Par
la volonté du peuple : comment les députés de 1789 sont devenus
révolutionnaires ?
La Révolution n’est pas de propos délibéré. Elle est le fruit d’un enchaînement (Pierre Chaunu, « L’utopie contre les deux royaumes : à propos d’une commémoration » in Le grand déclassement , 1989
« On ne sait comment, sans plan, sans but déterminé, des hommes divisés par leurs intentions, leurs mœurs, leurs intérêts, ont pu suivre la même route, et arriver de concert à une subversion totale » (Malouet, un des constituants)
C'est l'objectif de l'auteur que de justement minutieusement se pencher sur cet enchaînement de faits qui a conduit des députés (lambda ?) à sauter dans l'inconnu de la Révolution.
Qui sont ces députés ?
-membres
du tiers état sont très éloignés socialement des aristocrates composant ordre
de la noblesse aux Etats généraux, par leur instruction et leur formation
juridique, par leurs conditions existence et aussi, et surtout par le prestige
(= système des valeurs de Ancien Régime) => un ressentiment social
-la
participation à toute une série institutions avait probablement rodé la grande
majorité des futurs Constituants aux formes et aux procédures de la politique
collective : membres des académies,
membres de loges franc- maçonniques (un cinquième et un quart des
Constituants), familiers du gouvernement municipal (1/5 sont membres de
municipalités 62 sont maires d’une ville), assidus des assemblées provinciales
partir de leur mise en place par Loménie
de Brienne en 1787 (217 députés ont participé à ces assemblées) => des
notables
=> Des
« mutants sociaux »
La radicalité du Tiers naît de l’absence de dialogue et l’intransigeance des dominants
- Les
premières semaines de débat et de vote des députés du Tiers montrent que la
majorité des députés votent contre les propositions les plus radicales (émanant
des députés bretons) et sont favorables à la concorde et la réconciliation
entre les ordres.
-Les patriotes du clergé échouent à
faire évoluer les positions de leur ordre car très forte cohésion d’un corps de
députés essentiellement constitué d’évêques, issu de vieilles familles
aristocrates, liées par des liens familiaux. Ce haut clergé est hostile à toute
réforme qui permettrait au Tiers de s’affirmer. Début juin, le Tiers est
convaincu que l’intransigeance des évêques l’a emporté et qu ’il est inutile de compter
sur un soutien significatif du clergé.
- Soutien pour quoi et contre qui ?
Essentiellement pour obtenir des procédures qui permettent au Tiers, qui est majoritaire en nombre de
députés, de peser sur des réformes futures.
Mais la réaction nobiliaire va
précipiter la radicalisation du Tiers
- Au
sein de l’ordre de la noblesse, une minorité libérale espère la rédaction d’une
constitution et l’instauration d’importantes réformes pour le royaume. En
général plus jeunes, plus parisiens, ayant pour beaucoup combattu dans les
armées insurgées durant la guerre d’indépendance des Etats-Unis. Ils sont au
maximum 70 députés soit le quart des députés de la noblesse. Les autres leur
sont violemment hostiles. « Ils
avaient une certaine fatuité aristocratique (…) un mélange de frivolité dans
les manières et de pédanterie dans les opinions ; et le tout réuni au plus
complet dédain pour les lumières et pour l’esprit. (…) Il fallait les
entendre parler de leurs rangs comme si ces rangs eussent existé avant la
création du monde.» (Mme de Stael). Ces réactionnaires s ’échauffent les uns les
autres et surenchérissent dans les discours chevaleresques sur l’honneur, la
défense de la monarchie, l’outrage que constitueraient les plus infimes
demandes des députés du Tiers.
Des circonstances favorables
- L’absence
du roi. Dès
le lendemain de la séance d’ouverture des Etats-Généraux, la tribune royale est
démontée et le roi se désintéresse de l’affaire et ne donne aucune consigne et
ordre du jour pour les discussions dans les « commissions » par
ordres. Cette liberté va autoriser les
députés radicaux du Tiers à poursuivre leur lobbying auprès de leurs collègues
pour les amener à discuter sur la base de leurs propositions. Par ailleurs, le
roi envoie des
signaux contradictoires,
alternant prises de position conciliante puis rejet brutal des concessions
précédents (en témoigne le va et vient de Necker, ministre jugé libéral, dans
son conseil)
- Le
processus même d’assemblée a joué un rôle déterminant dans la mesure où il a
développé la confiance du tiers-état, en donnant au groupe son identité, une
cohésion. Les témoins font part de leur jubilation quand ils se retrouvent
ensemble pour la première fois début mai, et quand les orateurs qui se
succèdent témoignent d’une plus grande homogénéité de pensée qu’ils ne
l’avaient cru quand ils étaient isolés dans leurs provinces. De nombreux
députés observent l’intense sentiment de camaraderie et de fraternité qui se
développe rapidement dans leurs rangs. + Paradoxalement, au fur et à mesure que
le clergé et la noblesse devenaient de plus en plus intransigeants, la
confiance du Tiers a augmenté car cette intransigeance même révélait la frayeur
qu’ils inspiraient aux deux autres ordres.
=>
« Si
les députés isolément étaient accessibles à la peur, réunis en assemblée ils
montraient un grand courage, ils étaient imperturbables. »
(Antoine-Claude Thibaudeau, futur conventionnel)
-
Mais il y a un autre élément essentiel dans cette « thérapie de
groupe » qu’ont constitué les débats des EG avant la rupture du 17 juin
1789 (serment du jeu de paume) = la publicité des débats. Les témoins
remarquent tout de suite les effets enivrants du soutien enthousiaste des
spectateurs et la désapprobation qu’ils manifestent envers les nobles et le
clergé. Au cours du bras de fer de fin mai et juin, la foule est omniprésente.
Le débat devient un dialogue à 3 entre l’orateur, les députés et la foule. Le
concept d’ »opinion publique » qui était une abstraction
philosophique jusqu’ici, prend une dimension nouvelle. « L’opinion
publique fait notre force. » (député Laurent Vismes)
C’est pas forcément le premier pas le plus dur…
« La 1ere quinzaine du mois de
juin 1789 venait de produire une transformation spectaculaire dans l’esprit
d’un grand nombre de députés du Tiers. Ce fut vraiment un moment
révolutionnaire, fruit d’une somme complexe de facteurs […] Dire qu’il s’agit d’un
changement de paradigme serait trop fort. De très nombreux députés sont à
présents prêts à une rupture avec le passé, mais ils sont loin de savoir où et
jusqu’où ils veulent aller, et dans quelle mesure ce passé doit être réformé ou
remplacé. […] » (Timothy Tackett, par la volonté du peuple, p. 142,
Albin Michel)
Si le geste est radical, les
esprits, eux ne le sont pas forcément. Beaucoup d’ambiguïtés chez les
révolutionnaires sur le rapport au roi, le rapport au peuple, l’acceptation ou
pas de la violence. Ces ambiguïtés vont apparaître au fur et à mesure que la
Révolution continuera, et les révolutionnaires vont se déchirer. Cependant les
événements de juin 1789 vont laisser une trace indélébile et la grande majorité
des députés du Tiers ne songera même plus à un éventuel retour en arrière.