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samedi 16 mars 2024

Le préjugé anti-italien dans quelques textes français (XIVe-début XVe s)

 

« les Ytaliens, lesquieulx sont les plus caultes gens et les plus malicieux que nacions du monde"

Les préjugés français à l' encontre de la gens italica ont une longue histoire, qui précèdent le loin l'arrivée au 19e siècle des travailleurs italiens chassés par la pauvreté et migrant en France. Les rapports entre les deux nations sont anciens et ont toujours été importants. De nombreux italiens résidaient ou traversaient le royaume de France et ses grands duchés (comme la Bourgogne) au Moyen Age. 

Une tentative d'essentialisation

Il est frappant de lire dans presque tous les textes des considérations négatives sur les Italiens qui essentialisent les défauts qu’on leur attribue.

L’explication la plus commune réside dans la théorie des climats. Même Commynes, qui use rarement de jugement de valeur à l’emporte-pièce, l’utilise pour expliquer que les Français, de par leur localisation ni trop au nord ni trop au sud, ont un avantage sur les autres peuples («’Ainsi appartenons-nous à la région chaude et aussi à la froide ; c’est pourquoi nous avons des gens des deux humeurs »). Le climat froid produit des personnes colériques et impulsives car elles sont censées compenser le froid du climat par une chaleur des humeurs et à l’inverse, les habitants des pays du sud auraient « le sang plus froid », ils seraient donc calculateurs et dissimulateurs.

C’est donc la ruse qui est, pour les chroniqueurs, le trait dominant des Italiens. « Les Lombards, qui combattent toujours par surprise plutôt qu’à découvert et qui ne savent rien faire sans employer la ruse ». Telle est le jugement définitif porté par Michel Pintoin alors qu’il raconte l’échec de la guerre menée en Lombardie par le comte d’Armagnac en 1391. Le comte succombe devant Alessandria, pour avoir commis un péché d’orgueil : « Le comte attribua à leur lâcheté ce qui n’était de leur part qu’un stratagème. Plein de mépris pour ces gens [les habitants d’Alessandria, reclus derrière leurs murailles] qu’il regardait comme de vils manants, il fit dresser ses tentes autour de la ville et préparer les machines de siège. Mais la fortune ne disposait à déjouer ses projets. » Les habitants de la ville eurent le dessus sur son armée et le prirent, lui, l’orgueilleux chevalier français, dans le piège où il perdit la vie. « Ainsi périt de la trahison ce noble et vaillant chevalier. » conclut Michel Pintoin.

Une certaine manière de faire de la politique : le choc des cultures politiques

Déloyauté et dissimulation sont des traits fréquents des potentats italiens dans les chroniques. Il y a une longue série d’explications des échecs des seigneurs français en Italie par la trahison, ou du moins le non-respect de la parole donnée.

À propos des Napolitains, Christine de Pisan dans le Livre des faits et des bonnes mœurs du sage roi Charles V explique l’échec de la conquête du royaume de Naples par Louis d’Anjou, frère du roi, par la déloyauté des princes de ce pays : « Le duc d'Anjou, en dépit de la résistance de son ennemi, finit par conquérir à peu près tout le royaume. Il reçut la couronne de Naples et fut appelé le roi Louis. Il le resta longtemps, ne cessant de guerroyer. Si ce pays, qu'il avait conquis et dont les princes lui avaient fait allégeance, s'était montré loyal envers lui (ce qui n'était guère dans les usages de ces gens-là) et s'il avait pu disposer de vivres en suffisance (la contrée était déserte et dévastée), il n'aurait pas manqué de soumettre ses ennemis, puis de conquérir l'empire de Rome, ce qui lui tenait particulièrement à cœur. Mais faute de trouver des alliés loyaux dans le pays, faute d'un approvisionnement suffisant en vivres, il vit s'épuiser les forces de ses gens." 

C’est pourquoi on attribue fréquemment aux seigneurs italiens l’utilisation du poison pour « régler » leurs affaires C’est d'ailleurs  une pratique que reconnaissent les Italiens eux-mêmes : Voir Guicciardini au début de la Storia d’Italia : « était presque inconnue au-delà des monts cette méchante coutume d’empoisonner les hommes qui est fort usitée en plusieurs endroits d’Italie » (livre 1, p. 51)

Les exemples sont relativement nombreux dans les chroniques françaises. Dans la chronique du religieux de St Denis, il est rapporté par exemple, parlant de Charles de Duras, adversaire de Louis d’Anjou pour le trône de Sicile que :

« Mais d’après le conseil de ses partisans, il avait résolu de triompher, non par la force, mais par une trahison secrète. Convaincu qu’il était surtout de son intérêt de priver l’armée de son chef, il imagina la ruse suivante : il fit partir un messager perfide qui, sous prétexte d’accorder le défi au duc, portait une petite lance envenimée dont la pointe renfermait un poison tellement subtil que, s’il touchait le duc avec ce fer, ou seulement si le duc dirigeait son œil vers la pointe, il eût été à l’instant même empoisonné. Le projet échoua, grâce au duc de Potenza. Cet homme prudent et avisé, sachant bien les mœurs et le caractère des Siciliens, et se doutant de la ruse, fit surveiller le messager. »


Plus loin, Michel Pintoin évoque la haine entre la famille d’Armagnac et Galéas Visconti car celui-ci avait « dépouillé de leur patrimoine son neveu Charles et sa sœur, femmes de messire Bernard d’Armagnac ; il avait traitreusement surpris et fait empoisonner leur père, messire Barnabo, avec ses autres fils et ses autres filles. » Pareillement, quand il s’agit d’expliquer les rumeurs malveillantes contre la duchesse d’Orléans, Valentine Visconti, seule femme à continuer à jouir des faveurs du roi Charles VI lors de ses périodes de démence, il indique que les « soupçons, que rien ne semblait justifier, étaient fondés sur ce que, dans la Lombardie qui était la patrie de la duchesse, on faisait plus qu’en tout autre pays usage de poisons et de sortilèges. »

(quelques éléments explicatifs = Charles Visconti avait épousé Beatrix d’Armagnac. Les deux familles étaient donc liées par un double mariage. C’était le cas aussi de la famille royale puisque Louis d’Orléans avait épousé Valentine Visconti, fille de Giovanni Galeazzo. Le coup d’état de Giovanni Galeazzo contre son oncle Barnabo date de 1385. Pintoin en reparle dans le volume 3 (p.153) à l’occasion de la mort de Galeazzo en évoquant à nouveau l’empoisonnement de Barnabo.)

Au moment de dresser le bilan de la domination de son père, Galéas, Michel Pintoin revient une nouvelle fois sur le poison pour évoquer sa crainte de l’empoisonnement : « scrupuleux observateur de l’hospitalité, surtout lorsque de nobles seigneurs venaient le visiter, il les comblait de prévenance et leur faisait bonne chère, mais jamais il ne se mettait à table avec eux ; car il avait coutume de manger seul, et dans la crainte qu’on empoisonnât ses mets, comme il n’est que trop d’ordinaire en ce pays, il les faisait goûter avant lui par vingt de ses officiers. »

 

Donc les potentats sont réduits aux calculs politiques et aux manœuvres. L’habilité politique des seigneurs italiens, et ce qui faisait leur réputation (« Galeas, le seigneur de Milan, qui passait pour le plus habile de tous les princes de l’Occident »), consistait dans leur capacité à nouer des intrigues, au mieux de leurs intérêts, selon les rapports de force du moment. A propos des négociations entre Gênes et la couronne de France à l’époque de Charles VI, le portrait que livre Michel Pintoin du duc de Milan témoigne du jugement français sur la ruse et la dissimulation dont il fait preuve. Alors que Charles VI a envoyé à Milan des ambassadeurs pour rappeler au duc leur alliance (« pacte juré naguère lui faisait un devoir de défendre l’honneur et l’intérêt de la couronne de France »), traité de quasi-vasselage dans l’esprit du roi puisque ses ambassadeurs requièrent de Galeas Visconti l’aide et le conseil :

« Cette ambassade déplut fort au duc de Milan. Toutefois il dissimula son mécontentement et feignit de recevoir les députés avec plaisir. Il les paya de belles paroles et leur déclara qu’il se mettait à la discrétion du roi et qu’il offrait de le servir envers et contre tous, à l’exception de l’empereur qui, l’année précédente, l’avait créé duc et auquel il avait prêté serment d’obéissance et de fidélité. Toutes ces protestations n’étaient que mensonge et artifice. […] Les agents du duc de Milan, qui sous le faux prétexte de terminer quelques affaires, étaient venus séjourner dans la ville [de Génes],y réveillèrent les anciennes dissensions et rivalités des Guelfes et des Gibelins. Les envoyés du roi partirent donc sans avoir rien conclu, au grand déplaisir des principaux citoyens. »

Cette ruse italienne est toujours condamnée. Cependant elle a pu être vue comme un modèle, mais assez tardivement, avec Louis XI et Commynes.


le non-respect des hiérarchies : imaginaire féodal vs imaginaire républicain ?

Pour l’année 1416, Michel Pintoin rapporte un épisode significatif de l’orgueil de la République de Gênes, qui manifeste sa volonté de ne pas accepter de se laisser traiter en sujets soumis de l’empereur Sigismond. A cette époque, les Génois ont envoyé des bateaux pour aider le roi de France à débloquer le port d’Harfleur contre les Anglais. L’empereur Sigismond « écrivit aux Génois pour les détacher de la France. Il déployait dans sa lettre l’éloquence la plus fleurie […] néanmoins à la fin, il prenait à la fin le ton de la menace, pour le cas où ils n’obéiraient pas à sa volonté. Les Génois mécontent lui répondirent […] qu’ils entendaient ne jamais rompre le pacte d’amitié qui les unissait depuis si longtemps au roi de France […] Quant à ses menaces, ils y répondirent, dit-on, d’une manière emblématique en dessinant au-dessous de la suscription de leur lettre une main avec le pouce entre l’index et le doigt du milieu : c’était ainsi que dans plusieurs pays et royaumes, les nobles et le peuple se témoignaient leur mépris, lorsqu’ils voulaient se railler les uns des autres. »

L’Italie a vraiment une place très particulière dans le paysage politique de l’Europe occidentale de cette époque. Patrick Boucheron parle de « laboratoire italien ». De fait, traditions, pratiques et vocabulaires sont, à première vue, bien différents.

Pour illustrer le « dialogue de sourds » entre deux traditions et deux rapports au pouvoir, on peut se focaliser sur l’épisode de la vente de Pise rapporté par l’auteur anonyme du Livre des fais du mareschal Boucicaut :

(Il s’agit d’une biographie contemporaine de la vie du maréchal Boucicaut, entrepris entre avril 1406 et avril 1407 et qu'il fut achevé le 9 avril 1409. L’auteur, anonyme, fait office de chroniqueur. C'est dans l'entourage de Boucicaut à Gênes qu'il faut sans doute chercher les commanditaires du livre (même si certains, Kervyn de Lettenhove par exemple) ont voulu faire de Christine de Pisan l’autrice de la chronique. Il n'est pas invraisemblable de penser que, derrière les commanditaires anonymes, il n'y ait Boucicaut lui-même. Si l'on en croit le chroniqueur, celui-ci n'aurait entrepris son œuvre que pour glorifier la chevalerie en la personne de Boucicaut. Ces déclarations, assez traditionnelles, du narrateur ne doivent pas nous dissimuler les causes réelles qui sont à l'origine du Livre des fais, à savoir un plaidoyer en faveur du maréchal. L'ouvrage relève de la littérature engagée (p.XXVI) contre la propagande vénitienne, pour justifier la vente de Pise aux Florentins et enfin, faire, d'une façon plus générale, l'apologie d'une politique qui soulevait, à Gênes, bien des oppositions et qui débouche (quelques semaines ou mois après la fin de la rédaction de ce livre) sur la révolte anti-française des Génois.)

Il faut d’abord rapidement situer le contexte. A la suite de négociations serrées, la République de Gênes se donne au roi de France par traité en 1396 et celui-ci y place en 1401 Boucicaut en tant que gouverneur. A ce titre, Boucicaut entre sur le théâtre politique de l’Italie du nord où les territoires et les seigneurs (Florence, Milan, Venise pour les plus puissants) sont dans une lutte d’influence qui débouche parfois sur des luttes ouvertes, mais d’où n’émerge jamais un vainqueur durable. Or,

"Si fu voir que, en l'an mil CCCC et cinq, les Pisains se rebellerent contre leur seigneur, et le chacierent de la seignourie de Pise, selon les generales coustumes qui sont qui sont ou pays de la de non eulx tenir longuement soubz une seigneurie, quant ilz se treuvent les plus fors. »

Boucicaut est approché par les ambassadeurs de Pise, car la ville est sous la menace de Florence, sa puissante voisine et de Milan : elle vient en effet en 1402 de chasser son nouveau seigneur Gabriel-Marie Visconti, fils naturel de l’ancien duc de Milan et donc demi-frère du duc actuel. Parallèlement, Gabriel-Marie se tourne auprès de Boucicaut pour qu’il l’aide à récupérer son héritage :

Dont quant le dit seigneur se vid ainsi debouter de son heritage par ses mauvais subgés, pour ce que il sentoit que il n'avoit mie assez gens et force pour les remettre en subgecion, se va tirer vers le mareschal, comme a lieutenant du roy de France son souverain seigneur, a qui il avoit fait hommage de son dit heritage, lui querir ayde au nom du roy, si comme seigneur doit au besoing secourir son vassal qui le requiert a son ayde.

D’après le Livre des faits, les Pisans font monter les enchères entre les seigneurs potentiels, la République de Florence ou le roi de France, tout en refusant catégoriquement de revenir sous la domination de Gabriel-Marie. Boucicaut voit une bonne occasion d’accroitre l’influence et la puissance de la France en Italie et accepte la reconnaissance de suzeraineté du roi de France sur le territoire de Pise, comme cela avait été fait quelques années plus tôt avec Gênes. On comprend bien que la politique des Pisans a été de préférer un seigneur lointain plutôt que la soumission à Florence, et que les négociations avec Florence n’avaient d’autres objectifs que d’obtenir de Boucicaut, qui négociait pour le roi, les conditions les plus avantageuses pour la cité.

« Et en ces entrefaites que ilz batissoient ceste chose, les ambassadeurs de Pise retournerent devers le mareschal […] ilz vouloient que ainçois qu'ilz s'i donnassent [au roi], que le mareschal leur baillast et delivrast .III. Chasteaulx en leurs mains, c'est assavoir la citadelle, le chastel de Ligourne, et celui de Lipe-et-faite, que tenoit ancore messire Gabriel en sa main. Et le mareschal leur respondi adont : " Que voulez vous faire de la citadelle ?" Et ilz respondirent : "Nous la voulons raser par terre, et tenir les autres .II. chasteaulx en nos mains." -"Quel seigneurie, ce dit le mareschal, ara donques le roy sur vous, ne quel pouoir aroit il de justicier les mauvais et de les punir ?"- "Nous ne voulons, ce dirent ilz, qu'il y ait autre seignourie fors que le nom d'en estre seigneur"-"Pou de chose, ce dit le mareschal, seroit au roy cellui tiltre ; mais donnez vous y si comme ceulx de Jannes ont fait, ou ainsi que vous vous donnastes a messire Sirart de Plombin, duquel le duc de Milan ot puis le seigneurie et le tiltre. »

 

Deux logiques se rencontrent donc ici. Pour les Pisans, la seigneurie ne doit être que nominale : elle est un rapport théorique de sujétion et ne se traduit dans les faits que par les obligations fiscales qui doivent être les plus légères possibles pour être acceptables. Avoir comme seigneur le roi de France ne doit pas empêcher la République de Pise d’exercer en réalité un gouvernement autonome et c’est pour cela que châteaux et place-fortes sont réclamés : ils sont les conditions nécessaires de l’autonomie de fait. Pise veut être une République et, symboliquement comme pratiquement, elle ne veut plus de citadelle dans l’espace urbain. En revanche, Boucicaut, dans une vision très française, ne conçoit pas qu’une ville puisse être autonome autrement que dans l’administration des affaires courantes. La justice relève de la haute prérogative du seigneur ; le pouvoir du seigneur doit être manifeste (la citadelle) comme effectif. Dans les chroniques françaises, quand les auteurs disent des habitants qu’ils souhaitent leur liberté ou les libertés, c’est en référence au refus de paiement des taxes. Retrouver les anciennes libertés, c’est en fait appliquer les anciennes franchises et être exemptés des taxes, notamment royales. En Italie, la liberté a un sens plus large : il s’agit là vraiment de se gouverner de façon autonome.

 

Pour clôturer le récit de cette péripétie, on apprend dans le Livre des faits que les Pisans adressèrent une fin de non-recevoir aux exigences françaises. Et même, les messagers génois de Boucicaut à Pise reçurent la réponse suivante :

 "leur respondirent les Pisains tieulx parolles : " De tout ce que vous nous requerez nous ne ferons rien, et ne nous en parlez plus, mais faites mieulx : levez la seigneurie a vostre roy, et tuez Bouciquaut et tous ses François, et vivez a peuple comme nous, et soions tout un comme freres, et vous ferez que sages."

« Vivre à peuple » c’est vivre, si ce n’est en République, du moins en respectant l’autonomie de la cité. Et voici que la boucle se referme : dans leur désir de liberté, les Pisans chassent leur seigneur, qui n’était ni naturel, ni traditionnel puisqu’imposé par Milan depuis peu. En cherchant à préserver leur autonomie, ils mènent des négociations parallèles et sont conduits à se révolter contre les Français, ce qui renforce le préjugé anti-italien des Français. La grille de lecture des Français, que l’on va retrouver tout le temps est donc la suivante : les Italiens ne fonctionnent qu’au rapport de force.

 (R-  Sur la profondeur de l’attachement au principe communal en Italie, je renvoie au chapitre de Gian Maria Varanini, “Legittimità implicita dei poteri nell’Italia centro-settentrionale del tardo medioevo La tradizione cittadina e gli stati regionali” dans l’ouvrage  dirigé par J.P. Genet, sur la Légitimité implicite. Il fait le bilan des dernières décennies de recherche universitaires sur les systèmes communaux italiens et y rappelle que le système communal a un ADN, comme il dit, profondément enraciné en Italie et qui peut ressurgir même quand les cités ont été longtemps dirigées par une famille unique, considérée comme « seigneur naturel ».)

 


lundi 11 décembre 2023

La chapelle degli Scrovegni : l'argent et la vertu

 Copié-collé du chapitre du livre de Giacomo Todeschini, Les Marchands et le Temple. La société chrétienne et le cercle vertueux de la richesse du Moyen Âge à l’Époque moderne, Albin Michel, Paris, 2017.

Chap 4, partie 4. La restitution des Scrovegni

La chapelle des Scrovegni, à Padoue, est un cas particulièrement significatif de « restitution », y compris du point de vue visuel. La construction de cet édifice, dont les fresques réalisées par Giotto, peintre « franciscain », sont célèbres, remonte au début du XIVe siècle. Elle résulte d’une donation des banquiers Scrovegni, c’est-à-dire d’une restitution de la part de leur richesse qui est supposée être le fruit de l’usure. Dans la géographie symbolique et charismatique de la ville de saint Antoine, véritable citadelle « mendiante » du nord de la Péninsule, cet édifice sacré, rendu encore plus précieux par le cycle iconographique de Giotto, apparaît donc comme la représentation matérielle, visible, de richesses accumulées de manière illégitime, mais rachetées, c’est-à-dire réinvesties dans un objet complexe, socialement profitable. Son usage multiple renvoie à une signification économique et civique complexe et cohérente.

Enrico Scrovegni, banquier mort à Venise en 1336. Monument funéraire (chapelle Scrovegni)
Dans sa bio wikipedia, il est dit que "il poursuit la politique monétaire initiée par son père — placé par Dante Alighieri dans le septième cercle de l'Enfer de la Divine Comédie à cause de ses gains notoirement mal acquis — et l'utilise afin d'assurer son ascension politique. Étant lui-même étant un prêteur à grande échelle, la tradition veut qu'il ait fait construire la chapelle des Scrovegni et embauché Giotto pour expier ses propres péchés d'usure ainsi que ceux de son père. Ce qui peut infirmer cette idée aujourd'hui controversée est que la somptueuse chapelle était destinée à son usage personnel et reliée au grand palais attenant qu'il s'était fait construire. Il est banni de Padoue en 1328.


Notons tout d’abord que la « Chapelle des Scrovegni », en tant qu’investissement ou richesse thésaurisée de la famille, se dévoile à la Padoue du xive siècle comme un emblème ostentatoire de la puissance de l’idéologie franciscaine et augustine de la dépossession. Elle témoigne de la réorganisation couronnée de succès d’une part illégale de patrimoine, permettant de légitimer celui-ci, selon des modes d’usage conçus comme socialement productifs. Le bien mal acquis de l’usure se convertit ainsi en murs consacrés et en images capables d’enseigner des concepts théologiques et économico-sociaux d’une haute complexité. Déployés par la tradition canonique et théologico-morale depuis le xiie siècle au moins, ces concepts se sont progressivement déposés dans les textes postérieurs au Decretum de Gratien, dans les codifications canoniques du xiiie siècle, avant d’être recueillis et mis en lumière par la réflexion économique des Mendiants.


Pour illustrer ce cas remarquable de « restitution », arrêtons-nous sur trois épisodes du récit narré par cet édifice : la signification qu’il prit par lui-même, en tant qu’objet sacré et précieux, produit par la dialectique réelle et métaphorique de la valeur concrétisée au cœur de la Padoue franciscaine ; le discours visible sur les vertus et les vices sociaux qu’il accueillit et transmit aux fideles ; la séquence visuelle, offerte sur ses murs, qui est aussi une réflexion complexe autour de la question des rapports entre le sacré et l’économique culminant dans la célèbre représentation des marchands chassés du Temple.


Construite entre 1302 et 1305 grâce au financement d’Enrico Scrovegni, la chapelle fut peinte à fresque par Giotto. Celui-ci était déjà célèbre à Padoue pour avoir peint dans la basilique Saint-Antoine.

Analysons d’abord la géographie des images pour y saisir le parcours et les particularités d’une réflexion théologique et canonique, telle que celle qui a été évoquée dans les pages précédentes, en essayant de ne pas forcer le contenu du texte iconologique. Il est clair, en raison en particulier de sa situation, que la représentation des « marchands chassés du Temple », où sont mis en scène les personnages et objets nécessaires pour illustrer la véhémence de l’expulsion et la fureur du Christ, en référence directe à l’évangile, appelle aussi immédiatement une autre référence, connue de tous les commentateurs des XIIe et XIIIe siècles : un texte apocryphe de Jean Chrysostome dont les collaborateurs de Gratien avaient tiré l’addition (palea) Ejiciens du Decretum, où le texte évangélique se muait en texte d’éthique économique. Il y était établi que l’usurier était « le plus maudit » des marchands et que l’usure, critère de la non-appartenance à la cité des fidèles, entraînait précisément l’expulsion du Temple, autrement dit l’exclusion de la communauté des véritables chrétiens. Dans le texte du Pseudo-Chrysostome et dans le contexte du Décret, comme du reste dans la fresque de Giotto, malgré une variante significative – comme nous allons le voir –, les « expulsés » du Temple appartiennent essentiellement à trois catégories : les marchands qui achètent et revendent les biens sans apporter d’améliorations ni les transformer ; les usuriers, qui tirent profit de la cession temporaire d’une somme d’argent qui autrement ne serait ni utilisée ni productive (ex pecunia reposita nullum usum capis) ; et, enfin, ceux auxquels se réfère le verset « et mensas nummulariorum evertit » (littéralement : « et il renversa les tables des changeurs » [Mt 21,10-17 ; Mc 11,15-17 ; Lc 19,45-46 ; Jn 2,13-17]). D’après le Pseudo-Chrysostome et d’autres passages du Decretum, ces derniers seraient le symbole des hommes non spirituels, des hommes charnels présents au sein de l’Église, qu’il faut donc expulser ; ou bien, ils représenteraient les Écritures antérieures aux évangiles, donc sans valeur et bons à être jetés hors du Temple.



D’autres passages du code de Gratien interprètent l’épisode évangélique dans un sens anti-simoniaque : dans cette perspective, les marchands « expulsés » seraient ceux qui vendent et achètent les choses sacrées et qui corrompent, en la dénaturant, l’atmosphère du Temple. Quoi qu’il en soit, la liste des « chassés du Temple » prend dans la palea Ejiciens une forme tripartite, qui ne correspond pas complètement au contenu de l’image de Giotto. Les étrangers au Temple sont des marchands qui exercent leur activité quand et comme il ne le faudrait pas. Mais ils sont aussi des hommes dont la condition pécheresse a déformé, falsifié l’« empreinte » (caragma : l’image frappée sur la monnaie). Leur condition est symbolisée ostentatoirement par leur capacité à échanger ce qui ne peut s’échanger, pour en tirer profit : la marchandise qui n’a pas fait l’objet d’une évaluation, la monnaie qui ne circule pas, les choses sacrées. Jouant linguistiquement sur la métaphore « homo moneta Dei » qu’on trouve déjà chez Augustin, l’auteur du texte de la palea, puis à sa suite Gratien, ses commentateurs et les scolastiques du xiiie siècle, établissent une égalité entre l’immoralité marchande-usuraire et l’identité « infidèle » des hommes qui sont porteurs de cette immoralité. Si l’illégalité économique se concrétise par l’illusion de la vente de ce qui n’existe pas (la valeur d’argent ou de marchandises n’ayant aucune valeur ajoutée à leur valeur apparente), l’humanité, ou la chrétienté des « marchands du Temple », sont des falsifications, des monnaies frappées par le diable à la ressemblance de celle authentique, frappée à l’image de Dieu (in templo Dei non debent esse nummi, nisi spirituales, id est, qui Dei imaginem, non diaboli, portant).


Toutefois, dans l’image de Giotto ainsi que dans le texte de Gratien, quelque chose manque. Les « mercatores » expulsés du Temple sont bien de vrais marchands, et cela même s’ils sont dénoncés comme malhonnêtes et incapables, voire pire, comme marchands de « colombes », c’est-à-dire du Saint-Esprit (des biens consacrés) ; les « usurarii », chassés eux aussi, sont bien des vrais usuriers, autrement dit des marchands dépravés, qui font commerce d’une valeur inexistante ; mais les « nummularii », les changeurs, évoquent des attitudes morales qui ne sont pas symboliquement déformées par rapport au coin de la fidelitas authentique. Cependant, comme la monnaie échangée dans le Temple ne peut être que de nature spirituelle, leurs tables (mensae) sont renversées par le Christ. Le nummularius, le changeur, disparaît ainsi du discours en tant que figure professionnelle, concrètement analogue au mercator ou à l’usurarius. Aucune trace de lui dans la fresque de Giotto. On reconnaît, à gauche, la communauté apostolique, le groupe de fideles, porteurs d’une auréole dorée qui entoure leur tête (le caragma Dei, dans toute sa magnificence, comme un sceau d’or), au centre, le Christ qui, d’un geste menaçant, exprime sa volonté d’expulser les infidèles du Temple et, à droite, les « marchands », dépourvus des signes qui pourraient les désigner comme élus. Dans la bande inférieure de l’image, le bétail, les colombes, une table renversée évoquent l’activité marchande des rejetés. Mais rien ne les associe aux changeurs. La scène ne fait aucune allusion aux monnaies et ne contient aucune représentation précise de monnaies frappées.


Dans sa totalité, la chapelle constitue une restitution à la ville de l’argent usuraire. En tant qu’édifice sacré, écrin contenant des objets précieux et hautement représentatifs, chargé d’un discours en images, elle concrétise la volonté des banquiers Scrovegni de « restituer » à la civitas, selon les normes théologiques et éthiques, une richesse inutile, en la muant en richesse socialement utile, et donc pourvue de sens. Mais cette « restitution » contient en elle aussi des éléments argumentatifs qui en font comme un segment dans une séquence économico-politique autant théorique qu’impliquée dans la vie quotidienne, visant à distinguer qualitativement les divers aspects de l’économie citadine. Rien d’étrange, naturellement, dans le silence de Giotto, de Gratien et des scolastiques du xiiie siècle sur le métier de changeur. Les historiens ont d’ailleurs montré depuis longtemps que l’éthique économique médiévale, entendue à la fois comme pensée juridique et comme réflexion théologique et économique, avait manifesté sa faveur à l’égard de cette profession, considérée comme procédant à l’échange entre des valeurs réelles (les différents prix des monnaies). Elle était donc à l’origine d’un profit légitime et utile à la communauté, mais aussi des activités bancaires de marchands et compagnies de commerce.


Cependant, le chemin qui mène les Scrovegni à la « restitution » permet de comprendre quelque chose de plus à la reconnaissance de l’utilité d’un métier comme celui de changeur. C’est précisément le fait que les images et le lexique se complètent mutuellement dans une œuvre concrètement architecturale et picturale, visant à instruire et à moraliser, qui nous éclaire sur la légitimation des changeurs. Celle-ci n’est pas due à la nécessité de conformer la théorie à la pratique, de trouver un compromis entre doctrine et vie quotidienne, mais elle résulte plutôt du réseau complexe de comportements et de pratiques sociales auquel appartiennent les écrits de Gratien et des scolastiques, la politique de la restitution pratiquée par les Scrovegni, les pressions exercées par les frères mendiants sur les héritiers des usuriers pour qu’ils transforment la richesse mal acquise en œuvres utiles pour la société des fidèles[70], et les images de Giotto. Et ce sont ces images qui, en combinant de façon visible les enseignements des prêcheurs, théologiens et confesseurs, unifient et muent en un objet – le cycle des fresques des Scrovegni – une notion d’économie vertueuse.


Un fil rouge de notions économiques et sociales précises lie les fresques, et il est méta-linguistiquement représenté par la chapelle elle-même en tant qu’objet et contenant. En témoigne en particulier la représentation des vices et des vertus, peinte au-dessous du registre des scènes de la vie du Christ. Le cycle des vices conduit de la stultitia à la desperatio, de la vaine folie de la non-fidelitas au mouvement ondoyant de l’inconstantia, au geste autodestructeur de la desperatio induit par des comportements qui, comme l’invidia, illustrent clairement l’anti-socialité du désir de possession finalisé à lui-même.


S’oppose au cycle des vices celui des vertus, parmi lesquelles se distingue la figure particulièrement significative de la Karitas. Cette personnification majestueuse de l’art de la redistribution, fondement d’un gouvernement ordonné de la cité, évoque d’autres représentations du même sujet contemporaines ou plus tardives. Mais elle se distingue d’elles par la minutieuse précision de l’exécution du personnage et de l’inscription située au-dessous de l’image, échos d’une typologie conceptuelle empruntée aux traités politiques écrits dans les mêmes années par Rémi de Florence et Ptolémée de Lucques, mais aussi à la production doctrinale des écoles des Mendiants. Avec sa main gauche, Karitas offre son cœur au Christ, tandis qu’elle tient de sa main droite une représentation de la richesse offerte à la communauté des fidèles : des fruits de la terre, comme une corne d’abondance, transposant en image la réflexion sur l’éthicité de la fructificatio qui, de Pierre Damien aux débuts du xive siècle, avait progressivement opposé la productivité matérielle et spirituelle chrétienne à la stérilité improductive des infidèles[74], la capacité du serviteur fidèle d’investir les talents qu’on lui avait confiés à l’inique thésaurisation typique du serviteur paresseux.


Cette représentation de la fructification, autrement dit de la richesse vertueuse, dérivant de la Karitas, distribuée à la communauté par cette personnification de l’alliance solidaire entre fideles, ressort encore plus par la représentation de ce à quoi elle s’oppose : les bourses que la Karitas foule à ses pieds. C’est un indice clair de la condamnation des richesses thésaurisées et improductives, de la pecunia reposita, présentée comme la négation de la fertilité dans la tradition textuelle qui, d’Ambroise au Pseudo-Chrysostome, avait été accueillie dans le texte du Decretum. Significativement, Karitas apparaît de surcroît arrondie par une grossesse qu’on ne doit pas séparer symboliquement de la richesse sacrée de la ville, de la civitas christiana qu’elle représente. Dans d’autres représentations, comme la sculpture du Siennois Tino da Camaino (1321) ou le tableau de Pollaiolo (xve siècle), Caritas apparaît comme une allégorie de l’oblation et de la distribution dont la capacité nourricière se distingue peu des représentations contemporaines de la Vierge allaitant. Giotto traite ce sujet avec plus de subtilité, ou plus exactement selon les termes d’une dialectique savante et doctrinale spécialisée. Sa Karitas est à la fois productive et distributive : par sa force active, elle produit, reproduit et offre, mais elle nie aussi la richesse enclose et stérile. Comme l’ont remarqué Carla Casagrande et Silvana Vecchio, la richesse renfermée dans la bourse, placée inutilement sous les pieds de Karitas, n’est autre chose que « la bourse que tient Invidia ». Ainsi, dans la figure de l’invidia, le vain désir de ce que l’on ne possède pas, et qui pour cela prend de la valeur, coïncide-t-il avec la dynamique de l’avaritia. Par sa capacité à contenir, reproduire et distribuer, la caritas s’oppose donc aussi bien aux logiques du désir indiscipliné et antisocial qu’à celles de l’avaritia, la convoitise et l’accumulation stérile de richesses.


Notons aussi que l’association, fréquente dans le droit canon, entre caritas et sollicitudo, entre vertu administrative et diligence attentive – qui désignait à l’origine l’engagement du clergé à garder intacts les biens ecclésiaux, quitte à les enlever, si nécessaire, à celui qui s’en était emparé de manière arbitraire – se lie ici à une notion civique d’ordre économique. C’est précisément celle-ci que Giotto peint et que les frères mendiants examinent dans leurs traités sur les contrats. L’inscription placée sous l’image met enfin l’accent sur l’impartialité de la caritas (cuncta cunctis liberalis offert manu, spetiali zelo caret), désignant la vertu oblative par le terme qui signifiait classiquement la générosité en sens éthique (liberalitas). Ainsi sa compétence législative apparaît explicitement (pro decreto servat normam)[77].


Cet assemblage d’image et de texte n’est pas seulement avertissement ou enseignement : il dit le parcours et la formation de la notion de cité. Dans un cadre narratif, le cycle des vices et des vertus au registre inférieur et celui des scènes de la vie de Jésus et de la Vierge au niveau supérieur composent un objet, la chapelle elle-même, dont la valeur civique s’organise matériellement par la stratification de couleurs, figures, concepts, matériaux de valeur artistique et architecturale grande ou moins grande. Aussi bien l’expulsion des marchands du Temple, placée auprès de l’autel, que la manifestation de la Karitas, sur le côté opposé de la nef, à proximité de l’entrée de la chapelle, instruisent l’historien sur l’importance et la signification de l’acte de la restitutio dans la Padoue du début du xive siècle. La « machine » architecturale et picturale salutaire, voulue et payée par les Scrovegni, offre à la civitas des chrétiens un discours et en même temps une accumulation organisée de richesses. Elle illustre à la fois une technique (mendiante et scolastique) de persuasion économique et politique, une logique doctrinale et éthico-économique, et une manière concrète de « restituer » à la communauté chrétienne, entendue comme ville productive, cette part de richesses qui lui avait été soustraite par suite d’opérations économiques étrangères à la sacralité de l’activité collective. Ces actions ne coïncidaient donc pas avec la mystique d’une « productivité » (fructificatio), conçue comme caractéristique des probati et fideles, autrement dit des chrétiens porteur du caragma, du signe de la fides authentique.


En raison du dialogue qui s’établit entre ordres mendiants (franciscains et augustins) et marchands-banquiers (les Scrovegni), la dynamique de la « restitution » donne lieu à la réalisation et à l’institution de structures qui, comme la chapelle padouane, thésaurisent et capitalisent la valeur restituée. Elle transforme la valeur rendue en objets, thésaurisés au profit de la ville et non de l’individu ; elle la capitalise en la reproduisant sous la forme d’une conscience accrue – et diffusée au sein de la civitas – du sens éthique qu’acquiert la richesse des chrétiens, lorsqu’elle est investie selon les termes prescrit par la raison ecclésiale : des termes considérés comme productifs pour la collectivité des alliés au nom du Christ, des fidèles. Dans cette perspective, « restituer » signifie avant tout lire dans la richesse, dans toute sorte de richesse, même la plus égocentrique et déviante, la possibilité de la restaurer et de la réinvestir, de sorte qu’elle ouvre aux chrétiens unis par le lien de la caritas et de l’amor patriae une voie vers le salut. Une fois réintroduite dans le cercle du patrimoine citadin et contrôlée par les garants du sacré, même l’accumulation de monnaie la plus avaricieusement occultée peut se transformer en un flot de lait divin et inépuisable[78].


Dans ce sens, restituer, indemniser, compenser apparaissent, pour l’Occident chrétien à la fin du Moyen Âge, comme prémisses nécessaires de toute économie de l’échange. À tout moment, la restitutio offre au prêt, à l’achat et vente, à la cession à temps déterminé, à toutes les formes de dialectique du donner et de l’avoir une occasion de vérification et de réparation. La restitution, comme critère reconnu d’une économie éthique devient la marque d’un marché qui se pense comme une ecclesia, comme l’assemblée de ceux qui seront en toute probabilité sauvés. Cette assemblée peut s’entendre comme la congrégation des fidèles (congregatio fidelium) de Thomas ou d’Ockham, ou comme la convocation des prédestinés (convocatio praedestinatorum) de John Wyclif. Le système d’obligations entre personnes qui stipulent les contrats, ainsi que la communauté des contractants (communitas contrahentium) renvoie constamment à la possibilité de rétractation offerte par la restitutio. Au cœur énergétique de la fidelitas, comme un mortier liant ecclesia et marché, se tient l’amicitia politica, à la fois alliance et familiarité, que Thomas d’Aquin considérait, en se fondant sur Aristote, Cicéron et le premier droit pénitentiel du xiiie siècle, comme typique de toute communauté probe et efficace.


Plus d’un siècle après la « restitution » des Scrovegni, les Observants, héritiers de la tradition intellectuelle franciscaine qui, avec Olivi, avait commencé à codifier la réflexion sur « restituer » comme réflexion sur la circulation ordonnée de la richesse au sein de la communauté des chrétiens, transformeront définitivement les lexiques de la restitutio en un chapitre spécialisé de tout discours économique interne à la civitas fidelium. Très vite impliqués dans la construction d’un système discursif de l’administration citadine, des franciscains de l’observance, comme Angelo da Chivasso, à Gênes, ou Alessandro Ariosti et Francesco Piazza, à Bologne, pourront soutenir que « restituer » s’inscrit dans la logique, typique d’une société marchande, des indemnisations et des garanties commerciales. Ils découvriront aussi dans la restitutio un principe à même de légitimer la collecte de l’impôt, même si, cela vaut d’être rappelé, les collecteurs eux-mêmes chargés par les pouvoirs locaux resteront définis comme des sujets contraints à la restitution en cas d’abus de leur office.


présentation complète du programme pictural ici

samedi 11 juin 2022

Politique : le "laboratoire italien" des communes médiévales

 Non, le Moyen-Age, ce n'est pas que les chateaux-forts et les seigneurs, que le roi de France chevauchant dans les plaines à la tête de ses armées nobiliaires, ou que les paysans, les deux sabots dans la glaise.

En mille ans d'histoire et à travers des territoires très divers, de multiples expérimentations de gouvernement politique des hommes et de nombreuses réflexions théoriques ont été menées, aussi bien dans les monastères ruraux que dans les sociétés marchandes urbaines, dans des régimes monarchiques que dans des systèmes républicains, au sein de l'Eglise catholique (universelle) ou sur des bases totalement laïques et se voulant rationnelles.

La Liberté, une originalité italienne

L'Italie cependant se présente comme un cas particulier dans le dernier quart du Moyen-Age. Dans les cités du nord et du centre de ce qui n'est pas encore, et de loin, un pays unifié (même si la conscience d'une italianité commence à se faire jour), des communes s'organisent. Ce n'est pas cela qui fait l'orginalité italienne, car des communes ayant des institutions autonomes de gouvernement naissent partout à partir  grosso modo du XIIe siècle. Dans le royaume de France, en Provence, en Catalogne, en Flandres (...) ces communes voient leurs prérogatives s'élargir, les procédures de désignation de leurs élites politiques s'affiner et elles expérimentent la difficile articulation entre l'autonomie locale et l'insertion dans un ensemble soumis à l'autorité princière ou royale (voir les processus d'assemblée, Michel Hébert, La voix du peuple, PUF, 2018) . A la fin du XIIIe siècle, sous l'effet de l'essor commercial, de l'arrivée relativement massive d'anciens ruraux qui viennent gonfler un nouveau "prolétariat urbain", elles connaissent aussi les premières tensions internes (entre aristocratie et bourgeoisie, entre "petits" et "gros" c'est-à-dire ouvrier et artisans pauvres et élites économiques liées au négoce), mais aussi des révoltes contre leur seigneur : d'après Samuel Kline Cohn, (Lust for liberty, Harvard University Press, 2006) la plus ancienne révolte du royaume de France dont témoigne les sources date de 1257 à Marseille en Provence. Elle vise le frère du roi, Charles d'Anjou. Le XIVe siècle voit aussi se multiplier les révoltes de la misère. Dans les territoires cités plus haut, il y a donc des tentatives bien plus souvent qu'on ne l'imagine, des tentatives pour négocier avec le pouvoir princier une plus forte marge d'autonomie, au moins fiscale, voire, au mitan du XIVe une co-gouvernance du royaume par le roi et les Etats Généraux (voir la révolte parisienne dite d'Etienne Marcel, une parmi plusieurs autres). Dès lors que le mouvement d'opposition prend de l'ampleur et devient frontal, toutes ces révoltes sont durement réprimées selon un processus qui mêle extrême violence militaire et  mépris de classe (voir le peuple quand il se révolte : répression et infériorisation )

L'originalité italienne réside en ce que, dans la partie nord et centrale de la péninsule, le pouvoir princier est lointain et marginalisé depuis la défaite impériale face aux armées communales coalisées de la ligue lombarde (paix de Constance de 1183).  Si les communes d'Italie centrale sont soumises, plus ou moins efficacement, à l'autorité papale et, de la plaine du Pô jusqu'à la Toscane, on a une série de communes libres, qui ont un contrôle plus ou moins étendu (et plus ou moins assuré) d'un territoire rural et de villes de moindre importance. Boncompagno da Signa, professeur de rhétorique, écrit entre 1195 et 1215, que "[...] seule l'Italie, parmi toutes les provinces du monde, jouit du privilège spécial de liberté [...]" (Rhetorica Novissima, publié par A. Gaudenzi dans Scripta Andecdota Glossatorum, Bologne, 1892). Cette idée générale est bien sûr à affiner dans les détails car il reste de petits territoires soumis à leur seigneur d'ancienne noblesse et les Français font parfois des incursions pour prendre le contrôle de quelques territoires (surtout dans le Piémont ou à Gênes à l'aube du XVe siècle) Ce n'est qu'au sud de Rome, dans ce que les Angevins  appelaient le Regno ou royaume de Sicile, conquis par eux en 1266 contre le descendant des empereurs souabes que subiste une autorité pleinement royale. Les Angevins jouissent un temps d'un grand prestige et prennent entre la fin du XIIIe siècle et la première moitié du XIVe, le contrôle de la ligue guelfe, ainsi que des magistratures provisoires dans quelques villes de Toscane ou des Etats de l'Eglise.

Les communes : quel pouvoir et pour qui ?

A partir du XIIIe siècle, les communes italiennes re-élaborent leurs statuts, lesquels sont bien plus larges que les anciennes consuetudines (franchise coutumière) et s'inspirent assez souvent de l'exemple romain : Milan et Florence, tout autant que Rome, se définissent comme des héritières de la glorieuse cité antique. Elles se dotent des moyens de leur indépendance (c'est dans ce sens qu'il faut comprendre leur mot de Liberté) : des impôts, des armées (communales et de plus en plus stipendiées -voir le système des condottieri dans les deux derniers siècles du Moyen Age), une vie politique propre basée sur l'idéologie du Bien Commun et le consentement le plus large possible de la population. Pour les juristes médiévaux, la loi juste dépend du consentement de ceux sur qui elle s'applique ( "Quod omnet tangit debet ab omnibus approbari" Code Justinien)  et donc pour obtenir le consensus, même si les expérimentations institutionnelles sont diverses dans les réglages, elles sont toujours basées sur le principe de l'existence de conseils restreints du pouvoir exécutif, d'une ou plusieurs assemblées élue.s qui vote.nt les lois et désigne.nt les tenants des offices dans une rotation extrêmement rapide, avec des modalités qui évoluent selon les rapports de force. L'espace communal est divisé en quartiers : c'est l'unité de base pour la désignation des happy few qui obtiennent le droit à gouverner, car ne nous y trompons pas, même dans les Républiques les plus populaires ("governarsi a popolo") que sont Florence, Bologne, Pise parfois, les régimes sont en réalité oligarchiques. L'exemple paradigmatique est la République de Venise : la grande assemblée du peuple, l'arengho, censée être le lieu de la discussion publique d'où son nom, cesse d'être réunie à partir de 1172 et la serrata de 1297 restreint définitivement l'élite dirigeante (les membres du Grand Conseil) aux descendants des familles déjà en charge auparavant, ce qui crée officiellement un patriciat urbain. Dans une moindre mesure, même à Florence, on ne réunissait la grande assemblée du peuple, le Parlamentum, que dans des circonstances graves où des décisions nouvelles devaient être présentées pour accord (selon le vieil adage hérité de l'Antiquité tardive "Vox populi, vox Dei").

Le mot de peuple est donc trompeur : il désigne l'ensemble des citoyens doté du droit de bourgeoisie (cives), ensemble qui correspond donc à une fiction juridique détentrice de l'autorité, mais il est aussi revendiqué par les élites bourgeoises (popolo grasso). Ce qui légitime à leur yeux cette dénomination c'est précisément qu'elles sont bourgeoises et non nobles. D'ailleurs, si l'on se centre maintenant sur l'exemple florentin, dans l'histoire républicaine florentine débute une deuxième étape à la fin du XIIIe siècle avec l'expulsion des magnats de la vie politique (un peu moins de de 150 familles), et même de l'espace public par les lois somptuaires. Les agissements propres à la noblesse, les rivalités et luttes violentes des factions lignagières (consorterie) notamment, expliquent la popularité de ces mesures qui ne furent pas remises en questions, malgré l'expulsion du promoteur des Ordonnances de Justice qui bloquèrent l'accès des anciens lignages au gouvernement (Giano della Bella 1293-1295). Je renvoie sur ce point à l'article de Christiane Klapish-Zuber, "Honneur de noble, renommée des puissants : la définition des magnats italiens (1280-1400)" dans Médiévales, n°24, 1993, pp. 81-100 ou bien à son livre Retour à la cité. Les magnats de Florence 1340-1440, Editions de l'EHESS, 2006. Pour récupérer des espaces de participation politique, ceux-ci furent contraints (cf les Pazzi) d'intégrer les rangs du Popolo et d'accepter  le nouvel ordre politique dominé par les Arts (Piero Gualtieri, "Les pratiques institutionnelles de la République florentine", Revue Française de Sciences Politiques, 2014/6, p.1112). Globalement, les nobles disparurent donc en tant que tels de la vie politique florentine au XIVe siècle, soit qu'ils se replièrent sur leurs domaines ruraux, soit que les familles s'éteignirent (notamment avec la Peste noire du milieu du siècle), soit qu'ils furent exclus du territoire de la cité pour leur positionnement gibelin et qu'ils aient perdu leurs biens, soit qu'ils aient renoncé à leur statut nobiliaire pour intégrer le popolo. Il est à noter toutefois que certaines familles réussirent à se maintenir comme les Bardi qui cumulent entre 1385 et 1433 pas moins de 430 magistratures. Enfin, si le popolo grasso sort gagnant politiquement de l'affrontement, ces riches familles bourgeoises qui contrôlaient les Arts majeurs adoptent progressivement un mode de vie et les codes culturels qui les rapprochent extérieurement des pratiques nobiliaires.

Le lys de Florence. Certaines familles nobles qui deviennent populaires le mettent sur leur blason

Une élite censée être le peuple

Comment réduire la distance paradoxale entre un peuple censé être, par son consentement, la source de toute autorité et son élite dirigeante effective qui ne constitue qu'une toute petite partie du peuple ( à fortiori de la population totale de la cité comprise selon les époques entre 60 000 et 130 000 habitants) et alors que le mode de vie, les valeurs, le comportement de plus en plus aristocratique  rendent cette élite de moins en moins assimilable au reste de la population ? Par ailleurs les tensions socio-économiques et donc politiques avec un peuple qui s'affirme et s'organise de plus en plus s'exacerbent au XIVe fragilisant l'idéologie de la Concorde. Les juristes italiens,  Marsile de Padoue, Bartole de Sassoferrato, Baldo degli Ubaldi entre autres, élaborent dans le courant du siècle, une reflexion pour réguler et rationnaliser le gouvernement des communes en permettant de définir au sein du peuple une sanior pars ou valencior pars. Il faut en gros comprendre que l'obsession de la stabilité et de l'unité conduit à légitimer la destitution du peuple organisé (le popolo) de son autorité théorique au profit des meilleurs en son sein. Ceux-ci, les plus sages et les plus prudents sont jugés plus aptes que la foule (forcément ignorante et peu encline à privilégier le bien commun) à réaliser l'unité du peuple indispensable pour un bon gouvernement. Pour pouvoir réaliser cela, il faut imaginer la fiction juridique que la partie (la valencior pars)  représente le tout. L'élite urbaine dirigeante est donc le peuple.


Ces principes permettent d'éviter d'aboutir à la démocratie. En effet, dans la conception aristotélicienne qui est celle qui domine les penseurs de la chose politique depuis le milieu du XIIIe siècle et St Thomas d'Aquin, il existe trois formes de gouvernements (un seul, quelques-uns, tous) qui peuvent avoir une forme bonne ou une forme déviée. La monarchie, le régime d'un seul, peut par exemple facilement devenir tyrannie. De même, la République (la chose commune) est bonne si elle garantit le Bien commun, mais peut être dévoyée en démocratie. Donc "démocratie" n'est pas connoté positivement au Moyen Age. Le gouvernement de tous, fondé sur la participation collective, le regimen ad populum selon l'expression de Bartole de Sassoferrato, peut pourtant être celui qui garantit l'harmonie et l'utilité commune pour tous. Pour cela, il faut une communauté intérieurement unifiée, dans laquelle le bien de l'individu n'est pas son bien propre, mais celui de la cité. Les gouvernants doivent être des "recteurs" qui guident la communauté politique. Il y a en fait un consensus dans les milieux aristotéliciens, comme humanistes par la suite, pour une forme idéale de constitution mixte, qui allie un pouvoir exécutif monarchique ou oligarchique et des formes très atténuées de consentement par le peuple. Ce consentement une fois donné aliène les citoyens à leur pouvoir souverain et leur impose l'obéissance. Vers 1260, Brunetto Latini, guelfe florentin exilé en France, écrit dans le 3e livre de son Tresor (une des encyclopédies les plus lues du Moyen Age) que les hommes doivent se donner un seigneur et se soumettre à son pouvoir, mais que le meilleur des seigneurs est celui qui a été élu et gouverne "politiquement" et non pas monarchiquement. Ceci lui permet d'affirmer que le gouvernement communal est le meilleur des gouvernements possibles. Ainsi, la forme républicaine du pouvoir souverain l'est en ce sens que les gouvernants eux aussi doivent obéir aux lois que le peuple accepte, et ils ne sont donc pas au-dessus des lois ou source de la loi (d'ailleurs un monarque absolu est au-dessus des lois parce qu'il est source de la loi). Dans les régimes républicains, c'est parce qu'on a conscience que le dirigeant peut lui-aussi subordonner le bien commun à la réalisation de son bien propre et se faire tyran qu'on organise la collégalité de toutes les magistratures et des procédures de contrôle de l'action des pouvoirs. Pour autant, il n'y a pas de séparation nette entre la forme republicaine et la forme monarchique ou oligarchique de l'Etat. Comme le dit en substance E. Igor Mineo dans l'article "Liberté et communauté en Italie (milieu XIIIe-début XVe s)" (p.220 dans Claudia Moatti et Michele Riot-Sarcey (dir.), La République dans tous ses états. Pour une histoire intellectuelle de la république), si la communauté politique est définie à l'époque comme un invariant inscrit dans l'ordre de la nature, au contraire les formes de gouvernement sont variables et sont relatives. Aussi le jugement sur le mode de gouvernement est plus important que celui sur la forme et doit s'orienter selon deux critères principaux : le degré plus ou moins grand de subordination de l'action du gouvernement à la loi et son orientation vers la préservation du bien commun.


Florence : affrontements autour de la Seigneurie

Quelques blasons des Arts de Florence.
 Vers 1300, les 21 Arts de la ville regroupent un peu moins de 8 000 personnes.

C'est un fait connu que Florence était une République marchande depuis l'institution du Priorat en 1282 qui consacra la domination institutionnelle des Arts (corporations professionnelles ayant de très larges compétences économiques) et la domination politique des groupes dirigeants à l'intérieur de ces Arts, donc la riche bourgeoisie économique. Ce filtre "professionnel" d'accès à la vie politique active dura jusqu'à la fin de la République (1512 -1530) Pour pouvoir accéder aux magistratures, il fallait être inscrit dans un Art, ne serait-ce que formellement et donc y payer la "taxe professionnelle", accepter la juridiction interne de l'Art, être élu au conseil dirigeant de la corporation...Au départ consul, puis prieur, un seul dirigeant élu par Art pouvait prétendre à siéger au Priorat nommé par la suite Seigneurie (Signoria), l'organe exécutif suprême de la cité. On maîtrise mal les procédures de désignation pour les premiers temps de la République.

La grande question du XIVe siècle (trecento) florentin fut de délimiter le périmètre du popolo actif , c'est-à-dire ceux qui avaient de réelles chances d'accéder aux magistratures qui comptaient, donc de trouver l'équilibre juste pour l'accès aux charges exécutives entre les arti majeurs et mineurs. A côté de la magistrature collégiale majeure (le Priorat constitué pour 2 mois de 6, puis 8, prieurs et d'un Gonfalonier de justice), il y avait quelques conseils restreints (les 12 Bonshommes, deux élus par sestiere, chargés de conseiller les prieurs pendant 6 mois, puis quatre)  et les gonfaloniers de compagnies (chargés de la justice et de l'ordre public pour 6 mois, puis quatre, élus par les 16 gonfaloni, 4 subdivisions des 4 grands quartiers de Florence) qui eux-aussi disposaient de prérogatives étendues. Même avec la rotation rapide des charges, cela ne concernait qu'un tout petit nombre de personnes, quelques dizaines de familles tout au plus. En revanche, le reste de la bourgeoisie riche avait plus facilement accès à l'assemblée législative (le Conseil des Cent, deux élections par an) et aux offices mineurs, administratifs de la cité ou de l'Etat (les territoires dominés par Florence). Enfin, les conseils étaient flanqués de chancellerie au sein desquelles officiaient des spécialistes du droit.

Durant l'expérience populaire de Giano della Bella, le périmètre du peuple s'élargit puisque les Ordonnances accordent à tous les Arts (21 et non plus 12, avec la distinction entre 7 Arts majeurs et 14 Arts mineurs) la tache d'honorer et de défendre les magistrats communaux ainsi que le populus florentin, si nécessaire par les armes  et de donner aide et conseil aux magistrats. Giano della Bella, malgré son origine aristocratique, s'est fait le chef de file des "moyens" (par opposition aux "grandi" et au popolo minuto, le petit peuple des artisans, des travailleurs de la production des biens de consommation courante, relevant des arts mineurs). Mais Giano della Bella fut chassé de la ville et le pouvoir se concentra dans les mains du popolo grasso. Au XIVe siècle, deux épisodes encore illustrent les tensions entre popolo grasso et popolo minuto (exclu de la citoyenneté) : la seigneurie de Gautier de Brienne (1342-1343), désignée dans la tradition historiographique florentine comme une tyrannie et la révolte, le tumulte, des Ciompi (1378), essentiellement des petits artisans de la laine, les sottoposti (soumis/ inférieurs/dépendants ) de l'Art majeur et puissant de Calimala.

Au début des années 1340, la faillite menace les grandes compagnies bancaires internationales des Bardi et des Peruzzi. Pise se révolte contre Florence, menaçant de bloquer l'acès à la mer. L'élite florentine a besoin d'une aide extérieure pour sauver ses intérêts économiques. Comme plusieurs fois auparavant, elle fait appel au réseau angevin en Italie et elle confie la Seigneurie à Gauthier de Brienne, duc d'Athènes,  déjà connu à Florence puisqu'il était le vicaire de Charles de Calabre en 1326-1328. La famille de Brienne est prestigieuse et bien connectée tant avec le royaume de Naples qu'avec la papauté d'Avignon. Avec des pouvoirs politiques et militaires étendus, les banquiers espèrent que Brienne assumera les mesures impopulaires nécessaires pour sauver leurs compagnies. Mais ce dernier, au contraire, s'appuie sur les Arts mineurs et les "moyens" (uomini di mezzo, mezzani) car ses mesures fiscales (réintroduction de l'impôt direct et progressif  avec obligation de déclarer le montant de ses biens à la commune) et le fait qu'il met fin à la guerre de la commune contre Pise lui ont aliéné l'élite. Ainsi, sa politique ravive les tensions sociales comme son approbation de la pétition en novembre 1342 des teinturiers de l’industrie textile demandant la fin de leur subordination à la guilde de laine et la permission de former leur propre guilde en argumentant sur les nombreuses ordonnances injustes qui les ont presque réduits à la  pauvreté. Le duc d'Athènes appointe donc des officiers pour, on dirait maintenant, auditer les statuts de l'art de la laine et les conditions de travail des ouvriers du secteur. Le résultat d'une telle politique, c'est qu'il fut chassé de Florence à peine 10 mois après son entrée en fonction. Quant à la révolte politique des Ciompi, elle naît d'une lutte de faction entre la Parte Guelfa soutenue par le clan Albizzi et les familles alors au pouvoir dont un grand nombre d'hommes nouveaux avec comme gonfalonier de justice, Salvestro de Medicis. Celui-ci propose de nouvelles ordonnances de justice en faveur du petit peuple ("au nom des popolani, des marchands et des guildes de Florence, et des pauvres et des faibles qui désirent vivre en paix de leur travail et de leurs biens »), sans doute pour avoir leur soutien. Il dirige la colère des ouvriers florentins contre les grandes familles du parti adverse : les maisons sont attaquées et brulées, les chefs de familles sont bannis par la Seigneurie. Mais le mouvement lui échappe et dans un deuxième temps, les ouvriers, de la Laine notamment, réclament de participer à la vie politique et imposent une version plus populaire du régime des Arts.

La réaction de la grande bourgeoisie installe à partir de 1382 une version à nouveau plus oligarchique de la République (70% des magistrats étant inscrits dans les Arts majeurs). Dans la conclusion de son livre Corporatism and Consensus in Florentine Electoral Politics 1280-1400 (University of north Carolina Press, 1982), John M. Najémy explique que la peur d'un retour aux troubles de 1378 et la prise de conscience par l'oligarchie d'une absence de soutien populaire à sa domination par le biais du système corporatiste a conduit à l'élaboration d'une nouvelle idéologie de gouvernement qu'il appelle l'idéologie du consensus et qui est élaboré par les cercles humanistes gravitant dans et autour de la chancellerie florentine. Les caractéristiques principales de cette idéologie et des formes de gouvernementalité qu'elle soutient sont les suivantes :

- un recrutement plus large au sein de l'élite (plus de noms dans les bourses -voir ci-dessous- et substitution du Conseil des 100 par un Conseil des 200 en 1411)
- une idéologie du mérite individuel qui implique la fin de la nomination directe par les conseils des Arts. Les élites au pouvoir sont des individus, pas les représentants d'un collectif.
- Conséquemment, il n'y a pas de droit "naturel" à gouverner. Concrètement, cela implique que les noms sont extraits des bourses au hasard et ils peuvent ne jamais sortir.
- La manipulation et le secret dans les procédures électorales, comme ce sera largement pratiqué sous la domination médicéenne, permettent de garantir l'homogénéité de l'élite dirigeante et son faible nombre en réalité, même s'il y a de plus en plus de candidats potentiels.

La politique  florentine du XVe siècle est donc marqué par deux points majeurs (outre la seigneurie effective, mais non officielle de la famille Médicis qui débute avec le retour d'exill de Cosme en 1434). D'une part le discours sur la paix et l'harmonie dans la cité pour dépasser les luttes factieuses qui troublent la cité depuis près de deux siècles conduit à diaboliser la conflictualité en politique : puisque les bons citoyens (autour de 5000 à 6000 citoyens) sont appelés tous à gouverner, il peut y avoir consensus entre eux et quand il y a discorde, c'est qu'il y a tyrannie. C'est la sagesse et l'expérience politique accumulée, transmise par les ancêtres via les livres familiaux, qui doit guider leurs descendants une fois que ceux-ci arrivent à leur tour au pouvoir. D'autre part, la croyance que l'opportunité politique est équitablement distribuée à tous ceux qui la méritent ("Toutes nos lois travaillent vers cet objectif unique, que la parité et l'égalité peuvent exister entre les citoyens, dans lequel consiste la liberté pure et vraie" , lettre à l'empereur Sigismond en 1413 de Léonardo Bruni) permet à l'oligarchie de se maintenir au pouvoir de façon stable, à condition d'intégrer dans ses rangs de façon régulière quoique parcimonieuse, un certain nombre de familles nouvelles. Les chiffres font état de un à moins d'une dizaine de nouveaux noms appelés à la Seigneurie par décennie.


Des modalités de scrutin pas si neutres 

Il faut donc aller voir au plus près des procédures électorales pour tenter de comprendre comment les choses s'articulent. Le problème pour l'historien, c'est que les procédures changent souvent et que les sources sont rarement précises.

Dès le début, le système florentin de désignation aux magistratures exécutives est basé sur la pratique de l'imborsazione, le fait de déposer dans des bourses en cuir les noms des personnes aptes à occuper les charges. Les noms ont pu être, selon les époques, directement tirés au sort, ou tirés au sort puis soumis à un vote au scrutin majoritaire. Toujours est-il que les tensions politiques tout comme  les manipulations de scrutin sont donc toujours centrés sur ces bourses : qui peut insérer des noms, qui contrôle les noms, qui a droit ou pas de voir son nom inséré, qui extrait les noms, comment, sous quel contrôle ...

Leather borse (purses) containing names in a drawing for the Priorate of Florence in 1431. The coats of arms of the quarters Santo Spirito, Santa Maria Novella and Santa Croce are painted on the bags. Below are five cedole (name slips) rolled up and tied as they would have been for a drawing, and one unrolled slip bearing the name of Zanobi di Benedetto di Caroccio Strozzi. He was too young to hold office in 1431 (only 19) and he was later actually drawn for the highest offices only once, for the Buonuomini in March of 1472, but he was not 'seated' because by then he was, unfortunately, already dead. (Archivio di Stato, Firenze.) Source = https://cds.library.brown.edu/projects/tratte/#detail



Au début du XIVe siècle, la procédure la plus courante consistait à faire désigner les prieurs par les consuls des Arts en accord avec des "sages" (savi) dont on ne sait pas exactement comment ils étaient choisis. Cette négociation permanente et l'absence de procédure électorale claire suscitait des conflits. En pratique, les chefs des 12 Arts majeurs avaient tout de même le contrôle des candidatures qui étaient ensuite présentées par quartiers (un nom par Art pour chacun des 6 quartiers qui divisaient la cité à l'époque). Cette procédure avait tendance à favoriser lors du vote les familles bien insérées dans leur quartier qui disposaient de fortes clientèles. A plusieurs reprises, une balia (commission provisoire, composée ad hoc qui,  après débats, dispose de l'autorité pour transformer les institutions) permet aux  prieurs en charge de désigner leurs successeurs par la pratique de l'imborsazione et du tirage au sort. En 1328, une réforme institutionnelle revoie les modalités de désignation qui ont fluctué depuis 1282 et généralise le tirage au sort. De nouveaux noms sont insérés dans les bourses par des commissions (sous les Medicis ce seront les accopiatori) suite à un vote (scrutinio) nominal  et majoritaire (2/3) sur la base des listes constituées par ces commissions à partir des membres du Popolo, par quartiers et selon leur bonne réputation. Ces éligibles étaient ensuite tirés au sort (phase dite de Tratta), on vérifiait que les noms sortis n'étaient pas soumis à un quelconque interdit (divieto) ce qui concernait  les magistrats sortant de charge, ceux dont un autre membre du lignage occupait déjà une charge importante, ceux qui n'ont pas payé leurs impôts à la cité, ceux qui ne sont pas présents dans la cité au moment où leur nom est sorti (les ambassadeurs par exemple, c'est pourquoi ceux-ci sont souvent des nobles à l'époque) et  bien sûr ceux qui sont morts. Ces gens étaient dit veduti (vus), mais n'étaient pas seduti (assis) puisque l'impossibilité pour eux d'être nommé faisait qu'on remettait leur nom dans les bourses.

Le système change peu sous les Medicis. Un nouveau Conseil des 100, plus restreint et dominé par un groupe de 40 citoyens, permet à Cosme puis Piero puis Lorenzo de Medicis de mieux contrôler ce qu'on ne peut pas véritablement nommer le pouvoir législatif (au sens moderne du mot). En effet, le recours systématiques aux pratiche pour la discussion des mesures prises ensuite par les organes exécutifs réduit le rôle du Conseil au vote des lois (consulte). Or ces réunions informelles sont convoquées selon les besoins de la Seigneurie ; elle y réclame les avis des citoyens jugés sages (souvent d'anciens prieurs, gonfaloniers de justice, membre des conseils) sans qu'il y ait de règle. La réputation et la notoriété tiennent lieu de ticket d'entrée. Par ailleurs, on adjoint à la Seigneurie un nouveau comité, les 8 de Pratique, chargés de la politique étrangère. Les pratiques "princières" des Medicis se renforcent encore après la conjuration des Pazzi en 1478 et la mort de Giuliano de Medicis, le frère du Magnifique. En 1480, un Conseil des 70 est chargé de la sélection des noms pour la Seigneurie. Ce qui est surtout reproché aux Medicis, dans le secret des livres de famille ou a posteriori, après leur chute, c'est la manipulation des procédures électorales qui leur permettait de contrôler les noms de ceux qui étaient sélectionnés pour les offices majeurs. En effet, les membres des familles non affiliées au réseau médicéen n'avaient qu'une faible chance d'être un jour tiré au sort, et encore plus rarement plus d'une fois. 

La rupture du "moment savonarolien"

Dans le livre de John Najémy sur l'histoire de Florence, la partie qui lui est consacré s'intitule "réinventer la République". En effet c'est peu dire que les cadres traditionnels de la République florentine et de son dominio, l'ensemble des territoires qui était soumis à la République de Florence, s'effondrèrent en 1494 avec l'arrivée en Italie des armées du roi de France Charles VIII.

Le 8 novembre 1494, Piero de Medicis fut chassé de Florence par la Seigneurie, s'appuyant sur les familles anti-médicéennes et une révolte populaire. Malgré la présence encore forte de médicéens (palleschi) dans la ville, le popolo de Florence s'accorde pour abattre tout le système médicéen par le Parlamento du 2 décembre. Une réforme à la fin du mois de décembre supprime les conseils et magistratures instaurés par les Medicis. Une première réforme, assez conservatrice, décide dans un premier temps de restaurer les anciennes institutions républicaines et de réviser toute la liste des noms des citoyens "actifs" pour réintégrer dans le reggimento ceux qui avaient été exclus par le précédent régime. Mais sous l'action de Savonarole et des circonstances, c'est au final un tout autre système qui se met en place dans les premiers mois de 1495.

Le 7 décembre 1494, Savonarole fit un grand sermon sur l’action politique qu’il pensait devoir être celle des Florentins. Il les y incitait à bâtir une cité nouvelle basée sur une  réforme morale et en rupture avec l'ordre ancien des pères (voir le livre de Cecile Terreaux-Scotto, Les âges de la vie dans la pensée politique florentine, Droz, 2015). Puisque dans l’esprit du prédicateur, Florence, centre de la Renovatio, devait être une cité modèle, la réforme des mœurs devait aller de pair avec une « moralisation » de la vie politique. Le Christ, roi de Florence, régnait sur les esprits en même temps que sur les institutions et sur les rapports sociaux. Concrètement, il préconisait une grande assemblée qui réunirait les anciens conseils du peuple et de la commune, pleinement souverain, procédant à l'élection de tous les offices y compris les Trois Majeurs, accessible à tous les hommes adultes à partir de 29 ans, à jour de ses impôts, appartenant à des familles ayant déjà eu un membre intégré dans un des trois offices majeurs. Cette nouvelle liste d'ayant droit devait tenir lieu de nouveau reggimento et était révisable tous les 6 mois pour tenir compte des empêchements (problème d'impôt, décès, non-résidence dans la cité au moment de la tenue du Conseil). Les membres désignés l'étaient à vie pour assurer la stabilité du reggimento et en finir avec les tripatouillages électoraux. Notable aussi le fait qu'il s'agissait également de rompre avec l'ancien système des exclusions de la faction adverse par celle qui gagnait le pouvoir. Savonarole en effet plaide pour la réconciliation générale et la paix. Le fait d'être devenu membre de droit du grand Conseil, pour un nombre élargi de Florentins (un peu plus de 3000 personnes), devait garantir la participation de tous et donc limiter les conflits. Cette vision optimiste fut rapidement mise en échec.

Nicolai Rubinstein dans son article "Les premières années du Grand Conseil de Florence 1494-1499", tiré du numéro 64 de la Revue française de sciences politiques (2014/6) que j'ai déjà amplement cité plus haut, analyse longuement les problèmes concrets, organisationnels, auxquels le governo largo, le gouvernement élargi de la République florentine, dut faire face.

Il y eut d'abord un problème récurrent de quorum. Dans la tradition florentine, les votes se font à la majorité des 2/3 et nécessitaient donc théoriquement qu'au moins 1350 ayant-droit se réunissent pour les séances du grand Conseil. Comme N. Rubinstein l'indique, "le Grand Conseil était un fardeau bien plus lourd pour ses membres que ne l'avaient été les Conseils précédents. Même si ses membres n'exerçaient leur fonction que six mois par an, ils en étaient membres à vie. En outre, le travail du Conseil, qui concernait aussi bien la législation que les élections et reposait sur des réunions longues et fréquentes, était forcément assez prenant." Les difficultés économiques de Florence à cette époque expliquent aussi la difficulté à réunir le quorum, pourtant abaissé à 1000 participants, mais il ne faut pas exclure que l'absentéisme fut aussi, pour les opposants au nouveau régime, une manière de faire dysfonctionner le système. On connait par exemple la position de Bernardo di Giovanni Rucellai qui refusa de participer au système tout en ne s'interdisant pas de donner son avis dans les nombreuses pratiche convoquées par les différentes Seigneuries.

L'épineuse question des modalités de désignation aux offices exécutifs fit l'objet de nombreux débats durant tout l'année 1495. Comme toujours dans l'histoire politique florentine, ce point était essentiel pour réguler le système et tenter d'apaiser les conflits entre les différents partis qui désormais pouvaient ouvertement s'affronter. Après un an d'hésitation, un compromis est trouvé en novembre 1495. C'est le retour du tirage au sort pour les offices mineurs, mais à partir de bourses électorales composées obligatoirement des noms des membres du Grand Conseil. Comme le remarque N. Rubinstein, "remplacer les bourses issues des squittini traditionnels par celles du Grand Conseil équivalait à faire un grand pas vers la suppression des droits politiques des citoyens non-membres du Conseil." De plus, même pour ces charges, un double barrage était institué. On extrayait des bourses du Conseil un certain nombre de noms de candidats potentiels puis le Conseil votait et, de plus, pour garantir aux membres plus âgés, réputés plus sages, on créa des groupes distincts : les plus de 45 ans avaient droit à trois fiches à leur nom dans les bourses, les plus jeunes (moins de 35 ans) à une seule, et les autres à deux. Cette fermeture de l'accès aux offices fit que dans les mois et années qui suivent (jusqu'en 1499 et la généralisation du tirage au sort), une partie de l'opinion publique milita pour le retour à ce mode de désignation, réputé plus démocratique. En revanche, les sources les plus influencées par l'état d'esprit aristocratiques, comme Francesco Guicciardini, déplorent que le système du tirage au sort empêche les mailleurs candidats d'accéder aux charges. Plusieurs réformes entre 1496 et 1499 aménagèrent les procédures électorales, souvent en privilégiant un système mixte, mais toujours dans le sens d'une extension du tirage au sort et d'un élargissement de la possibiité d'être candidat. Les bourses électorales devaient donc être révisées.

Pour la désignation de la Seigneurie, le système de l'élection, en plusieurs étapes, sur la base de noms proposés au niveau des quartiers et d'une élection majoritaire dans le Conseil, favorisait les manipulations de vote. Fin avril 1496, un scandale éclata quand fut découverte une entente (une faction, intelligenze disent les sources) dans laquelle plus de 200 "conspirateurs" appartenant aux familles les plus en vue du cercle habituel de pouvoir avaient fourni à des membres du Conseil une liste de 45 noms à favoriser pour l'élection. Ce qui ne choque pas notre esprit contemporain était formellement interdit à l'époque où l'on considérait que le vote devait être absolument et purement individuel.

Il ne m'appartient pas ici de développer l'imbroglio politique de la période, compliqué encore davantage par les événements extérieurs et indépendants de la capacité d'agir des Florentins, mais il était intéressant pour conclure de constater que les Florentins avaient, en ces temps troublés, le même reflexe qu'ils ont toujours eu, celui de chercher à adapter en temps réel leurs institutions et les systèmes électoraux aux circonstances.


Un endroit où je parle de ces histoires de vote et de politique en Italie médiévale

Zeste de savoir/ Kandid : live twitch (à partir de 1h17min)


samedi 13 novembre 2021

L'organisation politique de Florence au moment savonarolien

Si, dans les programmes scolaires, nous n'avons le temps que de présenter le système démocratique mis en place à Athènes à la fin du VIe siècle avant JC, il serait pourtant utile de prendre du temps pour présenter d'autres systèmes d'organisation de gestion et de vie politique, notamment au Moyen Age. Etudier avec les élèves, dans une démarche comparative les différentes formes de systèmes républicains (Athènes, Rome, les communes italiennes médiévales) permettrait d'aiguiser leur regard sur la longue durée de la mise en place de l'idéal démocratique.



Le palais de la Seigneurie (dit "palazzo vecchio")
qui abritait les conseils de la commune.


Dans le "laboratoire italien" des formes politiques, Florence tient une place particulière étant donné la masse de documentation et donc d'études qui lui sont consacrées. A partir du XIIe siècle, cette commune a expérimenté toutes les formes d'organisation civique : partant d'une autonomie communale, elle devient République plus ou moins oligarchique selon les époques, puis passe sous la domination quasi seigneuriale des Medicis, puis au XVIe siècle la capitale de leur duché. J'ai consacré un billet de blog à une sommaire présentation de la première république et aux ordonnances de Giano della Bella, dans le cadre d'un cours de DNL italien. Aujourd'hui, je vais présenter de façon plus classique le fonctionnement du "regime democratico temperato" mis en place en décembre 1494, alors que la descente du roi de France Charles VIII avait initié les guerres d'Italie et après que la Seigneurie a chassé Pierre de Médicis, le fils de Laurent le magnifique. Je m'appuye sur l'article de Guidobaldo Guidi, "Il Savonarola e la partecipazione alla vita politica", paru dans Savonarole. Enjeux, débats, questions, Actes du Colloque International (Paris, 25-26-27 janvier 1996), Paris, 1997, p.35-44. Mais avant, je reprends, pour introduire le propos, une large citation de l'article de Jean Bourier et Yves Sintomer, "La République de Florence (12e-16e siècle). Enjeux historiques et politiques" (dans Revue française de Sciences politiques, 2014/6, vol.64, p.1055-1081) ainsi que la chronologie qui est fournie en annexe. Cet article constitue une bonne entrée en matière pour ceux qui voudraient avoir un aperçu général de l'histoire institutionnelle de Florence.


"Du 13e au 16e siècle, et plus particulièrement lors du moment « républicain » où elle se fait le héraut de la « liberté florentine » (Florentina libertas), Florence constitue une référence centrale pour l’histoire politique du monde occidental. Tôt libérée des rapports féodaux, elle est, pendant deux siècles et demi, et malgré quelques éclipses, le lieu d’une véritable réinvention de la politique, au sens où Moses I. Finley et Christian Meier entendent celle-ci [1]Moses I. Finley, L’invention de la politique. Démocratie et… – un débat public sur les choses de la cité appuyé sur des procédures permettant aux citoyens une participation politique institutionnalisée. Mais elle l’est aussi au sens des luttes et intrigues pour le pouvoir lorsqu’elles sont tranchées in fine sur la place publique, plutôt que confinées dans les coulisses, et qu’elles s’effectuent dans un champ largement autonome, en particulier à l’égard de la religion, et partiellement professionnalisé. Si les origines et les premiers temps de la Commune de Florence restent en partie dans l’ombre, c’est avec l’affirmation du Popolo, en liaison étroite avec les associations de métiers, qu’elle devient une cité de premier plan. (les phrases en gras sont de mon fait) Avec Venise et Gênes, c’est l’une des cités-États qui, durant la Renaissance, résiste le plus longtemps à la montée des nouvelles Seigneuries princières, celles des Visconti puis des Sforza à Milan, des Gonzague à Mantoue ou des Este à Ferrare et à Modène. Dans les représentations et discours de l’époque, elle incarne la version « populaire » de la République, quand la ville des doges en représente la version « aristocratique ». La mutation politique que Florence expérimente dès le 13e siècle participe de l’invention ou de la réinvention de techniques délibératives ou électives et de modes de scrutin qui seront typiques de la politique moderne. La cité-État a rompu progressivement avec l’univers de pensée féodal, avec la théologie politique de l’empire et avec les formes institutionnelles et idéologiques de l’autorité qui en étaient le corollaire. Quelques siècles avant que ne s’impose l’idée de la souveraineté populaire, une communauté politique quasi fédérative basée initialement sur les corporations (les Arts) et d’autres groupes fondés sur un statut spécifique reconnu par la cité (les quartiers, l’organisation regroupant les partisans du guelfisme, etc.), typique des communes médiévales, cède progressivement la place, au cours des 14e et 15e siècles, à une République plus unitaire.

La politique est dans la cité toscane tout à la fois étonnamment proche et foncièrement différente de la nôtre. Quelques aspects méritent ici d’être mentionnés. La délibération publique se déploie de façon importante, en particulier à partir de la fin du 14e siècle, mais dans des assemblées quasi informelles, les consulte e pratiche, qui discutent presque quotidiennement des questions sensibles, et non dans les Conseils législatifs, lieux qui sembleront son habitat « naturel » quelques siècles plus tard. L’élection et le vote au scrutin majoritaire sont employés et affinés mais, jusqu’à la fin du 15e siècle, ces modes de scrutin ne sont pas couplés à l’idée du consentement du peuple, typique des gouvernements représentatifs modernes. Florence voit émerger une véritable classe politique, quasi professionnalisée en ce qu’elle pratique cette activité à plein temps, dominée par les grandes familles qui exercent un large contrôle, à travers leurs réseaux, sur la vie politique. Mais elle voit aussi s’affirmer la participation active de milliers de citoyens à la gestion des affaires publiques à travers un mélange de cooptation, de tirage au sort et de rotation rapide des mandats. Elle développe nombre des techniques d’administration modernes, comme l’impôt proportionnel fondé sur un recensement très précis des richesses immobilières et mobilières, dans le cadre d’un vaste État territorial en cours de constitution, qui occupe au 15e siècle toute la vallée de l’Arno, des Apennins à la mer, au niveau de Pise et de Livourne. C’est aussi à Florence que la notion moderne de république est créée, à partir du moment où Leonardo Bruni (1ere moitié du XVe siècle) oppose le régime républicain au régime princier et où la république n’est plus simplement synonyme de bon gouvernement. Cependant, l’idéologie officielle de la cité toscane est marquée par l’idéal d’une représentation politique qui n’est pas la représentation-mandat mais la désignation des personnes les plus impartiales, les plus justes et les plus utiles pour l’harmonie communale, personnes qui forment une pars pro toto pouvant engager la collectivité."


Une longue chronologie commentée accompagne l'article dont je tire l'exercice suivant :

Une exercice pour les 1ere SPE HGGSP, thème démocratie

Rapide historique de la commune de Florence

1154-1159 : la commune qui a reçu l’autorisation de la part de son seigneur, l’empereur, d’administrer elle-même la justice civile et criminelle, se dote de ses premiers statuts constitutionnels

1166 : première mention d’un Conseil de Boni Homines (les « bons hommes »)

1180-1220 : années de la mise en place du système des Arts (les corporations de Florence qui se dotent de représentants)

1244 : le popolo (ensemble des citoyens non nobles et non riches = petit peuple des artisans et des ouvriers, à jour de leurs impôts) s’organise et se dote de deux capitaines. En 1250, une insurrection renverse le groupe des notables qui dirigeait la cité et met en place le premier régime du Popolo. Celui-ci va durer 10 ans.

Tensions entre deux factions rivales : les guelfes et les gibelins.

1293 : approbation des Ordonnances de Justice qui visent à diminuer la puissance politique des plus riches et à expulser les nobles de la vie politique florentine. Création du gonfalonier de justice et du gouvernement élu de la « Seigneurie », constitué de prieurs des Arts.

1342-1346 : krach financier. Les grandes familles de la banque florentine font faillite. Les Arts mineurs par la suite rééquilibrent le pouvoir à leur profit.

1378 : révolte populaire des Ciompi (artisans du textile) qui imposent une nouvelle constitution ouvrant la vie politique aux petits ouvriers et artisans.

1382 : Fin du gouvernement des Arts. Etablissement d’un régime oligarchique, hostile au popolo minuto (les plus pauvres) qui perd tout accès au gouvernement. Officiellement cependant, le cadre de la République est conservé.

1434 : A partir de cette date, la famille des Medicis parvient à s’imposer comme l’unique famille dirigeant effectivement la ville. Les institutions sont conservées, mais sans autonomie.

1478 : échec de la tentative de coup d’Etat menée par les Pazzi contre les Medicis

1494 : la commune de Florence chasse Pierre de Medicis et met en place un régime constitutionnel à nouveau élargi aux plus pauvres.

1512 : retour des Medicis au pouvoir à Florence.


En 1ere SPE sur le thème de la démocratie, j'insiste sur les antagonismes de classes à Athènes et surtout à Rome qui ont conduit à la mise en place d'institutions de compromis permettant aux riches comme aux pauvres,, aux aristocrates comme au plébéiens de constituer un seul peuple de citoyens, participant, chacun à leur mesure, à la vie politique. Les dosages sont le résultat de rapports de force constamment renégociés et mouvants. On retrouve cette même idée dans l'histoire de Florence. La chronologie a aussi l'avantage de montrer que noblesse et richesse ne sont pas forcément synonyme : à Florence, des magnats de la banque et de la finance s'imposent au pouvoir, sans être nobles et en ayant précisément profité de l'expulsion de la noblesse féodale après les Ordonnances de Justice.

Le questionnement pour les élèves pourrait être le suivant

1)      Repérer les différents types de pouvoir à Florence :

·         Avant le milieu du XIIe siècle, qui est le seigneur de Florence ? Avant 1293, quelle classe sociale dirigeaient la ville ? Que vous suggère l’appellation « Bons Hommes » pour désigner ceux qui dirigent Florence à cette époque ? A partir de 1280, quel groupe social prend de plus en plus d’importance et s’organise ?

·         Au XIVe siècle, quelles organisations contrôlent la commune ? Est-ce toujours le cas au XVe siècle ?

·         Qu’est-ce qu’un « régime du popolo » ?

2)      Comprendre les luttes sociales et politiques à Florence

·         « Fluotez » dans la chronologie toutes les mentions témoignant de tensions sociales et politiques.

·         Quelle typologie des tensions peut-on établir ?




Focus sur un régime du popolo : la "République savonarolienne"

(remarque : l'expression est impropre, mais ce n'est pas l'objet ici d'un débat de spécialiste)




 R) coquille : lire pratica et non praticha

+ le Grand Conseil ne débat pas, il vote les lois. En de très rares cas seulement, la Seigneurie appelle au débat au sein du Grand Conseil. En temps ordinaire, cela se faisait au sein des pratiche.


Précision sur le système d’élection aux magistratures de la commune

C’est un système extrêmement compliqué en 3 étapes et que je simplifie sans être d'ailleurs certaine d'avoir tout compris. Ce n’est donc pas un suffrage direct, mais indirect.

Les membres du Grand Conseil sont réunis dans un premier temps par quartier. L’élection dure toute la journée.

Etape 1 : tirage au sort. Trois bourses/sacs ont été préparées pour chaque quartier et pour chaque collège électoral (2 bourses pour les arts majeurs, 1 pour les arts mineurs) avec les noms des personnes qui pouvaient prétendre participer à la désignation des candidats (faire partie du Grand Conseil, être majeur, être à jour des devoirs de citoyens, être membre d’un Art…). En tout, on tirait au sort 108 personnes (3 par quartier pour chaque mandat à désigner).

Etape 2 : désignation des candidats à l’élection. Juste après le tirage au sort, chacun de ces tirés au sort proposait son candidat pour la Seigneurie en choisissant parmi les membres de Grand Conseil. Leurs candidats doivent habiter leur quartier et faire partie soit des Arts majeurs (6 « seigneurs + gonfalonier soit 7 postes à pourvoir) soit des Arts mineurs (2 postes), comme eux d’ailleurs.

Etape 3 : élection. Puis tous les membres du Grand conseil procédaient au vote (non = fève blanche, oui = fève noire) pour chaque poste (9) et pour chaque nom proposé (12x9), en respectant le fait que chaque quartier devait avoir deux élus. Un notaire procédait le jour suivant au dépouillement. On conservait la personne qui avait reçu le plus grand nombre de fèves noires, à condition qu’il ait reçu au moins 50% des suffrages. Il fallait au moins 1000 votes. Sinon, on recommençait (!)

Pour les magistratures mineures, on se contentait d’un tirage au sort.

Pour les élèves, avec un peu de concentration car c'est compliqué, ils peuvent repérer le rôle souverain du Grand Conseil, le rôle de la Seigneurie comme organe du pouvoir exécutif, la séparation des pouvoir, les mandats courts et la collégialité des magistratures, le contrôle de l'action des magistrats.

Dans un 2e temps, on peut leur demander (comme pour la comparaison avec Rome) si ce système est réellement démocratique au regard des critères athéniens. Ils repéreront que les participants à la vie politique sont, comme à Athènes, une minorité, mais que , contrairement à Athènes, le petit peuple est désavantagé à plusieurs niveaux (exclu du Grand Conseil, minoritaire à la Seigneurie). Cependant, la procédure de désignation des magistratures, leur garantit (contrairement au cursus honorum romain) d'avoir des élus.

Enfin, on peut leur faire identifier les différentes échelles administratives (le quartier, la commune) et les niveaux de compétence enchassés. Puis l'importance à Florence du monde économique qui structure en fait la vie politique.


Remarque : Le mode de scrutin pour la désignation des magistrats florentins a fait l’objet de nombreux débats et a changé en juin 1495 puis en mai 1498 et en mai 1499. Il est un enjeu de la "liberté florentine", c'est-à-dire de l'effectivité de son autonomie. Il vise à éviter la mainmise des factions sur le gouvernement (Seigneurie, 10 de Liberté ...) et notamment le retour au pouvoir des partisans des Medicis. En 1499, l'institution du gonfaloniérat de Justice à vie, confié à Piero Soderini, veut faire de Florence une République enfin stable.


Ci dessous, la version simplifiée pour les élèves, avec le questionnaire



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