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jeudi 3 avril 2025

Religion, politique, "démocratie" dans la Florence républicaine

 

Je m’intéresse à la réception de la prédication du dominicain Jérôme Savonarole, prieur du couvent  San Marco de Florence, pour une recherche qui se pose la question de la confrontation du croyant au monde, à savoir de la possibilité de fonder une communauté politique par les valeurs religieuses. La période savonarolienne s'ouvre avec la chute des Medicis le 9 nov 1494  et l'instauration d'une République du Grand Conseil à Florence. Elle se conclut par l'échec politique de Savonarole, son emprisonnement et sa mise à mort le 23 mai 1498. Ces quasi 4 ans correspondent de fait à une expérience particulière visant à créer une forme nouvelle de communauté politique sur la base d'une profonde réforme morale de la société.

Pour étudier la réception par les Florentins des sermons de Savonarole, il faut partir de ce que le dominicain leur a proposé. Je me concentre aujourd’hui sur la première période de  sa prédication, à savoir la période entre le soulèvement du 9 novembre 1494 et le bref papal de la mi-octobre 1495 qui interdit à Savonarole de prêcher en public ; il va s'y plier, mais il publie, pour rester présent dans l'espace délibératif florentin la "lettre à un ami “. Je m’appuie aussi sur 3 cycles de sermons (ceux du cycle d’ Aggée , le cycle de commentaires des Psaumes et le 3e qui porte sur le livre de Job) : le tout fait un total de 100 sermons pour une période d'environ un an. Par ces 3 cycles, « cette grande saison de prédication politico-prophétique » pour reprendre l'expression de Gian Carlo Garfagnini, Savonarole s'impose comme le point de référence obligé qui détermine la vie politique florentine.

Rappelons que Savonarole n’intervient pas seulement dans le débat politique sur le plan « théorique» à des fins d’éducation de la population, mais que ses sermons sont des armes au service d’un combat politique. Pour cela, il reprend des arguments anciens mais dans un cadre nouveau et ce pour deux raisons. Tout d'abord, il se passe des événements politiques dont Savonarole n'est d’ailleurs pas, au départ, partie prenante : le soulèvement de novembre 1494, qui couvait depuis de nombreux mois, fut mené par une partie de l'oligarchie florentine et fut soutenu par la population, mettant fin à 60 ans de domination de la famille Medicis sur la cité du lys. Un nouveau régime politique est à construire, et des divisions internes aux statuali, ce petit cercle politique qui forme ce qu’on appelait à l’époque le reggimento, rendent compliqué le processus d'accouchement de ce nouveau régime. En revanche, ce qui appartient en propre à Savonarole, c'est que, au même moment, il mène une opération de dissolution du reggimento. Les dirigeants florentins se le représentaient comme un "cercle d'une rotondité parfaite" J'emprunte ici la conclusion des analyses qu' Ilaria Taddei consacre à cette expression que l'on doit au chroniqueur Giovanni Cavalcanti dans ses Istorie fiorentini. Je la cite : " l'unité politique et sociale du groupe dirigeant était invoqué comme une condition indispensable pour garantir le bien, l'honneur et la liberté de la République. [...] Et pour représenter l'union de ces corps, rien de mieux que le cercle, cette forme achevée, "la ligne une par excellence" […] : Une telle représentation de l'élite gouvernementale, fréquente dans les sources florentines, assurait ainsi l'image forte d'une continuité institutionnelle dont la République du lys était en quête constante." Or, je me propose de montrer comment la prédication de Savonarole a rendu impossible la reconstitution de ce cercle.

 

Pour comprendre l'effet qu'a eu l'action du frère dominicain, j'utilise des clés d'interprétation empruntées à Claude Lefort, quitte à les détourner de leur intention d'origine, décrire la démocratie moderne. Lefort attribue à la démocratie une double condition. L'existence d'un "lieu vide du pouvoir", de telle sorte que le point central où s'intriquent le pouvoir de faire et défaire les lois, le droit qui les justifie et la raison qui les ordonne ne s'incarne plus en une personne ou un groupe social consensuel. Ce "lieu vide", "dès lors que s’évanouit l’identité du corps politique" lit-on dans L'invention démocratique (p.172) permet l'expression politique du clivage inscrit dans la structure même du social, ce qui oblige à penser le conflit comme indépassable et qui lui donne l'espace pour s'actualiser en permanence.

A mon sens, c'est ce que fait Savonarole, même s'il faut se garder de l'anachronisme qui consisterait à en faire un démocrate, au sens moderne du mot. Aussi, mon exposé se structure autour des deux objectifs de Savonarole : Empêcher que le centre du pouvoir soit occupé  et empêcher la reconstitution du cercle du reggimento.

 

1)     Organiser les structures d’un nouveau régime du peuple

a) « Que personne ne puisse de faire tyran ».

Le dimanche 16 novembre dans le 5e sermon sur Aggée, Savonarole valide à sa manière le récent soulèvement en disant : "tout ce qui s'est passé procède de Dieu". La preuve en est, d’après lui, que (je le cite) : Crois- moi Florence, il aurait dû couler beaucoup de sang dans ta révolution, mais Dieu s'est tempéré en partie.

Il assimile tout de suite publiquement la domination des Médicis à une tyrannie. Pourtant, même si cette tyrannie avait pu s’exercer dans le cadre de la République, Savonarole juge que la forme républicaine reste la plus adaptée pour la cité, de fait de l’histoire et de l’humeur dominante de la population florentine Alors qu’on sait l'attachement de Savonarole à l'enseignement aristotélico-thomiste dans lequel la monarchie est considérée, dans l'absolu, comme le meilleur des régimes, il fait donc tout de suite preuve en matière politique de sa capacité de raisonner « secundum quid »,  c’est-à-dire en fonction des circonstances. La monarchie, dit-il, n’est pas adaptée à Florence car les Florentins ont pris l’habitude de la liberté.

 

Ainsi, les sermons de novembre et décembre sont consacrés à la recherche d’une nouvelle forme républicaine permettant de remplir une condition unique : il faut empêcher quiconque, homme ou faction, de confisquer le pouvoir : si tu veux durer et commander (il s'adresse à Florence), il te faut faire un cantique nouveau et rechercher une nouvelle forme (...) que tu fasses des lois telles que personne ne pourra plus à l'avenir se faire chef lui-même (...) mais que l'autorité ne découle que de la vertu puis il dit peu après : Dieu vous donnera la grâce de trouver la bonne forme pour votre nouveau régime, afin que personne ne se hisse au rang de chef, soit sur le modèle des Vénitiens, soit mieux, selon ce que Dieu vous inspirera  (Sermon 8 du 7 dec 1494 ).

 

Le système politique tel qu’il l’envisage donc n'est pas fixé une fois pour toutes et à plusieurs reprises en 1495 (et d’ailleurs encore en 1496) il suggère des évolutions et des ajustements à la forme prise par les institutions. En 1494, il fait mine de n’avoir pas de préférence entre les différentes formes républicaines possibles. Mais il en dessine deux fondements indispensables.

 

b- Au cœur du pouvoir, Jésus et le Grand Conseil.

La proposition savonarolienne consiste à faire du Christ le roi de Florence car c'est d'abord à Dieu, et à aucun homme en particulier, qu'il faut confier la direction du régime politique. C'est dans le sermon du 28 déc 1494 que Savonarole explique aux Florentins que Dieu peut répondre à leurs besoins pourvu qu'ils s'en remettent à lui, y compris politiquement : « Quel roi faut-il te donner pour que tu sois tranquille ? Oui, Dieu veut te contenter et te donner un roi pour te gouverner. Et c'est le Christ. Le Seigneur veut te diriger lui-même, si tu l'acceptes. Laisse-toi gouverner par lui, ne fais pas comme ces Hébreux qui réclamèrent un roi à Samuel. »

Par ces mots, il fait deux choses : le Christ occupe la place qui selon lui, lui revient en remplaçant le marzocco (le lion symbole de la commune de Florence) comme « roi » de la cité. En effet, symboliquement, le marzocco était couronné tous les deux mois lors de la cérémonie d’entrée en fonction de la nouvelle Seigneurie, le pouvoir exécutif suprême. Mais aussi, il "vide" le lieu du pouvoir de toute incarnation (le roi humain vs JC roi de Florence). Il prolonge alors une réflexion entamée dans les années 1480 quand, dans son Compendium philosophiae naturalis, il écrivait : contre le tyran, il faut mettre en avant ce qui occupe la place de Dieu, c'est-à-dire la puissance publique. La République florentine nouvelle pourra être comprise comme un espace, un lieu spécifiquement politique, empli doublement par Dieu et par un pouvoir collectif, inspiré par des vertus communes, structuré par des institutions qui lui permettent d’agir. Mais quelle doit être la forme prise concrètement par ce collectif ?

 

Il ne s'agit pas pour Savonarole d'avoir un régime totalement populaire, au sens où il serait dirigé par tout le peuple. Chez lui, on trouve l’expression de cette opinion commune qui délégitime la foule : d’ailleurs dans la Lettre à un ami (p.126) il se défend  d’avoir confié le gouvernement à la « plus basse plèbe ». Certes tout homme peut être touché par la grâce et accéder au bien-vivre (le ben vivere est la base de la société bien ordonnée et apaisée qu’il cherche à construire). Toutefois, la rectitude morale et la foi n’ouvrent pas un droit en-soi à s’occuper de politique. D’ailleurs, Savonarole affirmera à plusieurs reprises qu’il vaut mieux élire un homme capable plutôt qu’un bon croyant. Ainsi, sphère sociale et sphère politique restent séparées ; il n’est pas suffisant que les individus s’assemblent pour qu’ils gouvernent : Il faut un filtre. C’est le Grand Conseil, qu’il contribue fortement à établir. Le Grand Conseil représente la valentior pars de la commune selon l'expression de Marsile de Padoue (exprimée dans le Défensor Pacis en 1324) et reprise par d'autres juristes, principalement italiens, qui au XIVe siècle ont forgé les instruments permettant de justifier la souveraineté de la commune. La valentior pars, c'est donc une fiction juridique qui prétend qu’une minorité (à Florence, ils seront 3000) représente tout le popolo, l’ensemble de ceux qui possèdent droit de bourgeoisie et qui payent des impôts.

Dans la République du Grand Conseil, on sera donc loin de la simple reconstitution du petit cercle consensuel de l’ancien reggimento. En effet,  Savonarole appuie le courant qui considère que les personnes habilitées à conduire la politique de la cité doivent être les plus nombreuses possible.

Pour quelle raison Savonarole fait-il du Grand Conseil la pierre angulaire du nouveau régime ? C’est que celui-ci, par sa taille et ses prérogatives, sera l'instrument adéquat pour empêcher les Grands de s'emparer du contrôle du pouvoir. Il ne s’agit donc pas seulement d’empêcher le retour de la tyrannie.

 

2)   Savonarole dans l’arène politique

C’est ainsi que, s'appuyant sur l'opinion, qui agit politiquement par l'instrument du Grand Conseil, Savonarole entre spécifiquement dans l'arène politique dès décembre 1494.

Déc 94, c’est le moment où sont prises les grandes décisions politiques. La République était alors guidée totalement par le dominicain comme en témoignent les chroniqueurs. Or, les réformes institutionnelles créant le Grand Conseil ont favorisé l’entrée en politique de nouveaux venus, certains membres de la "classe moyenne de Florence" (i mezzani), composée d'artisans et de petits marchands. Cette fraction-là du Grand Conseil était numériquement la plus nombreuse et largement favorable au prieur de San Marco, du moins en 1495.

a) Contre les Grands…

A mots plus ou moins couverts, Savonarole s'adresse à eux et compte sur eux pour s'opposer aux manœuvres des Grands. Les choses sont en réalité plus complexes car Savonarole s’appuie sur certains Grands pour promouvoir ses réformes de moralisation. Quoi qu’il en soit, le chroniqueur Giovanni Cambi, proche des positions savonaroliennes écrit que Savonarole était haï des "citoyens grands, riches et puissants " parce que le Grand Conseil leur mettait un frein dans la bouche (" metteva loro uno freno in bocha ").

Pour ce faire, le dominicain incitait son auditoire à tenir à l’œil les Grands et leurs agissements. Même s’il ne nommait jamais personne pour ne pas être accusé de faire de la politique, “il attaquait ses adversaires, dit le chroniqueur Parenti, et les dépeignait en chaire d’une façon telle que, dans la population, on savait de façon claire qui il leur montrait et de qui il leur parlait ».

 

b) …et contre leur superbe.

Cette tentative de mise sous tutelle, par le Grand Conseil, de l’élite politique traditionnelle peut se relier à une condamnation généralisée des Grands dans les sermons de Savonarole, au nom de la lutte contre le vice de Superbe. A côté de considérations parénétiques, on trouve tout au long des 3 cycles une réflexion proprement politique en lien avec ce péché dont il fait le pire des vices. Dans le sermon 11 sur Aggée (p.178), il explique que le plaisir apporté par le désir d’excellence et de domination est si puissant qu'il est difficile de s'en départir. Il est clair qu'en 1495, il a senti quelque chose d’une « humeur » dominante au sein la population florentine, c’est-à-dire le refus d’être à nouveau dirigé et dominé par les « Grands ». C’est un point qu’on peut aisément établir avec Machiavel, mais aussi à partir des chroniques du temps, en étudiant par exemple chez Piero Parenti l’omniprésence du prisme interprétatif de la grandigia (la recherche des honneurs et son ostentation) dans ses analyses politiques. Ce terme était au siècle précédent déjà invoqué contre les nobles, les magnats, pour les expulser de la communauté politique comme l’a montré Christiane Klapish-Zuber.

Pour reprendre Cécile Terreaux-Scotto, « Savonarole sait la place essentielle que les émotions tiennent dans le processus de persuasion ». Il est évident qu’il utilise rhétoriquement les émotions pour les fins qu’il recherche, et en matière politique, il joue principalement sur des arguments dits « pathétiques », à savoir l’émotion d’indignation qu’il dirige contre ceux qu’il accuse de ruiner sa réforme morale et politique.

Assez logiquement mais avec des formulations parfois contradictoires, il en vient à souhaiter un nouveau personnel politique. On sait grâce aux travaux de Jean-Marc Rivière dans sa thèse sur le personnel politique qu'il a largement échoué sur ce point et qu'il y a une forte continuité entre la période médicéenne et les Républiques savonarolienne puis sodérinienne. Néanmoins, par ses interventions, le prieur de San Marco gêne le cours normal de la politique et la constitution de ces réseaux clientélistes et familiaux qui permettaient le contrôle des institutions républicaines.

 

3- La subversion des fondements traditionnels de la praxis politique 

Dans sa tentative de saper l'autorité du tout petit cercle de ceux qui ont cru, en décembre 1494, pouvoir gouverner tranquillement à Florence, il y a une subversion profonde des fondements traditionnels de la praxis politique . Comme le dit Gian Carlo Garfagnini, Savonarole organise avec ses sermons " un cadre (…) à la portée révolutionnaire " (p.6).

 

a) Se moquer des élites politiques.

 

Savonarole s’attaque par exemple à l’aura de sérieux et de compétence dont s’entourent, génération après génération, les quelques grandes familles du reggimento.

Dans un passage irrévérencieux du 1er sermon sur les Psaumes, il décrit différentes réactions des hommes politiques avec qui il a échangé au Palais sur sa proposition de loi sur la Paix. Nous sommes en janvier 1495. Le passage témoigne du style parfois incisif et direct de ses sermons.

« […] Il y en a d'autres qui se gonflent de paroles vides et pensent que personne ne sait rien, sauf eux. On ne peut pas les faire changer d'avis. Les envieux, eux, écoutent ces personnes-là et vont les contredire uniquement pour perturber cette réputation qu'ils semblent acquérir en parlant […]. Certains semblent être zélés et fervents pour le bien public, mais ce sont eux qui ruinent cette ville, et si tu veux le voir, regarde leurs comportements, leur vie, leurs attitudes, s'ils se confessent ou ce qu'ils font. Certains autres sont stupides et sans intérêt (S. dit « sans sel »), ils ne savent pas ce qu'ils disent, ils s'opposent mécaniquement et sans argument ; à ces personnes-là, je vais t'enseigner comment tu réponds : tu prends une poignée de miettes de pain (…), tu leur donnes et tu leur dis : "va nourrir les poules". (…) (Puis il conclut ) Mais tous ceux-ci seront tenus de rendre compte de toutes choses et de tout mal dont ils sont la cause, ainsi que de tout bien qu'ils entravent et empêchent : ils en seront châtiés» (Salmi, p.10)

 

Savonarole ridiculise et attaque frontalement tout personnel politique florentin traditionnel. Les Florentins sont invités à imaginer la scène, et comme s’ils en étaient des spectateurs invisibles, à réaliser comment se comportent en réalité les hommes politiques dont ils ne connaissent que les apparences flatteuses. Ils sont, selon Savonarole, soit incompétents, soit nocifs.

 

b) Contre la pratique du secret en politique. 

Or, depuis le XIVe siècle, pour justifier son monopole politique, l'élite marchande florentine avait mobilisé des idéologies telles que le consensus, la prudence ou bien encore le secret.

Savonarole s’affronte à l'idéologie du secret (qui dans Surveiller et punir a été présenté par Michel Foucault comme un « savoir-pouvoir » c’est-à-dire un élément structurant des rapports de pouvoir entre les groupes sociaux) parce que dès le départ, il se présente comme celui qui expose au peuple ce qui lui est d’ordinaire caché. (et pas seulement en tant que prophète)

Dans un de ses ricordi célèbres, Guicciardini écrit : " à bien y regarder, on n'a pas vraiment connaissance des choses présentes, ni de celles qui se produisent journellement dans une même cité ; et il y a souvent entre le palais et la place publique un brouillard si dense ou un mur si épais que, l'œil des hommes n'y pouvant pénétrer, le peuple en sait autant sur ce que fait celui qui le gouverne ou sur les raisons qui le font agir que sur ce qui se passe en Inde ! » Jean-Marc Rivière, dans sa thèse, précise les raisons de l’existence de ce brouillard : « […] si au sein des conseils de gouvernement et des magistratures s’expriment des divergences, le détail des débats n’est pas diffusé dans la cité, sauf sous forme d’indiscrétions de la part des titulaires de ces charges."

Contre cet habitus du secret, Savonarole, par ses sermons quasi quotidiens, fait vivre une scène politique inédite, dont il est un témoin au sens de Pierre Zaoui (Renverser Machiavel. Une nouvelle politique du secret, in Vacarme, 2009). Tout d’abord, parce qu’il ne filtre pas les informations, comme le font les politiques. Dans le 1er sermon sur les Psaumes déjà évoqué, Savonarole le justifie : « Je suis allé au Palais le jour de la Saint-Sylvestre pour conclure cette paix universelle, et (…), parce que là-haut vous étiez peu nombreux, maintenant je vous le dirai ici en public, car vous êtes nombreux, et je vous donnerai toutes les raisons que j'ai avancées là-haut.». Il se présente aussi comme celui qui dit la vérité sans fard, telle qu’elle est. Et pour ce faire, il adopte un style nouveau, adapté à son large auditoire : « je ne te parle pas de façon sophistiquée, mais je parle clair et net » (Salmi, vol 1, p.152).

Enfin, sa personnalité même plaide pour lui. Ce n'est pas seulement parce qu’il est inspiré par Dieu ou parce que tout le monde lui reconnaît une vie vertueuse, mais aussi parce que, comme étranger et comme homme d’église, il n’a à Florence aucun intérêt, ni familial, ni économique. Il joue ainsi sur le souvenir ancré dans la mémoire communale des missions de pacification au moment des conflits entre guelfes et gibelins menées par les ordres mendiants ou par de grands hommes d'Eglise, comme le cardinal Latini dont d'ailleurs il convoque l'autorité fin janvier 1495 quand on l'accuse de se mêler de politique. Il n'est, lui, l'homme d'aucun parti (Aggée, sermon 5, p.89) tandis que les partis (nécessairement occultes puisqu'ils sont interdits par la loi) ruinent la cité.

Pour cette dernière raison, Savonarole fut conduit à opérer dans ses sermons une « mise en scène de soi ». Un sermon de Savonarole était tout à la fois un spectacle minutieusement scénarisé par son auteur (cela a déjà été largement documenté par Cécile Terreaux-Scotto) et une performance, c’est-à-dire un moment où tout pouvait arriver, où le prédicateur pouvait, de façon imprévue, totalement sortir du cadre. Le large auditoire de Savonarole devait aussi attendre ces moments « de vérité » comme on dit de nos jours dans le langage médiatique, ces moments où une personne se dévoile.

Terminons donc par cet exemple qui date de janvier 1495, (qui constitue décidément un moment clé) quand il comprend qu’il a des ennemis tenaces et très actifs. Le 6 janvier, on lit dans le journal de Luca Landucci (p.96). que, cherchant l'argent [des Medicis], les Huit trouvèrent 1200 florins à San Marco qui provenaient de ser Giovanni [le notaire de Pierre de Medicis]. Il répond aux critiques en disant qu'il ne savait rien de cet argent.  Mais le 11 janvier, après une ouverture de sermon où il utilise comme exemplum les vies de St Jérôme et St Sylvain persécutés par les méchants, il en vient à son cas personnel pour se désoler « Prends exemple sur moi, qui il y a quelques jours seulement, étais appelé le « père » de cette ville et « prophète », puis tout à coup, on m'a taxé de « voleur ». (p.30). Enfin, il termine par un passage au ton enflammé et hyperbolique. « Ingrate Florence. L’envie me prendra peut-être, d’aller prêcher à Lucca et peut-être ce sera elle la cité élue et toi Florence, tu pourras pleurer sur la désolation et les tribulations qui t’arriveront. » Après ces menaces, vient une déclaration d’amour enflammée pour Florence en prenant Dieu à témoin et où Savonarole « joue » avec l’idée de sa mise à mort par Florence, pour le bien de Florence.

 

Conclusion

1-      Savonarole fut attaqué dès janvier 1495 car, même si sa proposition politico-théologique ne se fonde sur rien de véritablement nouveau, en revanche dans la réorganisation des différents motifs discursifs, dans sa pratique et dans ses intentions, il était profondément subversif.

Tout d’abord parce qu’il provoque dans le domaine politique un cycle au sens mathématique du terme, c’est-à-dire un certain type de permutation qui renverse une structure. = nous avons évoqué comment il mobilise les couples de valeurs opposées : Grandigia/humilité ; secret/transparence. Nous avons compris comment il organise le conflit entre le petit cercle politique des initiés pouvant mobiliser leurs réseaux et un Gd conseil pléthorique composé d’individus supposément isolés.

Ensuite parce que plaçant le Christ comme "roi de Florence » et s’affirmant comme prophète, donc intermédiaire entre Dieu et les Florentins, il occupe le centre du cercle du pouvoir, même s’il s’en défend. C'est exactement ce qu'on lui a reproché lors de ses procès.

2-      Par ailleurs, il fait preuve d’un double discours paradoxal : Savonarole s'est mis en scène comme celui qui dévoile la réalité du monde tel qu’il est, des hommes tels qu’ils sont et des choses futures, mais il se cachait de faire lui-même de la politique puisqu’il était un homme d’Eglise.

De ce fait me semble-t-il, ses sermons recouvraient souvent plusieurs couches de sens qui se superposaient, car plusieurs intentions étaient menées en parallèle, plusieurs auditoires étaient visés. Ceci a été vu par ses opposants comme le signe d’une hypocrisie et cet argument a eu d’autant plus de poids que Savonarole a dû, à partir de la 2e moitié de 1496, structurer son camp en faction politique.

samedi 16 mars 2024

Le préjugé anti-italien dans quelques textes français (XIVe-début XVe s)

 

« les Ytaliens, lesquieulx sont les plus caultes gens et les plus malicieux que nacions du monde"

Les préjugés français à l' encontre de la gens italica ont une longue histoire, qui précèdent le loin l'arrivée au 19e siècle des travailleurs italiens chassés par la pauvreté et migrant en France. Les rapports entre les deux nations sont anciens et ont toujours été importants. De nombreux italiens résidaient ou traversaient le royaume de France et ses grands duchés (comme la Bourgogne) au Moyen Age. 

Une tentative d'essentialisation

Il est frappant de lire dans presque tous les textes des considérations négatives sur les Italiens qui essentialisent les défauts qu’on leur attribue.

L’explication la plus commune réside dans la théorie des climats. Même Commynes, qui use rarement de jugement de valeur à l’emporte-pièce, l’utilise pour expliquer que les Français, de par leur localisation ni trop au nord ni trop au sud, ont un avantage sur les autres peuples («’Ainsi appartenons-nous à la région chaude et aussi à la froide ; c’est pourquoi nous avons des gens des deux humeurs »). Le climat froid produit des personnes colériques et impulsives car elles sont censées compenser le froid du climat par une chaleur des humeurs et à l’inverse, les habitants des pays du sud auraient « le sang plus froid », ils seraient donc calculateurs et dissimulateurs.

C’est donc la ruse qui est, pour les chroniqueurs, le trait dominant des Italiens. « Les Lombards, qui combattent toujours par surprise plutôt qu’à découvert et qui ne savent rien faire sans employer la ruse ». Telle est le jugement définitif porté par Michel Pintoin alors qu’il raconte l’échec de la guerre menée en Lombardie par le comte d’Armagnac en 1391. Le comte succombe devant Alessandria, pour avoir commis un péché d’orgueil : « Le comte attribua à leur lâcheté ce qui n’était de leur part qu’un stratagème. Plein de mépris pour ces gens [les habitants d’Alessandria, reclus derrière leurs murailles] qu’il regardait comme de vils manants, il fit dresser ses tentes autour de la ville et préparer les machines de siège. Mais la fortune ne disposait à déjouer ses projets. » Les habitants de la ville eurent le dessus sur son armée et le prirent, lui, l’orgueilleux chevalier français, dans le piège où il perdit la vie. « Ainsi périt de la trahison ce noble et vaillant chevalier. » conclut Michel Pintoin.

Une certaine manière de faire de la politique : le choc des cultures politiques

Déloyauté et dissimulation sont des traits fréquents des potentats italiens dans les chroniques. Il y a une longue série d’explications des échecs des seigneurs français en Italie par la trahison, ou du moins le non-respect de la parole donnée.

À propos des Napolitains, Christine de Pisan dans le Livre des faits et des bonnes mœurs du sage roi Charles V explique l’échec de la conquête du royaume de Naples par Louis d’Anjou, frère du roi, par la déloyauté des princes de ce pays : « Le duc d'Anjou, en dépit de la résistance de son ennemi, finit par conquérir à peu près tout le royaume. Il reçut la couronne de Naples et fut appelé le roi Louis. Il le resta longtemps, ne cessant de guerroyer. Si ce pays, qu'il avait conquis et dont les princes lui avaient fait allégeance, s'était montré loyal envers lui (ce qui n'était guère dans les usages de ces gens-là) et s'il avait pu disposer de vivres en suffisance (la contrée était déserte et dévastée), il n'aurait pas manqué de soumettre ses ennemis, puis de conquérir l'empire de Rome, ce qui lui tenait particulièrement à cœur. Mais faute de trouver des alliés loyaux dans le pays, faute d'un approvisionnement suffisant en vivres, il vit s'épuiser les forces de ses gens." 

C’est pourquoi on attribue fréquemment aux seigneurs italiens l’utilisation du poison pour « régler » leurs affaires C’est d'ailleurs  une pratique que reconnaissent les Italiens eux-mêmes : Voir Guicciardini au début de la Storia d’Italia : « était presque inconnue au-delà des monts cette méchante coutume d’empoisonner les hommes qui est fort usitée en plusieurs endroits d’Italie » (livre 1, p. 51)

Les exemples sont relativement nombreux dans les chroniques françaises. Dans la chronique du religieux de St Denis, il est rapporté par exemple, parlant de Charles de Duras, adversaire de Louis d’Anjou pour le trône de Sicile que :

« Mais d’après le conseil de ses partisans, il avait résolu de triompher, non par la force, mais par une trahison secrète. Convaincu qu’il était surtout de son intérêt de priver l’armée de son chef, il imagina la ruse suivante : il fit partir un messager perfide qui, sous prétexte d’accorder le défi au duc, portait une petite lance envenimée dont la pointe renfermait un poison tellement subtil que, s’il touchait le duc avec ce fer, ou seulement si le duc dirigeait son œil vers la pointe, il eût été à l’instant même empoisonné. Le projet échoua, grâce au duc de Potenza. Cet homme prudent et avisé, sachant bien les mœurs et le caractère des Siciliens, et se doutant de la ruse, fit surveiller le messager. »


Plus loin, Michel Pintoin évoque la haine entre la famille d’Armagnac et Galéas Visconti car celui-ci avait « dépouillé de leur patrimoine son neveu Charles et sa sœur, femmes de messire Bernard d’Armagnac ; il avait traitreusement surpris et fait empoisonner leur père, messire Barnabo, avec ses autres fils et ses autres filles. » Pareillement, quand il s’agit d’expliquer les rumeurs malveillantes contre la duchesse d’Orléans, Valentine Visconti, seule femme à continuer à jouir des faveurs du roi Charles VI lors de ses périodes de démence, il indique que les « soupçons, que rien ne semblait justifier, étaient fondés sur ce que, dans la Lombardie qui était la patrie de la duchesse, on faisait plus qu’en tout autre pays usage de poisons et de sortilèges. »

(quelques éléments explicatifs = Charles Visconti avait épousé Beatrix d’Armagnac. Les deux familles étaient donc liées par un double mariage. C’était le cas aussi de la famille royale puisque Louis d’Orléans avait épousé Valentine Visconti, fille de Giovanni Galeazzo. Le coup d’état de Giovanni Galeazzo contre son oncle Barnabo date de 1385. Pintoin en reparle dans le volume 3 (p.153) à l’occasion de la mort de Galeazzo en évoquant à nouveau l’empoisonnement de Barnabo.)

Au moment de dresser le bilan de la domination de son père, Galéas, Michel Pintoin revient une nouvelle fois sur le poison pour évoquer sa crainte de l’empoisonnement : « scrupuleux observateur de l’hospitalité, surtout lorsque de nobles seigneurs venaient le visiter, il les comblait de prévenance et leur faisait bonne chère, mais jamais il ne se mettait à table avec eux ; car il avait coutume de manger seul, et dans la crainte qu’on empoisonnât ses mets, comme il n’est que trop d’ordinaire en ce pays, il les faisait goûter avant lui par vingt de ses officiers. »

 

Donc les potentats sont réduits aux calculs politiques et aux manœuvres. L’habilité politique des seigneurs italiens, et ce qui faisait leur réputation (« Galeas, le seigneur de Milan, qui passait pour le plus habile de tous les princes de l’Occident »), consistait dans leur capacité à nouer des intrigues, au mieux de leurs intérêts, selon les rapports de force du moment. A propos des négociations entre Gênes et la couronne de France à l’époque de Charles VI, le portrait que livre Michel Pintoin du duc de Milan témoigne du jugement français sur la ruse et la dissimulation dont il fait preuve. Alors que Charles VI a envoyé à Milan des ambassadeurs pour rappeler au duc leur alliance (« pacte juré naguère lui faisait un devoir de défendre l’honneur et l’intérêt de la couronne de France »), traité de quasi-vasselage dans l’esprit du roi puisque ses ambassadeurs requièrent de Galeas Visconti l’aide et le conseil :

« Cette ambassade déplut fort au duc de Milan. Toutefois il dissimula son mécontentement et feignit de recevoir les députés avec plaisir. Il les paya de belles paroles et leur déclara qu’il se mettait à la discrétion du roi et qu’il offrait de le servir envers et contre tous, à l’exception de l’empereur qui, l’année précédente, l’avait créé duc et auquel il avait prêté serment d’obéissance et de fidélité. Toutes ces protestations n’étaient que mensonge et artifice. […] Les agents du duc de Milan, qui sous le faux prétexte de terminer quelques affaires, étaient venus séjourner dans la ville [de Génes],y réveillèrent les anciennes dissensions et rivalités des Guelfes et des Gibelins. Les envoyés du roi partirent donc sans avoir rien conclu, au grand déplaisir des principaux citoyens. »

Cette ruse italienne est toujours condamnée. Cependant elle a pu être vue comme un modèle, mais assez tardivement, avec Louis XI et Commynes.


le non-respect des hiérarchies : imaginaire féodal vs imaginaire républicain ?

Pour l’année 1416, Michel Pintoin rapporte un épisode significatif de l’orgueil de la République de Gênes, qui manifeste sa volonté de ne pas accepter de se laisser traiter en sujets soumis de l’empereur Sigismond. A cette époque, les Génois ont envoyé des bateaux pour aider le roi de France à débloquer le port d’Harfleur contre les Anglais. L’empereur Sigismond « écrivit aux Génois pour les détacher de la France. Il déployait dans sa lettre l’éloquence la plus fleurie […] néanmoins à la fin, il prenait à la fin le ton de la menace, pour le cas où ils n’obéiraient pas à sa volonté. Les Génois mécontent lui répondirent […] qu’ils entendaient ne jamais rompre le pacte d’amitié qui les unissait depuis si longtemps au roi de France […] Quant à ses menaces, ils y répondirent, dit-on, d’une manière emblématique en dessinant au-dessous de la suscription de leur lettre une main avec le pouce entre l’index et le doigt du milieu : c’était ainsi que dans plusieurs pays et royaumes, les nobles et le peuple se témoignaient leur mépris, lorsqu’ils voulaient se railler les uns des autres. »

L’Italie a vraiment une place très particulière dans le paysage politique de l’Europe occidentale de cette époque. Patrick Boucheron parle de « laboratoire italien ». De fait, traditions, pratiques et vocabulaires sont, à première vue, bien différents.

Pour illustrer le « dialogue de sourds » entre deux traditions et deux rapports au pouvoir, on peut se focaliser sur l’épisode de la vente de Pise rapporté par l’auteur anonyme du Livre des fais du mareschal Boucicaut :

(Il s’agit d’une biographie contemporaine de la vie du maréchal Boucicaut, entrepris entre avril 1406 et avril 1407 et qu'il fut achevé le 9 avril 1409. L’auteur, anonyme, fait office de chroniqueur. C'est dans l'entourage de Boucicaut à Gênes qu'il faut sans doute chercher les commanditaires du livre (même si certains, Kervyn de Lettenhove par exemple) ont voulu faire de Christine de Pisan l’autrice de la chronique. Il n'est pas invraisemblable de penser que, derrière les commanditaires anonymes, il n'y ait Boucicaut lui-même. Si l'on en croit le chroniqueur, celui-ci n'aurait entrepris son œuvre que pour glorifier la chevalerie en la personne de Boucicaut. Ces déclarations, assez traditionnelles, du narrateur ne doivent pas nous dissimuler les causes réelles qui sont à l'origine du Livre des fais, à savoir un plaidoyer en faveur du maréchal. L'ouvrage relève de la littérature engagée (p.XXVI) contre la propagande vénitienne, pour justifier la vente de Pise aux Florentins et enfin, faire, d'une façon plus générale, l'apologie d'une politique qui soulevait, à Gênes, bien des oppositions et qui débouche (quelques semaines ou mois après la fin de la rédaction de ce livre) sur la révolte anti-française des Génois.)

Il faut d’abord rapidement situer le contexte. A la suite de négociations serrées, la République de Gênes se donne au roi de France par traité en 1396 et celui-ci y place en 1401 Boucicaut en tant que gouverneur. A ce titre, Boucicaut entre sur le théâtre politique de l’Italie du nord où les territoires et les seigneurs (Florence, Milan, Venise pour les plus puissants) sont dans une lutte d’influence qui débouche parfois sur des luttes ouvertes, mais d’où n’émerge jamais un vainqueur durable. Or,

"Si fu voir que, en l'an mil CCCC et cinq, les Pisains se rebellerent contre leur seigneur, et le chacierent de la seignourie de Pise, selon les generales coustumes qui sont qui sont ou pays de la de non eulx tenir longuement soubz une seigneurie, quant ilz se treuvent les plus fors. »

Boucicaut est approché par les ambassadeurs de Pise, car la ville est sous la menace de Florence, sa puissante voisine et de Milan : elle vient en effet en 1402 de chasser son nouveau seigneur Gabriel-Marie Visconti, fils naturel de l’ancien duc de Milan et donc demi-frère du duc actuel. Parallèlement, Gabriel-Marie se tourne auprès de Boucicaut pour qu’il l’aide à récupérer son héritage :

Dont quant le dit seigneur se vid ainsi debouter de son heritage par ses mauvais subgés, pour ce que il sentoit que il n'avoit mie assez gens et force pour les remettre en subgecion, se va tirer vers le mareschal, comme a lieutenant du roy de France son souverain seigneur, a qui il avoit fait hommage de son dit heritage, lui querir ayde au nom du roy, si comme seigneur doit au besoing secourir son vassal qui le requiert a son ayde.

D’après le Livre des faits, les Pisans font monter les enchères entre les seigneurs potentiels, la République de Florence ou le roi de France, tout en refusant catégoriquement de revenir sous la domination de Gabriel-Marie. Boucicaut voit une bonne occasion d’accroitre l’influence et la puissance de la France en Italie et accepte la reconnaissance de suzeraineté du roi de France sur le territoire de Pise, comme cela avait été fait quelques années plus tôt avec Gênes. On comprend bien que la politique des Pisans a été de préférer un seigneur lointain plutôt que la soumission à Florence, et que les négociations avec Florence n’avaient d’autres objectifs que d’obtenir de Boucicaut, qui négociait pour le roi, les conditions les plus avantageuses pour la cité.

« Et en ces entrefaites que ilz batissoient ceste chose, les ambassadeurs de Pise retournerent devers le mareschal […] ilz vouloient que ainçois qu'ilz s'i donnassent [au roi], que le mareschal leur baillast et delivrast .III. Chasteaulx en leurs mains, c'est assavoir la citadelle, le chastel de Ligourne, et celui de Lipe-et-faite, que tenoit ancore messire Gabriel en sa main. Et le mareschal leur respondi adont : " Que voulez vous faire de la citadelle ?" Et ilz respondirent : "Nous la voulons raser par terre, et tenir les autres .II. chasteaulx en nos mains." -"Quel seigneurie, ce dit le mareschal, ara donques le roy sur vous, ne quel pouoir aroit il de justicier les mauvais et de les punir ?"- "Nous ne voulons, ce dirent ilz, qu'il y ait autre seignourie fors que le nom d'en estre seigneur"-"Pou de chose, ce dit le mareschal, seroit au roy cellui tiltre ; mais donnez vous y si comme ceulx de Jannes ont fait, ou ainsi que vous vous donnastes a messire Sirart de Plombin, duquel le duc de Milan ot puis le seigneurie et le tiltre. »

 

Deux logiques se rencontrent donc ici. Pour les Pisans, la seigneurie ne doit être que nominale : elle est un rapport théorique de sujétion et ne se traduit dans les faits que par les obligations fiscales qui doivent être les plus légères possibles pour être acceptables. Avoir comme seigneur le roi de France ne doit pas empêcher la République de Pise d’exercer en réalité un gouvernement autonome et c’est pour cela que châteaux et place-fortes sont réclamés : ils sont les conditions nécessaires de l’autonomie de fait. Pise veut être une République et, symboliquement comme pratiquement, elle ne veut plus de citadelle dans l’espace urbain. En revanche, Boucicaut, dans une vision très française, ne conçoit pas qu’une ville puisse être autonome autrement que dans l’administration des affaires courantes. La justice relève de la haute prérogative du seigneur ; le pouvoir du seigneur doit être manifeste (la citadelle) comme effectif. Dans les chroniques françaises, quand les auteurs disent des habitants qu’ils souhaitent leur liberté ou les libertés, c’est en référence au refus de paiement des taxes. Retrouver les anciennes libertés, c’est en fait appliquer les anciennes franchises et être exemptés des taxes, notamment royales. En Italie, la liberté a un sens plus large : il s’agit là vraiment de se gouverner de façon autonome.

 

Pour clôturer le récit de cette péripétie, on apprend dans le Livre des faits que les Pisans adressèrent une fin de non-recevoir aux exigences françaises. Et même, les messagers génois de Boucicaut à Pise reçurent la réponse suivante :

 "leur respondirent les Pisains tieulx parolles : " De tout ce que vous nous requerez nous ne ferons rien, et ne nous en parlez plus, mais faites mieulx : levez la seigneurie a vostre roy, et tuez Bouciquaut et tous ses François, et vivez a peuple comme nous, et soions tout un comme freres, et vous ferez que sages."

« Vivre à peuple » c’est vivre, si ce n’est en République, du moins en respectant l’autonomie de la cité. Et voici que la boucle se referme : dans leur désir de liberté, les Pisans chassent leur seigneur, qui n’était ni naturel, ni traditionnel puisqu’imposé par Milan depuis peu. En cherchant à préserver leur autonomie, ils mènent des négociations parallèles et sont conduits à se révolter contre les Français, ce qui renforce le préjugé anti-italien des Français. La grille de lecture des Français, que l’on va retrouver tout le temps est donc la suivante : les Italiens ne fonctionnent qu’au rapport de force.

 (R-  Sur la profondeur de l’attachement au principe communal en Italie, je renvoie au chapitre de Gian Maria Varanini, “Legittimità implicita dei poteri nell’Italia centro-settentrionale del tardo medioevo La tradizione cittadina e gli stati regionali” dans l’ouvrage  dirigé par J.P. Genet, sur la Légitimité implicite. Il fait le bilan des dernières décennies de recherche universitaires sur les systèmes communaux italiens et y rappelle que le système communal a un ADN, comme il dit, profondément enraciné en Italie et qui peut ressurgir même quand les cités ont été longtemps dirigées par une famille unique, considérée comme « seigneur naturel ».)