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jeudi 16 novembre 2023

L'indépendance de la Grèce

Dans le cadre du cours de 1ere HGGSP sur le thème de la Puissance, je fais un chapitre consacré aux Etats et à leur forme de domination et d'expansion (titre Empire et Hégémonie cf l'activité qui introduit la notion d'hégémonie). Après une première partie sur les empires qui se termine par l'étude du jalon sur l'empire ottoman, une 2e partie est consacrée à la forme des Etats-Nation. Elle débute par l'étude de cas de la Grèce des années 1820-1830. Puisqu'il ne faut pas empiéter sur le programme du tronc commun (PPO la liberté de la Grèce), on passe très vite sur le courant philhellène qui constitue une opinion publique en Europe de l'Ouest favorable à l'intervention aux côtés des Grecs révoltés contre les Ottomans, on fait une analyse du tableau de Delacroix , scènes de massacre de Scio, pour en montrer les procédès visant à créer du pathétique, 



puis et surtout, on analyse le texte suivant :

    L'insurrection qui va conduire la Grèce à l'indépendance débute le 25 mars 1821, après 400 ans de domination ottomane. Un premier congrès national est réuni à Épidaure pour rédiger une Constitution (1/13 janvier 1822). Il adopte également un Acte d'indépendance pour expliquer les raisons du soulèvement et les difficultés du pays.
Source : La traduction a été publiée par Dufau dans le supplément à la collection des constitutions, chez Pichon et Didier, 1830.

Déclararation d'indépendance de la Grèce. 

Donné à  Épidaure, le 15 (27) janvier 1822, et l'an 1er de l'indépendance.

signé : Alexandre Mavrocordato, président du Congrès. 

La nation grecque prend le ciel et la terre à témoin que, malgré le joug affreux des Ottomans qui la menaçait d'une ruine entière, elle existe encore. Pressée par les mesures aussi iniques que destructives que ces tyrans féroces, après avoir violé leurs capitulations ainsi que tout esprit d'équité, rendaient de plus en plus oppressives, et qui ne tendaient à rien moins qu'à l'anéantissement du peuple soumis, elle s'est trouvée dans la nécessité absolue de courir aux armes pour mettre à l'abri sa propre conservation. Après avoir repoussé la violence par le seul courage de ses enfants, elle déclare aujourd'hui devant Dieu et devant les hommes, par l'organe de ses représentants légitimes réunis dans le congrès national, convoqué par le peuple, son indépendance politique.

Descendants d'une nation distinguée par ses lumières et pas la douce civilisation, vivant à une époque où cette même civilisation répand, avec une profusion vivifiante, ses bienfaits dur les autres peuples de l'Europe, et ayant sans cesse le spectacle du bonheur dont les peuples jouissent sous l'égide protectrice de la loi, les Grecs pouvaient-ils rester plus longtemps dans un état aussi affreux qu'ignominieux, et voir avec apathie le bonheur qu'ils sentaient que la nature a également réservé à tous les hommes ! Des motifs si puissants et si justes ne pouvaient sans doute que presser le moment du réveil, où la nation, pleine de ses souvenirs et de son indignation, devait réunir ses forces pour revendiquer ses droits et venger la patrie d'une tyrannie dont rien n'égale l'horreur.

Telles sont les causes de la guerre que nous avons été forcés d'entreprendre contre les Turcs. Loin d'être fondée sur des principes de démagogie et de rébellion, loin d'avoir pour motifs les intérêts particuliers de quelques individus, cette guerre est une entreprise nationale et sacrée ; elle n'a pour but que la restauration de la nation et sa réintégration dans les droits de propriété, d'honneur et de vie ; droits qui sont le partage des peuples policés nos voisins, mais qui étaient arrachés aux Grecs par une puissance spoliatrice.
Des clameurs publiques, peu dignes d'hommes nés libres et élevés au sein de l'Europe chrétienne et civilisée, dirigées contre notre cause, sont parvenues jusqu'à nous. Mais quoi ! les Grecs seuls, de toutes les nations européennes, devraient-ils être exclus comme indignes de ces droits que Dieu a établis pour tous les hommes ? ou bien étaient-ils condamnés par leur nature, à un esclavage éternel qui perpétuait chez eux la spoliation, les violences et les massacres ? Enfin la force brutale de quelques hordes barbares qui, sans être jamais provoquées, vinrent, précédées du carnage et suivies de l'esprit de destruction, s'établir au milieu de nous, pouvait-elle jamais être légalisée par le droit des gens de l'Europe ? Les Grecs, sans l'avoir jamais reconnue, n'ont jamais cessé de la repousser par les armes, toutes les fois qu'une espérance ou des circonstances favorables se sont présentées.

Partant de ces principes et sûrs de nos droits, nous ne voulons, nous ne réclamons que notre rétablissement dans l'association européenne où notre religion, nos moeurs et notre position nous appellent à nous réunir à la grande famille des chrétiens et à reprendre, parmi les nations, le rang qu'une force usurpatrice nous a ravi injustement. C'est dans cette intention aussi pure que sincère que nous avons entrepris cette guerre, ou plutôt que nous avons concentré les guerres particulières que la tyrannie musulmane a fait éclater sur les diverses provinces et sur nos îles, et nous marchons d'un commun accord à notre délivrance, avec la ferme résolution de l'obtenir ou d'ensevelir enfin à jamais nos malheurs sous une grande ruine digne de notre origine qui, dans ces calamités, ne fait que peser davantage sur nos coeurs.

[...]


 Deux axes d'analyse sont donnés aux élèves 

1) Quelles sont les justifications de la révolte apportées par ce texte ? Autrement dit comment la domination ottomane est-elle qualifiée ?

2) Relever toutes les occurrences du mot "nation" et le champ lexical qui lui est associé. Comment peut-on distinguer "nation", "peuple", "patrie" ? Quelles sont, dans ce texte, les fondements de la nation grecque ?

vendredi 1 janvier 2021

Empire ottoman : un Etat moderne

Notes d'après le cours du Collège de France de Edhem Eldem, Histoire turque et ottomane (chaire internationale) / L'Empire ottoman et la Turquie face à l'Occident



Il existe des modernités non occidentales. L'Empire ottoman qui naît au XVe siècle, à l'aube de la période moderne, est moderne par essence et puisque l'Etat est avant tout fiscal, militaire et administratif : il y a une machine étatique qui se met en branle qui a tous les attributs d'une modernité, pourtant avec des formes non occidentales.
Ceci dit, l'objet du cours est de montrer la transformations de cet Etat par ses dynamiques internes, certes, mais sous l'impact d'une influence de plus en plus forte de l'Occident sur un très long 19e siècle qui commencera au 18e et se terminera au 20e. Acmé = 19e où l'empire ottoman se "soumet" aux normes occidentales jugées plus modernes.
Trois temps :
  • 18e et début 19e : le "flirt"
  • milieu 19e : la modernité européenne est recherché
  • fin 19e-début 20e : l'empire cherche à se détacher du modèle européen en affirmant ses identités fortes (islam + turcité) et de la part de l'Europe, même si l'empire est au cœur de la géopolitique ("la question d'Orient"), les pays européens se désolidarisent du système politique, tout en conservant dans l'empire leurs intérêts économiques et leur présence.


Leçon 1

Une volonté d'ensemble : "sauver l'histoire ottomane des Turcs". = contre le fait dominant en Turquie où l'histoire est utilisé de façon patrimoniale et identitaire pour affirmer la turquité de l'empire ottoman et que donc les peuples de l'ancien empire n'était pas ottomans puisque non-turcs, par exemple les Arméniens. Ceci est un non sens pour l'histoire d'un empire, qui est toujours multiethnique. Un empire ne peut pas être réduit à une seule dimension ethnique, religieuse et politique. L'empire ottoman n'était pas un empire homogène : c'était un empire à l'ancienne, non homogène, tenu par des structures étatiques ténues et complexes.

=> l'empire ottoman était-il vraiment territorial ? les limites de l'empire étaient floues. Certains territoires s'autogéraient par exemple. Selon les espaces, des liens plus ou moins distants à Constantinople. L' "empire ottoman" est un terme que les Ottomans eux-mêmes n'utilisaient pas. Ils parlaient d'Etat, mais pas d'empire.

=> les historiens turcs qui n'ont accès qu'au cœur de la documentation impériale à Istanbul, qui l'utilise principalement, n'ont accès qu'à une partie de l'histoire, stamboulio-centrée et turco-centrée, une perception de l'histoire ottomane donc fort partielle et déformée, myope avec un "strabisme convergent" sur Istanbul, capitale de l'empire ottoman, avec le mythe d'un empire ottoman centralisé. Certes, les archives de l'empire ottoman sont extrêmement riches (fiscalité, "chose militaire", papiers administratifs). Mais elles masquent la faiblesse du contrôle des territoires de l'empire par sa capitale : l'empire ottoman ne survivant que par la négociation constante entre le centre et les périphéries. Il y a illusion du contrôle et de la centralité, mais la documentation de l'Etat sur ce point est trompeuse et doit être critiquée, contextualisée, croisée si possible avec d'autres sources.
remarque 1 : c'est un pb majeur car dans les territoires de l'ex empire qui se sont "libérés de la domination ottomane", les Etats successeurs de l'empire ottoman se sont tous délestés et désolidarisés du passé ottoman. Par ex la Grèce (du XVe s aux années 1830) juge que les 4 siècles de son histoire ottomane ne sont pas son histoire, la réduisant à une histoire d'occupation et de domination... avec une historiographie quasi téléologique, qui scrute la moindre aspiration à la libération et minimise les accommodements et la négociation constante avec le centre stambouliote. On ne fait pas l'histoire de la culture gréco-ottomane. Du coup, cela laisse aux turcs la possibilité de s'accaparer de ce trou noir de 4 siècles. Cependant, la réappropriation  de leur part de l'héritage ottoman, le récit flexible et réaliste, alternatif et concurrentiel au récit moniste des historiens turcs, a commencé depuis une dizaine d'année. Ce qui au passage permet une meilleur compréhension du fonctionnement et de la complexité de l'empire.
remarque 2: Le pb majeur de l'historiographie turque, c'est la faiblesse de l'approche critique des documents. Les débats d'historiens portent essentiellement sur les interprétations, les déchiffrements  "paléographiques" du document. E. E. parle de "fétichisme documentaire". Manque de contextualisation et de confrontation des interprétations.

Enfin, l'étude de l'histoire ottomane doit se démêler avec l'orientalisme, au sens ici de l'idéologie dix-neuvièmiste qui a fondé les relations entre l'occident et l'empire = une perception essentialiste par laquelle l'orient est réduit à  une forme d'apathie et d'incapacité surtout de se rénover, de se transformer, sans un stimulus extérieur = l'insémination par la modernité et la civilisation occidentale. L'empire ottoman, dans les cabinets diplomatiques européens du XIXe, était sans cesse stigmatisé, parce qu'oriental, parce que musulman, comme étant incapable de se régénérer, à moins de se soumettre à la volonté et aux normes de l'occident. Cette conception a été reprise par les Ottomans eux-mêmes dans certains milieux dirigeants de l'empire.
L'orientalisme a vicié notre conception de l'histoire ottomane.
=> les meilleurs études ottomanes sont faites depuis les Etats-Unis. Cf E. Said Orientalism, 1978
=> par effet de miroir, l'anti-orientalisme qui constate que l'orient a été lésé de sa dignité et que par conséquent on lui avait ôté les moyens de parler pour lui, a cherché les moyens de redonner la parole à l'orient, mais cela s'est fait malheureusement souvent au prix d'envolées spéculatives qui allaient à l'encontre de la raison historique.

Leçon 2 : Curiosité et hésitations

Leçon 3 : Les premiers signes d'engagement

XVIIe-XVIIIe
Il s'agit d'analyser la nature des premiers contacts entre les Ottomans et l’Europe, tout en soulignant qu’il ne s’agit pas à proprement dire d’une véritable découverte puisque les Ottomans ont, depuis le début, été en contact avec un monde occidental d’abord italien, puis de plus en plus français. La véritable différence, au XVIIIe siècle, tient à un changement sensible du rapport de forces entre les deux parties : tandis que les Ottomans, depuis la fin du XVIIe siècle, commencent à perdre prise (face aux Russes, aux Autrichiens...), leurs interlocuteurs occidentaux, eux, se font de plus en plus puissants et, souvent, arrogants. Il s’agit donc d’une situation nouvelle qui force les Ottomans à revoir leur politique envers un Occident de plus en plus envahissant et menaçant.

Un empire ottoman qui se voit comme un centre du monde (entre la Perse et l'Egypte...) et ne conçoit de relations à l'Europe que comme unilatérales : pas d'ambassade permanente alors qu'à l'inverse il y a des ambassadeurs permanents dans la Sublime Porte depuis le XVIe siècle (appointés d'ailleurs par le sultan), une étiquette qui marque la supériorité de l'empire sur ses hôtes par des mesures vexatoires plus ou moins discrètes. Cf la pratique du bagalgîr lors des audiences impériales : deux gardes empoignent l'ambassadeur par les aisselles et le forcent à se prosterner devant le sultan.
Cependant, au XVIIIe s, dans certains cercles, il y a une curiosité pour le goût européen : on le voit dans les collections d'objets (textiles, faïences), dans certaines réalisations urbanistiques ou palatiales (jardins, architecture). De même en France, c'est le début de la mode des "turqueries".

Ambassade de Yirmisekiz Mehmed Çelebi (1720-1721) et celle de son fils Said Efendi (1741) sont deux cas particuliers. Loin d'être des ambassades diplomatiques, il s'agit de sortes de "voyages d'étude". Son livre d'ambassade au "pays des infidèles" semble avoir eu une petite  influence à Istanbul. Mais il ne s'agit pas pour autant d'occidentalisation. Pourtant, quelques traces timides d'innovation, par exemple la première presse en caractères arabes fonctionne de 1727 à 1742 dans la capitale, malgré l'opposition de certains cercles conservateurs. Mais peu de livres sont parus, 17, jamais tirés à plus de 500 exemplaires. L'innovation est quelque chose qui fait peur, généralement critiquée car considérée comme allant à l'encontre de l'équilibre de la société.
Mais pas de traces, pas de sources pour comprendre comment ces quelques timides nouveautés étaient reçues par le public général.
Une source en revanche très intéressante,  le Tableau des nouveaux réglements de l'Empire ottoman, publié en 1798 de Mahmud Raif Efendi. C'est un texte écrit et pensé en français par cet homme, nommé secrétaire de la première ambassade permanente à Londres et qui cherche à apprendre des Européens, dit-il dans sa préface, pour participer au relèvement de l'empire. Les termes qu'il utilise pour justifier son entreprise, "lumières de la raison", "Etre suprême", "constitution politique" n'ont pas d'équivalent à l'époque en turc. Le vocabulaire équivalent en turc n'apparaît qu'un demi-siècle plus tard. Tout le vocabulaire consacré du XVIIIe siècle européen est utilisé : ce texte se dissocie de la rhétorique ottomane du XVIIIe et il est écrit pour un public éclairé, autour de Sélim III. 
Attention, quand on se penche sur la table des matières, on n'y trouve pas de proposition de réformes politiques ; toutes les réformes envisagées sont fiscales ou militaires...ce qui est typiquement ottoman. L'empire en effet, a toujours été très attentif aux innovations militaires de l'occident.

De quand dater le basculement ? Un événement majeur = l'expédition d'Egypte menée par Bonaparte. L'incapacité dans laquelle les Ottomans se sont trouvés de même pouvoir répondre à l'agression, à la perte de la province la plus riche de l'empire, les a profondément marqués.
1798 : L'expédition d'Egypte, à la source de l'orientalisme, càd un mélange de clichés et d'érudition.
 + rend évidente la faiblesse de l'empire ottoman.

A partir de là, la première moitié du XVIIIe correspond pour l'empire à des efforts de modernisation sur le modèle occidental, mais de façon formelle, et pas du tout effective dans la réalité, ni efficace dans ses effets. Par exemple, publication par Mahmud Raif en 1803 d'un magnifique atlas qui va jusqu'à donner tous les détails toponymiques des côtes des Etats-Unis et du Canada (en traduction littérale turque, puisque, en fait, il s'agit de la traduction de l'ouvrage de William Faden de 1793). Mais il n'y a pas de navigateurs ottomans en Atlantique => "un exercice stérile".

Pour cette période aussi, on peine à mesurer la réception et la diffusion de ces témoignages d'ouverture de l'empire ottoman au reste du monde. Certes, des documents existent, mais il semble qu'ils restent isolés et peu diffusés.
Remarque : par exemple, cf le magistral texte d'Evliya Çelebi = 10 volumes de récit de voyage très précisément documenté. Or ce texte du XVIIe est retrouvé au 19e siècle par un orientaliste allemand. On  n'a retrouvé que 5 ou 6 exemplaires de ce manuscrit. On n'en retrouve pas mention dans les inventaires après décès. De plus, Çelebi est un cas quasi unique (alors que multitude de textes de voyageurs à la même époque en occident)


Une preuve du nouveau regard sur l'Europe et la modernité, ex. du portrait du sultan de Selim III envoyé à "son ami l'empereur", Napoléon (après 1804)
remarque : l'échange de portrait n'est pas du tout une tradition ottomane.


Certes, c'est un portrait en majesté selon les codes ottomans, mais on remarque dans la niche à droite les symboles l'ouverture intellectuelle, signes de la modernité à l'occidentale = livres de l'imprimerie impériale de Constantinople, globe terrestre, longue-vue, horloge européenne et le matériel pour écrire.
Image qui témoigne d'un désir de délivrer un message à l'occident qui signifie qu'on appartient à cette modernité, devenue valorisée/valorisante.

Leçon 5 : Vers de nouveaux savoirs

(ce résumé est celui de E.E., disponible sur le site du collège de France)
 "L'historien et chroniqueur Şanizade Ataullah Efendi, dont l’Histoire (Tarih) a souvent et longtemps été vantée pour la « modernité » de son introduction (mukaddime), s’était « librement » inspiré de l’article « Histoire » de Voltaire dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. L’aspect le plus surprenant de la question était que Şanizade avait réussi à obtenir l’approbation et les éloges du sultan Mahmud II (r. 1808-1839) pour un texte émanant d’un auteur considéré, avec Rousseau, comme un mécréant et un blasphémateur. Évidemment, il n’y a pas vraiment de mystère : Şanizade s’était contenté d’adapter le texte de Voltaire afin de le rendre compatible avec l’idéologie conservatrice de l’establishment ottoman.
Une lecture plus détaillée du texte de Şanizade permet de comprendre mieux le modus operandi de cette « adaptation ». D’une manière générale, il apparaît que celui-ci a procédé par omission, par rajouts et par distorsions. Les « statistiques » montrent bien les dimensions de cette manipulation : le texte de Voltaire faisait environ 8 500 mots ; celui de Şanizade n’en compte que la moitié (4 300), dont moins des deux-tiers sont du philosophe (2 600). Voltaire cite près d’une vingtaine d’historiens ; Şanizade ne retient qu’Hérodote, dont il écorche le nom en « Heredod ». Bien des omissions sont dues à l’ignorance : Şanizade choisit de sauter et d’omettre bien des passages qui lui sont culturellement et intellectuellement inaccessibles. Ces lacunes et omissions sont évidentes lorsqu’il parle de l’histoire romaine, révélant son incapacité à distinguer les Grecs des Romains. De même, son traitement de l’histoire de l’Asie dévoile son ignorance de personnages comme Cyrus ou Oghuz Kagan qui devraient pourtant lui être familiers. Les rajouts, au contraire, lui permettent de « corriger » Voltaire lorsque celui-ci ignore ou raille le fait religieux. C’est ainsi qu’il infuse une bonne dose de doctrine islamique dans son texte, renversant complètement la logique fondamentale du texte plagié. Enfin, des transpositions extrêmement brouillonnes et souvent déplacées visent à rendre les exemples « exotiques » de Voltaire compréhensibles par des lecteurs ottomans. Ainsi, les expéditions portugaises en Asie sont comparées à la reconquête du Hedjaz par les Ottomans à peine dix ans plus tôt, tandis que la découverte intellectuelle de la Chine par l’Europe est « traduite » par une longue digression sur la victoire de Murad Ier à Kossovo en 1389. Dans un cas comme dans l’autre, ces exercices d’adaptation se font l’occasion de chanter les louanges du sultan régnant et de ses ancêtres, contribuant à la « réussite » de Şanizade auprès de son maître.
Ce cas très particulier met à nu certaines questions fondamentales, à commencer par la faiblesse de l’historiographie ottomane et turque qui a tout ignoré de cette généalogie textuelle pendant près de deux siècles. Plus encore, la « méthode » de Şanizade illustre certaines faiblesses intrinsèques de l’occidentalisation ottomane, notamment le désir de s’inspirer de l’Occident sans avoir à en assumer les implications intellectuelles et idéologiques. De toute évidence fasciné par le texte de Voltaire mais ne pouvant ni ne voulant le plagier tel quel, Şanizade avait opté pour une demi-mesure qui en gardait la forme tout en le dénaturant dans le sens. Cet opportunisme utilitaire restera une des caractéristiques principales de l’occidentalisation ottomane et turque pendant les deux siècles à venir.

2e remarque : l'occidentalisation commence à devenir tellement prégnante que même les sources proprement ottomanes peuvent à l'occasion être lues par la médiation européenne : ex d'une édition de 1860 de la Muqaddima d'Ibn Khaldun où le propriétaire (un intellectuel et historien du début du XXe s) indique de façon manuscrite une référence "lire l'ouvrage de Gumplowicz, Aperçus sociologiques".

Leçon 6 (fin année 1) Les défis du nouvel ordre

En 1815, les Ottomans ne sont pas conviés au Congrès de Vienne qui entend refonder l'ordre en Europe. Ce n'est qu'en 1856, après la guerre de Crimée que l'Empire ottoman est partie prenante d'une conférence internationale de paix, ce dont ils sont très fiers car ils le considèrent comme la reconnaissance de leur intégration à la modernité occidentale.

L'empire ottoman, depuis les Lumières, était présenté comme typique de l'immobilisme et du despotisme oriental. Pourtant, avec Selim III à la fin du XVIIIe siècle, il y a des efforts de modernisation interne. Sélim III, sous le nom de "nouvel ordre", fait une série de réformes fiscales et militaires, mais il tombe en 1807 quand il essaie de compléter sa réforme en s'attaquant au corps des janissaires. Il est assassiné par les partisans de  son cousin et successeur, Mahmud II, qui mène une contre révolution de palais. Ce dernier est le dernier de la lignée ottomane. Il n'est pas assez puissant pour assurer l'autonomie du pouvoir face aux pouvoirs périphériques : dans les provinces (les Ayan = notables provinciaux qui ne doivent rien à l'empire. ce sont de gros propriétaires terriens et ils contrôlent l'affermage local) et à Constantinople, les janissaires, qui sont bien plus qu'un corps d'armée, mais qui ont aussi des activités économiques qui rapprochent leurs intérêts de la moyenne bourgeoisie stambouliote. Il attend avant de poursuivre la modernisation de l'empire. Mahmud II signera donc en 1808 le « pacte d’alliance » (Sened-i İttifak) avec les principaux ayan, reconnaissant par là leur statut en échange de leur soutien. Néanmoins, quelques années plus tard, il s’engagera dans une politique visant à réduire l’autorité et l’autonomie de ces magnats des provinces. Ce n’est que bien plus tard qu’il osera enfin à s’attaquer aux janissaires, cette fois-ci de manière décisive. L’« heureux événement » du 16 juin 1826 anéantira manu militari des janissaires, bannissant jusqu’à la mémoire de ce corps et de ceux qui lui étaient affiliés. C'est l'insurrection grecque qui précipite le mouvement. 

Ce qui se passe en Grèce n'est pas une de ces insurrections banales de l'empire. 
* Jusque là, les puissances européennes ne s'impliquaient pas dans la défense des minorités chrétiennes de l'empire et même elles considèrent les mouvements sécessionistes de l'empire ottoman dans les Balkans comme des phénomènes dangereux pour l'ordre global de l'Europe. Mais sous le poids de l'opinion publique et des volontaires européens qui rejoignent les rangs grecs (cf Lord Byron), elles finissent par intervenir (bataille de Navarin) et cette intervention est décisive pour la naissance de la Grèce (1830).
* C'est une rébellion qui a une nouvelle rhétorique (nationalisme) ce qui rend quasi impossible la négociation entre Constantinople et la Grèce. Les anciennes méthodes pour amener une province à composition ne peuvent plus fonctionner avec la Grèce. + un phénomène assez large.

Rouge îles insurgées en mer Egée / Jaune insurrection matée par l'armée ottomane / Vert îles paisibles

 
* Incapacité de l'armée à obtenir des résultats = fin de la rébellion. De plus, le recours aux troupes irrégulières (bachibouzouks) entraîne des débordements contre les civils qui sont préjudiciables à l'image de l'empire et dont il doit "s'excuser" auprès des diplomates européens (cf massacre de Scio en 1822). On voit l'insistance dans les lettres des diplomates européens sur la "barbarie" de la repression (les têtes et les oreilles coupées) Enfin, la comparaison avec l'armée égyptienne, qui elle s'est réformée sur le modèle occidental, rend éclatant le retard ottoman. Manque de moyen, désorganisation...

* La Grèce du fait du philhellénisme n'est pas un territoire "neutre" pour les occidentaux. Les arguments occidentaux, par exemple ceux de la défense du patrimoine artistique,
Lettre de Stratford Canning à Reçip Pacha

La réponse de Reçip Pacha :


... finissent par infuser dans les discours ottomans : 
Lettre de Reçip Pacha au sultan


Les ottomans commencent à comprendre que l'Europe fonctionne sur des symboles extrêmement puissants : Athènes au centre des préoccupations/obsessions identitaires de l'Europe alors que pour les Ottomans, Athènes était un petit village reculé.
=> prise de conscience de la difficulté à gérer une diplomatie nouvelle, qui n'est pas juste la délimitation des rapports de force, mais qui se nourrit d'une réelle connaissance de l'autre, de ce qui lui importe, de son histoire et de ses valeurs.

To be continued ? saison 2 = 2019

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