, lesquelles les Vénitiens nous ont violemment ôtées [alors qu']elles nous sont promises.

Pour ce, nous requérons votre prudence et prions pour que vous imposiez silence à vos messagers par la terre d'Italie [...] en ne provoquant plus ainsi le peuple chrétien sous espoir de puissance, puisque nous n'avons aucune guerre envers lui. Pour la croyance et différence qui est entre nous, il ne vous appartient en rien si nous ne croyons pas en votre Christ, lequel nous réputons avoir été très grand prophète. Et aussi, selon que nous avons entendu, selon la loi d'ycelui, vous ne nous devriez point obliger à sa croyance.

Que si aucune [une] controverse est mue entre nous et les Vénitiens, cela procède de ce qu'indument et sans nulle couleur de justice, sans l'autorité de César ni d'autre prince, mais par leur orgueil et leur témérité, ils ont subjugué et occupé aucunes [certaines] îles de la mer et autres lieux qui sont compris en notre empire, ce que désormais nous ne pouvons ni ne devons souffrir, car le temps de notre vengeance approche.

Pour lesquelles choses vous pouvez et devez par raison nous désister de vos entreprises et vous taire. Spécialement à cause que nous connaissons ce peuple des Vénitiens être bien étrange et divers de la vie et des mœurs des Romains, car ils ne vivent pas selon les lois et les mœurs des autres, mais se tiennent être les meilleurs que tous les autres peuples adjacents. Desquels, à l'aide de notre grand Dieu, nous mettrons l'orgueil et la folie à fin. Ou autrement, si votre prudence ne se désiste de ses entreprises, nous nous efforcerons aussi contre vous, à l'aide des empereurs et autres rois d'Orient, lesquels feignent aujourd'hui dormir, et de nos contrées feront venir aide d'armes et nefs artificieuses en abondance, par le moyen desquels nous avons intention de résister courageusement, non pas seulement contre vos piétons portant croix, mais aussi contre la Germanie, la Romanie et la France, si contre nous les incitez. Avec l'aide de nos vaisseaux de guerre, nous avons l'intention de traverser et passer l'Hellespont, avec innombrables quantité de navires poussés par voiles et avirons, et ensuite venir jusque en Allemagne. Et nous avons aussi intention de passer par la région septentrionale pour visiter spécialement ces contrées et venir vers la Dalmatie et la Croatie.

Donné en l'an de Mahomet 840, en notre palais triomphal, scellée et enregistrée."

Remarque : il y a erreur sur la datation. Ce devrait être l'an 857 de l'hégire.

*Morbazenne, bey (gouverneur militaire dans l'armée ottomane) avait deux autres frères nommés Collabulabra et Collaterales. Matthieu d’Escouchy se sert du même appellatif dans sa Chronique au chapitre XCIV: “Comment Morbazenne, grant Turcq, print d’assault la cité de Constantinoble”: “Mais depuis ces choses advenues, ledit Turcq moru en ses pays, lequel avoit trois filz, dont l’un estoit nommé Morbazenne Horesti, le second Collabulabra, et le tiers Collatelarus. Morbazenne succeda à la seignourie, qui pooit avoir d’aage vingt-quatre ans ou environ” (édition Gaston Du Fresne de Beaucourt, Paris, 1864, t. II, p. 50); Jacques Du Clercq parle de Barbesan (cf. ses Mémoires dans la Collection des chroniques nationales françaises, écrites en langue vulgaire du treizième au quatorzième siècle, avec notes et éclaircissements par Jean-Alexandre Buchon, Paris, Verdière, 1826, t. XXXVIII, p. 139). On retrouve cet appellatif – Morbesianus – pour Umur bey, maître de Smyrne, mortellement blessé en 1348.


Pour remettre aussi les choses en contexte, le texte qui, dans la chronique, précède cette lettre est la relation de la prise de Constantinople par Jacopo Tedaldi. L'auteur y appelle à une croisade générale contre Mehmet II. Voici comment la BNF présente ce texte

l s’agit de la relation de Jacques Tedaldi, marchand florentin, témoin oculaire de la prise de Constantinople le 29 mai 1453. Le récit nous apprend qu’il était de garde sur les murailles de la ville, lorsque les Turcs commencèrent l’assaut. Au vu du désastre, il s’enfuit à la nage et fut recueilli par une galère vénitienne fuyant vers Nègrepont. M. L. Concasty émet l’hypothèse que ce passage du ms. français 6487 constitue la version la plus proche d’un texte original perdu, transcrit vraisemblablement en italien, comme le prouvent plusieurs italianismes dans la version française (cf. Concasty, art. cit., p. 101 n. 2). Comme le suggère la souscription du f. 21, le récit a été apporté en Occident par Jean Blanchin, puis copié – sinon traduit en français, le mot « transumptum » n’impliquant pas l’idée de traduction (Concasty, art. cit., p. 101 n. 4)- par Jean Columbi le 31 décembre 1453. C’est peut-être Blanchin lui-même (« Blancet » dans d’autres versions) qui a transcrit le récit oral de Jacques Tedaldi, alors que celui-ci venait d’arriver à Nègrepont à bord des galères vénitiennes en déroute « arriver desquelles veoir estoit moult piteuse chose, oyans leurs perdes et leurs lamentations ». Le manuscrit d’origine comportait peut-être un croquis explicatif dont s’inspire la miniature du ms. français 6487. Dans d’autres manuscrits (et dans l’édition du XVIIIe siècle), le récit porte un titre différent qui mentionne comme destinataire le cardinal d’Avignon, légat du pape chargé de convaincre les princes occidentaux de partir immédiatement en croisade. Mais à la date de la souscription du ms. français 6487 (31 décembre 1453), il n’a pas encore reçu sa mission diplomatique, ce qui explique l’absence de son nom. Ce n’est que par la suite que ce récit fut rendu public pour appuyer son action, assorti de remarques sur Mehmet II et de conseils stratégiques pour une expédition. Dès le début de l’année 1454, une version latine de la relation fait de celle-ci un véritable « document de propagande » (Concasty, ibid.). Il s’agit du Tractatus de expugnatione urbis Constantinopolitanae dont le texte est proche de celui du ms. français 6487, sous une forme littéraire, avec des additions, mais pas de carte. Les autres manuscrits de la relation de Tedaldi confirment cette hypothèse. Sur ces copies partielles destinées à diffuser le plus largement possible le texte de propagande, deux sont en français du Nord (Bruxelles 19684, Paris, BnF, ms. français 2691), une troisième est en dialecte picard (Cambrai, B. M., ms. 1114). Enfin, le souscripteur du Tractatus porte un nom flamand. Il convient donc de mettre en rapport ce texte avec les préparatifs du duc de Bourgogne en vue d’une croisade contre les Turcs. Outre le récit de la prise de Constantinople, qui était au cœur des préoccupations de Philippe le Bon, plusieurs indices permettent d’avancer l’hypothèse que le ms. français 6487 a été réalisé dans l’entourage du duc de Bourgogne (...)


Au final, ce texte est un faux. Umur bey, sous le nom de Morbesianus, est l’auteur de la lettre apocryphe – du sultan au pape – fabriquée par un adversaire de la croisade à l’époque de l’expédition d’Humbert de Viennois (1345-1347). Il s’agit de la lettre rapportée par Jacques Du Clercq et Matthieu d’Escouchy à la suite du récit du siège de Constantinople. Ce document a été publié par Jules-Marie-Michel Gay, Le pape Clément VI et les affaires d’Orient (1342-1352), Paris, Bellais, 1904, pp. 172-174.)

cf Monica Barsi , "Constantinople à la cour de Philippe le Bon (1419-1467). Compte rendus et documents historiques" dans Sauver Byzance de la Barbarie du monde, Quaderni di Acmé n° 65, Milan, 2004, .p.185

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