vendredi 31 décembre 2021

Jésus après Jésus.

 Le premier siècle du christianisme.

Je vous propose le résumé des 10 épisodes de l'excellente série de Jérôme Prieur et Gérard Mordillat, produite par Denis Freyd en 2003 et diffusée sur Arte. Les vidéos se trouvent facilement sur Youtube ou sur le site d'Arte.

  • Le premier épisode pose toutes les pistes d'une réflexion qui sera approfondie par la suite.
  • Le 2e épisode est consacré à la communauté de Jérusalem.
  • Le 3e épisode évoque l'espérance de la survenue du Royaume (terrestre) à partir des premières décennies qui suivent la mort de Jésus.
  • Le 4e temps est dédié aux tensions et querelles au sein des communautés du 1er siècle. 
  • L'épisode 5 est consacré à "Paul, l'avorton".
  • 6e émission : le concile de Jérusalem. 
  • 7e émission : l'antijudaïsme de Paul ?
  • Le 8e épisode se demande qui est le vrai fondateur de la nouvelle religion. 
  • Episode 9 : Rompre avec le Judaïsme
  • 10e émission (l'échec des révoltes juives) ou comment le christianisme remplace le judaïsme.



Jesus n'a pas fondé l'Eglise chrétienne.

Il n'a pas mis en place un dispositif qui institutionnellement serait la base d'un schisme. Il a pensé à l'intérieur d'Israël. Mais dans ce judaïsme palestinien du 1er siècle, il est représentatif d'une forme particulière de croyance. Il propose de relire la tradition d'Israël sur la base du pardon, avec de légères forme d'ouverture à l'égard des païens. Ce qu'il cherche, c'est le renouveau d'Israël.

Il annonce le royaume prochain et on peut légitimement penser, d'après les textes, qu'il promet aux 12 apôtres de "régir" et "juger" dans le futur royaume des 12 tribus d'Israël ("logion des 12 trônes"). Il compte sur eux pour les associer à une sorte de gouvernement qui doit renouveler eschatologiquement Israël. Leur simple présence, en tant que disciples, est en soi, annonciateur du royaume et commence déjà à le réaliser, dans l'intimité de la purification individuelle. Cela rencontre l'attente, que Jésus ne  dément jamais, que Dieu libère le territoire de l'occupation romaine et qu'ainsi Israël soit restauré en tant que lieu de la réalisation, le seul lieu au monde, de l'alliance avec le seul vrai Dieu. La  présence païenne interdisait la pratique effective du judaïsme le plus strict. Dès lors que le Royaume n'est pas symbolique ou une promesse pour le monde post-mortem, sa réalisation passait nécessairement par le départ des Romains et de leur armée d'occupation. Ces deux tendances, l'eschaton et le renouvellement par la purification  ou le rétablissement du royaume par une action politico-militaire, sont dans la Bible. Il semble clair que le projet du Nouveau Testament vise à détourner les disciples d'une attente imminente de la restauration du royaume d'Israël (surtout chez Luc, Evangile et les Actes) pour remplir le temps qui les sépare de l'accomplissement dernier par une oeuvre missionnaire. Il y a un changement de priorité : du royaume réel ou historique , l'auteur des Actes glisse vers un royaume de nature plus spirituelle.

Les disciples de Jésus pensaient qu'il était le Messie et ils espéraient la survenue rapide du Royaume. La mort infamante de Jésus sur la croix les prend au dépourvu. Pour la mentalité juive, cette mort est un scandale et réduit la "crédibilité" de Jésus comme Messie. Et assurément, elle consacre l'échec de l'aspect politique qui s'était agrégé à la personne de Jésus (cf INRI). Les Evangiles, qui reconstruisent a posteriori le discours de Jésus, restent vague sur l'aspect politique de l'annonce du Royaume. Rien de nationaliste dans le texte de la Bible, mais il semble évident que les paroles de Jésus étaient ambigües et ont suscité ce type d'espérance. Ce qui explique le profond abattement des disciples après la crucifixion, lors de laquelle, le comble, Dieu n'est pas intervenu. Du texte des Evangiles, on comprend que le groupe des amis de Jésus ne s'est reconstitué, après la débandade qui a suivi la crucifixion, que parce que Jésus s'est manifesté à eux, ressuscité. Pourtant, tout le monde, y compris dans ce groupe, n'était pas convaincu par la réalité de cette résurrection. Les chrétiens (le terme est impropre pour cette époque) sont ceux qui ont cru à la résurrection. C'est le premier des dogmes chrétiens. Mais les premiers chrétiens restent des juifs pour tout le reste.

Il existe une liste de ceux qui ont vu les apparitions de Jésus. Paul, dans la 1ere épitre aux Corinthiens, indique que cette liste est transmise par la tradition. Cette liste a une fonction d'argument d'autorité en additionnant ceux qui auraient vu et eu cette expérience. C'est le point de départ du christianisme. Le premier à avoir vu Jésus aurait été Simon/Cephas-Pierre. Si l'on ajoute le passage de l'Evangile de Matthieu (16-18), passage célèbre où Jésus aurait dit "tu es Pierre et sur cette pierre, je bâtirai mon église", mais passage qu'on ne retrouve ni chez Luc ni chez Marc, cela fait de Pierre le chef de la communauté de Jérusalem. Pourtant, partout ailleurs dans le Nouveau Testament, le personnage de Pierre est moins "glorieux". Il est à la fois le disciple qui renie Jésus, celui qui doute, l'impulsif qui se fait remettre en place par Jésus. Vraisemblablement, il est inutile de chercher dans les textes les indices d'un portrait de Pierre (comme des autres disciples les plus importants) : il est plus efficace d'interpréter les différentes manières de présenter Pierre comme un positionnement subtilement pour ou contre la place éminente de Pierre dans la communauté des premiers temps. Pour d'autres historiens, la figure de Pierre dans le Nouveau Testament est plus symbolique du christianisme primitif qu'une figure de pouvoir. En tous cas, Pierre poursuit l'oeuvre de Jésus, mais rapidement hors de Jérusalem puisque Pierre fait de nombreux voyages. Et même dans l'évangile selon Matthieu, Pierre n'est pas le seul à qui Jésus confie son église. En réalité, Jésus n'a pas organisé sa succession.

Au groupe des disciples, dont Pierre est la figure majeure, s'oppose la famille de Jésus, dont son frère, Jacques. Le livre des Actes place la famille de Jésus et notamment Marie, la mère de Jésus, au milieu des 12. C'est sans doute le but de Luc, l'auteur des Actes des apôtres, de présenter un récit qui rassemble et tisse une continuité. Il cherche à présenter une communauté profondément unie, alors qu'il y avait des tensions au sein de la communauté de Jérusalem.

Dans les Evangiles, la famille de Jésus, à Nazareth, est présentée, sauf Marie, comme critique et ne comprenant pas Jésus. celui-ci est en rupture avec sa famille. Une hypothèse qui a été défendue par certains spécialistes est que les Evangiles de Marc et de Jean reflèteraient les luttes de pouvoir et d'influence entre les communautés dont elles sont le porte-parole et auraient essayé de déconsidérer la famille. En tous cas, dans les Actes, après la mort de Jésus, on comprend qu'au moins une partie de sa famille a récupéré l'héritage de Jésus. Parmi eux, Jacques-Jacob/Iakov, présenté comme le frère de Jésus. C'est le personnage clef pour comprendre tous les conflits ultérieurs, au sein de la communauté chrétienne et entre les chrétiens et les juifs. La difficulté, c'est qu'il n'y a aucun témoignage direct et encore moins extérieur aux écrits bibliques. Jacques disparait dans la tradition évangélique (Evangile de Marc v65-70) qui est plus récente, puis il réapparaît dans les épitres de Paul, qui sont plus anciennes et dans les Actes, écrites par Luc, contemporain de la fin de Paul. Tel qu'il apparaît, Jacques est un juif très pieux, respecté de la communauté juive, qui va au temple et respecte la foi au Christ dans le judaïsme. Selon l'historien Flavius Josèphe, Jacques meurt lapidé à Jérusalem, à l'instigation du grand-prêtre du Temple, qui le voyait comme un rival potentiel.

La communauté de Jérusalem, avec Jacques à sa tête, a bénéficié d'une autorité sur tout le mouvement chrétien dans les premières décennies. Paul par exemple, est obligé de se rendre à l'assemblée de Jerusalem en 48 ou 49 pour rendre compte de la façon dont il organisait ses communautés. Jacques a cette occasion apparaît dans les textes comme une sorte de "fossile" un peu dépassé et réticent à l'égard des pagano-chrétiens.

Remarque : Jésus a des frères et des sœurs dans le texte de la Bible. Ce point a posé beaucoup de problèmes au Moyen Age, d'autant plus que la tradition catholique n'a pas voulu accorder à Marie d'autre enfant que Jésus et que, au tournant grégorien, l'Eglise a insisté sur le dogme de la virginité de Marie. Après la fin du IIe siècle, Jacques est devenu le cousin de Jésus (de adelphos -épitres de Paul-, il est devenu anepsios). La question, telle qu'elle se pose, c'est la question de l'étonnement pour les fidèles, déjà au 1er siècle, du fait de devoir faire tenir ensemble l'identité juive, palestinienne de Jésus et l'affirmation de foi selon laquelle cet être-là était unique et sans la tâche du péché originel. Cet étonnement explique les longs débats qui s'ensuivront sur la double nature de Jésus, à la fois homme et dieu. D'ailleurs, le Jesus historique n'a pas grand chose à voir avec ce que les chrétiens vont en faire. Le point décisif est la "divinisation" de Jésus. Jésus, seigneur (kurios) est-il aussi dieu (théos) ? Les débats sont nombreux et ils durent. Le concile de Nicée (325) fixe l'orthodoxie : la double nature de Jésus.


Peut-on donc dire que le véritable fondateur du christianisme est Paul ?

  • Temporalité = Paul (v 50-60) = 1ere génération qui a succédé à Jésus. Mort entre 60 et 64.
  • 7 lettres assurément authentiques (Romains, Galates, 1-Thessaloniciens, 1&2-Corinthiens, Philippiens, Philémon). Le reste du corpus attribué à Paul n'est pas de lui.


Le christianisme qui a émergé dans les premiers siècles est fondamentalement un christianisme paulinien (en témoigne sa sur-représentation dans les textes finalement choisis pour constituer le Nouveau Testament <=> constitution progressive du canon du Nouveau Testament). Mais ce christianisme qui a rompu avec le judaïsme et même a pris ses distances vis-à-vis de la figure juive, historique, de Jésus, ce christianisme unifié, n'est pas né d'un seul bloc, et certainement pas à l'époque de Paul.

Pourtant Paul a beaucoup modifié les interprétations de Jésus. Tout d'abord, il écarte le caractère national et politique de l'Evangile. Il fait de la résurrection un système théologique qui s'adresse plutôt aux individus en leur promettant le salut par l'immortalité et un royaume céleste. Il y a substitution d'une attente temporelle, historique, à une attente d'un autre espace pour l'éternité. Dans cette perspective, Israël n'occupe plus une position centrale.

Ensuite Paul a pris ses distances avec le groupe des "hébreux", c'est-à-dire les disciples du Christ réuni à Jérusalem. Pour comprendre comment les choses se sont passées, il faut remonter avant Paul, à la première communauté de Jérusalem. Passées les premières années, celle-ci est divisée entre les hébreux (les juifs parlant araméen) et les juifs hellénistes (une part importante de la population de la cité  = 40% de l'épigraphie des ossuaires de la ville, peut-être 15 à 20% de la population-, et une communauté non négligeable parmi les croyants). Les spécialistes s'accordent à penser qu'il y avait donc deux communautés distinctes, les 12 (les disciples, collaborant sans doute avec la famille de Jésus) et les 7 (leaders de la communauté helléniste), en s'appuyant sur l'analyse des Actes, 6-8 . Au-delà des différences linguistiques qui les empêchaient de suivre les rites ensemble, il y a aussi de profondes différences dans les pratiques et la conception du monde. Les juifs hébraïques seraient des communautés plutôt rigoristes, restées fidèles à la Loi, tandis que les juifs hellénistes seraient plus libéraux, aussi parce qu'imprégnés de philosophie grecque et, de ce fait, empreints d'une vision plus universaliste. Ce que fait Luc dans les Actes, c'est de situer à Jérusalem, en leur attribuant des anecdotes significatives, ces deux communautés qui devaient être en réalité deux mouvements plus répandus en Judée. Or, une forte tension a éclaté entre les deux communautés, comme on le devine dans Luc, Actes, 6.

Etienne, le premier martyre chrétien, mort lapidé, était diacre de la communauté des Sept, membre des synagogues de la diaspora, c'est-à-dire des Juifs venus s'installer à Jérusalem. Sa prédication a un succès visible. Apparemment, il critiquait le culte du Temple ("Dieu n'habite pas une maison faite de main d'homme"). Les historiens supposent donc qu'il fut  le porte-parole de la vision helléniste plus libérale, qui critiquait l'application stricte de la Torah, telle que pratiquée par les chrétiens hébreux. Cet événement trace une ligne de faille au sein du 1er mouvement chrétien. La mort d'Etienne est stylisée comme une répétition de la Passion, et l'auteur des Actes signale que ce martyre marque le début d'une grande persécution contre les adeptes de la Voie : ils auraient été tous expulsés sauf les apôtres. On peut légitimement penser que ce sont les chrétiens attachés à la Torah qui restent  ; Il n'y avait aucune raison de les inquiéter, puisqu'ils étaient respectueux de la tradition. En revanche, les chrétiens hellénistes, chassés de Jérusalem, fuirent vers des régions où le judaïsme n'était pas ou peu pratiqué, Antioche par exemple. Ce sont eux qui vont chercher à évangéliser les païens. Ils finissent par se radicaliser toujours davantage contre les judéo-chrétiens et contre les juifs. Les deux chemins se séparent. 

C'est le moment où Paul apparaît. 

Paul est témoin de la diversité des disciples du Christ. Ses écrits fournissent une version de l'histoire des premières communautés qui diffère du récit des Actes des Apôtres, rédigé par Luc une trentaine d'années plus tard (entre 80-90). Le Paul des épitres est plus radical et vitupère davantage que le Paul des Actes, qui est présenté, certes comme un missionnaire héroïque, mais qui doctrinalement est bien plus respectueux de la Loi et toujours soucieux de maintenir le lien avec la communauté de Jérusalem. Les données contenues dans les premières lettres de Paul contredisent ce que disent les Actes sur les premières années de la biographie paulinienne. Puis ensuite, on n'a plus rien que les Actes. Ceux-ci ne sont sans doute pas une source suffisamment fiable pour faire une biographie de Paul. Luc "invente" un Paul dans le but de le relier fortement à la communauté de Jérusalem.

Paul revendique (Epitre aux Corinthiens) revendique d'avoir "vu" Jésus, se mettant sur le même rang que les apôtres, même si il se dit "avorton", le dernier des derniers. Cette rencontre du Seigneur (que Luc met en scène avec l'épisode de la révélation sur le chemin de Damas) lui confère l'autorité dont il se revendique. Contrairement aux disciples, Paul n'a jamais rencontré Jésus de son vivant. Il n'était pas en Judée au moment où Jésus y prêchait. On se demande même, quand on constate qu'il cite rarement la parole de Jésus et parfois avec des variantes par rapport aux Evangiles, s'il avait même accès aux récits de la vie de Jésus. Peut-être qu'il ne connaissait que très peu le Jésus historique qui s'adressait aux Juifs. Le Jésus de Paul est le ressuscité : c'est quasiment la seule chose qui l'intéresse. 

Même si Paul semble faire de la question des Gentils (évangéliser les païens) une question nouvelle, alors qu'elle est discutée déjà dans la tradition juive et dans la Bible hébraïque. Voir les chapitres 40 à 66 d'Isaïe, voir le prophète Malachie, voir le livre d'Esther. "Lève-toi Jérusalem, et voici qu'accourent vers toi toutes les nations". Au dernier jour, les nations rejoindront Israël. Il y avait un courant dans la tradition juive qui cherchait à faire rentrer les autres nations "sous les ailes de la présence divine". Cette mission juive explique qu'à l'époque de Jésus, une personne sur dix dans l'Empire était juive et on trouvait des communautés juives dans beaucoup de villes disséminées dans tout l'Empire, ce dont témoignent les voyages de Paul qui, partout où il se rend, va au contact de la communauté juive et cherche les "craignant Dieu", ces gentils attirés par le judaïsme, mais bloqués dans leur conversion par la rigueur des obligations de la Loi. Pour Paul, la Loi hébraïque est un élément de division de la communauté. Il comprend qu'il faut remplacer la Loi par la Foi, pour faire le ciment de la communauté. Cette foi se réduit à une conception simple : seule la mort et la résurrection de Jésus est la voie vers le Salut. Dès lors, son activité missionnaire se développe indépendamment de la Loi. Les rites juifs ne sont plus indispensables. Il suffisait de croire de Jésus était réellement le fils de Dieu. Seule comptait donc la justification par la Foi. Paul prêchait en fait quelque chose de proprement révolutionnaire. Il prêchait que Jésus n'était pas venu seulement pour le salut des Juifs, mais pour le salut de l'humanité entière.

Comment la forme chrétienne se propage t-elle ?

On n'en sait rien. En tout cas, partout où il y avait des synagogues, il y avait des communautés chrétiennes. Les Historiens ont peu de sources, et elles sont toutes chrétiennes.

Il n'y a pas de Chrétiens au 1er siècle. Il y a des Juifs qui adoptent la foi au Messie. La séparation n'a pas encore eu lieu. Des petits groupes de fidèles de Jésus se regroupent ici et là, mais il n'y a pas encore d'Eglise (au sens d'une institution chrétienne)

Les sources, qui sont exclusivement bibliques pour les premiers temps, accordent une place exagérée à la communauté de Jérusalem, ce qui s'explique par la croyance en une fin des temps proche et le retour de Jesus (la Parousie) pour fonder le royaume à Jérusalem. Nous ne savons pas si la première communauté était structurée : on sait que tous les biens étaient mis en commun et des règles très strictes pouvant entraîner des exclusions. Autour de ces communautés, vivant aussi probablement dans l'abstinence, cessent le travail pour se consacrer à la prière, qui réalisent en actes une préfiguration du Royaume, devaient graviter des sympathisants qui eux, continuaient à vivre plus normalement. Puis, plus le temps passe, plus il dément l'annonce d'une fin de temps proche. La communauté de Jérusalem a dû se réorganiser, ne serait-ce que pour éviter la "faillite".

Le "concile" de Jérusalem : c'est l'assemblée des apôtres qui eut lieu vers 50. Il s'agit de régler les tensions qui existent entre la communauté de Jérusalem et les communautés qui se développent à l'extérieur de la Judée (dont la communauté d'Antioche, représentée par Paul) sur la base de la conversion des païens. L'objet est de savoir si ces païens doivent devenir des prosélytes juifs et se faire circoncire. L'enjeu se porte sur le repas pris en commun, l'eucharistie. Comment, au-delà de tous les autres rituels, des chrétiens-juifs de stricte observance pourrait partager la même table que des pagano-chrétiens ? Après une "franche engueulade", la communauté de Jérusalem accorde à Paul que la circoncision et le fait de manger casher n'était pas obligatoire : en revanche, il y a interdiction des viandes sacrifiées aux idoles, les viandes étouffées et le sang (= la Loi noachique < Noé). C'est la Loi la plus sommaire minimale qu'on réclame aux pagano-chrétiens. Mais au final, c'est la porte ouverte à la déjudaïsation. Rapidement, la composante juive du mouvement chrétien devient minoritaire.

Un an après cette rencontre, Paul écrit l'Epitre aux Thessaloniciens. Les spécialistes estiment que c'est le texte le plus ancien du Nouveau Testament. Or, il y a dans ce texte une charge violente contre les Juifs, "eux qui ont tué le Seigneur Jésus et les prophètes, ils nous ont aussi persécutés. Ils ne plaisent pas à Dieu et sont ennemis de tous les hommes. Ils nous empêchent de prêcher aux païens pour les sauver et mettent ainsi le comble à leurs péchés. Mais la colère est tombé sur eux à la fin / elle est tombée sur eux pour en finir"  (chap 2, verset 14)

Une bonne partie de l'épisode 7 est consacrée à l'analyse de ces quelques phrases.  Ce que l'on peut en retenir tient en deux grandes idées. Paul, dont je rappelle qu'il était juif, reprend les thèmes assez classiques de la critique contre la communauté juive, critiques que l'on retrouve y compris au sein de la pensée juive sous la forme "ces juifs qui n'écoutent pas les prophètes" (tradition deutéronomiste du destin des prophètes), et dans la communauté païenne qui comprend mal que leur exclusivisme religieux justifie le séparatisme (d'où la supposée misanthropie juive). Ensuite, il faut comprendre cette phrase dans la perspective polémiste de son époque. Paul à Thessalonique dirige une communauté où la plupart sont des non juifs. "Ils nous empêchent de prêcher aux païens" et donc ils empêchent les autres hommes d'accéder au Salut. Ce texte met en lumière les tensions entre les premiers judéo-chrétiens  et les pagano-chrétiens ET les tensions entre les juifs et les premiers chrétiens. Ici, très probablement, Paul manifeste son exaspération envers les Juifs qui s'opposent aux fidèles chrétiens dans les églises de Judée. Cependant, le fait reste que ce texte a servi de base à l'antisémitisme chrétien antique qui s'est développé ensuite, à partir de la fin du 1er siècle. Le mot "judaïoi" renvoie au peuple tout entier : c'est une condamnation universelle. Des chercheurs ont voulu prouver, sans y réussir, que ces phrases n'étaient de Paul car nulle part ailleurs, Paul ne s'exprime de cette manière. D'autres pensent le prouver par la dernière phrase : "la colère est tombée sur eux à la fin". Le verbe est conjugué à l'aoriste donc désignant une action passée, et pour certains, il est clair que cette allusion renvoie à la destruction du Temple, mais c'est en 70 ! Le problème avec la théorie de la glose tardive rajoutée par un copiste à la lumière d'événements postérieurs, c'est qu'il n'y a aucune preuve et qu'à la limite, on peut  lire tout le nouveau Testament de cette manière dès qu'un élément pose problème.

Toujours est-il que Paul dresse le constat dramatique et douloureux de la séparation d'Israel et des communautés qu'il est en train de créer. Il repousse à la fin de l'Histoire le Salut d'Israel, quand la totalité se sera convertie, pas seulement Israel mais aussi tous les autres.

De fait, la pensée de Paul a changé et s'est adaptée aux circonstances tant du point de vue théologique que spirituel, même si pour certains, les différences dans les différents textes de Paul relèvent davantage de la rhétorique que du fond, c'est-à-dire sa capacité à reformuler la bonne nouvelle en fonction de ses interlocuteurs.

Au final, la chute du temple de Jerusalem marque la véritable rupture (70)

Luc, dans les Actes de Apôtres, a cherché à donner une image linéaire de la continuité de l'histoire des premiers chrétiens. Mais cela ne s'est pas passé comme cela, comme on l'a vu plus haut. La rupture est donc plus ou moins passée sous silence.
Les Actes ont été écrits après l'Evangile de Luc, sans doute juste après 70. Ils affirment que l'identité chrétienne ne peut pas se comprendre en dehors de Jésus ET Paul (qu'il aurait connu lors des derniers voyages de Paul). Cependant, Luc simplifie Paul et la théologie paulienne n'interesse pas Luc outre mesure. Le Paul présenté dans les Actes est plus "lisse" et la distance entre Paul et les chrétiens de Jérusalem est amoindrie. C'est, pour certains exégètes, une reconstruction complète de la figure de Paul.

Comme Luc est quasiment notre seul accès à cette période-là de la première chrétienté, d'autres personnalités de cette période ont sans doute disparu. Par ailleurs, l'historicité des Actes est incontestablement à remettre en cause. Luc reconstruit manifestement l'Histoire de la période. Il ne faut donc pas le lire ce texte de façon naïve.

Un autre but de Luc serait de montrer la diffusion du christianisme au centre de la terre habitée, c'est-à-dire à Rome. Il y a pour Luc l'importance de construire la continuité légitime de l'accueil du message de Jésus de Jérusalem à Rome. Le dernier mot des Actes (dernière parole de Paul) : c'est aux païens qu' a été envoyée la parole de Dieu. Les derniers mots des Actes marque le revirement : l'Evangile passe des juifs aux païens. Luc signale de façon réitérée l'endurcissement des juifs d'Israël qui refusent la parole divine, via Paul. C'est un schéma récurrent, qui montre Paul expulsé par la synagogue. Il y a une construction progressive des Juifs comme les "méchants", pas exclusivement cependant, puisqu'il y a toujours un petit noyau qui accepte la Bonne Nouvelle. Luc, qui écrit dans les années 85-90 écrit à une communauté qui s'est déjà séparée d'Israël, avec l'entrée de païens dans la communauté des disciples SANS assimilation à Israël. Cependant, Luc écrit pour rappeler constamment que les racines du Christianisme sont dans la synagogue. Bien entendu, Luc écrit du point de vue chrétien et il charge la responsabilité juive. Cependant, le peu de succès que les chrétiens ont rencontré dans le monde juif est perçu de façon tragique, comme une rupture non désirée.

=> Le christianisme nait au début du IIe siècle (Et encore, il ne s'institutionalise qu'au IVe siècle)

C'est le moment où tous les textes sont rassemblés. C'est aussi le moment où les textes de Paul recommencent à circuler après le "trou" des années 70-90 et une partie des épitres de cette période sont attribuées à Paul (Colossiens, Ephésiens). Le premier corpus est attesté par Marcion à propos d'un atelier de copiste à Rome en 140. Il atteste de 10 épitres attribuées à Paul. Est-ce que Marcion est l'éditeur de Paul ? Marcion, marchand du Pont converti, se trouve en 140 dans une école de théologie de Rome (il y en a deux autres à la même époque). Ces 3 écoles représentent 3 courants au sein de l'Eglise. Les apôtres se retrouvent dans l'école de Justin, les hellenistes dans celle de Valentin. Le courant paulinien est celui de Marcion. Pour lui, Paul est le seul qui a véritablement compris le message de Jesus. Marcion cherche à expurger des textes de Paul les falsifications selon lui introduites par les apôtres qui eux n'ont rien compris au message de Jésus. Il réunit en un seul ensemble les 10 épitres de Paul et l'évangile de Luc. Marcion pensait que Jésus avait prêché une religion totalement nouvelle, indépendante du Judaïsme. Pour lui, il ne fallait pas se référer aux textes juifs.

Les 4 évangiles circulaient. Il y avait aussi une littérature apocryphe assez nombreuse. Personne jusqu'ici n'avait eu l'idée de réunir un canon.

Paul est l'autorité fondamentale sur laquelle on se base au début du 2e siècle pour son activité missionnaire et pastorale, même si la théologie pauliniene  est, elle, négligée. Il faut attendre St Augustin pour que les pères de l'Eglise se penchent à nouveau sur la pensée de Paul. Il est symptomatique que Marcion qui militait tant pour imposer Paul l'ait si mal compris.

=> L'Eglise orthodoxe va se construire contre Marcion pour réintégrer la tradition juive, au point de se revendiquer comme le véritable Israël. 135 : l'échec de la révolte juive contre les Romains et une révolte messianique marque la rupture définitive. Les grands centres du judaïsme se réorganisent autour des pharisiens en Galilée et en Mesopotamie. L'héritage juif qu'on estime perdu, éparpillé au sein de la diaspora, est relevé par Justin qui se réclame du "verus Israël". Justin est martyrisé à Rome vers 160. Il est un des premiers "pères de l'Eglise". Les chrétiens réinterprètent l'ancien Testament (beaucoup d'écoles juives concurrentes jusqu'à cette époque donc cela n'a rien d'extraordinaire) en le spiritualisant. Globalement, les chrétiens reconnaissent l'ancien Testament, mais pas l'interprétation juive de ces textes. Les Juifs sont donc réputés ne pas avoir compris leurs propres textes. => le judaïsme est une forme non achevée de la Vérité.

Outre l'aspect doctrinal, les intervenants insistent sur l'aspect pragmatique de cette revendication de la judéité du christianisme. Dans l'empire romain, les Juifs avaient droit au privilège de pratiquer leur religion du fait de l'ancienneté de leur tradition religieuse, ce que les chrétiens n'avaient pas s'ils s'affirmaient comme membres d'une religion nouvelle. Pourtant, malgré l'aller-retour entre les deux religions et l'existence de judéo-chrétiens (qui pratiquent l'eucharistie mais font shabbat pour simplifier), la séparation est en marche et les polémiques virulentes. La notion de verus Israël est une sorte de "captation d'héritage" et les chrétiens les plus polémiques vont jusqu'à dénier aux Juifs le fait d'être de vrais juifs. Par ailleurs, leur refus d'accueillir la Bonne Nouvelle et de reconnaître Jésus comme le fils de Dieu est assimilé à une persévérance dans l'erreur qui serait quasi diabolique. Dans le même temps, comme les Juifs cherchent à institutionaliser leur religion et leurs pratiques, une des composantes est de bien affirmer qu'ils ne sont pas chrétiens.



lundi 20 décembre 2021

Jouons à la diplomatie internationale en temps de crise avec la série The Brink

 Une proposition pour le thème "Puissance" du programme d'HGGSP 1ere.

The Brink (une seule saison, la saison 2 ayant été annulée)


Dans l'article de Pierre Langlais (Télérama, 22/06/2015) , cette mini-série de HBO est présenté comme un objet "quelque part entre "Docteur Folamour" et un "Homeland" du rire.

En voici l'argument (repris de l'article cité ci-dessus) :

"Créée par Roberto Benabib (ancien de Weeds) et son frère Kim sous influence du Docteur Folamour de Stanley Kubrick, The Brink place littéralement le monde « au bord » d'une guerre nucléaire quand un militaire illuminé prend le pouvoir au Pakistan, et menace d'effacer Israël de la surface du globe. Le voisin Indien n'étant pas rassuré non plus, on est à deux doigts de la catastrophe. Deux hommes semblent pouvoir l'éviter : Walter Larson (Tim Robbins), le Secrétaire d'état américain – un séducteur à la santé sexuelle inversement proportionnelle à sa santé, tout court – et Alex Talbot (Jack Black), un employé de l'ambassade américaine à Islamabad – incompétent, maquereau du dimanche quand Larson est de passage en ville.
Produite et mise en scène par Jay Roach, réalisateur de Austin Powers et du téléfilm politique d'HBO Game Change (l'homme de la situation, donc), cette pochage géopolitique oscille entre blagues énormes à la nullité assumée et satire de la politique internationale (...). Le délire complet n'est jamais loin, mais les frères Benabib semblent vouloir conserver un fond de satire, et donc une once de réalisme dans les relations diplomatiques – on se doute bien qu'une série qui implique Washington, Jérusalem et Islamabad tient de quoi être politiquement très incorrecte, et peut se payer la tête des amitiés plus ou moins hypocrites des uns et des autres. En effet, pour éviter une Troisième Guerre mondiale, Larson et Talbot vont décider de soutenir un autre fou (plus conciliant, quoi que…), de provoquer un autre coup d'état, tout en tâchant de calmer les pulsions belliqueuses des uns et des autres."

La proposition a de quoi réjouir le prof d'Histoire-Géographie tant elle fourmille d'allusions, voire de clins d'oeil appuyés à des événements historiques. Par exemple, des jeunes filles réfugiées à l'ambassade américaine du Pakistan sont l'enjeu d'une négociation entre le secrétaire d'Etat américain et l'homme que ce dernier souhaite mettre au pouvoir au Pakistan pour remplacer son frère complètement dingue. Lors de leur conversation, Walter Larson rappelle comment Reagan a utilisé l'affaire des otages de l'ambassade américaine à Téhéran pour renforcer sa popularité et il sous-entend que leur libération, juste après l'élection présidentielle, a été négociée entre Reagan et l'ayatollah Khomeiny. De même, les quelques scènes de l'évacuation de l'ambassade à Islamabad sont filmées de manière à rappeler l'évacuation en urgence de l'ambassade de Saïgon en 1975. 
D'autres moments jouent avec les clichés et les idées reçues sur la puissance et le poids diplomatiques des différents pays. La réplique sur les tambours chinois de la cérémonie d'ouverture des JO de 2008 à Pékin  m'a personnellement fait sourire car elle exprime exactement ce que j'ai pensé en la découvrant.



Certes, la satire reste superficielle et en dépit des très nombreuses références, elle manque de fond et de réflexion. The Brink n'est en aucun cas une série qui permettrait d'engager avec les élèves un travail de compréhension des enjeux internationaux, même pas ceux de la géostratégie. En revanche, on peut l'utiliser dans une première approche et pour changer un peu des supports sérieux qu'on utilise d'habitude pour les  "relevés d'information".

Je joins à ce post les liens vers le découpage vidéo 1 et le découpage vidéo 2, ainsi que le questionnaire pour les élèves. L'idée est ensuite d'organiser un kahoot.

samedi 13 novembre 2021

L'organisation politique de Florence au moment savonarolien

Si, dans les programmes scolaires, nous n'avons le temps que de présenter le système démocratique mis en place à Athènes à la fin du VIe siècle avant JC, il serait pourtant utile de prendre du temps pour présenter d'autres systèmes d'organisation de gestion et de vie politique, notamment au Moyen Age. Etudier avec les élèves, dans une démarche comparative les différentes formes de systèmes républicains (Athènes, Rome, les communes italiennes médiévales) permettrait d'aiguiser leur regard sur la longue durée de la mise en place de l'idéal démocratique.



Le palais de la Seigneurie (dit "palazzo vecchio")
qui abritait les conseils de la commune.


Dans le "laboratoire italien" des formes politiques, Florence tient une place particulière étant donné la masse de documentation et donc d'études qui lui sont consacrées. A partir du XIIe siècle, cette commune a expérimenté toutes les formes d'organisation civique : partant d'une autonomie communale, elle devient République plus ou moins oligarchique selon les époques, puis passe sous la domination quasi seigneuriale des Medicis, puis au XVIe siècle la capitale de leur duché. J'ai consacré un billet de blog à une sommaire présentation de la première république et aux ordonnances de Giano della Bella, dans le cadre d'un cours de DNL italien. Aujourd'hui, je vais présenter de façon plus classique le fonctionnement du "regime democratico temperato" mis en place en décembre 1494, alors que la descente du roi de France Charles VIII avait initié les guerres d'Italie et après que la Seigneurie a chassé Pierre de Médicis, le fils de Laurent le magnifique. Je m'appuye sur l'article de Guidobaldo Guidi, "Il Savonarola e la partecipazione alla vita politica", paru dans Savonarole. Enjeux, débats, questions, Actes du Colloque International (Paris, 25-26-27 janvier 1996), Paris, 1997, p.35-44. Mais avant, je reprends, pour introduire le propos, une large citation de l'article de Jean Bourier et Yves Sintomer, "La République de Florence (12e-16e siècle). Enjeux historiques et politiques" (dans Revue française de Sciences politiques, 2014/6, vol.64, p.1055-1081) ainsi que la chronologie qui est fournie en annexe. Cet article constitue une bonne entrée en matière pour ceux qui voudraient avoir un aperçu général de l'histoire institutionnelle de Florence.


"Du 13e au 16e siècle, et plus particulièrement lors du moment « républicain » où elle se fait le héraut de la « liberté florentine » (Florentina libertas), Florence constitue une référence centrale pour l’histoire politique du monde occidental. Tôt libérée des rapports féodaux, elle est, pendant deux siècles et demi, et malgré quelques éclipses, le lieu d’une véritable réinvention de la politique, au sens où Moses I. Finley et Christian Meier entendent celle-ci [1]Moses I. Finley, L’invention de la politique. Démocratie et… – un débat public sur les choses de la cité appuyé sur des procédures permettant aux citoyens une participation politique institutionnalisée. Mais elle l’est aussi au sens des luttes et intrigues pour le pouvoir lorsqu’elles sont tranchées in fine sur la place publique, plutôt que confinées dans les coulisses, et qu’elles s’effectuent dans un champ largement autonome, en particulier à l’égard de la religion, et partiellement professionnalisé. Si les origines et les premiers temps de la Commune de Florence restent en partie dans l’ombre, c’est avec l’affirmation du Popolo, en liaison étroite avec les associations de métiers, qu’elle devient une cité de premier plan. (les phrases en gras sont de mon fait) Avec Venise et Gênes, c’est l’une des cités-États qui, durant la Renaissance, résiste le plus longtemps à la montée des nouvelles Seigneuries princières, celles des Visconti puis des Sforza à Milan, des Gonzague à Mantoue ou des Este à Ferrare et à Modène. Dans les représentations et discours de l’époque, elle incarne la version « populaire » de la République, quand la ville des doges en représente la version « aristocratique ». La mutation politique que Florence expérimente dès le 13e siècle participe de l’invention ou de la réinvention de techniques délibératives ou électives et de modes de scrutin qui seront typiques de la politique moderne. La cité-État a rompu progressivement avec l’univers de pensée féodal, avec la théologie politique de l’empire et avec les formes institutionnelles et idéologiques de l’autorité qui en étaient le corollaire. Quelques siècles avant que ne s’impose l’idée de la souveraineté populaire, une communauté politique quasi fédérative basée initialement sur les corporations (les Arts) et d’autres groupes fondés sur un statut spécifique reconnu par la cité (les quartiers, l’organisation regroupant les partisans du guelfisme, etc.), typique des communes médiévales, cède progressivement la place, au cours des 14e et 15e siècles, à une République plus unitaire.

La politique est dans la cité toscane tout à la fois étonnamment proche et foncièrement différente de la nôtre. Quelques aspects méritent ici d’être mentionnés. La délibération publique se déploie de façon importante, en particulier à partir de la fin du 14e siècle, mais dans des assemblées quasi informelles, les consulte e pratiche, qui discutent presque quotidiennement des questions sensibles, et non dans les Conseils législatifs, lieux qui sembleront son habitat « naturel » quelques siècles plus tard. L’élection et le vote au scrutin majoritaire sont employés et affinés mais, jusqu’à la fin du 15e siècle, ces modes de scrutin ne sont pas couplés à l’idée du consentement du peuple, typique des gouvernements représentatifs modernes. Florence voit émerger une véritable classe politique, quasi professionnalisée en ce qu’elle pratique cette activité à plein temps, dominée par les grandes familles qui exercent un large contrôle, à travers leurs réseaux, sur la vie politique. Mais elle voit aussi s’affirmer la participation active de milliers de citoyens à la gestion des affaires publiques à travers un mélange de cooptation, de tirage au sort et de rotation rapide des mandats. Elle développe nombre des techniques d’administration modernes, comme l’impôt proportionnel fondé sur un recensement très précis des richesses immobilières et mobilières, dans le cadre d’un vaste État territorial en cours de constitution, qui occupe au 15e siècle toute la vallée de l’Arno, des Apennins à la mer, au niveau de Pise et de Livourne. C’est aussi à Florence que la notion moderne de république est créée, à partir du moment où Leonardo Bruni (1ere moitié du XVe siècle) oppose le régime républicain au régime princier et où la république n’est plus simplement synonyme de bon gouvernement. Cependant, l’idéologie officielle de la cité toscane est marquée par l’idéal d’une représentation politique qui n’est pas la représentation-mandat mais la désignation des personnes les plus impartiales, les plus justes et les plus utiles pour l’harmonie communale, personnes qui forment une pars pro toto pouvant engager la collectivité."


Une longue chronologie commentée accompagne l'article dont je tire l'exercice suivant :

Une exercice pour les 1ere SPE HGGSP, thème démocratie

Rapide historique de la commune de Florence

1154-1159 : la commune qui a reçu l’autorisation de la part de son seigneur, l’empereur, d’administrer elle-même la justice civile et criminelle, se dote de ses premiers statuts constitutionnels

1166 : première mention d’un Conseil de Boni Homines (les « bons hommes »)

1180-1220 : années de la mise en place du système des Arts (les corporations de Florence qui se dotent de représentants)

1244 : le popolo (ensemble des citoyens non nobles et non riches = petit peuple des artisans et des ouvriers, à jour de leurs impôts) s’organise et se dote de deux capitaines. En 1250, une insurrection renverse le groupe des notables qui dirigeait la cité et met en place le premier régime du Popolo. Celui-ci va durer 10 ans.

Tensions entre deux factions rivales : les guelfes et les gibelins.

1293 : approbation des Ordonnances de Justice qui visent à diminuer la puissance politique des plus riches et à expulser les nobles de la vie politique florentine. Création du gonfalonier de justice et du gouvernement élu de la « Seigneurie », constitué de prieurs des Arts.

1342-1346 : krach financier. Les grandes familles de la banque florentine font faillite. Les Arts mineurs par la suite rééquilibrent le pouvoir à leur profit.

1378 : révolte populaire des Ciompi (artisans du textile) qui imposent une nouvelle constitution ouvrant la vie politique aux petits ouvriers et artisans.

1382 : Fin du gouvernement des Arts. Etablissement d’un régime oligarchique, hostile au popolo minuto (les plus pauvres) qui perd tout accès au gouvernement. Officiellement cependant, le cadre de la République est conservé.

1434 : A partir de cette date, la famille des Medicis parvient à s’imposer comme l’unique famille dirigeant effectivement la ville. Les institutions sont conservées, mais sans autonomie.

1478 : échec de la tentative de coup d’Etat menée par les Pazzi contre les Medicis

1494 : la commune de Florence chasse Pierre de Medicis et met en place un régime constitutionnel à nouveau élargi aux plus pauvres.

1512 : retour des Medicis au pouvoir à Florence.


En 1ere SPE sur le thème de la démocratie, j'insiste sur les antagonismes de classes à Athènes et surtout à Rome qui ont conduit à la mise en place d'institutions de compromis permettant aux riches comme aux pauvres,, aux aristocrates comme au plébéiens de constituer un seul peuple de citoyens, participant, chacun à leur mesure, à la vie politique. Les dosages sont le résultat de rapports de force constamment renégociés et mouvants. On retrouve cette même idée dans l'histoire de Florence. La chronologie a aussi l'avantage de montrer que noblesse et richesse ne sont pas forcément synonyme : à Florence, des magnats de la banque et de la finance s'imposent au pouvoir, sans être nobles et en ayant précisément profité de l'expulsion de la noblesse féodale après les Ordonnances de Justice.

Le questionnement pour les élèves pourrait être le suivant

1)      Repérer les différents types de pouvoir à Florence :

·         Avant le milieu du XIIe siècle, qui est le seigneur de Florence ? Avant 1293, quelle classe sociale dirigeaient la ville ? Que vous suggère l’appellation « Bons Hommes » pour désigner ceux qui dirigent Florence à cette époque ? A partir de 1280, quel groupe social prend de plus en plus d’importance et s’organise ?

·         Au XIVe siècle, quelles organisations contrôlent la commune ? Est-ce toujours le cas au XVe siècle ?

·         Qu’est-ce qu’un « régime du popolo » ?

2)      Comprendre les luttes sociales et politiques à Florence

·         « Fluotez » dans la chronologie toutes les mentions témoignant de tensions sociales et politiques.

·         Quelle typologie des tensions peut-on établir ?




Focus sur un régime du popolo : la "République savonarolienne"

(remarque : l'expression est impropre, mais ce n'est pas l'objet ici d'un débat de spécialiste)




 R) coquille : lire pratica et non praticha

+ le Grand Conseil ne débat pas, il vote les lois. En de très rares cas seulement, la Seigneurie appelle au débat au sein du Grand Conseil. En temps ordinaire, cela se faisait au sein des pratiche.


Précision sur le système d’élection aux magistratures de la commune

C’est un système extrêmement compliqué en 3 étapes et que je simplifie sans être d'ailleurs certaine d'avoir tout compris. Ce n’est donc pas un suffrage direct, mais indirect.

Les membres du Grand Conseil sont réunis dans un premier temps par quartier. L’élection dure toute la journée.

Etape 1 : tirage au sort. Trois bourses/sacs ont été préparées pour chaque quartier et pour chaque collège électoral (2 bourses pour les arts majeurs, 1 pour les arts mineurs) avec les noms des personnes qui pouvaient prétendre participer à la désignation des candidats (faire partie du Grand Conseil, être majeur, être à jour des devoirs de citoyens, être membre d’un Art…). En tout, on tirait au sort 108 personnes (3 par quartier pour chaque mandat à désigner).

Etape 2 : désignation des candidats à l’élection. Juste après le tirage au sort, chacun de ces tirés au sort proposait son candidat pour la Seigneurie en choisissant parmi les membres de Grand Conseil. Leurs candidats doivent habiter leur quartier et faire partie soit des Arts majeurs (6 « seigneurs + gonfalonier soit 7 postes à pourvoir) soit des Arts mineurs (2 postes), comme eux d’ailleurs.

Etape 3 : élection. Puis tous les membres du Grand conseil procédaient au vote (non = fève blanche, oui = fève noire) pour chaque poste (9) et pour chaque nom proposé (12x9), en respectant le fait que chaque quartier devait avoir deux élus. Un notaire procédait le jour suivant au dépouillement. On conservait la personne qui avait reçu le plus grand nombre de fèves noires, à condition qu’il ait reçu au moins 50% des suffrages. Il fallait au moins 1000 votes. Sinon, on recommençait (!)

Pour les magistratures mineures, on se contentait d’un tirage au sort.

Pour les élèves, avec un peu de concentration car c'est compliqué, ils peuvent repérer le rôle souverain du Grand Conseil, le rôle de la Seigneurie comme organe du pouvoir exécutif, la séparation des pouvoir, les mandats courts et la collégialité des magistratures, le contrôle de l'action des magistrats.

Dans un 2e temps, on peut leur demander (comme pour la comparaison avec Rome) si ce système est réellement démocratique au regard des critères athéniens. Ils repéreront que les participants à la vie politique sont, comme à Athènes, une minorité, mais que , contrairement à Athènes, le petit peuple est désavantagé à plusieurs niveaux (exclu du Grand Conseil, minoritaire à la Seigneurie). Cependant, la procédure de désignation des magistratures, leur garantit (contrairement au cursus honorum romain) d'avoir des élus.

Enfin, on peut leur faire identifier les différentes échelles administratives (le quartier, la commune) et les niveaux de compétence enchassés. Puis l'importance à Florence du monde économique qui structure en fait la vie politique.


Remarque : Le mode de scrutin pour la désignation des magistrats florentins a fait l’objet de nombreux débats et a changé en juin 1495 puis en mai 1498 et en mai 1499. Il est un enjeu de la "liberté florentine", c'est-à-dire de l'effectivité de son autonomie. Il vise à éviter la mainmise des factions sur le gouvernement (Seigneurie, 10 de Liberté ...) et notamment le retour au pouvoir des partisans des Medicis. En 1499, l'institution du gonfaloniérat de Justice à vie, confié à Piero Soderini, veut faire de Florence une République enfin stable.


Ci dessous, la version simplifiée pour les élèves, avec le questionnaire



dimanche 7 novembre 2021

La longue durée, à la loupe.

 Compte-rendu de la série de 4 conférences de Carlo Ginzburg au collège de France (mai 2015)




A l'occasion d'un raccourci facile que je faisais dans un de mes écrits ("plutôt Ginzburg que Braudel"), ma DT m'a invitée à sortir des facilités et à étayer bien davantage la question épistémologique du rapport du chercheur à la longue durée ainsi que le moyen de sortir de l'opposition entre micro-histoire et histoire globale. Je me retrouve donc à vous proposer le résumé des 4 heures de conférence d'un des plus grands historiens de la fin du XXe siècle.


Points de repère :

Essai de Fernand Braudel sur la longue durée : 1ere publication en 1958 dans les Annales (Braudel Fernand, “Histoire et Sciences sociales: La longue durée”, Annales. Histoire, Sciences sociales, Vol. 13, No. 4, 1958, p. 725-753) et  Écrits sur l’histoire (1ère édition 1969)

Gérard Noiriel, dans "Comment on récrit l’histoire. Les usages du temps dans les Écrits sur l’histoire de Fernand Braudel", article publié en 2002 dans la Revue d'Histoire du XIXe siècle (n°25). Disponible dans son intégralité sur internet.

The History Manifest a paru en octobre 2014 à l'initiative de David Armitage, président du département Histoire à Harvard et Jo Guldi, professeur assistant à la Brown University (article disponible en open access aux Cambridge University Press). Ce texte a suscité peu après sa publication de nombreuses critiques sur lesquelles revient la Revue des Annales en 2015 (n°2, la longue durée en débat)


Les réflexions de Braudel sur le temps et ses articulations lui font formaliser dans la préface de 1946 à la Méditerranée la distinction suivante qui fonde les trois grandes articulations de son oeuvre. "La première (partie) met en cause une histoire quasi immobile, celle de l’homme dans ses rapports avec le milieu qui l’entoure, une histoire lente à couler, à se transformer, faite souvent de retours insistants, de cycles sans cesse recommencés. Je n’ai pas voulu négliger cette histoire-là, presque hors du temps (…)

" Au dessus de cette histoire immobile se distingue une histoire lentement rythmée : on dirait volontiers si l’expression n’avait pas été détournée de son sens plein, une histoire sociale, celle des groupes et des groupements. Comment ces vagues de fond soulèvent-elles l’ensemble de la vie méditerranéenne, voilà ce que je me suis demandé dans la seconde partie du livre (…)

" Troisième partie enfin, celle de l’histoire traditionnelle, si l’on veut de l’histoire à la dimension non de l’homme, mais de l’individu, l’histoire événementielle de Paul Lacombe ou de François Simiand : une agitation de surface, les vagues que les marées soulèvent sur leur puissant mouvement. Une histoire à oscillations brèves, rapides, nerveuses. Ultrasensible par définition, le moindre pas met en alerte tous ses instruments de mesure (…) "


conférence 1ere heure

  1.     La première hypothèse de Braudel est donc celle d'une histoire profonde, liée à la longue durée.

Dans son article (voir ref au début), Gérard Noiriel cite l'extrait du "compte rendu  élogieux" que donne F. Braudel en 1944, du livre de Gaston Roupnel, Histoire et destin (1943), "Braudel estime que l’auteur est parvenu dans ce livre à conjuguer les points de vue sur l’histoire de la Revue de synthèse et des Annales. Il précise :  La plus grande satisfaction que m’apporte ce livre ce sont les pages denses, intelligentes, qui mettent en cause une histoire de profondeur et de masse : il l’intitule assez heureusement histoire structurale ». Et Braudel ajoute : « Au-delà d’une histoire de surface, événementielle disait François Simiand, historisante écrit Gaston Roupnel, le livre nous a appris à distinguer une histoire profonde (une histoire structurale), celle-ci portant celle-là dans son large mouvement. Cette distinction est même admirablement faite ». Dans Histoire et Destin, on lit : "l'histoire historisante est la couche mince dont est recouvert le passé. Sous elle se dissimule la réalité profonde et les gestes musclés de l'Histoire. "

Dans un premier temps, Ginzburg revient ainsi sur le contexte de la fin des années 1930 et 1940, moment où F. Braudel élabore et rédige sa thèse à la construction si originale, celle de l'histoire à trois niveaux. Carlo Ginzburg montre, comme l'avait fait avant lui Gérard Noiriel, les points de rencontre des approches de Roupnel et de Braudel. Celui-ci a en effet élaboré son plan avant d'avoir lu Histoire et Destin. Par ailleurs, la durée ne s'impose pas encore avec toute sa force dans la première préface de la Méditerranée, et il faudra attendre le texte de 1958. 

Remarque : Une des raisons de ce décalage est peut-être à chercher dans le premier débat autour du "temps long". Ce débat s'insère dans le contexte de la deuxième guerre mondiale. Pour Lucien Febvre sans doute (car il étrille Roupnel), le thème du temps long se mêle d'un "retour à la terre" qui n'est pas sans évoquer les thématiques vichyssoises. Le livre par ailleurs souffre dans sa méthodologie : il est peu documenté par les archives et, selon Gérard Noiriel, il se "résume à la philosophie de l'histoire qu'il véhicule" (comprendre les préférences de l'historien qui conditionnent l'architecture globale de sa recherche).

Je reprends ici une citation de l'article de Gérard Noiriel (souvent plus clair dans son argumentation que Ginzburg !) : Au terme de cette analyse, l’anomalie de vocabulaire évoquée plus haut peut être éclaircie. Dans la préface de 1949, « événementiel » ne vit pas en couple avec « longue durée » parce que les deux partenaires ne se sont pas encore rencontrés. Braudel baigne dans la vision du temps qui est à la mode à son époque, inspirée par Bergson. Le temps est saisi dans sa dimension subjective. Il est ressenti, intériorisé. Il n’est pas possible de le mesurer car il est ancré dans l’expérience vécue des individus. Lorsqu’on lit attentivement le compte-rendu du livre de Gaston Roupnel Histoire et destin, on constate que Braudel utilise déjà un couple de termes pour nommer cette approche subjective du temps. « Événementiel »/« surface » s’oppose alors à « structure »/« profondeur ».

    2.        Qu'est-ce que la "longue durée" braudélienne ?

Dans l'article de 1958 où la formule apparaît pour la première fois, voici comment Braudel la définit « La formule bonne ou mauvaise, m’est devenue familière pour désigner l’inverse de ce que François Simiand, l’un des premiers après Paul Lacombe, aura baptisé "histoire événementielle". Peu importent ces formules ; en tout cas c’est de l’une à l’autre, d’un pôle à l’autre du temps, de l’instantané à la longue durée, que se situera notre discussion ».

Cette approche amène plusieurs points de réflexion.

=> Tension entre temps vécu (histoire-récit, l'événement, l'anecdotique ?) et temps mesurable (qui doit être celui de l'historien). Braudel dans son essai de 1958 se questionne sur la différence quant à la manière dont les historiens et les sociologues conçoivent le temps. "Notre temps", i.e. celui des historiens, "est mesure" dit Braudel, et donc il insiste sur le temps objectif et mesurable.

Maurice Aymard, qui fut proche de Braudel, réduit un peu cette opposition pour donner une définition plus fine de ce qu'est la longue durée."La longue durée ne s'oppose à l'événement que dans la mesure où celui-ci est identifié couramment avec l'exceptionnel, ce qui n'arrive qu'une fois. Elle est constituée des petits faits et des gestes régulièrement répétés, sans y penser, comme allant de soi. Elle est tissée des régularités silencieuses, un silence que le rôle de l'Histoire est précisément d'expliciter et de faire parler. Pourtant, même si elle est faite de régularités et de répétitions qui peuvent apparaître presque à l'identique, elle est construction, sédimentation et changement". 

Selon Carlo Ginzburg, cette dimension du vécu faite de macro-répétitions et de micro-changements indique la difficulté principale suscitée par l'essai de Braudel. L'insistance sur la longue durée n'était pas accompagnée d'une réflexion sur les processus qui la rendent possible. Le mécanisme de fonctionnement de la longue durée consiste en la répétition par les individus, mais aussi par les groupes et par les institutions, des gestes, des comportements, des façons de pensée qui tendent à ne s'écarter que peu de la norme, de la règle quitte, en l'interprétant, à légèrement l'infléchir.

=> L'exceptionnel et le normal

Evoquant longuement le travail de Marc Bloch sur l'histoire de longue durée des moulins à eau au Moyen Age (essai de 1935), Carlo Ginzburg souligne les potentialités renfermées par les discontinuités historiques dans les évolutions de temps long.

Il montre que les démarches de Bloch et de Braudel sont presque opposées."Quand Braudel insiste sur la longue durée comme continuité, dit-il, il la considère comme un phénomène qui va de soi. Il ne se pose pas dans une perspective expérimentale. Bloch au contraire, dans son essai sur les moulins à eau, avait fait fond sur la discontinuité des témoignages pour se demander quelles forces avaient interrompu la continuité et quelles forces avaient pu la faire émerger à nouveau". Pour C. Ginzburg, le modèle proposé par l'essai de Bloch sur les moulins à eau ("Avénement et conquête du moulin à eau", Annales d'Histoire économique et sociale, vol. 36,‎ 1935 , p. 538-563) est bien plus fécond. Celui-ci se fonde sur l'usage d'un cas pour éclairer des processus de longue durée. Dans la foulée et sans transition, C. Ginzburg évoque la micro-histoire, d'après lui "la meilleure manière de repenser la longue durée". Il définit comme définition de la micro-histoire "l'étude intensive, à la loupe, d'un cas conçu de manière à ce qu'il puisse ouvrir la voie à une généralisation convaincante".

3- Enfin, C. Ginzburg égratigne le texte de Armitage et Guldi qui voudraient promouvoir la longue durée comme une une solution à tous les problèmes, y compris en dehors des débats épistémologiques et qui combattent la mode de la micro-histoire.

Pour le sujet qui nous interesse plus précisément, à savoir comprendre les enjeux méthodologiques d'une approche d'un sujet par la longue durée, je préfère reprendre et traduire un très court passage de la recension du History Manifest dans « La longue durée en débat », (Annales, n° 2, Avril-juin 2015). Les auteurs "utilisent les termes “longue durée”  et "grande échelle de temps" comme s'ils étaient identiques et recoupaient la même chose. La longue durée de Braudel permet d'élaborer tout un système causal grâce aux interactions dialectiques des trois niveaux de temps, celui de la longue durée, celui de la durée moyenne des conjonctures, et l' histoire événementielle, tandis que Armitage et Guldi se contente de militer pour des recherches sur phénomènes de longue durée, sans établir une quelconque théorie d'histoire comparée ou de réflexion sur la causalité en Histoire."


Conférences 2e heure et 3e heure

Je passe très vite car cette 2e conférence se compose d'abord d'une sorte de cours sur la mort et la représentation du squelette à la fin de l'Antiquité entre paganisme et christianisme, puis au Moyen Age central. C. Ginzburg cherche à montrer comment s'applique le modèle de Marc Bloch.

La conférence est interessante pour elle-même et j'y reviendrai dans un prochain post consacré aux gisants et aux danses macabres (avec des ressources pour le lycée), mais fait bien peu avancer la réflexion sur les théories de l'Histoire qui nous occupent ici.

La 3e conférence consiste également en une longue présentation d'une étude de cas, cette fois consacrée à l'omniprésence iconique de la mort (les crânes...) dans la culture mexicaine. Pour être honnête, parce que je ne connais rien de l'histoire et la culture latino-américaine, j'ai été moyennement interessée. Toujours est-il que l'on comprend bien l'objectif de C. Ginzburg : montrer que temps long et microhistoire sont compatibles, que leur rencontre est fructueuse et ce à travers des études de cas ultra-précises consacrées à la compréhension des évolutions (permamences, résurgences, bifurcations, nouvelles recompositions, imitations/appropriations) sur le temps long d'un "petit" objet d'étude, un point de détail dit-il plusieurs fois. De ceci, je crois pourtant que la démonstration n'était plus à faire.


Retour à la reflexion épistémo en 4e heure de conférence


samedi 18 septembre 2021

Le peuple au bas Moyen-Age français : quand il se révolte

 Les sources narratives font rarement état du peuple, sauf à l’occasion de ses révoltes, et toujours avec un point de vue surplombant. Si de rares auteurs sont relativement « neutres » dans leur compte-rendu des faits, la majeure partie des auteurs livrent un jugement de valeur, stéréotypé et négatif, sur les actions de la population laborieuse dès lors qu’elle s’organise et qu’elle revendique.

 Samuel Kline Cohn (Lust for liberty. The politics of social revolts in medieval Europe (1200-1425), Harvard University Press, 2008), à partir des chroniques anglaises, bourguignonnes, françaises et italiennes ainsi que des lettres de rémission et autres documents judiciaires des 13e et 14e siècles a dressé une typologie des mouvements de révoltes, de leurs réussites et de leurs échecs. Il en a trouvé 1112, beaucoup plus urbaines que rurales. D'après lui, les révoltes du petit peuple urbain contre les élites apparaissent dans la documentation en premier lieu dans le royaume de France et en Flandres, dans la première moitié du XIIIe siècle tandis que la première mention d’une révolte  de ce type en Italie remonterait à 1289 dans la ville de Bologne, avec la révolte des foulons. 


Comment rendait-on compte des révoltes populaires ?

Marie-Thérèse de Médeiros (Jacques et chroniqueurs, une étude comparée de récits contemporains relatant la jacquerie de 1358, Paris, 1979) a étudié la grande Jacquerie et elle compare très précisément les récits des différents chroniqueurs sur la révolte paysanne qui a tant effrayé la noblesse française. Elle constate qu’au-delà des nuances et si l’on excepte Jean de Venette, l’accent est mis partout sur la sauvagerie, la brutalité des actes de paysans, leur supposé appétit de destruction. Les paysans brisent, "mus de mauvais esprit", ils détruisent par le feu, n'épargnent rien ni personne. Ils témoignent d'une cruauté inhumaine en violant les femmes devant leurs maris (c'est Froissart qui insiste le plus sur cet aspect) : ce sont des faits "horribles", "deshonnêtes", des "dyableries"... Ils sont "forcenés".


Dans un autre contexte (urbain et non pas rural) et pour une autre époque, voici le témoignage du Religieux de St Denisauteur de la chronique officielle du règne de Charles VI,  sur une révolte antifiscale des Parisiens de 1380, alors que le jeune Charles VI va être couronné roi et que le gouvernement de la France se trouve dans les mains de ses oncles, qui sont eux-mêmes divisés. On y retrouve le même vocabulaire de la violence et du manque de mesure : « Dans tout le royaume de France on désirait ardemment jouir de la liberté et s'affranchir du joug des subsides, et l'on était enflammé et agité d'une fureur semblable. Ainsi à Paris plus de deux cents hommes de la lie du peuple se portèrent vers le Palais, et entraînant avec eux, malgré ses refus et ses efforts, le prévôt des marchands, Jean dit Culdoé, homme d'une modération et d'une probité éprouvées, ils ramenèrent à cet effet devant le duc régent. À son arrivée, le duc étonné lui demanda pourquoi il venait ainsi en désordre et contre l'usage. Le prévôt répondit à genoux, que la nécessité n'avait point de loi, que contraint par la fureur du peuple, il était venu conjurer le régent de faire abolir les impôts que le roi défunt avait fait supporter et avait augmentés sans mesure ; et il montra par beaucoup de preuves que le peuple en était surchargé d'une façon intolérable. À peine eut-il fini de parler, que les assistants poussant des cris terribles déclarèrent qu'ils ne les paieraient plus, et qu'ils mourraient mille fois plutôt que de souffrir un tel déshonneur et dommage. Ces démonstrations effrayèrent le duc : sachant que pour une multitude désordonnée rien n'est plus aisé que de passer tout à coup de la colère aux actes de violence et désirant éviter d'exposer sa majesté à quelque offense dans la confusion d'une mêlée, il les flatta par de douces paroles, (…) Et un peu plus loin, il évoque les « conciliabules insensés et dangereux » dans des « assemblées secrètes », si bien qu’il « ne semblait leur manquer qu'un chef pour se soulever ». Quelques temps plus tard, alors que le roi a été couronné, c’est une homme « grossier et plein d’emportement » (sordidissimus et inconsulti pectoris vir) qui excite « le feu de la colère du peuple par ses clameurs séditieuses ».


Par ailleurs, on peut déduire des textes que les révoltes populaires sont vues comme des événements perturbant l'ordre naturel des choses. Symptomatiquement, quand le religieux de St Denis raconte le soulèvement des maillotins à Paris, peu après la révolte rouennaise, il fait suivre son récit des faits par un chapitre consacré aux « prodiges extraordinaires, avant-coureurs de l’avenir [qui] avaient présagé, à ce que nous croyons, cet horrible attentat ». En effet, « la veille de l’émeute susdite, près de la ville de Saint-Denys, dans une maison qu’on appelle Mereville, une vache avait mis bas un veau monstrueux qui, ayant la forme d’un animal à deux têtes, avait trois yeux et deux langues séparées dans sa gueule fourchue. » D'ailleurs, les révoltés eux-mêmes mettent en scène la subversion de l'ordre social ordinaire : à Rouen, en 1382, « plus de deux cents compagnons des métiers, qui travaillaient aux arts mécaniques, égarés sans doute par l'ivresse, saisirent de force un simple bourgeois riche marchand de draps et surnommé le Gras, à cause de son embonpoint excessif, placèrent insolemment son nom en tête de leurs actes […] en firent aussitôt leur roi. Ils l’élevèrent comme un monarque, sur un trône placé dans un char, et le promenant par les carrefours de la ville, ils parodiaient les acclamations dont on entoure le roi." (RSD, vol 1, p.131)

La bestialité

Au-delà du simple constat de mouvements violents, on trouve aussi un préjugé et un mépris de classe. ce qui n'est pas particulièrement nouveau, ni réservé au seul Moyen Age. De l'Antiquité au 19e siècle, le peuple n'est pas seulement violent, il est dépourvu d'intelligence.
 
 L’italienne Christine de Pisan a été élevée en France et elle écrit pour un public français. Dans le livre qu’elle consacre, sur commande du duc de Bourgogne, au règne de Charles V (Le livre des faits et des bonnes mœurs du sage roi Charles V, J. Blanchard (éd), Pocket, coll. Agora, 2013) et dans lequel elle fait œuvre de réflexion politique, comme dans tous ses livres, voici ce qu’elle dit du peuple : "Le peuple, c'est Végèce qui le dit, est souvent fort utile durant la bataille quand il est emmené et commandé par de bons capitaines ; il y a même des auteurs pour affirmer que le peuple, surtout celui des villages, est mieux apte au combat que les gentilshommes ; la raison en est selon eux qu'ils sont davantage habitués que les nobles au travail physique, à faire des efforts, à mener une vie rude, loin de tous les raffinements, en conséquence de quoi le métier des armes ne leur est pas aussi pénible. Mais à mon avis il y a une motivation supérieure qui réduit à néant cette argumentation, c'est l'intelligence et la réflexion, la noblesse de cœur, le désir de gloire, la peur du déshonneur, qui incite davantage aux exploits guerriers que l'effort et la peine physique ; or ces dernières caractéristiques sont plus fréquentes dans la noblesse que dans le peuple. " (p. 186)

C'est ce défaut d'intelligence qui fait faire aux révoltés des choses insensées. Au contraire des autres catégories sociales, à savoir les élites, y compris issues du peuple, les gens du peuple sont insensibles à la raison. A propos de la révolte des Rouennais en 1382 que l’on a évoquée plus haut, le jugement que porte Michel Pintoin, le religieux de St Denis, est sans appel : « Une scène si ridicule [qui] excita à droit les rires des hommes sensés ». Débutant son récit de la Caboche, au début du livre 34, il oppose les cinquanteniers, « gens sages et modérés », les « plus notables bourgeois », le prévôt des marchands et les échevins d’un côté à la foule et ses chefs de l’autre, et il commente l’échec du discours modéré des premiers aux seconds par ces mots : « Vouloir parler raison aux chefs de la sédition, c’est s’adresser à des sourds ; ils répondirent à ces sages conseils par des clameurs tumultueuses. »

Le moyen français a un mot pour désigner cette absence de comportement rationnel, le fait d'être mû avant tout par ses émotions et ses humeurs, c'est la bestialité. Elle caractérise bien plus souvent le peuple que les élites et elle s'oppose dans les sources à  l’honorabilité des élites et à l’esprit chevaleresque revendiqué pour la noblesse.

Enfin, même si c'est un cas rare et extrême, la comparaison des gens du peuple à des animaux peut être faite explicitement chez certains nobles ou à des moments de danger et de crainte de la part de la noblesse comme pour la grande Jacquerie. Michel Pintoin, le religieux de St Denis, écrit à propos de Huguet de Guisay, un des brûlés du bal des ardents du 28 janvier 1393 : « Huguet de Guisay était un homme perdu de vices et passait pour un misérable aux yeux de tous les honnêtes gens ; sa perversité était telle que, dans sa haine pour les gens du petit peuple qu’il appelait des chiens, ils les forçaient souvent à imiter toutes sortes d’aboiements. Souvent aussi pendant son dîner, il les obligeait à soutenir sa table et si l’un d’eux avait le malheur de lui déplaire en quelque chose, il le faisait coucher à terre, montait sur son dos et le frappait de l’éperon jusqu’au sang, en disant qu’avec des gens de cette espèce il fallait employer, non pas des coups de poing, mais le fouet comme avec les bêtes brutes. » (Chronique du religieux de St Denis  dans l’édition et la traduction de L. Bellaguet, Vol 2, p.69)

 D'ailleurs, dans certains récits de la répression de la grande Jacquerie, le vocabulaire de la chasse est convoqué. Les nobles "pendent aux premiers arbres qu'ils trouvoient" ; ils les "tuoient comme des pourceaulx" ou "ainsi que bêtes". On retrouve aussi ce type de formulation, quoique moins explicites, dans le récit que fait Olivier de la Marche, chroniqueur bourguignon, de la répression de la révolte des Gantois.

 

Terminons en précisant, s'il en était besoin, que la peur générée par les révoltes populaires est générale et bien évidemment non limitée au royaume de France. L'exemple du tumulte des Ciompi, en 1378, à Florence en témoigne également. Pour la première fois depuis le XIIIe siècle, une Seigneurie dominée par la plèbe contrôlait la cité. Ceci a été rendue possible par la violence du mouvement et par l'alliance, bien éphémère, des Arts mineurs avec les travailleurs pauvres de la laine. Elise Leclerc dans sa thèse, Affaires de famille et affaires de la cité, la transmission d'une pensée politique dans les livres de famille florentins, fait la remarque que cet épisode est dominant dans ses sources : c'est le moment de l'histoire de Florence le plus cité et narré par les Florentins eux-mêmes. Or, comme l'écrit Gene Brucker ("The Ciompi revolution" dans Florentine Studies, Politics ans Society in Renaissance Florence, ed. Nicolaï Rubinstein, 1968) :

"[...] au XVe siècle, les Florentins continuèrent de décrire la révolution en termes apocalyptiques et comme une expérience déchirante qui ne devrait jamais sombrer dans l'oubli. La légende de la Terreur Ciompi se mit ainsi en place, et la nature diabolique et dépravée de ces travailleurs fut inculquée à des générations entières de citoyens."

 Je tire un exemple de ce type de jugement sur le peuple de la communication de Alessandro Stella dans Le petit peuple dans l'Occident médiéval (une publication de l'EHESS coordonnée par Pierre Boglioni et Robert Delort) et dont le titre est « Ciompi... gens de la plus basse condition... crasseux et dépenaillés » : désigner, inférioriser, exclure.
« Oh mon Dieu, quels gens eurent à réformer une si noble ville et son gouvernement ! Certainement, plus de la moitié de ceux qui avaient droit de vote et jugeaient les bons et aimés citoyens, c’étaient des maquereaux, des filous, des voleurs, des batteurs de laine, des semeurs de mal, et gent dissolue et de toute sorte de méchante condition, et très peu de bons citoyens, et presque pas d’artisans connus ; il n’y avait là que des déracinés ne sachant pas eux-mêmes d’où ils venaient, ni de quelle contrée. [...] Et l’on vit ensuite clairement à leurs procès qu’il n’y en avait aucun de famille connue, ni aucun citoyen de bonne souche, et bien peu de bons artisans, seulement des gens vils et inutiles. Ils ne voulaient entendre aucun honnête homme, et encore moins voir au Palais aucun citoyen honorable, vêtu de bons habits, mais seulement des gens comme eux »

L'auteur appartient à la famille Acciaiuoli, puissante famille de citoyens-banquiers florentins, qui a donné au XIVe siècle de nombreux dirigeants à la cité du lys et dont une branche a été annoblie par le service des Angevins de Naples.

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