dimanche 9 juin 2019

Le Directoire, la République sans la démocratie

Compte -rendu de l'émission présentée par Manuel Cervera-Marzal pour le site Hors-Série à propos du livre de Marc Belissa et Yannick Bosc sur le Directoire (1795-1799), La Fabrique, 2018. L'émission date du 30 mars 2019 et dure 1H22min.



MCM : Pourquoi ce livre ? Pourquoi cette période ?
L'objectif des deux auteurs est de proposer une synthèse sur cette période, synthèse qui n'existait pas., alors même qu'il y a eu une production scientifique importante depuis le bicentenaire. Cette période est particulièrement intéressante car elle présente un aspect "laboratoire d'idées politiques" dans lequel s'élabore une nouvelle société : 1795 n'est pas un retour à 1789. C'est au contraire une rupture avec la problématique des Droits de l'Homme telle qu'elle fut construite à partir de 1789. Les thermidoriens doivent légitimer leur pouvoir politique en s'appuyant sur la souveraineté populaire, tout en la mettant à distance et pour cela il faut faire en sorte que le Déclaration des Droits cesse d'être ce brûlot qui électrisa les masses et a pu servir de porte d'entrée à l'anarchie. D'où le sous-titre du livre :  "La République sans la démocratie". Dans cette perspective, les auteurs y voient des pistes pour relier cette période avec des dynamiques postérieures, voire actuelles, mais aussi pour mieux comprendre les dynamiques de la période révolutionnaire antérieure.

De plus, c'est une période un peu coincée entre deux grandes périodes du "roman national", entre l'exaltation des débuts révolutionnaires et la grande épopée napoléonienne. Il y a une sorte d'imagerie négative concernant le Directoire : Michelet arrête par exemple son histoire de la Révolution après la mort de Robespierre en argumentant, en gros, que la période qui suivit n'était pas très intéressante et avait été faite par des crapules. Pourtant, ce fut une période d'expérimentations politiques fort productive qui inspira en grande partie l'action politique de Napoléon.

MCM : J'ai souvent lu et entendu que la DDHC avait servi de soubassement idéologique à la société bourgeoise car il consacre le droit de propriété, or vous dites que ce texte a un potentiel subversif plus fort que ça.
En tout cas, c'est ce que disent les contemporains et effectivement on se rend compte que le récit standard dans lequel on fabrique la révolution française comme une révolution bourgeoise ne résiste pas à la lecture des sources. Les thermidoriens qui fondent la République des propriétaires pensent que les principes des droits naturels sont dangereux car ils permettent au peuple de s'insurger, de résister à l'oppression, de réclamer l'égalité. Pour eux, la mise en oeuvre de la DDHC, c'est la période de la Terreur. Jeremy Bentham (théoricien de la philosophie du droit britannique, précurseur du libéralisme, à l'origine de la philosophie de l'Utilitarisme)  qui est à l'époque à Paris et qui est proche des Girondins, explique que le langage de la Terreur est tout entier contenu dans l'article 2 de la DDHC.
L'idée que la révolution française serait une révolution purement bourgeoise est une idée qui vient de très loin, qu'on peut faire remonter à Mme de Staël, à Benjamin Constant et qui est reprise par les premiers historiens, libéraux, de la révolution française au début du 19e siècle. C'est une vision qui pose problème pour deux raisons. La première est que la bourgeoisie de 1789 n'a rien à voir avec la bourgeoisie du 19e siècle donc le mot en lui-même est problématique. La 2e est qu'un des moteurs révolutionnaires le plus fondamental, c'est la paysannerie (60% des Français). Certes, à l'issue de la révolution française, on peut dire que s'est établi un régime qu'on pourrait qualifier au 19e siècle de "bourgeois", mais les contemporains n'utilisaient pas du tout ce terme, mais disaient "république des propriétaires et des meilleurs". Par ailleurs, ce projet n'était pas du tout celui de ceux qui ont rédigé la DDHC en 1789. Ainsi, l'issue de la révolution n'est pas réglée dès 1789 : le terme même de "propriété" était ambigu et recouvrait aussi la propriété de sa personne, par exemple et des biens qui permettent d'exister. Concrètement, ce mot pouvait aussi bien légitimer la position du propriétaire qui contestait la réquisition par une population en colère de ses grains, que ces mêmes gens du peuple qui, les armes à la main, récupéraient leur moyen de subsistance, dans un contexte de cherté des grains. Pour les contemporains, il y a conflit sur l’interprétation de ce mot jusqu'en 1795, et précisément, le moment thermidorien est le moment où l'on va refermer le sens des mots et dépouiller le peuple du langage légitime.

MCM : Comment se passe la transition entre la Convention et le Directoire ?
C'est un processus en 3 temps, sur 1 an et demi, qui correspond aux titres des sous-parties de notre livre.
Dans un premier temps,  à partir de l'été 1794, un certain nombre d'acteurs politiques, qui redoutaient la DDHC de 1793 qui devait s'appliquer lors du retour de la paix, ont préparé les conditions de la rupture avec la Terreur et la constitution de 1793. Pourtant, ces deux textes étaient le résultat d'un compromis entre les idées de Robespierre (la Montagne) et les idées girondines. Mais pour les thermidoriens, c'était déjà trop démocratique.
Dans un deuxième temps, ils ont profité des émeutes populaires du printemps de 1795, pour liquider ce qui restait de la Montagne. Ils fabriquent une majorité en jouant sur la peur d'un retour de la Terreur
Le 3e temps concerne la mise en place de nouvelles institutions (Constitution de l'an III) et l'élimination de la "droite", proche des monarchistes. Le texte de la Déclaration des Droits et des Devoirs de 1795 fait disparaître l'idée que les principes de la Constitution devaient découler du texte de la DDHC et donc, n'est plus une norme supérieure, simplement un texte de principes généraux. De plus, disparaissent du texte les références aux droits naturels, "tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits", les droits sociaux (instruction, secours, travail) qui avaient été rajoutés avec le texte de 1793, la référence au bonheur commun, le droit de résistance à l'oppression, présents et dans le texte de 1789 et dans celui de 1793. En revanche, le texte insiste de façon marquée  sur l'obéissance à la loi positive. De même, le texte de la Constitution est très technique et très détaillé, pour qu'il ne puisse pas prêter le flanc à des interprétations variables.

MCM : Un des aspects centraux de cette Constitution qui va être utilisé pour éloigner le peuple de la politique, c'est le suffrage censitaire.
Oui, mais ce n'est pas le seul. L'armée entre dans Paris et désarme les sans-culotte et les sections parisiennes. La commune est privée de la quasi totalité de ses prérogatives politiques par la Constitution de 1795 et le district, jugé trop proche du peuple, qui organisait le peuple, est purement et simplement supprimé.

MCM : Il y a pourtant eu des révoltes contre le Directoire, Babeuf par exemple. Ce régime a beau s'appuyer sur l'armée, il semble qu'il n'arrive pas à stabiliser la situation du pays.
C'est un régime confrontée de façon permanente à une tension : comment faire une politique conservatrice, favorable aux propriétaires, opposée aux épigones de la Terreur, mais sans faire le lit des monarchistes qui constituent une vraie menace. Ils font donc le travail d'élagage en quelque sorte, du côté droit comme du côté gauche et finissent par donner un système étatique clef en main à Napoléon, sur lequel il pourra construire le Consulat et l'Empire. C'est une base pensée en terme de structure, de personnel politique, qui se coupe de plus en plus du peuple, pourtant encore avide, à cette période, de participation politique. Sous le Directoire, la puissance du pouvoir exécutif est accentué...puis la Constitution de l'an VIII (Consulat) parachèvera le travail en vidant le pouvoir législatif de sa puissance.
Le Directoire a de véritables ennemis, à gauche comme à droite.
Babeuf, qui fut au départ thermidorien, évolue dans ses opinions politiques et essaie de remettre sur le chantier une autre idée de la politique en disant que ce qu'il voit sous ses yeux depuis 1795 est le dévoiement des principes républicains. Mais lui et ses partisans sont confinés car l'appareil répressif mis en place et le contrôle de la presse est particulièrement efficace.
Deuxième problème, le principe censitaire, censé faire émerger les plus instruits, favorise les plus riches. Or, ceux-ci ne sont pas tous, loin de là, républicains. Il y a donc l'élection en 1795 beaucoup de crypto-monarchistes...ce qui conduit au "coup" du 18 fructidor an V qui invalide les élections et déporte les crypto-monarchiques.

MCM : Qui décide quoi sous le Directoire ?
Deux conseils législatifs : on répartit les députés en fonction de leur âge.
L'exécutif est confié à 5 directeurs = présidence collégiale, renouvelée tous les ans sur 5 ans, lesquels contrôlent des ministères très techniques, très peu politiques. Par rapport aux constitutions précédentes, on a introduit une très forte dose de centralisation. Les pouvoirs locaux qui étaient tous élus aux périodes précédentes ne le sont plus, du moins dans les départements où les responsables exécutifs sont nommés par les directeurs: Napoléon en fera des préfets. Les directeurs nomment tous les fonctionnaires et les généraux des armées.

Par ailleurs, le pouvoir législatif est affaibli par le fait qu'il est divisé en deux assemblées complémentaires : 
Cependant, le pouvoir législatif garde le contrôle des finances. De plus, l'exécutif n'a pas le droit de dissolution, même si, à plusieurs reprises, les directeurs cassent les élections.

La séparation des pouvoirs est stricte, et même les communications entre les détenteurs des deux pouvoirs devaient se faire par écrit.

Les fonctionnaires publics puis tous les citoyens ensuite pour pouvoir voter doivent prêter serment de "haine à l'anarchie et haine à la Monarchie royale"
R) Sous la monarchie constitutionnelle serment = "la Nation, la Loi, le Roi" / sous la Convention "la Liberté, l'Egalité, la République"

MCM : Vous utilisez les termes "terroristes" et "anarchistes" depuis tout à l'heure. Ce sont les termes utilisés à l'époque pour décrédibiliser l'opposition de gauche ?
Dès le début de la révolution, le côté gauche est qualifié d'anarchiste par ses détracteurs. Le Directoire l'utilise contre Robespierre en s'appuyant sur des pratiques politiques de la Montagne et notamment la décentralisation (alors que le Directoire est fortement centralisateur)

MCM : Pourtant, on parle toujours du centralisme des jacobins...
C'est un contresens. Il y a le légicentrisme : le pouvoir législatif est centralisé, car la loi est unique. En revanche, les pouvoirs exécutifs sont tenus par les communes et la Montagne, dans le cadre du gouvernement révolutionnaire, donne aux communes et aux districts le rôle central de faire exécuter les lois. Et les comités de surveillance locaux, élus, ont pour rôle de surveiller l'application de certaines lois (justice et prix) et peuvent délivrer des certificats de civisme et réprimer des suspects. De plus, si 1/3 des votants des assemblées primaires s'apposent à une loi, cette loi est annulée et il faut en refaire une. => Les thermidoriens y voient un signe supplémentaire d'anarchie : "un système qui organise les oppositions" (Boissy d'Anglas)

Les thermidoriens, au nom des mécanismes "normaux" d'une société où les dominants sont censés créer la prospérité commune, ne peuvent accepter ce pouvoir de contrôle du peuple. "L'anarchie, c'est le peuple constamment délibérant". Ils changent le sens du mot "représentation" qui jusqu'à eux renvoyait à une délégation temporaire de la souveraineté sous la forme d'un mandat précis et sous surveillance (droit de révocation). A partir du Directoire, la représentation transfère en droit le pouvoir. cf. Cabanis (an VIII) parlant de la constitution de l'an VIII comme ayant enfin réussi à faire un système dans lequel le peuple est à l'origine du pouvoir, mais où il n'en exerce aucun.
Ils insistent aussi sur la violence du peuple, la Terreur. Et ils condamnent le "nivellement social" que le gouvernement révolutionnaire était censé permettre + de façon grossière, les "buveurs de sang" cf caricatures contre Robespierre.

MCM : Est-ce que le Directoire a engendré son propre fossoyeur en s'appuyant sur l'armée ?
L'armée joue un rôle essentiel dans le maintien du pouvoir : en désarmant les sans-culotte, en soutenant le coup d'Etat de fructidor an V (comme indiqué ci-dessus), en aidant le Directoire dans les pays contrôlés militairement (Cispalpine, Batave). Pendant le Directoire, s'est construit un "parti des généraux" d'autant plus qu'une bonne partie des recettes financières venait des conquêtes. L'armée d'Italie intervient systématiquement dans les affaires politiques : il y a par exemple une presse militaire.
Remarque : dans la constitution, il y avait la possibilité de mettre un département hors du droit commun, confié à une administration militaire et aux tribunaux militaires. Le Directoire va le faire souvent pour lutter contre le brigandage.

MCM : Comment évoluent les colonies sous le Directoire ?
Esclavage aboli partout en droit, mais pas forcément en fait. Les colons de l'océan Indien s'y opposent. Dans les Antilles, esclavage n'est pas aboli en Martinique qui est occupée par les Anglais.
Epoque du Directoire à St Domingue, Toussaint Louverture prend le contrôle de l'île progressivement.
A Paris, se manifeste une sorte de réaction qui cherche à remettre en cause l'abolition de l'esclavage. Le parti colonial et esclavagiste relève la tête, mais il lui faudra attendre le consulat de Bonaparte pour aboutir.

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