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samedi 27 juin 2020

Pour inciter les élèves à lire le beau roman de Silvia Avallone : D'acier


I/ D’Acier est un roman sur le thème de l’Autre.

Tous les personnages sont des individus isolés, solitaires et perdus. Entre eux et les autres, les relations sont difficiles, le plus souvent violentes et marquées par l’incompréhension.

Rosa :

« Elle souleva la bassine et la vida dans l’évier du balcon, les yeux sur les grumeaux de crasse dans le tourbillon du siphon. Elle aurait voulu le voir crevé là, écroulé par terre, agonisant. […] Après, lui rouler dessus avec la voiture, l’écrabouiller sur la chaussée, le réduire en bouillie, comme le ver de terre qu’il était. Francesca comprendrait. Le tuer. Si je n’étais pas tombée amoureuse, si j’avais cherché du travail, si j’étais partie il y a dix ans. »

Pourquoi Rosa veut-elle tuer son mari, le père de Francesca ?

D’une manière générale, comment qualifier les relations au sein des couples du roman : Rosa/Enrico ; Sandra/Arturo ; Cristiano/Jennifer.

 

LISA, FRANCESCA, ANNA et les autres …

« Les filles de leur âge, les boudins que leur propre vision dans le miroir plongeait dans la crise totale, les détestaient. Anna et Francesca, leur beauté, elles te l’envoyaient dans la gueule. Chaque putain de minute, il fallait qu’elles prouvent qu’elles étaient mieux que toi, qu’elles avaient gagné, a priori et pour toujours.

Lisa réalisait que jamais elle n’irait se mettre comme ça au milieu des garçons, au centre de leur attention. Les cartes à la main, elle se serrait dans sa serviette. Entre ses dents, elle sifflait : « petites putes ».[…]

Anna sortit de l’eau. Elle passa devant Lisa et les autres boudins sans leur accorder un regard. Mais elle eut un sourire mauvais quand elle marcha sur une de leurs serviettes, comme pour dire : pauvres filles. Puis de la main elle salua Donata. C’est pas obligé, pensait Lisa, quand on est belle, d’être cruelle, en plus. Si Anna, à l’instant même tombait des rochers et se bousillait définitivement le visage, ce serait juste. Et ce serait justice si Francesca avait tout à coup le métabolisme qui partait en vrille et se retrouvait avec des cuisses énormes bourrées de cellulite.

Le mec à décrocher, tu le trouves toujours, à force de te frotter le cul sur lui, de lui sauter au cou et de lui fourrer tes nichons sous le nez. […]

Francesca, ignorante de ce venin, se glissait sous la douche et se donnait en spectacle. « Tu ne peux pas me faire ça », disait Nino, » c’est pas des choses à faire à un homme ». Francesca se rinçait les cheveux, frottait ses jambes pour enlever le sel tout en regardant Nino à travers les gouttes. Nino essayait de se contenir mais c’était impossible, et il finit par bondir à son tour sous la douche, la prit dans ses bras et lui mordit doucement la nuque.

« T’es fou ! Tout le monde nous regarde…dit Francesca en le repoussant mais en riant aussi.

Elle l’avait voulu, et elle l’avait eu : Nino à ses pieds, suppliant. Elle lui claque un baiser sur la bouche, en récompense. La plage, c’était comme être sur une scène, elle sentait des millions d’yeux braqués sur elle. Face à la foule, elle perdait toute timidité.

Puis elle repartit en courant vers l’eau, rejoindre Anna. Et ce malheureux Nino à trotter derrière, comme un chien.

[…] Le bar à cette heure-ci était assiégé. Autour des tables en plastique Algida, sous les parasols effilochés, les plus grands se la coulaient douce en sirotant des trucs alcoolisés. Maria, les jambes sur la table en une pose pas exactement distinguée, observa Anna et Francesca quelques minutes puis alluma une cigarette. « Ces deux-là, dit-elle en les désignant aux autres, si elles continuent comme ça, l’an prochain elles seront en cloque.

-Tu parles ! se mit à rire Jessica. Son frère la tuerait.

-Il faudrait que quelqu’un lui dise. Regarde la faire l’idiote avec Massimo… »

Cristiano détacha sa Southern Comfort de ses lèves.

-« Eh les sorcières ! cria t-il en rigolant. Vous avez pas fini ? Laissez les vivre ! Vous étiez comment il y a quelques années ? J’ai pas oublié, moi … »

Tout le monde éclata de rire.

Il y avait aussi Sonia, la diva, celle qui avait gravé le nom d’Alessio sur le banc et qui se plantait parfois dans la chambre d’Anna pour regarder des pornos. Elle s’était assise en croisant les cuisses, et son pareo minuscule laissait presque tout voir. C’était une sorte d’ex-Francesca de la via Stalingrado, qui travaillait maintenant comme vendeuse chez Calzedonia, et il était loin le temps où elle était belle. »

Pourquoi Lisa en veut-elle tant à Anna et Francesca ?

Ce qui se joue sur la plage :

Montrez qu’il s’agit d’une question de pouvoir.

Montrez qu’il s’agit de profiter du peu de temps de bonheur dont une jeune fille dispose.

Montrez que ce théâtre de la plage est un théâtre d’illusions.

 

Elena :

« Elle, en effet, n’avait rien à voir avec ces trois-là. Jamais, elle n’avait porté ces minijupes en jean qui arrivent à l’aine, ni ces ceintures cloutées, encore moins tous ces colliers minables. Elle, quand elle s’asseyait, elle n’ouvrait pas les jambes. Les gros mots, elle se dispensait d’en hurler. Et le seul tissu de sa jupe fourreau lilas traçait entre son monde et le leur un fossé infranchissable.

Sonia, Maria et Jessica restèrent un instant indécises ; à la regarder, avec un mélange d’attirance et de méfiance.

Elle, avant même d’entrer à l’école primaire, elle connaissait l’alphabet et savait compter jusqu’à cent. Ses parents lui avaient appris à lire, ils lui avaient expliqué ce qu’est un livre et combien de métiers il y a dans le monde –toutes choses qu’il est donné à bien peu de savoir, via Stalingrado. Elle n’avait pas galopé dès l’âge de cinq ans dans les rues du quartier, ne s’était pas cachée dans les caves pour apprendre à fumer ni ne s’était laissée tripoter derrière les poteaux en ciment : personne, quand elle avait onze ans, n’avait soulevé sa jupe.

Pourtant elle était là, l’ovale de son visage souriant d’une façon désarmante. Et pour les trois filles, tout compte fait, c’était une satisfaction. Elle s’excusa de n’avoir pas trop de temps : on l’attendait à l’extérieur. Mais elle ne pouvait pas s’en aller sans leur dire au revoir. Elle les aimait bien, ces trois-là, qui de leur côté l’aimaient aussi, mais un peu moins. »

Pourquoi Elena est-elle une « extra-terrestre » dans ce monde-là. Qu’est-ce qui la rend si différente ?

Expliquez : « ces trois-là, de leur côté, l’aimaient bien aussi, mais un peu moins » ?

 

ANNA (& FRANCESCA)

« Elle (F ) ressentait une violente colère, à présent. Cette petite conne, qui ne s’était même pas souvenue de son anniversaire, qui ne lui avait pas souhaité Noël, n’avait même pas trouvé le moyen depuis tout ce temps de glisser un mot sous sa porte. Et maintenant elle se retrouvait à passer un bavoir au cou de son père avant de lui donner la becquée. Francesca haïssait le monde entier.

Anna aussi, assise en cet instant au bar Nazionale, obligée de se farcir son frère et cet autre imbécile de Cristiano –qui était là à roter, se rouler des joints sous la table et parler de cuivre, de dope, toujours la même chose-, aurait voulu rembobiner le magnéto du temps, s’arrêter un instant sur cet instantané de Francesca et elle devant le stand L’Oréal au Gardenia, et rewind à l’infini. Elles s’amusaient trop, à piquer du rouge ou du crayon à paupières. Elles construisaient toute une scène, avant de tendre discrètement la main…Anna se souvenait. Elles jouaient aux dames : « Essaie donc celui-ci Francesca, n’est-il pas magnifique ? Oh ! Je trouve qu’il te va très bien ! –mais non, Anna, tu ne vois pas comment il éteint mon visage ? Non, vraiment, il ne me convient pas du tout ! » Et au beau milieu de leur numéro, au lieu de poser le crayon à paupières, elles le glissaient dans leur poche.

Anna se souvenait et souriait. […] Elle ne voulait pas l’admettre, mais c’était tellement mieux avant, quand elles étaient amies. »

Que nous apprend cet extrait des rapports Garçon/Fille ?

Pourquoi Anna et Francesca ne sont-elles plus amies ? Pourquoi ont-elles laissé passé tant de temps sans se réconcilier alors qu’elles se manquent ?

Observez la différence de niveau de langue quand elles « jouent aux dames ». Pourquoi peut-on affirmer que le langage  a une fonction de distinction sociale.

 

II/ Un roman social et politique 

D’acier est un roman profondément désenchanté, roman d’un lieu abandonné, quartier ouvrier en temps de crise, où aucun rêve ne semble réalisable.

 

La lutte des classes

« Elle se mit à examiner les murs : des parois hautes de 10 étages qui barraient la vue sur les quatre côtés. Elle aimait regarder. Elle aimait s’arrêter sur les détails. Il y avait de tout sur les rebords des fenêtres : des plantes desséchées, des chaussures, des casseroles mises à sécher. D’ici, on ne voyait pas la mer. On voyait les pans de crépi écaillé, les pointes de fer rouillées qui sortaient comme des ongles du béton armé des piliers.

Sa mère lui avait expliqué : il y a deux classes sociales. Et les classes sociales luttent entre elles, parce qu’il y a une classe de salauds qui ne fait rien, et qui opprime la classe honnête qui se donne du mal. C’était comme ça que le monde marchait. Sa mère était à Rifondazione communista, elle faisait partie de ces 5% là de la population italienne. Et Alessio, à cause de çà, la traitait de minable. Son père avait le mythe d’Al Capone et du Parrain –celui de Coppola. Son frère avait la carte au syndicat des metallos, la FIOM, mais il votait Forza Italia. Parce que Berlusconi, lui, c’est sûr que c’est pas un minable.

Anna examinait la cour avec attention. C’était son monde. Elle vit passer Emma avec son gros ventre : elle s’était mariée en toute hâte à seize ans avec Mario qui en avait 18.[…] Elle se dit qu’elle ne croyait ni à ce que disait sa mère, ni à ce que gueulait son frère, encore moins aux conneries de son père. Elle ne croyait qu’à la cour de son immeuble.[…] Anna y était née, mais elle voyait bien que les papiers gras, les mégots et quelquefois les seringues par terre, ça n’était pas bon signe. Que tout le monde pissait sous les piliers. »

 

Sur la violence des rapports de classe, voir le dialogue entre Elena et Alessio sur les licenciements (p. 332 sqq)

 

Le désenchantement de la politique

« Alessio était énervé. Il pensait à sa sœur, à la Golf GT tellement super. S’il y avait des gens qu’il ne supportait pas c’était bien ces trous du cul gâteux de la gauche. DS , Rifondazione. Quelle daube, ces cocos : les airs qu’ils se donnaient, les grands mots qu’ils débitaient. Aux élections du 13 mai, il avait voté Forza Italia. Il était sur d’une chose : les mots, ça ne sert à rien. »

 

Pourquoi le discours politique de la gauche ne fonctionne t-il plus dans ce milieu ?

 

L’usine, le personnage central du livre :

« L’épais magma noir et rouge du métal en fusion bouillonnait dans les poches de coulée, des fûts ventrus transportés depuis les wagons-torpilles. Citernes sur roues, semblables à des créatures des premiers âges. Alessio avait fini son service, il se versait une bouteille d’eau sur la tête.

Le métal était partout, à l’état naissant. Cascades ininterrompues d’acier et de fonte rougeoyante, de lumière visqueuse. Des rapides, des torrents, des estuaires de métal en fusion pris entre les digues de la coulée, enfermé dans les cuves des poches, transvasé par les entonnoirs et déversé dans les trains à bandes.

Si tu levais les yeux, tu voyais bouillonner le mélange de fumées grasses, dans un vacarme de robots. A toute heure du jour et de la nuit la matière était transformée. Le minerai et le charbon arrivaient par la mer, accostaient au port industriel sur de gigantesques navires minéraliers : un carburant, qu’acheminaient dans les airs les bandes transporteuses, ces autoroutes aériennes en sauts-de-mouton qui filaient sur une infinité de kilomètres, des quais jusqu’à la cokerie, jusqu’aux hauts-fourneaux. Au milieu de tout ça, tu sentais ton sang circuler à un rythme dingue, des artères jusqu’aux capillaires, et tes muscles gonfler par à-coups : tu régressais à l’état animal.

Dans ce gigantesque organisme, Alessio était minuscule, et vivant.

Il jeta un coup d’œil à la blonde du calendrier Maxim. L’envie de baiser, constante, là-dedans. La réaction du corps humain dans le corps du Titan industriel : bien plus qu’une usine, c’était la matière elle-même en transformation. Elle avait un nom et une formule. Fe26C6. La fécondation assistée s’opérait dans une cuve haute comme un gratte-ciel, l’urne rouillée de l’Afo4, avec son ventre et ses centaines de bras, sa tête en tricorne. »

Par quels procédés, l’usine est-elle assimilée à un monstre ?

 

Via Stalingrado, un lieu dont ne sort pas

Francesca :

« -Je ne veux pas devenir une ratée, continua t-elle ; Sonia, Jessica, ou même mon frère…Ils travaillent du matin au soir, et le week-end ils se défoncent. Après ils se marient, ils font un gamin, et pour finir ils meurent. Qu’est-ce qui leur est arrivé ? Rien. Personne ne s’est aperçu de leur existence.

-Il faudrait passer à la télé…

-C’est pas vrai ! Pardon pour les bimbos et les présentateurs et les danseuses…mais c’est pas Fabrizio Frizzi (présentateur d’une émission de variété) qui fera l’Histoire ! Elle balança un coup de poing devant elle. »C’est pas ça être quelqu’un de sérieux !

[…]

-Quand on est né ici, où il y a même pas un cinéma correct, quand on a grandi dans ce quartier de merde, à ton avis on peut faire l’Histoire ?

-Tu ne comprends pas. Au fond, toi t’es pessimiste. Mettons que je sois syndicaliste et je m’en prends à la Lucchini (l’usine sidérurgique), et je lance une grève tellement énorme qu’ils sont même obligés d’éteindre le haut-fourneau, ça serait super, non ? »

 

Quels sont les rêves d’Anna et de Francesca ? Ont-elles une chance de les réaliser ?

Quels sont les rêves des autres personnages ? Que leur arrive-t-il ?


jeudi 9 janvier 2020

F.X. Fauvelle à la recherche du sauvage idéal

Excellente conférence pour découvrir le livre de François Xavier Fauvelle, auteur aussi du Rhinoceros d'or et nommé depuis au collège de France.


En complément, un coup de gueule sur une page d'un de mes blog préférés


mardi 10 décembre 2019

Fragments du discours subalterne dans un fabliau du Moyen Age

Voici une proposition de lecture pour mes collègues qui enseignent HLP, et qui devraient trouver des éléments très intéressants à étudier avec leurs élèves dans cette publication des éditions Lurlure. On peut acheter le livre à partir de leur site. C'est une nouveauté et une rareté puisqu'il s'agit d'une traduction ad hoc d'un manuscrit rare puisque disponible en un seul exemplaire à la BNF.




Le texte en question est long fabliau ou un très petit roman (d'environ 3000 vers), écrit probablement vers 1270, en langue vulgaire, c'est-à-dire en ancien français comme l'usage s'en généralise au XIIIe siècle. Il reprend pour les parodier les codes des romans de chevalerie mélangés à ceux de la farce. Son héros Trubert est un jeune paysan (?), en tout cas un vilain, élevé par sa mère dans la forêt, qui au début de l'histoire, part faire fructifier le peu d'avoir de la famille. Sur un principe d'une aventure à la journée, il va s'acharner à duper, ridiculiser et battre comme plâtre son seigneur le duc, dont l'éditeur signale qu'il s'agit vraisemblablement d'une allusion au duc de Bourgogne.

 Mais l'auteur, Douin de Lavesne, dont on ne sait rien d'autre que le nom, n'a pas pour projet seulement la parodie. L'accumulation des actes irrespectueux et violents, ainsi que la non reconnaissance des normes de tout type (Trubert, par exemple, fait "semblant" de ne pas savoir qui est cet homme mort sur une croix, tout en jurant "par le seigneur" dans la même phrase) semble être un indice fort de sa volonté subversive. Je renvoie sur ce point à l'article disponible sur le net de J-C Payen de l'université de Caen, intitulé "Trubert ou le triomphe de la marginalité".

J'y rajoute quelques éléments de réflexion de sociologie historique, largement inspirées du livre de J. C. Scott qui donne son titre à ce billet de blog. Comme dans beaucoup de farces du Moyen Age, on peut voir dans Trubert l'affleurement à peine voilé de ce que J.C. Scott appelle le "texte caché" : "Tout groupe dominé produit, de par sa condition, un "texte caché" aux yeux des dominants, qui représente une critique du pouvoir." "Sous des formes déguisées, en réalité, ce texte caché est souvent exprimé ouvertement." 'Ces schèmes permettant de maquiller l'insubordination idéologique sont assez analogues à ceux à travers lesquels esclaves et paysans déguisent leurs tentatives de subvertir l'appropriation matérielle de leur travail, de leur production et de leurs biens par l'entremise du braconnage, du chapardage, de la fuite, ou tout simplement en traînant des pieds. En les prenant dans leur ensemble, on pourrait ainsi désigner ces formes d'insubordination comme l'infrapolitique des dominés."

Il y a de la jubilation à faire souffrir chez ce personnage, jubilation alimentée par de la rage. Bastonnades, sévices, meurtre, pendaison injuste : Trubert est un meurtrier qui n'a ni remords, ni mauvaise conscience. Tout lui est bon pour se venger des puissants. Entre eux et lui, aucune réconciliation possible, ni accord ou compromis.

Il est présenté constamment comme fou, non seulement par l'auteur, mais par les personnages qui n'expliquent pas autrement son attitude. Pourtant, il est extrêmement rusé et calculateur. Il est donc loin d'être fou ou insensé. Mais l'argument de la folie est efficace car il est ambivalent. Il permet d'une part de lier les actes de Trubert à un envoûtement ou un maléfice extérieur, en l’occurrence le diable, à qui il est (peu) fait allusion, mais il renvoie aussi dans la culture médiévale à la tradition du fou plus près de Dieu et de la Vérité que le commun des mortels (au nom de l'idée que la véritable sagesse paraît folie aux yeux du monde). Ainsi, mais l'époque évidemment n'y est pas culturellement favorable, pas d'introspection ou d'exposé des motivations de Trubert. Seule sa pauvreté le justifie...ou sa folie.
Avec le thème de la folie et de la diablerie va le thème des masques. Trubert se déguise et n'est jamais identifié, reconnu. Même déguisé en femme, il arrive à simuler l'acte d'amour avec le roi (vous découvrirez par quel procédé). Ceci lui permet de rentrer chez lui chaque soir sans être inquiété. Encore une fois, c'est bien là la condition pour que le "texte caché" se réalise, il faut l'anonymat et donc l'impunité.
Comme les masques du carnaval permettent, un instant, de faire tomber les masques de la bienséance et de cracher à la face des puissants, Trubert met son art de la dissimulation, et sa ruse, au service d'une opération méticuleuse de destruction des bases de la domination du duc. Il couche avec sa femme, sa fille. Il le couvre de ridicule en lui ôtant en public des poils du cul. Il le mutile (poinçon dans le cul) en l'empêchant d'exercer sa force guerrière. Voici un duc qui n'est donc capable ni de protéger son honneur, ni de protéger sa propre intégrité physique. Enfin, il ruine le projet d'accord entre le duc et le roi en se substituant au mariage entre les fille du duc et le roi. Le duc n'est pas pas non plus un bon "politique". Il accorde sa confiance en dépit du bon sens, il est mal voire pas conseillé. Impulsif, il fait n'importe quoi, quand Trubert lui planifie et calcule. Bref, les valeurs chevaleresques et nobiliaires sont ridiculisées. De la même manière, Trubert dynamite toutes les autres autorités de l'époque: l'Eglise et ses codes moraux et interdits sexuels, les médecins universitaires qu'il remplace auprès du duc, décidément bien crédule, avec un cataplasme de merde de chien, les chevaliers (le chevalier qui revient ruiné des tournois finit à la potence en lieu et place de Trubert), la Justice, expéditive et arbitraire qui condamne n'importe qui n'importe comment...

Enfin, je vois dans la répétition des scènes de table et la précision méticuleuse de la description des repas servis chez le duc et le roi, le dernier argument au service de la thèse du "roman de revanche sociale" : comment ne pas y voir une des causes de la haine de classe (j'ose l'anachronisme) de Trubert. Les riches s'empiffrent sur le dos des pauvres. Tous les fabliaux du Moyen Age, les blagues sur les moines et les clercs gras, Renard qui vole des poules au poulailler...disent la même chose : le scandale de la misère côtoyant l'opulence.

Cette violence des pauvres qui fait tant peur est toujours condamnée par les dominants (voir mon billet sur la répression de la grande Jacquerie et surtout la manière dont les chroniqueurs contemporains en ont parlé), au sens propre elle est réprimée, au sens figurée elle est jugée perversion, folie, signe d'une infériorité morale qui justifie l'infériorité économique. Elle fut cependant souvent historiquement le seul moyen d'expression de ceux qui n'avaient jamais la parole et qui n'ont jamais fait l'Histoire. Forcément excessive car déguisée, prenant la forme de la parodie et de la farce, elle n'est sans doute qu'un reflet déformé sur la forme, mais sans doute pas sur le fond, de ce qui devait se dire dans le secret des conversations de table ou de taverne au Moyen Age, comme plus tard, ailleurs, sous d'autres latitudes et dans d'autres temps.



N'étant pas professeure de littérature, je ne me risquerais pas à une présentation et une analyse littéraire, mais je signale avoir beaucoup apprécié la traduction en français moderne qui est alerte tout en rendant bien l'aspect versifié du texte d'origine.
Pour une présentation et une approche plus littéraire, voir le blog de Georges Guillain, dédié à la poésie et à la littérature contemporaine.

lundi 26 août 2019

Le corps, dans l'Art et par les Sciences sociales


LITSO : QUELQUES THEMATIQUES AUTOUR DE LA QUESTION DU CORPS
Bilan des séances


1 : La nudité (HDA)
L’art européen est l’un des rares arts mondiaux à avoir représenté le corps nu des hommes comme des femmes, et ce assez tôt dans l’Histoire.
A retenir :
·         Le nu masculin apparaît dans la statuaire grecque avant le nu féminin : les femmes restent habillées plus longtemps et les premières statues de nu féminin représentent la déesse Aphrodite/Vénus (déesse de l’amour)
Remarque : dans l’art grec, les dieux sont représentés comme des êtres humains, souvent plus grands et plus majestueux. (vocab = dieux anthropomorphes)
·         Les critères de beauté de l’art grec pour la représentation des corps ont été repris dans l’art européen ultérieur : ce sont devenus des « canons de beauté ». (vocab = l’origine de l’expression « canon de beauté vient du sculpteur grec Polyclète qui écrivit un traité de la beauté idéale appelé Le Canon, ce qui en grec veut dire « modèle, règle »)
Ils correspondent à une harmonie des proportions et de la symétrie + la beauté extérieure doit refléter la beauté intérieure (= la vertu) qui va s’exprimer par la grâce des gestes + la douceur du regard pour les femmes tandis que les hommes se caractérisent par la force maîtrisée et le dynamisme du geste.
Remarque : C’est ainsi que depuis, on associe en Occident la beauté au Bien et à l’inverse, la laideur au Mal.

A savoir reconnaître :
Le doryphore, le Laocoon, la Venus de Milo

·         Au Moyen-Age, l’art est strictement religieux (religion catholique) et les divinités antiques ne sont plus représentées. Le nu disparaît. Il est assimilé au diable, au mal, à la tentation du péché. C’est pourquoi on peut tout de même voir quelques corps nus suppliciés dans les représentations de l’Enfer.
·         A partir du XIIIe siècle, la représentation du nu réapparaît lentement, mais très codifiée et quasiment essentiellement féminin. On peut, soit trouver des Adam et Eve au paradis terrestre, soit des Venus (le mot a plus ou moins pris le sens de prostituée) à la fin de MA. Cas particulier de Marie-Madeleine, prostituée convertie à la sainteté par Jésus d’après les Evangiles, qui est « en cheveux » (ce qui veut dire la chevelure non cachée par un voile, signe d’impudeur) et parfois nue, mais qui pourtant n’est pas une figure du mal et de la luxure, mais au contraire une figure de la victoire de la religion sur le corps et ses attraits.
·         L’art chrétien présente une profusion de corps, y compris dans les images religieuses. La raison en est que le Dieu des chrétiens s’est incarné dans la personne de Jésus Christ qui est à la fois divin et mortel. L’enfant Jésus est souvent représenté nu pour insister sur cette incarnation.(vocab) Il n’y a donc pas d’interdit sur la représentation du corps, contrairement à d’autres religions.

A savoir reconnaître :
La naissance de Venus de Botticelli, la Venus d’Urbino de Titien, Olympia de Manet.






2 : La beauté féminine comme instrument de contrôle du corps des femmes. (Histoire)

Les critères de beauté féminine ont relativement peu évolué et ont toujours rapport avec un corps contrôlé et certaines obligations de pudeur, autre moyen de limiter la liberté du corps. Pourquoi vouloir contrôler le corps des femmes ?

A retenir :
·         La pudeur est un phénomène éminemment social, destiné le plus souvent aux femmes. Il s’agit d’une attitude visant à se retenir volontairement de dévoiler aux regards d’autrui certaines parties de son corps et/ou certaines émotions => en ce sens, c’est une manifestation du contrôle sur soi-même. Les critères de pudeur peuvent varier selon les cultures.
·         La beauté féminine doit respecter les canons de la beauté antique (symétrie, harmonie) et ceux de la société (grâce, retenue, douceur). Le corps des femmes doit donc pendant des siècles se retenir du laisser-aller. Il y a donc une éducation typiquement féminine du corps, comme celle évoquée par George Sand (qui la dénonce) : corps enserré/redressé dans des corsets, refus du sport qui masculiniserait trop le corps en supprimant les rondeurs et la douceur, refus du gras (témoin d’un laisser-aller au plaisir) qui s’est renforcé à partir du 19e siècle, blancheur du teint (signe d’une vie enfermée et non pas en plein air), cheveux longs…
·         La lutte des femmes pour l’égalité des droits et l’accès au travail à partir de la fin du 19e siècle a produit des évolutions dans l’éducation des jeunes filles et une libération des corps (cf dans la mode, la fin du corset, le droit de porter un pantalon, des cheveux courts…)
·         Les canons de beauté sont devenus encore plus exigeants au 20e siècle avec le développement des medias qui abreuvent les femmes de modèles (ex. stars, top model) et ils sont toujours plus difficiles à respecter, du fait de leur aspect contradictoire : minceur mais rondeur, féminité mais tonus sportif, pudeur mais attrait sexuel (bouche, poitrine, fesses rebondies…mais sans excès) Cette tyrannie de l’apparence est de plus en plus dénoncée au fur et à mesure où elle est de moins en moins naturelle (cf. retouches des images avec Photoshop) et du fait des ravages qu’elle fait sur l’estime de soi des femmes ou des jeunes filles qui n’entrent que difficilement dans les normes.

A savoir :
Biographie de G. Sand qui se trouve au début de la page du texte distribué.
Savoir le nom de l’historien du corps = Georges Vigarello.
Savoir dater et caractériser la mode de la « garçonne » (lire aussi le chap « la volonté d’être l’égale de l’Homme ») https ://claireestagnasie.wordpress.com/2013/04/22/mythes-et-realites-de-la-garconne/


3 : Le refus de vieillir (Littérature)

Le mythe de l’éternelle jeunesse n’est pas nouveau. Il a un rapport très étroit au narcissisme (vocab : se dit d’une personne qui aime son apparence physique de façon outrancière), en plus de la peur de la mort. Comment accepter en effet que notre corps se dégrade, devienne de plus en plus laid et de plus en plus faible. La fragilité de la vie humaine est difficile à accepter.

A retenir :
·         La jeunesse est une période de la vie fascinante. C’est l’âge où tout est possible encore car le choix de vie n’ont pas encore été fait. Jointe à la beauté et la fraicheur des corps, elle confère un pouvoir sur les autres du fait même de la fascination qu’elle suscite. C’est ce qu’illustre le début du roman D’Acier de Silvia Avallone.
·         Narcisse finit par mourir de se contempler sans arrêt => il ne vit pas.





·         Un avatar extrêmement connu du mythe de Narcisse est le personnage inventé par Oscar Wilde dans le roman Le portrait de Dorian Gray. Le refus de vieillir du personnage lui fait accepter un pacte diabolique : il restera toujours jeune, son visage présentera une pureté fascinante. Mais l’auteur imagine qu’il paye ce pacte par sa dépravation morale : il ne peut pas à la fois accepter ce pacte et en même temps rester pur. Dès lors, Dorian Gray sombre dans la débauche et son portrait s’enlaidit de ses crimes. Le roman montre que le narcissisme enferme ceux qui le vivent dans une non-vie, un refus du temps et donc de l’expérience et de l’apprentissage qui amènent les gens à changer. Privilégier l’apparence sur l’existence ne peut être que destructeur.
·         Autre avatar du mythe de l’éternelle jeunesse et de l’apologie d’un corps jeune et puissant : les super-héros qui apparaissent au XXe siècle en Occident (surtout EUA). Ils représentent un fantasme d’autant plus fort que les hommes du Xxe siècle sont confrontés aux crises qui les dépassent (Superman « naît » au plus fort de la crise de 1929 aux EUA, Captain America durant la 2ème guerre mondiale…). L’œuvre de Gilles Barbier intitulée L’Hospice met en évidence ce fantasme. Ses sculptures installées dans un espace clos mettent en scène des super-héros connus qui sont devenus vieux. Avec cette œuvre, le mythe de l’éternelle jeunesse est radicalement remis en cause.

A savoir :
·         Pouvoir répondre à des questions sur un extrait de D’acier (voir PJ dans Pronote et lien ci après : http ://www.lacauselitteraire.fr/d-acier-sylvia-avallone ) Le livre est disponible au CDI.
·         L’histoire de Narcisse et savoir reconnaître une représentation de Narcisse en HDA
·         Savoir ce qu’est un « Dandy »
·         Reconnaître l’installation de Gilles Barbier.
·         Pouvoir reconnaître une planche de la série BD les Watchmen (achetée en 3 exemplaires et à votre disposition au CDI ) : c’est un exemple du genre « comics américain » qui traite justement de ce thème de la vieillesse des super-héros qui va de pair avec la perte des illusions et de la possibilité d’un contrôle sur le monde. http ://fr.wikipedia.org/wiki/Watchmen


4 : le contrôle des corps dans l’espace (Géographie + Sociologie)

La circulation des corps dans l’espace public est un enjeu politique et social de plus en plus important. Qu’une personne soit empêchée de se déplacer ou qu’elle soit contrainte de se déplacer de telle ou telle manière permet de mieux comprendre le fonctionnement de nos sociétés et les systèmes de pouvoir.

A retenir :
·         Rappel : la liberté de circulation est un des droits fondamentaux de l’Homme.
·         Michel Foucault, dans Surveiller et punir, naissance de la prison, a montré que la prison est née au 18e siècle, dans le sillage de la philosophie des Lumières. Auparavant, la punition, monopole du roi ou de ses représentants, était plutôt une punition corporelle, supplice ou marque d’infamie. La loi du souverain s’emparait du corps du « rebelle » et réaffirmait avec force son pouvoir en faisant ce qu’il voulait du corps. Au 18e siècle, le corps du rebelle doit être à la fois séparé du reste de la société pour protéger la société et, dans le même temps, réhabilité/domestiqué pour une éventuelle réinsertion. C’est pour cela que se développent les prisons. Le contrôle du contrevenant à la loi se déplace de son corps à son esprit. On enferme le corps pour mieux contrôler l’esprit. Surveiller constamment les individus permet de les rendre plus dociles.




·         Jeremy Bentham invente en 1791 le Panopticon. Cette architecture utopique est un dispositif central, avec des cellules disposées en cercle tout autour, ce qui permet à un seul homme de tout voir. Ce système a été mis en œuvre dans de vraies prisons. Des œuvres de fiction ont également repris cette idée et ont réfléchi aux conséquences sur ceux qui sont surveillés. Je renvoie à une excellente et très violente série de prison Oz, de Tom Fontana (http://seriestv.blog.lemonde.fr/2009/01/25/oz-la-prison-pour-le-pire/ ) et au roman d’anticipation d’Alain Damasio, la zone du dehors, qui invente une cité sur un astéroïde, conçue comme une grande prison panoptique, dans lequel la démocratie empêche tout citoyen/détenu de se révolter. http://www.lavolte.net/lazonedudehors/resume.php
·         Sans aller jusqu’à la privation de la liberté de circuler, on constate qu’actuellement les villes ont de plus en plus tendance à s’organiser pour contrôler les déplacements, les stationnements de certains individus dans leurs espaces. Voir la récente affaire du grillage des bancs publics à Angoulême et de façon plus générale le mobilier urbain destiné à empêcher les SDF d’y stationner. Voir le phénomène des communautés closes (vient des EUA) : Barrière grillagée, murs, digicode, vigiles, certains groupes s’enferment et discriminent les accès des autres à « leur » espace. Au départ phénomène touchant les riches, depuis une dizaine d’année, c’est devenu le mode d’urbanisme privilégié de tous les nouveaux quartiers à destination des classes moyennes. Il est symptomatique de constater que ce phénomène est concomitant de l’impression d’une montée des incivilités et de la difficulté du « vivre ensemble » dans l’espace urbain, comme rural d’ailleurs.
·         L’exemple des schémas de l’aéroport d’Oslo montre comment la circulation dans un espace peut être contrôlée et en quoi elle est un enjeu. L’espace remodelé entre 2005 et 2007 de la zone d’attente montre comment on a réduit l’espace libre/public et augmenté l’espace marchand, rendu un nécessaire point de passage, pour forcer les voyageurs à la consommation.
·         Enfin, de récentes études ont permis de prouver que l'espace urbain est articulé autour du monde masculin. La place pour les femmes en ville est limitée (le jour et pas la nuit, espaces plus souvent privés que publics car manque d’infrastructures qui leur sont dévolues) : à écouter http://www.franceculture.fr/emission-planete-terre-l-espace-urbain-est-il-machiste-2014-09-03


A savoir :
·         Biographie de M. Foucault
·         Def panopticon et nom de son auteur. Savoir le reconnaître sur un plan, ou dans une description littéraire.
·         L’analyse des schémas d’Oslo
·         Def de communautés fermée/gated community.


5 : Le corps souffrant

Un autre aspect de la condition humaine est l’omniprésence de la souffrance physique et de la maladie. Toutes les utopies, tous les progrès scientifiques ont été motivés à un degré ou un autre par le désir de faire disparaitre ou de soulager les souffrances. Et ce, au risque des pires dérives (voir la figure du savant fou dont le prototype est Frankenstein).




·         Un autre exemple de dérive scientiste (vocab : le scientisme est la croyance que la science sauvera l’humanité) est l’eugénisme (vocab : contrôle a priori des naissances pour sélectionner les bébés + mise à l’écart ou meurtre des bébés déficients).


A retenir :
·         Un thème important de l’art chrétien = le christ en croix. Ce thème se développe avec force à la fin du Moyen-Age/ Alors qu’on avait plutôt une représentation d’un christ en gloire, sur son trône (voir tympan église de Conques), à partir des 14e et 15e siècles, les sensibilités mettent plutôt l’accent sur les souffrances de JC, donc sur son humanité (voir piéta de Michel Ange). De ce fait, la souffrance en Occident est acceptée, car elle rapproche de JC. Le message de l’Eglise catholique est qu’il faut endurer des souffrances pour être saint et être sûr de mériter le paradis. (voir le martyre de St Erasme de Nicolas Poussin)
·         Pourtant, puisque Dieu est censé être bon, il ne peut pas être celui qui permet la souffrance, sauf à supposer que la souffrance est une punition divine. La souffrance est donc depuis le MA liée au mal (voir tortures des Enfers). Celui qui souffre est maudit. Un corps contrefait, scrofuleux est le signe de cette malédiction, voire des péchés de celui qui souffre (cf. Hieronymus Bosh, le triptyque du jardin des délices).
Remarque : l’analyse du tableau du même Bosh, la tentation de St Antoine, nous a montré qu’il ne faut pas toujours interpréter la représentation des souffrances par la morale et la religion. Ce tableau présente de façon à peine symbolique les souffrances des gens atteint de « Mal des ardents », une maladie liée à une mauvaise conservation du seigle servant à fabriquer la farine.
·          


A savoir :
·         Savoir reconnaître et différencier un christ en croix et un christ en gloire.
·         Reconnaître la pietà de Michel Ange
·         Reconnaître le tableau de Poussin
·         Biographie de H. Bosh et analyse de ses deux tableaux présentés.
·         Auteur, date, histoire de Frankenstein.

jeudi 6 juin 2019

Ecrire l'Histoire et l'impérialisme colonial français

"Mais si l'on considère que l'histoire est une enquête, et l'historien un enquêteur, alors on peut tirer les conséquences littéraires de sa méthode : utiliser le "je" pour signaler d'où on parle, raconter l'enquête que l'on mène, puiser dans l'obsession d'un questionnement, aller et venir entre le présent et les passés, inventer des fictions de méthode pour mieux comprendre le réel, placer le curseur au bon endroit entre distance et empathie, chercher les mots justes, faire une place à la langue des gens, vivants ou morts, que l'on a rencontrés" 

Ivan Jablonka, l'Histoire est une littérature contemporaine, Seuil, 2014


Dans ce livre manifeste, l'historien contemporanéiste Ivan Jablonka plaide non seulement pour une nouvelle écriture des livres d'histoire, dans un style qui serait plus lisible et donc plus accessible, mais surtout pour une nouvelle méthode de l'écriture historique du réel. C'est cette méthode qu'il avait appliqué brillamment dans son livre Histoire des grands-parents que je n'ai pas eus, paru en 2012. Il y retrace son enquête sur la disparition de ses propres grands parents, juifs polonais réfugiés à Paris, raflés et déportés pendant la seconde guerre mondiale, tout en dressant avec émotion et finesse le tableau plus général du monde dont ils étaient issus et qui a disparu avec eux et des millions d'autres. C'est un livre majeur, non pas pour l'histoire du génocide juif, encore qu'il est précisément documenté et fort instructif pour les non-spécialistes, mais surtout pour sa forme et le récit qu'il met en place. Ivan Jablonka "récidive" en 2016 avec Laetitia ou la fin des Hommes, pour lequel il reçoit le prix Médicis et d'ailleurs sa fiche wikipedia le présente comme romancier et historien. Ce livre est un "roman vrai" dans lequel, à partir d'un fait-divers, le meurtre de la jeune Laetitia, il se livre à une contextualisation sociologique et historique de ce que la mort de cette jeune fille dit de la société française contemporaine. L'objet n'est pas "canoniquement" historique, mais la méthode, elle, l'est sans conteste.
Dans l'Histoire est une littérature contemporaine, Jablonka retrace tout d'abord à grands traits les évolutions historiques du récit historique, de l'histoire-tragédie antique à l'histoire-littérature du XVIIe siècle en passant par l'histoire-panégyrique et l'histoire-éloquence, et à ce titre, il intéressera peut-être mes collègues en charge de l'enseignement de spécialité HLP. Puis, il règle son compte à l'histoire-science et méthodique dans deux chapitres aux titres assassins, "la naissance du non-texte" et "les sciences sociales et la "vie"", avant que de s'atteler à la question des connivences et des points d'achoppement entre Histoire, fiction réaliste, roman historique et les "choses vues". Le chapitre nommé "l'estrangement", selon le terme popularisé par Carlo Ginzburg, est particulièrement stimulant. Passé le postulat de départ, celui "qui supprime la frontière entre réalité et fiction, entre vérité et affabulation, détruit les sciences sociales", Jablonka présente les "types de fiction", qu'il nomme les "fictions de méthode" qui sont néanmoins nécessaires aux historiens pour trouver des sources, construire des théories, faire preuve d'empathie, à savoir l'effort de défamiliarisation (estrangement), la fiction de plausibilité, la conceptualisation et le procédé narratif. A un autre moment, il rappelle aussi toutes les bases de ce qui fondent une réelle recherche historique qui tente honnêtement de produire un discours de vérité et qui se fondent toute sur une posture liminaire, la capacité à savoir "d'où on parle" et le respect absolu de l'archive.

Finalement, "tout l'enjeu est d'inventer de nouvelles formes littéraires pour les sciences sociales et grâce au sciences sociales". "Plutôt que de chercher à réconcilier le couple histoire/littérature, qui n'en finit plus de divorcer depuis des siècles, [je] favorise la rencontre méthode/texte.Surtout [je]pose la question : quel est le texte du savoir ?". Et Jablonka de conclure que ces textes sont multiples, dans un espace sur lequel aucune autorité ne parvient à s'exercer, qu'ils n'ont d'autres identités que leur bâtardise, du moment qu'ils sont textes chargés de raisonnement dans lequel la langue et le récit deviennent un outil d'explication-compréhension du monde et produisent une émotion. Ces textes doivent exposer en un mode réflexif et transparent les subjectivités de l'historien, puisqu'il est certain que l'historien n'échappe pas à sa propre historicité; cet historien qui par ailleurs, rend compte de sa recherche et de son enquête ("comme tout écrivain, le chercheur a le droit d'être un peu magicien, mais il doit révéler ses trucs") et tisse les liens avec toutes les disciplines.


Une guerre au loin : Annam, 1883 par Sylvain Venayre

Sans doute inspiré par ce type de projet, Sylvain Venayre, lui aussi historien contemporanéiste, a publié en 2016 cet intéressant petit livre, petit par son format, dédié à sa mère qui "aime mieux la littérature que l'histoire". Par l'intermédiaire de l'histoire de Pierre Loti, qui fut officier de marine, Sylvain Venayre questionne la naissance de l'impérialisme colonial à l'époque de la IIIe République. 

"De quand date l'empire ? certains disent qu'il n'a pas d'histoire, qu'il est l'histoire elle-même, qu'il a toujours été dans le cœur des hommes et dans le cœur des femmes, même si tous les hommes ne deviennent pas empereurs, ni toutes les femmes impératrices. A quelques exceptions près, l'empire serait le destin des sociétés humaines, car ceux qui ont du pouvoir cherchent à en avoir toujours davanatge et ce qui est vrai des individus et des groupes l'est aussi des institutions. L'empire, ce serait ce désir decroître aux dépens des autres, présent partout, depuis l'aube des temps. [...] Vous me demanderez : pourquoi nous parlez-vous de cela ? N'aimez-vous pas un peu trop les digressions ? Tout cela est-il d'une quelconque utilité pour comprendre l'histoire de Pierre ? Considérez ceci : en 1883, le gouvernement de Jules Ferry, qui envoyait Pierre en Asie à bord de l'Atalante, était-il en train de mener une politique impérialiste aux dépens de Tu-Duc, empereur d'Annam ?"
Le prétexte est la bataille de Thuan-An, qui précipita la fin de l'empire d'Annam et que l'auteur raconte de façon précise et hallucinatoire, comme d'autres épisodes d'ailleurs de la guerre. A cette occasion, deux récits sont publiés dans les journaux, celui d'un marin non identifié qui signa Nada et celui de Pierre L. qui lui causa bien des déboires.  "C'était un article bref, du genre qu'on appelle très improprement factuel, comme si l'absence de commentaires explicites garantissait l'objectivité du reste. Pierre y établissait la chronologie de la bataille [...] Un croquis permettait aux lecteurs de comprendre le mouvement des troupes. Pierre mentionnait aussi un fait dont Nada ne parla pas dans sa propre description du combat. Il dit que les soldats français, eu fur et à mesure qu'ils avancèrent en direction des forts, brûlèrent tous les villages qu'ils traversèrent". C'est cette phrase qui déclencha l'affaire. En conseil des ministres, Pierre fut mis en disponibilité par retrait d'emploi. A cette époque, il était déjà connu du public français pour ses récits orientalistes.

L'objet du livre est donc l'histoire de la réception de ce texte de Loti, celle de ses protestations de patriotisme et son incompréhension de l'"étrange contresens" qu'on fait de son texte, des controverses autour de la "mission civilisatrice" que cette toute petite phrase contredisait. Mais c'est surtout la recherche patiente du contexte, de l'univers mental de Pierre Loti, des conditions de rédaction des articles que Loti a écrit à partir des impressions des soldats le soir de la bataille. Et franchement , c'est passionnant.

" La grande tuerie avait commencé. On avait fait des "feux de salve", deux -et c'était plaisir de voir ces gerbes de balles, si facilement dirigeables, s'abattre sur eux deux fois par minutes au commandement, d'une manière méthodique et sûre. C'était une espèce d'arrosage, qui les couchait tous, par groupes, dans une éclaboussure de sable et de gravier" (P. Loti)




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