jeudi 28 décembre 2023

Les civils dans la guerre. Comment le droit international peut-il agir ?

 

(L’internationalisation du droit)


 

Selon l’ONU, 90% des morts en temps de guerre sont des civils. Historiquement, cette pratique de guerre qui consiste à cibler les civils (au mépris du droit de la guerre qui les protège = tuer intentionnellement des civils est interdit) s’inscrit dans le processus de guerre totale et anomique qui débute dans certains conflits de la fin du 19e siècle, mais essentiellement qui caractérise la 2nde Guerre Mondiale.

Le DIH fait partie du droit international qui régit les relations entre États. Ce dernier est formé d'accords conclus entre États, appelés traités ou conventions (donc c’est du droit contractuel), + de la coutume internationale, constituée par la pratique des États reconnue par eux comme étant obligatoire, + ainsi que des principes généraux du droit (= principe de Jus Cogens = la caractéristique d'une règle reconnue par tous les états et à laquelle aucune dérogation n'est possible. Le terme provient du latin et signifie «droit contraignant». On parle en français de normes impératives.). Donc est considéré comme nul tout traité qui contredirait certaines règles de base, par ex l’interdiction de l’esclavage.

R) C’est le traité de Vienne de 1969 qui codifie les règles des traités. Par exemple, tout traité conclu par un Etat doit être ratifié : le processus de ratification vaut pour manifestation de la volonté nationale et vaut donc pour approbation.

R) Les Etats et les organisations internationales (ex. ONU ; ex. l’UE à partir du traité de Lisbonne) sont les sujets du droit international car eux seuls ont la personnalité juridique adéquate : ils peuvent entretenir des relations diplomatiques ; ils peuvent conclure des traités ; ils peuvent présenter une réclamation internationale ; ils ont des droits ET des obligations reconnus par l’ordre international.

En revanche, les individus sont objets du droit international : on leur reconnaît des droits et une protection, mais ils n’ont pas le pouvoir de changer les règles et ils n’ont pas d’engagements vis-à-vis des autres Etats.

Le DIH s'applique dans les situations de conflit armé (Jus in bello).

Il ne détermine pas si un État a ou non le droit de recourir à la force (Jus ad bellum). Cette question est régie par une partie importante mais distincte du droit international, contenue dans la Charte des Nations unies. C’est inscrit dans l’article 2§4 de la charte de l’ONU de 1945 (que tous les Etats membres ont signée et acceptée donc théoriquement qu’ils respectent). Il s’agit d’une interdiction générale de recours à la menace ou à la force dans les relations entre Etats, soit contre l’intégrité territoriale, soit contre l’indépendance politique d’un Etat. Il y a une exception (charte art. 51) : c’est la légitime défense, la réponse à un crime d’agression. Pour autant, cette réponse doit être temporaire, nécessaire et proportionnelle. Ainsi, seul le Conseil de sécurité de l’ONU, théoriquement, peut habiliter l’usage de la force (donc la guerre) par une résolution, même en dehors d’une situation de légitime défense si il considère qu’il y a une menace pour la paix et la stabilité internationale. Enfin, on peut recourir à la force avec le consentement de l’Etat qui réclame l’usage de la force (cf l’intervention française au Mali)

 

1-      Historique et textes du DIH

1863 création d’un Comité international de secours aux blessés sur les théâtres de guerre (future croix rouges)

1864 – 1906- 1929= 3 conventions de Genève (ne réglementaient que les conflits interétatiques) pour la protection des soldats et des prisonniers de guerre.

4e convention de Genève  de 1949 : pour la protection des civils + 1977 :  protocoles additionnels pour des situations de guerre civile : ils postulent que la distinction entre les civils et les combattants doivent se faire en temps réel et pas a postériori. Le DIH réfute la notion de combattant hybride : on est soit civil, soit combattant.

R) La Section 3 de la 4e convention de Genève : règles sur les territoires occupés. Israël est une puissance occupante en Cisjordanie, Gaza et le Golan. Même si depuis 2005, l’armée s’est retirée de Gaza, elle contrôle par les mers et les frontières le territoire, elle administre indirectement le territoire en contrôlant eau/énergie/déplacement/ monnaie …Elle a donc un devoir de protection vis-à-vis des habitants de Gaza.

- le Protocole facultatif de 2000 se rapportant à la Convention relative aux droits de l'enfant, concernant l'implication d'enfants dans les conflits armés.

De nombreuses règles de DIH sont désormais considérées comme appartenant au droit coutumier, c'est-à-dire comme règles générales s'appliquant à tous les États.

 

D'autres textes interdisent l'emploi de certaines armes et tactiques militaires ou protègent certaines catégories de personnes ou de biens. Il s'agit notamment de :

- la Convention de la Haye de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé et ses deux Protocoles;

- la Convention de 1972 sur les armes biologiques;

- la Convention de 1980 sur certaines armes classiques et ses cinq Protocoles;

- la Convention de 1993 sur les armes chimiques;

- la Convention d'Ottawa de 1997 sur les mines antipersonnel;

Le DIH est connu et intégré dans tous les manuels militaires de toutes les armées du monde. Les armées régulières développent des stratégies pour justifier leurs actions au regard du DIH et protéger leurs soldats d’éventuelles poursuites. De plus, tous les Etats développent des argumentaires pour justifier leurs actes en argumentant (de façon plus ou moins convaincante) par rapport au DIH existant. Seuls les EUA ont essayé d’imposer leurs règles, en dehors du droit international quand, en réaction aux attentats de 2001, ils ont invoqué la « guerre préventive » et le statut de « combattant illégal », qui n’existent ni l’une ni l’autre en droit international.

 

2-      Les règles qui encadrent le droit de la guerre

Aucune partie à un conflit armé n’est au-dessus des règles du droit humanitaire international. Ce sont des obligations qui s’imposent aux parties belligérantes en temps de guerre.

Les règles de base = protéger les non-combattants = civils, prisonniers + Droit des civils à l’assistance humanitaire

Par csq, le DIH comporte aussi des restrictions aux moyens de guerre, principalement les armes, et aux méthodes de guerre, comme certaines tactiques militaires. Par ex, cibler spécifiquement des civils est interdit = principe de distinction entre civil et militaire. En cas de doute sur la qualité d’une personne, elle doit être considérée comme civile. Le civil est toute personne qui n’appartient à aucune des catégories suivantes :

·         Membre d’une force armée régulière, même si celles-ci se réclament d’un gouvernement ou d’une autorité non reconnue par la puissance adverse

·         Membre de forces armées, de milices, de corps de volontaires

·         Membre de tout groupe armé placé et organisés sous un commandement responsable de la conduite de ses subordonnés. (guerilla, gropuscules armés...)

·         En revanche, pour les groupes armés non étatiques (ne relevant d’aucun Etat ou assimilé comme tel), le droit international ne dit rien sur eux (= groupes considérés comme terroriste ex ISIS, Al Qaïda…) Par défaut, ils sont considérés comme des civils criminels du fait de leur usage de la force, qui ne perdent leur protection que pendant la durée de la participation directe aux hostilités (Genève protocole additionnel de 1977 , GPI, art 45.1 et 51.2 et GPI II art 13.3

=> La prise d’otage est interdite, les biens civils ne doivent pas être ciblés…

Cette obligation de distinguer entre civils et combattants est un des fondements du droit humanitaire

Principe de précaution pour ne pas faire peser des risques sur les civils : prévenir les civils, permettre l’évacuation par les civils …

R) le siège n’est pas interdit spécifiquement dans le droit international humanitaire. En revanche, ttes les csq du siège conduisent nécessairement à une violation du droit international humanitaire (DIH) = impossibilité d’exercer son droit à l’assistance humanitaire.

Mais aussi, principe de proportionnalité = les armées doivent dans le choix de leurs cibles et de leur stratégie, éviter des pertes excessives de vies civiles. Il faut donc pouvoir évaluer des objectifs militaires et estimer si les pertes civiles sont acceptables au regard du gain militaire recherché. C’est compliqué à mettre en œuvre car ce doit être évalué à chaque fois pour toutes les opérations militaires.

 

3-      Les qualifications pénales : Crimes de guerre, crime contre l’humanité, génocide

On trouve la liste exhaustive des qualifications pénales en DIH dans le texte du statut de Rome (1998) créant la Cour Pénale Internationale. = Art 6, 7 et 8

R) il n’y a pas de définition internationale et reconnue par tous les Etats d’un crime de terrorisme => ce n’est pas une qualification pénale. C’est un mot de la politique, pas du droit. Mais il y a interdiction des actes qui ont pour but de répandre la terreur auprès de la population civile.

La vraie déf de ces crimes = crime de guerre, voire pour certains d’entre eux, crime contre l’humanité.

A l’origine, on a défini des crimes de guerre = limitation de qu’il est possible de faire en temps de guerre et de ce qui est interdit. (art 8) = homicide, torture, traitement inhumain, déportation, détention illégale, prise d’otages, attaques contre le personnel humanitaire, attaque contre des biens à caractère civil, viol, prostitution forcée ou esclavage sexuel, utilisation de bouclier humain, mutilation, prise d’otage, déni de quartier …

Cette liste a été progressivement étoffée. Elle protège mieux en cas de conflit international que interne (guerre civile).

Puis il a été ajouté après la 2nde guerre mondiale :

Génocide (art.6)

Ce sont les mêmes faits, mais on va les qualifier autrement si on arrive à prouver l’intentionnalité de détruire, tout ou partie d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ciblé comme tel.

R) On qualifie une notion de tentative. Il n’y a pas besoin qu’il y ait eu complétement commission de génocide. Ainsi, quelqu’un peut être poursuivi pour génocide, même s’il y a eu peu de victimes.

 

Crime contre l’humanité (art 7)

= attaque généralisée ou systématique contre une population civile, même en dehors d’une guerre, avec commission multiple d’actes. Il est entendu qu’il doit y avoir une politique ayant pour but une telle attaque càd que la poursuite d’une politique d’un Etat encourage ou favorise une telle attaque contre une population civile.

R) Tous ces crimes sont imprescriptibles

En fonction de la qualification du conflit, le DIH peut varier. On distingue :

- Les conflits armés internationaux sont ceux qui opposent au moins deux États. Ces conflits sont régis par un vaste éventail de règles, dont celles inscrites dans les conventions de Genève et le Protocole additionnel I.

- Les conflits armés non internationaux opposent, sur le territoire d'un seul État, les forces armées régulières à des groupes armés dissidents, ou des groupes armés entre eux. Un ensemble plus limité de règles sont applicables à ce type de conflit. Celles-ci sont définies à l'article 3 commun aux quatre conventions de Genève et dans le Protocole additionnel II.

Dans la plupart des conflits actuels = conflits asymétriques et internes à un pays.

Cependant, même si les groupes armés n’ont pas signé un traité international, ils sont tt de même soumis au droit humanitaire, en tant que « partie au conflit ». Quelle que soit la qualification du conflit, en général, les civils sont protégés par le DIH.

 

4-      Dans les conflits actuels, le DIH peut-il s’appliquer ? Comment faire du droit secondaire, càd juger et sanctionner un manquement au DIH

C’est la Cour Internationale de Justice qui poursuit les Etats (si ceux-ci reconnaissent la compétence de cette cour) C’est rare/jamais fait dans le cas de la guerre. Il y a eu un essai de codification par la CDI (Commission du Droit international de l’ONU) sur la responsabilité pénale des Etats et cela a été repris dans une résolution de l’assemblée générale de l’ONU (qui n’a pas valeur contraignante, mais peut être considéré comme du droit coutumier) Dans l’art 1, il est dit que tout fait internationalement illicite engage la responsabilité internationale de l’Etat. Pour pouvoir traîner un Etat devant la CIJ, il faut se demander si l’action reprochée peut être imputable à l’Etat ou à une entité disposant des prérogatives de puissance publique.

Poursuivre les criminels de guerre (on ne poursuit pas les Etats, mais des individus qui peuvent être des chefs d’Etat) : principe de complémentarité

·         On considère que les crimes en temps de guerre relèvent de la compétence des tribunaux nationaux

·         La Cour pénale internationale (CPI, siège à La Haye) pour les crimes les plus graves et pour juger les plus « gros perpétrateurs » (= les plus hauts responsables)

R) Israël n’est pas partie prenante au statut de Rome, donc la CPI n’a pas juridiction sur elle. En revanche, la Palestine, si. Et en 2019 , le procureur de la CPI a accepté de se reconnaître compétent et en 2020  d’ouvrir une instruction et les actes commis à Gaza relèvent de la compétence de la CPI => Karim Khan est le procureur actuel

Quand le procureur décide d’ouvrir une enquête (il ne faut pas qu’il y ait une procédure en cours sur la même chose dans la juridiction nationale), des ONG documentent les crimes de guerre et collaborent avec la CPI pour transformer la documentation en éléments de preuves valables dans un procès pénal.

R) Pour que le Procureur puisse ouvrir une enquête, il ne faut pas qu’il y ait une procédure en cours sur la même chose devant une juridiction nationale.

R) C’est une minorité de pays qui reconnaissent la compétence de la CPI. (voir une carte sur Internet)

·         Principe de compétence universelle, reconnu par certains Etats

= l’Etat est compétent pour la poursuite et le jugement d’une infraction même lorsque celle-ci n’a pas été commise sur son territoire et qu’elle a été commise par une personne étrangère sur une personne étrangère et sans que l’Etat soit victime de cette infraction. Bref aucun lien.

Peu de pays s’accordent la compétence universelle absolue. En revanche, certains s’accordent la compétence universelle relative = s’estiment compétent s’il existe un rattachement juridique avec l’infraction, par exemple si le commettant réside de façon permanente ou temporaire dan le pays en question. Un exemple marquant est l’arrestation d’Augusto Pinochet, ex-dictateur chilien, au Royaume-Uni en 1998. En France, un cas dans le cadre du conflit syrien. La loi confie le monopole des poursuites au Parquet, cela supprime la possibilité pour une victime ou une association de déclencher les poursuites.

 

lundi 11 décembre 2023

La chapelle degli Scrovegni : l'argent et la vertu

 Copié-collé du chapitre du livre de Giacomo Todeschini, Les Marchands et le Temple. La société chrétienne et le cercle vertueux de la richesse du Moyen Âge à l’Époque moderne, Albin Michel, Paris, 2017.

Chap 4, partie 4. La restitution des Scrovegni

La chapelle des Scrovegni, à Padoue, est un cas particulièrement significatif de « restitution », y compris du point de vue visuel. La construction de cet édifice, dont les fresques réalisées par Giotto, peintre « franciscain », sont célèbres, remonte au début du XIVe siècle. Elle résulte d’une donation des banquiers Scrovegni, c’est-à-dire d’une restitution de la part de leur richesse qui est supposée être le fruit de l’usure. Dans la géographie symbolique et charismatique de la ville de saint Antoine, véritable citadelle « mendiante » du nord de la Péninsule, cet édifice sacré, rendu encore plus précieux par le cycle iconographique de Giotto, apparaît donc comme la représentation matérielle, visible, de richesses accumulées de manière illégitime, mais rachetées, c’est-à-dire réinvesties dans un objet complexe, socialement profitable. Son usage multiple renvoie à une signification économique et civique complexe et cohérente.

Enrico Scrovegni, banquier mort à Venise en 1336. Monument funéraire (chapelle Scrovegni)
Dans sa bio wikipedia, il est dit que "il poursuit la politique monétaire initiée par son père — placé par Dante Alighieri dans le septième cercle de l'Enfer de la Divine Comédie à cause de ses gains notoirement mal acquis — et l'utilise afin d'assurer son ascension politique. Étant lui-même étant un prêteur à grande échelle, la tradition veut qu'il ait fait construire la chapelle des Scrovegni et embauché Giotto pour expier ses propres péchés d'usure ainsi que ceux de son père. Ce qui peut infirmer cette idée aujourd'hui controversée est que la somptueuse chapelle était destinée à son usage personnel et reliée au grand palais attenant qu'il s'était fait construire. Il est banni de Padoue en 1328.


Notons tout d’abord que la « Chapelle des Scrovegni », en tant qu’investissement ou richesse thésaurisée de la famille, se dévoile à la Padoue du xive siècle comme un emblème ostentatoire de la puissance de l’idéologie franciscaine et augustine de la dépossession. Elle témoigne de la réorganisation couronnée de succès d’une part illégale de patrimoine, permettant de légitimer celui-ci, selon des modes d’usage conçus comme socialement productifs. Le bien mal acquis de l’usure se convertit ainsi en murs consacrés et en images capables d’enseigner des concepts théologiques et économico-sociaux d’une haute complexité. Déployés par la tradition canonique et théologico-morale depuis le xiie siècle au moins, ces concepts se sont progressivement déposés dans les textes postérieurs au Decretum de Gratien, dans les codifications canoniques du xiiie siècle, avant d’être recueillis et mis en lumière par la réflexion économique des Mendiants.


Pour illustrer ce cas remarquable de « restitution », arrêtons-nous sur trois épisodes du récit narré par cet édifice : la signification qu’il prit par lui-même, en tant qu’objet sacré et précieux, produit par la dialectique réelle et métaphorique de la valeur concrétisée au cœur de la Padoue franciscaine ; le discours visible sur les vertus et les vices sociaux qu’il accueillit et transmit aux fideles ; la séquence visuelle, offerte sur ses murs, qui est aussi une réflexion complexe autour de la question des rapports entre le sacré et l’économique culminant dans la célèbre représentation des marchands chassés du Temple.


Construite entre 1302 et 1305 grâce au financement d’Enrico Scrovegni, la chapelle fut peinte à fresque par Giotto. Celui-ci était déjà célèbre à Padoue pour avoir peint dans la basilique Saint-Antoine.

Analysons d’abord la géographie des images pour y saisir le parcours et les particularités d’une réflexion théologique et canonique, telle que celle qui a été évoquée dans les pages précédentes, en essayant de ne pas forcer le contenu du texte iconologique. Il est clair, en raison en particulier de sa situation, que la représentation des « marchands chassés du Temple », où sont mis en scène les personnages et objets nécessaires pour illustrer la véhémence de l’expulsion et la fureur du Christ, en référence directe à l’évangile, appelle aussi immédiatement une autre référence, connue de tous les commentateurs des XIIe et XIIIe siècles : un texte apocryphe de Jean Chrysostome dont les collaborateurs de Gratien avaient tiré l’addition (palea) Ejiciens du Decretum, où le texte évangélique se muait en texte d’éthique économique. Il y était établi que l’usurier était « le plus maudit » des marchands et que l’usure, critère de la non-appartenance à la cité des fidèles, entraînait précisément l’expulsion du Temple, autrement dit l’exclusion de la communauté des véritables chrétiens. Dans le texte du Pseudo-Chrysostome et dans le contexte du Décret, comme du reste dans la fresque de Giotto, malgré une variante significative – comme nous allons le voir –, les « expulsés » du Temple appartiennent essentiellement à trois catégories : les marchands qui achètent et revendent les biens sans apporter d’améliorations ni les transformer ; les usuriers, qui tirent profit de la cession temporaire d’une somme d’argent qui autrement ne serait ni utilisée ni productive (ex pecunia reposita nullum usum capis) ; et, enfin, ceux auxquels se réfère le verset « et mensas nummulariorum evertit » (littéralement : « et il renversa les tables des changeurs » [Mt 21,10-17 ; Mc 11,15-17 ; Lc 19,45-46 ; Jn 2,13-17]). D’après le Pseudo-Chrysostome et d’autres passages du Decretum, ces derniers seraient le symbole des hommes non spirituels, des hommes charnels présents au sein de l’Église, qu’il faut donc expulser ; ou bien, ils représenteraient les Écritures antérieures aux évangiles, donc sans valeur et bons à être jetés hors du Temple.



D’autres passages du code de Gratien interprètent l’épisode évangélique dans un sens anti-simoniaque : dans cette perspective, les marchands « expulsés » seraient ceux qui vendent et achètent les choses sacrées et qui corrompent, en la dénaturant, l’atmosphère du Temple. Quoi qu’il en soit, la liste des « chassés du Temple » prend dans la palea Ejiciens une forme tripartite, qui ne correspond pas complètement au contenu de l’image de Giotto. Les étrangers au Temple sont des marchands qui exercent leur activité quand et comme il ne le faudrait pas. Mais ils sont aussi des hommes dont la condition pécheresse a déformé, falsifié l’« empreinte » (caragma : l’image frappée sur la monnaie). Leur condition est symbolisée ostentatoirement par leur capacité à échanger ce qui ne peut s’échanger, pour en tirer profit : la marchandise qui n’a pas fait l’objet d’une évaluation, la monnaie qui ne circule pas, les choses sacrées. Jouant linguistiquement sur la métaphore « homo moneta Dei » qu’on trouve déjà chez Augustin, l’auteur du texte de la palea, puis à sa suite Gratien, ses commentateurs et les scolastiques du xiiie siècle, établissent une égalité entre l’immoralité marchande-usuraire et l’identité « infidèle » des hommes qui sont porteurs de cette immoralité. Si l’illégalité économique se concrétise par l’illusion de la vente de ce qui n’existe pas (la valeur d’argent ou de marchandises n’ayant aucune valeur ajoutée à leur valeur apparente), l’humanité, ou la chrétienté des « marchands du Temple », sont des falsifications, des monnaies frappées par le diable à la ressemblance de celle authentique, frappée à l’image de Dieu (in templo Dei non debent esse nummi, nisi spirituales, id est, qui Dei imaginem, non diaboli, portant).


Toutefois, dans l’image de Giotto ainsi que dans le texte de Gratien, quelque chose manque. Les « mercatores » expulsés du Temple sont bien de vrais marchands, et cela même s’ils sont dénoncés comme malhonnêtes et incapables, voire pire, comme marchands de « colombes », c’est-à-dire du Saint-Esprit (des biens consacrés) ; les « usurarii », chassés eux aussi, sont bien des vrais usuriers, autrement dit des marchands dépravés, qui font commerce d’une valeur inexistante ; mais les « nummularii », les changeurs, évoquent des attitudes morales qui ne sont pas symboliquement déformées par rapport au coin de la fidelitas authentique. Cependant, comme la monnaie échangée dans le Temple ne peut être que de nature spirituelle, leurs tables (mensae) sont renversées par le Christ. Le nummularius, le changeur, disparaît ainsi du discours en tant que figure professionnelle, concrètement analogue au mercator ou à l’usurarius. Aucune trace de lui dans la fresque de Giotto. On reconnaît, à gauche, la communauté apostolique, le groupe de fideles, porteurs d’une auréole dorée qui entoure leur tête (le caragma Dei, dans toute sa magnificence, comme un sceau d’or), au centre, le Christ qui, d’un geste menaçant, exprime sa volonté d’expulser les infidèles du Temple et, à droite, les « marchands », dépourvus des signes qui pourraient les désigner comme élus. Dans la bande inférieure de l’image, le bétail, les colombes, une table renversée évoquent l’activité marchande des rejetés. Mais rien ne les associe aux changeurs. La scène ne fait aucune allusion aux monnaies et ne contient aucune représentation précise de monnaies frappées.


Dans sa totalité, la chapelle constitue une restitution à la ville de l’argent usuraire. En tant qu’édifice sacré, écrin contenant des objets précieux et hautement représentatifs, chargé d’un discours en images, elle concrétise la volonté des banquiers Scrovegni de « restituer » à la civitas, selon les normes théologiques et éthiques, une richesse inutile, en la muant en richesse socialement utile, et donc pourvue de sens. Mais cette « restitution » contient en elle aussi des éléments argumentatifs qui en font comme un segment dans une séquence économico-politique autant théorique qu’impliquée dans la vie quotidienne, visant à distinguer qualitativement les divers aspects de l’économie citadine. Rien d’étrange, naturellement, dans le silence de Giotto, de Gratien et des scolastiques du xiiie siècle sur le métier de changeur. Les historiens ont d’ailleurs montré depuis longtemps que l’éthique économique médiévale, entendue à la fois comme pensée juridique et comme réflexion théologique et économique, avait manifesté sa faveur à l’égard de cette profession, considérée comme procédant à l’échange entre des valeurs réelles (les différents prix des monnaies). Elle était donc à l’origine d’un profit légitime et utile à la communauté, mais aussi des activités bancaires de marchands et compagnies de commerce.


Cependant, le chemin qui mène les Scrovegni à la « restitution » permet de comprendre quelque chose de plus à la reconnaissance de l’utilité d’un métier comme celui de changeur. C’est précisément le fait que les images et le lexique se complètent mutuellement dans une œuvre concrètement architecturale et picturale, visant à instruire et à moraliser, qui nous éclaire sur la légitimation des changeurs. Celle-ci n’est pas due à la nécessité de conformer la théorie à la pratique, de trouver un compromis entre doctrine et vie quotidienne, mais elle résulte plutôt du réseau complexe de comportements et de pratiques sociales auquel appartiennent les écrits de Gratien et des scolastiques, la politique de la restitution pratiquée par les Scrovegni, les pressions exercées par les frères mendiants sur les héritiers des usuriers pour qu’ils transforment la richesse mal acquise en œuvres utiles pour la société des fidèles[70], et les images de Giotto. Et ce sont ces images qui, en combinant de façon visible les enseignements des prêcheurs, théologiens et confesseurs, unifient et muent en un objet – le cycle des fresques des Scrovegni – une notion d’économie vertueuse.


Un fil rouge de notions économiques et sociales précises lie les fresques, et il est méta-linguistiquement représenté par la chapelle elle-même en tant qu’objet et contenant. En témoigne en particulier la représentation des vices et des vertus, peinte au-dessous du registre des scènes de la vie du Christ. Le cycle des vices conduit de la stultitia à la desperatio, de la vaine folie de la non-fidelitas au mouvement ondoyant de l’inconstantia, au geste autodestructeur de la desperatio induit par des comportements qui, comme l’invidia, illustrent clairement l’anti-socialité du désir de possession finalisé à lui-même.


S’oppose au cycle des vices celui des vertus, parmi lesquelles se distingue la figure particulièrement significative de la Karitas. Cette personnification majestueuse de l’art de la redistribution, fondement d’un gouvernement ordonné de la cité, évoque d’autres représentations du même sujet contemporaines ou plus tardives. Mais elle se distingue d’elles par la minutieuse précision de l’exécution du personnage et de l’inscription située au-dessous de l’image, échos d’une typologie conceptuelle empruntée aux traités politiques écrits dans les mêmes années par Rémi de Florence et Ptolémée de Lucques, mais aussi à la production doctrinale des écoles des Mendiants. Avec sa main gauche, Karitas offre son cœur au Christ, tandis qu’elle tient de sa main droite une représentation de la richesse offerte à la communauté des fidèles : des fruits de la terre, comme une corne d’abondance, transposant en image la réflexion sur l’éthicité de la fructificatio qui, de Pierre Damien aux débuts du xive siècle, avait progressivement opposé la productivité matérielle et spirituelle chrétienne à la stérilité improductive des infidèles[74], la capacité du serviteur fidèle d’investir les talents qu’on lui avait confiés à l’inique thésaurisation typique du serviteur paresseux.


Cette représentation de la fructification, autrement dit de la richesse vertueuse, dérivant de la Karitas, distribuée à la communauté par cette personnification de l’alliance solidaire entre fideles, ressort encore plus par la représentation de ce à quoi elle s’oppose : les bourses que la Karitas foule à ses pieds. C’est un indice clair de la condamnation des richesses thésaurisées et improductives, de la pecunia reposita, présentée comme la négation de la fertilité dans la tradition textuelle qui, d’Ambroise au Pseudo-Chrysostome, avait été accueillie dans le texte du Decretum. Significativement, Karitas apparaît de surcroît arrondie par une grossesse qu’on ne doit pas séparer symboliquement de la richesse sacrée de la ville, de la civitas christiana qu’elle représente. Dans d’autres représentations, comme la sculpture du Siennois Tino da Camaino (1321) ou le tableau de Pollaiolo (xve siècle), Caritas apparaît comme une allégorie de l’oblation et de la distribution dont la capacité nourricière se distingue peu des représentations contemporaines de la Vierge allaitant. Giotto traite ce sujet avec plus de subtilité, ou plus exactement selon les termes d’une dialectique savante et doctrinale spécialisée. Sa Karitas est à la fois productive et distributive : par sa force active, elle produit, reproduit et offre, mais elle nie aussi la richesse enclose et stérile. Comme l’ont remarqué Carla Casagrande et Silvana Vecchio, la richesse renfermée dans la bourse, placée inutilement sous les pieds de Karitas, n’est autre chose que « la bourse que tient Invidia ». Ainsi, dans la figure de l’invidia, le vain désir de ce que l’on ne possède pas, et qui pour cela prend de la valeur, coïncide-t-il avec la dynamique de l’avaritia. Par sa capacité à contenir, reproduire et distribuer, la caritas s’oppose donc aussi bien aux logiques du désir indiscipliné et antisocial qu’à celles de l’avaritia, la convoitise et l’accumulation stérile de richesses.


Notons aussi que l’association, fréquente dans le droit canon, entre caritas et sollicitudo, entre vertu administrative et diligence attentive – qui désignait à l’origine l’engagement du clergé à garder intacts les biens ecclésiaux, quitte à les enlever, si nécessaire, à celui qui s’en était emparé de manière arbitraire – se lie ici à une notion civique d’ordre économique. C’est précisément celle-ci que Giotto peint et que les frères mendiants examinent dans leurs traités sur les contrats. L’inscription placée sous l’image met enfin l’accent sur l’impartialité de la caritas (cuncta cunctis liberalis offert manu, spetiali zelo caret), désignant la vertu oblative par le terme qui signifiait classiquement la générosité en sens éthique (liberalitas). Ainsi sa compétence législative apparaît explicitement (pro decreto servat normam)[77].


Cet assemblage d’image et de texte n’est pas seulement avertissement ou enseignement : il dit le parcours et la formation de la notion de cité. Dans un cadre narratif, le cycle des vices et des vertus au registre inférieur et celui des scènes de la vie de Jésus et de la Vierge au niveau supérieur composent un objet, la chapelle elle-même, dont la valeur civique s’organise matériellement par la stratification de couleurs, figures, concepts, matériaux de valeur artistique et architecturale grande ou moins grande. Aussi bien l’expulsion des marchands du Temple, placée auprès de l’autel, que la manifestation de la Karitas, sur le côté opposé de la nef, à proximité de l’entrée de la chapelle, instruisent l’historien sur l’importance et la signification de l’acte de la restitutio dans la Padoue du début du xive siècle. La « machine » architecturale et picturale salutaire, voulue et payée par les Scrovegni, offre à la civitas des chrétiens un discours et en même temps une accumulation organisée de richesses. Elle illustre à la fois une technique (mendiante et scolastique) de persuasion économique et politique, une logique doctrinale et éthico-économique, et une manière concrète de « restituer » à la communauté chrétienne, entendue comme ville productive, cette part de richesses qui lui avait été soustraite par suite d’opérations économiques étrangères à la sacralité de l’activité collective. Ces actions ne coïncidaient donc pas avec la mystique d’une « productivité » (fructificatio), conçue comme caractéristique des probati et fideles, autrement dit des chrétiens porteur du caragma, du signe de la fides authentique.


En raison du dialogue qui s’établit entre ordres mendiants (franciscains et augustins) et marchands-banquiers (les Scrovegni), la dynamique de la « restitution » donne lieu à la réalisation et à l’institution de structures qui, comme la chapelle padouane, thésaurisent et capitalisent la valeur restituée. Elle transforme la valeur rendue en objets, thésaurisés au profit de la ville et non de l’individu ; elle la capitalise en la reproduisant sous la forme d’une conscience accrue – et diffusée au sein de la civitas – du sens éthique qu’acquiert la richesse des chrétiens, lorsqu’elle est investie selon les termes prescrit par la raison ecclésiale : des termes considérés comme productifs pour la collectivité des alliés au nom du Christ, des fidèles. Dans cette perspective, « restituer » signifie avant tout lire dans la richesse, dans toute sorte de richesse, même la plus égocentrique et déviante, la possibilité de la restaurer et de la réinvestir, de sorte qu’elle ouvre aux chrétiens unis par le lien de la caritas et de l’amor patriae une voie vers le salut. Une fois réintroduite dans le cercle du patrimoine citadin et contrôlée par les garants du sacré, même l’accumulation de monnaie la plus avaricieusement occultée peut se transformer en un flot de lait divin et inépuisable[78].


Dans ce sens, restituer, indemniser, compenser apparaissent, pour l’Occident chrétien à la fin du Moyen Âge, comme prémisses nécessaires de toute économie de l’échange. À tout moment, la restitutio offre au prêt, à l’achat et vente, à la cession à temps déterminé, à toutes les formes de dialectique du donner et de l’avoir une occasion de vérification et de réparation. La restitution, comme critère reconnu d’une économie éthique devient la marque d’un marché qui se pense comme une ecclesia, comme l’assemblée de ceux qui seront en toute probabilité sauvés. Cette assemblée peut s’entendre comme la congrégation des fidèles (congregatio fidelium) de Thomas ou d’Ockham, ou comme la convocation des prédestinés (convocatio praedestinatorum) de John Wyclif. Le système d’obligations entre personnes qui stipulent les contrats, ainsi que la communauté des contractants (communitas contrahentium) renvoie constamment à la possibilité de rétractation offerte par la restitutio. Au cœur énergétique de la fidelitas, comme un mortier liant ecclesia et marché, se tient l’amicitia politica, à la fois alliance et familiarité, que Thomas d’Aquin considérait, en se fondant sur Aristote, Cicéron et le premier droit pénitentiel du xiiie siècle, comme typique de toute communauté probe et efficace.


Plus d’un siècle après la « restitution » des Scrovegni, les Observants, héritiers de la tradition intellectuelle franciscaine qui, avec Olivi, avait commencé à codifier la réflexion sur « restituer » comme réflexion sur la circulation ordonnée de la richesse au sein de la communauté des chrétiens, transformeront définitivement les lexiques de la restitutio en un chapitre spécialisé de tout discours économique interne à la civitas fidelium. Très vite impliqués dans la construction d’un système discursif de l’administration citadine, des franciscains de l’observance, comme Angelo da Chivasso, à Gênes, ou Alessandro Ariosti et Francesco Piazza, à Bologne, pourront soutenir que « restituer » s’inscrit dans la logique, typique d’une société marchande, des indemnisations et des garanties commerciales. Ils découvriront aussi dans la restitutio un principe à même de légitimer la collecte de l’impôt, même si, cela vaut d’être rappelé, les collecteurs eux-mêmes chargés par les pouvoirs locaux resteront définis comme des sujets contraints à la restitution en cas d’abus de leur office.


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