lundi 10 juin 2019

De députés du tiers à révolutionnaires

fiche de lecture du livre de Timothy Tackett, 1997
Par la volonté du peuple : comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires ?



La Révolution n’est pas de propos délibéré. Elle est le fruit d’un enchaînement (Pierre Chaunu, « L’utopie contre les deux royaumes : à propos d’une commémoration » in Le grand déclassement , 1989

« On ne sait comment, sans plan, sans but déterminé, des hommes divisés par leurs intentions, leurs mœurs, leurs intérêts, ont pu suivre la même route, et arriver de concert à une subversion totale » (Malouet, un des constituants)


C'est l'objectif de l'auteur que de justement minutieusement se pencher sur cet enchaînement de faits qui a conduit des députés (lambda ?) à sauter dans l'inconnu de la Révolution.

Qui sont ces députés ?


-membres du tiers état sont très éloignés socialement des aristocrates composant ordre de la noblesse aux Etats généraux, par leur instruction et leur formation juridique, par leurs conditions existence et aussi, et surtout par le prestige (= système des valeurs de Ancien Régime) => un ressentiment social
-la participation à toute une série institutions avait probablement rodé la grande majorité des futurs Constituants aux formes et aux procédures de la politique collective  : membres des académies, membres de loges franc- maçonniques (un cinquième et un quart des Constituants), familiers du gouvernement municipal (1/5 sont membres de municipalités 62 sont maires d’une ville), assidus des assemblées provinciales partir de leur mise en place par Loménie de Brienne en 1787 (217 députés ont participé à ces assemblées) => des notables
=> Des « mutants sociaux »



La radicalité du Tiers naît de l’absence de dialogue et l’intransigeance des dominants


Les premières semaines de débat et de vote des députés du Tiers montrent que la majorité des députés votent contre les propositions les plus radicales (émanant des députés bretons) et sont favorables à la concorde et la réconciliation entre les ordres.
-Les patriotes du clergé échouent à faire évoluer les positions de leur ordre car très forte cohésion d’un corps de députés essentiellement constitué d’évêques, issu de vieilles familles aristocrates, liées par des liens familiaux. Ce haut clergé est hostile à toute réforme qui permettrait au Tiers de s’affirmer. Début juin, le Tiers est convaincu que l’intransigeance des  évêques l’a emporté et qu ’il est inutile de compter sur un soutien significatif du clergé.
- Soutien pour quoi et contre qui ? Essentiellement pour obtenir des procédures qui permettent  au Tiers, qui est majoritaire en nombre de députés, de peser sur des réformes futures.

Mais la réaction nobiliaire va précipiter la radicalisation du Tiers
- Au sein de l’ordre de la noblesse, une minorité libérale espère la rédaction d’une constitution et l’instauration d’importantes réformes pour le royaume. En général plus jeunes, plus parisiens, ayant pour beaucoup combattu dans les armées insurgées durant la guerre d’indépendance des Etats-Unis. Ils sont au maximum 70 députés soit le quart des députés de la noblesse. Les autres leur sont violemment hostiles. « Ils avaient une certaine fatuité aristocratique (…) un mélange de frivolité dans les manières et de pédanterie dans les opinions ; et le tout réuni au plus complet dédain pour les lumières et pour l’esprit. (…) Il fallait les entendre parler de leurs rangs comme si ces rangs eussent existé avant la création du monde.» (Mme de Stael). Ces réactionnaires s ’échauffent les uns les autres et surenchérissent dans les discours chevaleresques sur l’honneur, la défense de la monarchie, l’outrage que constitueraient les plus infimes demandes des députés du Tiers.


Des circonstances favorables




- L’absence du roi. Dès le lendemain de la séance d’ouverture des Etats-Généraux, la tribune royale est démontée et le roi se désintéresse de l’affaire et ne donne aucune consigne et ordre du jour pour les discussions dans les « commissions » par ordres.  Cette liberté va autoriser les députés radicaux du Tiers à poursuivre leur lobbying auprès de leurs collègues pour les amener à discuter sur la base de leurs propositions. Par ailleurs, le roi envoie des signaux contradictoires, alternant prises de position conciliante puis rejet brutal des concessions précédents (en témoigne le va et vient de Necker, ministre jugé libéral, dans son conseil)

- Le processus même d’assemblée a joué un rôle déterminant dans la mesure où il a développé la confiance du tiers-état, en donnant au groupe son identité, une cohésion. Les témoins font part de leur jubilation quand ils se retrouvent ensemble pour la première fois début mai, et quand les orateurs qui se succèdent témoignent d’une plus grande homogénéité de pensée qu’ils ne l’avaient cru quand ils étaient isolés dans leurs provinces. De nombreux députés observent l’intense sentiment de camaraderie et de fraternité qui se développe rapidement dans leurs rangs. + Paradoxalement, au fur et à mesure que le clergé et la noblesse devenaient de plus en plus intransigeants, la confiance du Tiers a augmenté car cette intransigeance même révélait la frayeur qu’ils inspiraient aux deux autres ordres.
=> « Si les députés isolément étaient accessibles à la peur, réunis en assemblée ils montraient un grand courage, ils étaient imperturbables. » (Antoine-Claude Thibaudeau, futur conventionnel)

- Mais il y a un autre élément essentiel dans cette « thérapie de groupe » qu’ont constitué les débats des EG avant la rupture du 17 juin 1789 (serment du jeu de paume) = la publicité des débats. Les témoins remarquent tout de suite les effets enivrants du soutien enthousiaste des spectateurs et la désapprobation qu’ils manifestent envers les nobles et le clergé. Au cours du bras de fer de fin mai et juin, la foule est omniprésente. Le débat devient un dialogue à 3 entre l’orateur, les députés et la foule. Le concept d’ »opinion publique » qui était une abstraction philosophique jusqu’ici, prend une dimension nouvelle. « L’opinion publique fait notre force. » (député Laurent Vismes)



C’est pas forcément le premier pas le plus dur…


« La 1ere quinzaine du mois de juin 1789 venait de produire une transformation spectaculaire dans l’esprit d’un grand nombre de députés du Tiers. Ce fut vraiment un moment révolutionnaire, fruit d’une somme complexe de facteurs […] Dire qu’il s’agit d’un changement de paradigme serait trop fort. De très nombreux députés sont à présents prêts à une rupture avec le passé, mais ils sont loin de savoir où et jusqu’où ils veulent aller, et dans quelle mesure ce passé doit être réformé ou remplacé. […] » (Timothy Tackett, par la volonté du peuple, p. 142, Albin Michel)
Si le geste est radical, les esprits, eux ne le sont pas forcément. Beaucoup d’ambiguïtés chez les révolutionnaires sur le rapport au roi, le rapport au peuple, l’acceptation ou pas de la violence. Ces ambiguïtés vont apparaître au fur et à mesure que la Révolution continuera, et les révolutionnaires vont se déchirer. Cependant les événements de juin 1789 vont laisser une trace indélébile et la grande majorité des députés du Tiers ne songera même plus à un éventuel retour en arrière.

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