Non, le Moyen-Age, ce n'est pas que les chateaux-forts et les seigneurs, que le roi de France chevauchant dans les plaines à la tête de ses armées nobiliaires, ou que les paysans, les deux sabots dans la glaise.
En mille ans d'histoire et à travers des territoires très divers, de multiples expérimentations de gouvernement politique des hommes et de nombreuses réflexions théoriques ont été menées, aussi bien dans les monastères ruraux que dans les sociétés marchandes urbaines, dans des régimes monarchiques que dans des systèmes républicains, au sein de l'Eglise catholique (universelle) ou sur des bases totalement laïques et se voulant rationnelles.
La Liberté, une originalité italienne
L'Italie cependant se présente comme un cas particulier dans le dernier quart du Moyen-Age. Dans les cités du nord et du centre de ce qui n'est pas encore, et de loin, un pays unifié (même si la conscience d'une italianité commence à se faire jour), des communes s'organisent. Ce n'est pas cela qui fait l'orginalité italienne, car des communes ayant des institutions autonomes de gouvernement naissent partout à partir grosso modo du XIIe siècle. Dans le royaume de France, en Provence, en Catalogne, en Flandres (...) ces communes voient leurs prérogatives s'élargir, les procédures de désignation de leurs élites politiques s'affiner et elles expérimentent la difficile articulation entre l'autonomie locale et l'insertion dans un ensemble soumis à l'autorité princière ou royale (voir les processus d'assemblée, Michel Hébert, La voix du peuple, PUF, 2018) . A la fin du XIIIe siècle, sous l'effet de l'essor commercial, de l'arrivée relativement massive d'anciens ruraux qui viennent gonfler un nouveau "prolétariat urbain", elles connaissent aussi les premières tensions internes (entre aristocratie et bourgeoisie, entre "petits" et "gros" c'est-à-dire ouvrier et artisans pauvres et élites économiques liées au négoce), mais aussi des révoltes contre leur seigneur : d'après Samuel Kline Cohn, (Lust for liberty, Harvard University Press, 2006) la plus ancienne révolte du royaume de France dont témoigne les sources date de 1257 à Marseille en Provence. Elle vise le frère du roi, Charles d'Anjou. Le XIVe siècle voit aussi se multiplier les révoltes de la misère. Dans les territoires cités plus haut, il y a donc des tentatives bien plus souvent qu'on ne l'imagine, des tentatives pour négocier avec le pouvoir princier une plus forte marge d'autonomie, au moins fiscale, voire, au mitan du XIVe une co-gouvernance du royaume par le roi et les Etats Généraux (voir la révolte parisienne dite d'Etienne Marcel, une parmi plusieurs autres). Dès lors que le mouvement d'opposition prend de l'ampleur et devient frontal, toutes ces révoltes sont durement réprimées selon un processus qui mêle extrême violence militaire et mépris de classe (voir le peuple quand il se révolte : répression et infériorisation )
L'originalité italienne réside en ce que, dans la partie nord et centrale de la péninsule, le pouvoir princier est lointain et marginalisé depuis la défaite impériale face aux armées communales coalisées de la ligue lombarde (paix de Constance de 1183). Si les communes d'Italie centrale sont soumises, plus ou moins efficacement, à l'autorité papale et, de la plaine du Pô jusqu'à la Toscane, on a une série de communes libres, qui ont un contrôle plus ou moins étendu (et plus ou moins assuré) d'un territoire rural et de villes de moindre importance. Boncompagno da Signa, professeur de rhétorique, écrit entre 1195 et 1215, que "[...] seule l'Italie, parmi toutes les provinces du monde, jouit du privilège spécial de liberté [...]" (Rhetorica Novissima, publié par A. Gaudenzi dans Scripta Andecdota Glossatorum, Bologne, 1892). Cette idée générale est bien sûr à affiner dans les détails car il reste de petits territoires soumis à leur seigneur d'ancienne noblesse et les Français font parfois des incursions pour prendre le contrôle de quelques territoires (surtout dans le Piémont ou à Gênes à l'aube du XVe siècle) Ce n'est qu'au sud de Rome, dans ce que les Angevins appelaient le Regno ou royaume de Sicile, conquis par eux en 1266 contre le descendant des empereurs souabes que subiste une autorité pleinement royale. Les Angevins jouissent un temps d'un grand prestige et prennent entre la fin du XIIIe siècle et la première moitié du XIVe, le contrôle de la ligue guelfe, ainsi que des magistratures provisoires dans quelques villes de Toscane ou des Etats de l'Eglise.
Les communes : quel pouvoir et pour qui ?
A partir du XIIIe siècle, les communes italiennes re-élaborent leurs statuts, lesquels sont bien plus larges que les anciennes consuetudines (franchise coutumière) et s'inspirent assez souvent de l'exemple romain : Milan et Florence, tout autant que Rome, se définissent comme des héritières de la glorieuse cité antique. Elles se dotent des moyens de leur indépendance (c'est dans ce sens qu'il faut comprendre leur mot de Liberté) : des impôts, des armées (communales et de plus en plus stipendiées -voir le système des condottieri dans les deux derniers siècles du Moyen Age), une vie politique propre basée sur l'idéologie du Bien Commun et le consentement le plus large possible de la population. Pour les juristes médiévaux, la loi juste dépend du consentement de ceux sur qui elle s'applique ( "Quod omnet tangit debet ab omnibus approbari" Code Justinien) et donc pour obtenir le consensus, même si les expérimentations institutionnelles sont diverses dans les réglages, elles sont toujours basées sur le principe de l'existence de conseils restreints du pouvoir exécutif, d'une ou plusieurs assemblées élue.s qui vote.nt les lois et désigne.nt les tenants des offices dans une rotation extrêmement rapide, avec des modalités qui évoluent selon les rapports de force. L'espace communal est divisé en quartiers : c'est l'unité de base pour la désignation des happy few qui obtiennent le droit à gouverner, car ne nous y trompons pas, même dans les Républiques les plus populaires ("governarsi a popolo") que sont Florence, Bologne, Pise parfois, les régimes sont en réalité oligarchiques. L'exemple paradigmatique est la République de Venise : la grande assemblée du peuple, l'arengho, censée être le lieu de la discussion publique d'où son nom, cesse d'être réunie à partir de 1172 et la serrata de 1297 restreint définitivement l'élite dirigeante (les membres du Grand Conseil) aux descendants des familles déjà en charge auparavant, ce qui crée officiellement un patriciat urbain. Dans une moindre mesure, même à Florence, on ne réunissait la grande assemblée du peuple, le Parlamentum, que dans des circonstances graves où des décisions nouvelles devaient être présentées pour accord (selon le vieil adage hérité de l'Antiquité tardive "Vox populi, vox Dei").
Le mot de peuple est donc trompeur : il désigne l'ensemble des citoyens doté du droit de bourgeoisie (cives), ensemble qui correspond donc à une fiction juridique détentrice de l'autorité, mais il est aussi revendiqué par les élites bourgeoises (popolo grasso). Ce qui légitime à leur yeux cette dénomination c'est précisément qu'elles sont bourgeoises et non nobles. D'ailleurs, si l'on se centre maintenant sur l'exemple florentin, dans l'histoire républicaine florentine débute une deuxième étape à la fin du XIIIe siècle avec l'expulsion des magnats de la vie politique (un peu moins de de 150 familles), et même de l'espace public par les lois somptuaires. Les agissements propres à la noblesse, les rivalités et luttes violentes des factions lignagières (consorterie) notamment, expliquent la popularité de ces mesures qui ne furent pas remises en questions, malgré l'expulsion du promoteur des Ordonnances de Justice qui bloquèrent l'accès des anciens lignages au gouvernement (Giano della Bella 1293-1295). Je renvoie sur ce point à l'article de Christiane Klapish-Zuber, "Honneur de noble, renommée des puissants : la définition des magnats italiens (1280-1400)" dans Médiévales, n°24, 1993, pp. 81-100 ou bien à son livre Retour à la cité. Les magnats de Florence 1340-1440, Editions de l'EHESS, 2006. Pour récupérer des espaces de participation politique, ceux-ci furent contraints (cf les Pazzi) d'intégrer les rangs du Popolo et d'accepter le nouvel ordre politique dominé par les Arts (Piero Gualtieri, "Les pratiques institutionnelles de la République florentine", Revue Française de Sciences Politiques, 2014/6, p.1112). Globalement, les nobles disparurent donc en tant que tels de la vie politique florentine au XIVe siècle, soit qu'ils se replièrent sur leurs domaines ruraux, soit que les familles s'éteignirent (notamment avec la Peste noire du milieu du siècle), soit qu'ils furent exclus du territoire de la cité pour leur positionnement gibelin et qu'ils aient perdu leurs biens, soit qu'ils aient renoncé à leur statut nobiliaire pour intégrer le popolo. Il est à noter toutefois que certaines familles réussirent à se maintenir comme les Bardi qui cumulent entre 1385 et 1433 pas moins de 430 magistratures. Enfin, si le popolo grasso sort gagnant politiquement de l'affrontement, ces riches familles bourgeoises qui contrôlaient les Arts majeurs adoptent progressivement un mode de vie et les codes culturels qui les rapprochent extérieurement des pratiques nobiliaires.
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Le lys de Florence. Certaines familles nobles qui deviennent populaires le mettent sur leur blason |
Une élite censée être le peuple
Comment réduire la distance paradoxale entre un peuple censé être, par son consentement, la source de toute autorité et son élite dirigeante effective qui ne constitue qu'une toute petite partie du peuple ( à fortiori de la population totale de la cité comprise selon les époques entre 60 000 et 130 000 habitants) et alors que le mode de vie, les valeurs, le comportement de plus en plus aristocratique rendent cette élite de moins en moins assimilable au reste de la population ? Par ailleurs les tensions socio-économiques et donc politiques avec un peuple qui s'affirme et s'organise de plus en plus s'exacerbent au XIVe fragilisant l'idéologie de la Concorde. Les juristes italiens, Marsile de Padoue, Bartole de Sassoferrato, Baldo degli Ubaldi entre autres, élaborent dans le courant du siècle, une reflexion pour réguler et rationnaliser le gouvernement des communes en permettant de définir au sein du peuple une sanior pars ou valencior pars. Il faut en gros comprendre que l'obsession de la stabilité et de l'unité conduit à légitimer la destitution du peuple organisé (le popolo) de son autorité théorique au profit des meilleurs en son sein. Ceux-ci, les plus sages et les plus prudents sont jugés plus aptes que la foule (forcément ignorante et peu encline à privilégier le bien commun) à réaliser l'unité du peuple indispensable pour un bon gouvernement. Pour pouvoir réaliser cela, il faut imaginer la fiction juridique que la partie (la valencior pars) représente le tout. L'élite urbaine dirigeante est donc le peuple.
Ces principes permettent d'éviter d'aboutir à la démocratie. En effet, dans la conception aristotélicienne qui est celle qui domine les penseurs de la chose politique depuis le milieu du XIIIe siècle et St Thomas d'Aquin, il existe trois formes de gouvernements (un seul, quelques-uns, tous) qui peuvent avoir une forme bonne ou une forme déviée. La monarchie, le régime d'un seul, peut par exemple facilement devenir tyrannie. De même, la République (la chose commune) est bonne si elle garantit le Bien commun, mais peut être dévoyée en démocratie. Donc "démocratie" n'est pas connoté positivement au Moyen Age. Le gouvernement de tous, fondé sur la participation collective, le regimen ad populum selon l'expression de Bartole de Sassoferrato, peut pourtant être celui qui garantit l'harmonie et l'utilité commune pour tous. Pour cela, il faut une communauté intérieurement unifiée, dans laquelle le bien de l'individu n'est pas son bien propre, mais celui de la cité. Les gouvernants doivent être des "recteurs" qui guident la communauté politique. Il y a en fait un consensus dans les milieux aristotéliciens, comme humanistes par la suite, pour une forme idéale de constitution mixte, qui allie un pouvoir exécutif monarchique ou oligarchique et des formes très atténuées de consentement par le peuple. Ce consentement une fois donné aliène les citoyens à leur pouvoir souverain et leur impose l'obéissance. Vers 1260, Brunetto Latini, guelfe florentin exilé en France, écrit dans le 3e livre de son Tresor (une des encyclopédies les plus lues du Moyen Age) que les hommes doivent se donner un seigneur et se soumettre à son pouvoir, mais que le meilleur des seigneurs est celui qui a été élu et gouverne "politiquement" et non pas monarchiquement. Ceci lui permet d'affirmer que le gouvernement communal est le meilleur des gouvernements possibles. Ainsi, la forme républicaine du pouvoir souverain l'est en ce sens que les gouvernants eux aussi doivent obéir aux lois que le peuple accepte, et ils ne sont donc pas au-dessus des lois ou source de la loi (d'ailleurs un monarque absolu est au-dessus des lois parce qu'il est source de la loi). Dans les régimes républicains, c'est parce qu'on a conscience que le dirigeant peut lui-aussi subordonner le bien commun à la réalisation de son bien propre et se faire tyran qu'on organise la collégalité de toutes les magistratures et des procédures de contrôle de l'action des pouvoirs. Pour autant, il n'y a pas de séparation nette entre la forme republicaine et la forme monarchique ou oligarchique de l'Etat. Comme le dit en substance E. Igor Mineo dans l'article "Liberté et communauté en Italie (milieu XIIIe-début XVe s)" (p.220 dans Claudia Moatti et Michele Riot-Sarcey (dir.), La République dans tous ses états. Pour une histoire intellectuelle de la république), si la communauté politique est définie à l'époque comme un invariant inscrit dans l'ordre de la nature, au contraire les formes de gouvernement sont variables et sont relatives. Aussi le jugement sur le mode de gouvernement est plus important que celui sur la forme et doit s'orienter selon deux critères principaux : le degré plus ou moins grand de subordination de l'action du gouvernement à la loi et son orientation vers la préservation du bien commun.
Florence : affrontements autour de la Seigneurie
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Quelques blasons des Arts de Florence. Vers 1300, les 21 Arts de la ville regroupent un peu moins de 8 000 personnes. |
C'est un fait connu que Florence était une République marchande depuis l'institution du Priorat en 1282 qui consacra la domination institutionnelle des Arts (corporations professionnelles ayant de très larges compétences économiques) et la domination politique des groupes dirigeants à l'intérieur de ces Arts, donc la riche bourgeoisie économique. Ce filtre "professionnel" d'accès à la vie politique active dura jusqu'à la fin de la République (1512 -1530) Pour pouvoir accéder aux magistratures, il fallait être inscrit dans un Art, ne serait-ce que formellement et donc y payer la "taxe professionnelle", accepter la juridiction interne de l'Art, être élu au conseil dirigeant de la corporation...Au départ consul, puis prieur, un seul dirigeant élu par Art pouvait prétendre à siéger au Priorat nommé par la suite Seigneurie (Signoria), l'organe exécutif suprême de la cité. On maîtrise mal les procédures de désignation pour les premiers temps de la République.
La grande question du XIVe siècle (trecento) florentin fut de délimiter le périmètre du popolo actif , c'est-à-dire ceux qui avaient de réelles chances d'accéder aux magistratures qui comptaient, donc de trouver l'équilibre juste pour l'accès aux charges exécutives entre les arti majeurs et mineurs. A côté de la magistrature collégiale majeure (le Priorat constitué pour 2 mois de 6, puis 8, prieurs et d'un Gonfalonier de justice), il y avait quelques conseils restreints (les 12 Bonshommes, deux élus par sestiere, chargés de conseiller les prieurs pendant 6 mois, puis quatre) et les gonfaloniers de compagnies (chargés de la justice et de l'ordre public pour 6 mois, puis quatre, élus par les 16 gonfaloni, 4 subdivisions des 4 grands quartiers de Florence) qui eux-aussi disposaient de prérogatives étendues. Même avec la rotation rapide des charges, cela ne concernait qu'un tout petit nombre de personnes, quelques dizaines de familles tout au plus. En revanche, le reste de la bourgeoisie riche avait plus facilement accès à l'assemblée législative (le Conseil des Cent, deux élections par an) et aux offices mineurs, administratifs de la cité ou de l'Etat (les territoires dominés par Florence). Enfin, les conseils étaient flanqués de chancellerie au sein desquelles officiaient des spécialistes du droit.
Durant l'expérience populaire de Giano della Bella, le périmètre du peuple s'élargit puisque les Ordonnances accordent à tous les Arts (21 et non plus 12, avec la distinction entre 7 Arts majeurs et 14 Arts mineurs) la tache d'honorer et de défendre les magistrats communaux ainsi que le populus florentin, si nécessaire par les armes et de donner aide et conseil aux magistrats. Giano della Bella, malgré son origine aristocratique, s'est fait le chef de file des "moyens" (par opposition aux "grandi" et au popolo minuto, le petit peuple des artisans, des travailleurs de la production des biens de consommation courante, relevant des arts mineurs). Mais Giano della Bella fut chassé de la ville et le pouvoir se concentra dans les mains du popolo grasso. Au XIVe siècle, deux épisodes encore illustrent les tensions entre popolo grasso et popolo minuto (exclu de la citoyenneté) : la seigneurie de Gautier de Brienne (1342-1343), désignée dans la tradition historiographique florentine comme une tyrannie et la révolte, le tumulte, des Ciompi (1378), essentiellement des petits artisans de la laine, les sottoposti (soumis/ inférieurs/dépendants ) de l'Art majeur et puissant de Calimala.
Au début des années 1340, la faillite menace les grandes compagnies bancaires internationales des Bardi et des Peruzzi. Pise se révolte contre Florence, menaçant de bloquer l'acès à la mer. L'élite florentine a besoin d'une aide extérieure pour sauver ses intérêts économiques. Comme plusieurs fois auparavant, elle fait appel au réseau angevin en Italie et elle confie la Seigneurie à Gauthier de Brienne, duc d'Athènes, déjà connu à Florence puisqu'il était le vicaire de Charles de Calabre en 1326-1328. La famille de Brienne est prestigieuse et bien connectée tant avec le royaume de Naples qu'avec la papauté d'Avignon. Avec des pouvoirs politiques et militaires étendus, les banquiers espèrent que Brienne assumera les mesures impopulaires nécessaires pour sauver leurs compagnies. Mais ce dernier, au contraire, s'appuie sur les Arts mineurs et les "moyens" (uomini di mezzo, mezzani) car ses mesures fiscales (réintroduction de l'impôt direct et progressif avec obligation de déclarer le montant de ses biens à la commune) et le fait qu'il met fin à la guerre de la commune contre Pise lui ont aliéné l'élite. Ainsi, sa politique ravive les tensions sociales comme son approbation de la pétition en novembre 1342 des teinturiers de l’industrie textile demandant la fin de leur subordination à la guilde de laine et la permission de former leur propre guilde en argumentant sur les nombreuses ordonnances injustes qui les ont presque réduits à la pauvreté. Le duc d'Athènes appointe donc des officiers pour, on dirait maintenant, auditer les statuts de l'art de la laine et les conditions de travail des ouvriers du secteur. Le résultat d'une telle politique, c'est qu'il fut chassé de Florence à peine 10 mois après son entrée en fonction. Quant à la révolte politique des Ciompi, elle naît d'une lutte de faction entre la Parte Guelfa soutenue par le clan Albizzi et les familles alors au pouvoir dont un grand nombre d'hommes nouveaux avec comme gonfalonier de justice, Salvestro de Medicis. Celui-ci propose de nouvelles ordonnances de justice en faveur du petit peuple ("au nom des popolani, des marchands et des guildes de Florence, et des pauvres et des faibles qui désirent vivre en paix de leur travail et de leurs biens »), sans doute pour avoir leur soutien. Il dirige la colère des ouvriers florentins contre les grandes familles du parti adverse : les maisons sont attaquées et brulées, les chefs de familles sont bannis par la Seigneurie. Mais le mouvement lui échappe et dans un deuxième temps, les ouvriers, de la Laine notamment, réclament de participer à la vie politique et imposent une version plus populaire du régime des Arts.
La réaction de la grande bourgeoisie installe à partir de 1382 une version à nouveau plus oligarchique de la République (70% des magistrats étant inscrits dans les Arts majeurs). Dans la conclusion de son livre Corporatism and Consensus in Florentine Electoral Politics 1280-1400 (University of north Carolina Press, 1982), John M. Najémy explique que la peur d'un retour aux troubles de 1378 et la prise de conscience par l'oligarchie d'une absence de soutien populaire à sa domination par le biais du système corporatiste a conduit à l'élaboration d'une nouvelle idéologie de gouvernement qu'il appelle l'idéologie du consensus et qui est élaboré par les cercles humanistes gravitant dans et autour de la chancellerie florentine. Les caractéristiques principales de cette idéologie et des formes de gouvernementalité qu'elle soutient sont les suivantes :
- un recrutement plus large au sein de l'élite (plus de noms dans les bourses -voir ci-dessous- et substitution du Conseil des 100 par un Conseil des 200 en 1411)
- une idéologie du mérite individuel qui implique la fin de la nomination directe par les conseils des Arts. Les élites au pouvoir sont des individus, pas les représentants d'un collectif.
- Conséquemment, il n'y a pas de droit "naturel" à gouverner. Concrètement, cela implique que les noms sont extraits des bourses au hasard et ils peuvent ne jamais sortir.
- La manipulation et le secret dans les procédures électorales, comme ce sera largement pratiqué sous la domination médicéenne, permettent de garantir l'homogénéité de l'élite dirigeante et son faible nombre en réalité, même s'il y a de plus en plus de candidats potentiels.
La politique florentine du XVe siècle est donc marqué par deux points majeurs (outre la seigneurie effective, mais non officielle de la famille Médicis qui débute avec le retour d'exill de Cosme en 1434). D'une part le discours sur la paix et l'harmonie dans la cité pour dépasser les luttes factieuses qui troublent la cité depuis près de deux siècles conduit à diaboliser la conflictualité en politique : puisque les bons citoyens (autour de 5000 à 6000 citoyens) sont appelés tous à gouverner, il peut y avoir consensus entre eux et quand il y a discorde, c'est qu'il y a tyrannie. C'est la sagesse et l'expérience politique accumulée, transmise par les ancêtres via les livres familiaux, qui doit guider leurs descendants une fois que ceux-ci arrivent à leur tour au pouvoir. D'autre part, la croyance que l'opportunité politique est équitablement distribuée à tous ceux qui la méritent ("Toutes nos lois travaillent vers cet objectif unique, que la parité et l'égalité peuvent exister entre les citoyens, dans lequel consiste la liberté pure et vraie" , lettre à l'empereur Sigismond en 1413 de Léonardo Bruni) permet à l'oligarchie de se maintenir au pouvoir de façon stable, à condition d'intégrer dans ses rangs de façon régulière quoique parcimonieuse, un certain nombre de familles nouvelles. Les chiffres font état de un à moins d'une dizaine de nouveaux noms appelés à la Seigneurie par décennie.
Des modalités de scrutin pas si neutres
Il faut donc aller voir au plus près des procédures électorales pour tenter de comprendre comment les choses s'articulent. Le problème pour l'historien, c'est que les procédures changent souvent et que les sources sont rarement précises.
Dès le début, le système florentin de désignation aux magistratures exécutives est basé sur la pratique de l'imborsazione, le fait de déposer dans des bourses en cuir les noms des personnes aptes à occuper les charges. Les noms ont pu être, selon les époques, directement tirés au sort, ou tirés au sort puis soumis à un vote au scrutin majoritaire. Toujours est-il que les tensions politiques tout comme les manipulations de scrutin sont donc toujours centrés sur ces bourses : qui peut insérer des noms, qui contrôle les noms, qui a droit ou pas de voir son nom inséré, qui extrait les noms, comment, sous quel contrôle ...
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Leather borse (purses) containing names in a drawing for the Priorate of Florence in 1431. The coats of arms of the quarters Santo Spirito, Santa Maria Novella and Santa Croce are painted on the bags. Below are five cedole (name slips) rolled up and tied as they would have been for a drawing, and one unrolled slip bearing the name of Zanobi di Benedetto di Caroccio Strozzi. He was too young to hold office in 1431 (only 19) and he was later actually drawn for the highest offices only once, for the Buonuomini in March of 1472, but he was not 'seated' because by then he was, unfortunately, already dead. (Archivio di Stato, Firenze.) Source = https://cds.library.brown.edu/projects/tratte/#detail
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Au début du XIVe siècle, la procédure la plus courante consistait à faire désigner les prieurs par les consuls des Arts en accord avec des "sages" (savi) dont on ne sait pas exactement comment ils étaient choisis. Cette négociation permanente et l'absence de procédure électorale claire suscitait des conflits. En pratique, les chefs des 12 Arts majeurs avaient tout de même le contrôle des candidatures qui étaient ensuite présentées par quartiers (un nom par Art pour chacun des 6 quartiers qui divisaient la cité à l'époque). Cette procédure avait tendance à favoriser lors du vote les familles bien insérées dans leur quartier qui disposaient de fortes clientèles. A plusieurs reprises, une balia (commission provisoire, composée ad hoc qui, après débats, dispose de l'autorité pour transformer les institutions) permet aux prieurs en charge de désigner leurs successeurs par la pratique de l'imborsazione et du tirage au sort. En 1328, une réforme institutionnelle revoie les modalités de désignation qui ont fluctué depuis 1282 et généralise le tirage au sort. De nouveaux noms sont insérés dans les bourses par des commissions (sous les Medicis ce seront les accopiatori) suite à un vote (scrutinio) nominal et majoritaire (2/3) sur la base des listes constituées par ces commissions à partir des membres du Popolo, par quartiers et selon leur bonne réputation. Ces éligibles étaient ensuite tirés au sort (phase dite de Tratta), on vérifiait que les noms sortis n'étaient pas soumis à un quelconque interdit (divieto) ce qui concernait les magistrats sortant de charge, ceux dont un autre membre du lignage occupait déjà une charge importante, ceux qui n'ont pas payé leurs impôts à la cité, ceux qui ne sont pas présents dans la cité au moment où leur nom est sorti (les ambassadeurs par exemple, c'est pourquoi ceux-ci sont souvent des nobles à l'époque) et bien sûr ceux qui sont morts. Ces gens étaient dit veduti (vus), mais n'étaient pas seduti (assis) puisque l'impossibilité pour eux d'être nommé faisait qu'on remettait leur nom dans les bourses.
Le système change peu sous les Medicis. Un nouveau Conseil des 100, plus restreint et dominé par un groupe de 40 citoyens, permet à Cosme puis Piero puis Lorenzo de Medicis de mieux contrôler ce qu'on ne peut pas véritablement nommer le pouvoir législatif (au sens moderne du mot). En effet, le recours systématiques aux pratiche pour la discussion des mesures prises ensuite par les organes exécutifs réduit le rôle du Conseil au vote des lois (consulte). Or ces réunions informelles sont convoquées selon les besoins de la Seigneurie ; elle y réclame les avis des citoyens jugés sages (souvent d'anciens prieurs, gonfaloniers de justice, membre des conseils) sans qu'il y ait de règle. La réputation et la notoriété tiennent lieu de ticket d'entrée. Par ailleurs, on adjoint à la Seigneurie un nouveau comité, les 8 de Pratique, chargés de la politique étrangère. Les pratiques "princières" des Medicis se renforcent encore après la conjuration des Pazzi en 1478 et la mort de Giuliano de Medicis, le frère du Magnifique. En 1480, un Conseil des 70 est chargé de la sélection des noms pour la Seigneurie. Ce qui est surtout reproché aux Medicis, dans le secret des livres de famille ou a posteriori, après leur chute, c'est la manipulation des procédures électorales qui leur permettait de contrôler les noms de ceux qui étaient sélectionnés pour les offices majeurs. En effet, les membres des familles non affiliées au réseau médicéen n'avaient qu'une faible chance d'être un jour tiré au sort, et encore plus rarement plus d'une fois.
La rupture du "moment savonarolien"
Dans le livre de John Najémy sur l'histoire de Florence, la partie qui lui est consacré s'intitule "réinventer la République". En effet c'est peu dire que les cadres traditionnels de la République florentine et de son dominio, l'ensemble des territoires qui était soumis à la République de Florence, s'effondrèrent en 1494 avec l'arrivée en Italie des armées du roi de France Charles VIII.
Le 8 novembre 1494, Piero de Medicis fut chassé de Florence par la Seigneurie, s'appuyant sur les familles anti-médicéennes et une révolte populaire. Malgré la présence encore forte de médicéens (palleschi) dans la ville, le popolo de Florence s'accorde pour abattre tout le système médicéen par le Parlamento du 2 décembre. Une réforme à la fin du mois de décembre supprime les conseils et magistratures instaurés par les Medicis. Une première réforme, assez conservatrice, décide dans un premier temps de restaurer les anciennes institutions républicaines et de réviser toute la liste des noms des citoyens "actifs" pour réintégrer dans le reggimento ceux qui avaient été exclus par le précédent régime. Mais sous l'action de Savonarole et des circonstances, c'est au final un tout autre système qui se met en place dans les premiers mois de 1495.
Le 7 décembre 1494, Savonarole
fit un grand sermon sur l’action politique qu’il pensait devoir être celle des
Florentins. Il les y incitait à bâtir une cité nouvelle basée sur une réforme morale et en rupture avec l'ordre ancien des pères (voir le livre de Cecile Terreaux-Scotto, Les âges de la vie dans la pensée politique florentine, Droz, 2015). Puisque dans l’esprit du
prédicateur, Florence, centre de la Renovatio,
devait être une cité modèle, la réforme des mœurs devait aller de pair avec une
« moralisation » de la vie politique. Le Christ, roi de Florence,
régnait sur les esprits en même temps que sur les institutions et sur les
rapports sociaux. Concrètement, il préconisait une grande assemblée qui réunirait les anciens conseils du peuple et de la commune, pleinement souverain, procédant à l'élection de tous les offices y compris les Trois Majeurs, accessible à tous les hommes adultes à partir de 29 ans, à jour de ses impôts, appartenant à des familles ayant déjà eu un membre intégré dans un des trois offices majeurs. Cette nouvelle liste d'ayant droit devait tenir lieu de nouveau reggimento et était révisable tous les 6 mois pour tenir compte des empêchements (problème d'impôt, décès, non-résidence dans la cité au moment de la tenue du Conseil). Les membres désignés l'étaient à vie pour assurer la stabilité du reggimento et en finir avec les tripatouillages électoraux. Notable aussi le fait qu'il s'agissait également de rompre avec l'ancien système des exclusions de la faction adverse par celle qui gagnait le pouvoir. Savonarole en effet plaide pour la réconciliation générale et la paix. Le fait d'être devenu membre de droit du grand Conseil, pour un nombre élargi de Florentins (un peu plus de 3000 personnes), devait garantir la participation de tous et donc limiter les conflits. Cette vision optimiste fut rapidement mise en échec.
Nicolai Rubinstein dans son article "Les premières années du Grand Conseil de Florence 1494-1499", tiré du numéro 64 de la Revue française de sciences politiques (2014/6) que j'ai déjà amplement cité plus haut, analyse longuement les problèmes concrets, organisationnels, auxquels le governo largo, le gouvernement élargi de la République florentine, dut faire face.
Il y eut d'abord un problème récurrent de quorum. Dans la tradition florentine, les votes se font à la majorité des 2/3 et nécessitaient donc théoriquement qu'au moins 1350 ayant-droit se réunissent pour les séances du grand Conseil. Comme N. Rubinstein l'indique, "le Grand Conseil était un fardeau bien plus lourd pour ses membres que ne l'avaient été les Conseils précédents. Même si ses membres n'exerçaient leur fonction que six mois par an, ils en étaient membres à vie. En outre, le travail du Conseil, qui concernait aussi bien la législation que les élections et reposait sur des réunions longues et fréquentes, était forcément assez prenant." Les difficultés économiques de Florence à cette époque expliquent aussi la difficulté à réunir le quorum, pourtant abaissé à 1000 participants, mais il ne faut pas exclure que l'absentéisme fut aussi, pour les opposants au nouveau régime, une manière de faire dysfonctionner le système. On connait par exemple la position de Bernardo di Giovanni Rucellai qui refusa de participer au système tout en ne s'interdisant pas de donner son avis dans les nombreuses pratiche convoquées par les différentes Seigneuries.
L'épineuse question des modalités de désignation aux offices exécutifs fit l'objet de nombreux débats durant tout l'année 1495. Comme toujours dans l'histoire politique florentine, ce point était essentiel pour réguler le système et tenter d'apaiser les conflits entre les différents partis qui désormais pouvaient ouvertement s'affronter. Après un an d'hésitation, un compromis est trouvé en novembre 1495. C'est le retour du tirage au sort pour les offices mineurs, mais à partir de bourses électorales composées obligatoirement des noms des membres du Grand Conseil. Comme le remarque N. Rubinstein, "remplacer les bourses issues des squittini traditionnels par celles du Grand Conseil équivalait à faire un grand pas vers la suppression des droits politiques des citoyens non-membres du Conseil." De plus, même pour ces charges, un double barrage était institué. On extrayait des bourses du Conseil un certain nombre de noms de candidats potentiels puis le Conseil votait et, de plus, pour garantir aux membres plus âgés, réputés plus sages, on créa des groupes distincts : les plus de 45 ans avaient droit à trois fiches à leur nom dans les bourses, les plus jeunes (moins de 35 ans) à une seule, et les autres à deux. Cette fermeture de l'accès aux offices fit que dans les mois et années qui suivent (jusqu'en 1499 et la généralisation du tirage au sort), une partie de l'opinion publique milita pour le retour à ce mode de désignation, réputé plus démocratique. En revanche, les sources les plus influencées par l'état d'esprit aristocratiques, comme Francesco Guicciardini, déplorent que le système du tirage au sort empêche les mailleurs candidats d'accéder aux charges. Plusieurs réformes entre 1496 et 1499 aménagèrent les procédures électorales, souvent en privilégiant un système mixte, mais toujours dans le sens d'une extension du tirage au sort et d'un élargissement de la possibiité d'être candidat. Les bourses électorales devaient donc être révisées.
Pour la désignation de la Seigneurie, le système de l'élection, en plusieurs étapes, sur la base de noms proposés au niveau des quartiers et d'une élection majoritaire dans le Conseil, favorisait les manipulations de vote. Fin avril 1496, un scandale éclata quand fut découverte une entente (une faction, intelligenze disent les sources) dans laquelle plus de 200 "conspirateurs" appartenant aux familles les plus en vue du cercle habituel de pouvoir avaient fourni à des membres du Conseil une liste de 45 noms à favoriser pour l'élection. Ce qui ne choque pas notre esprit contemporain était formellement interdit à l'époque où l'on considérait que le vote devait être absolument et purement individuel.
Il ne m'appartient pas ici de développer l'imbroglio politique de la période, compliqué encore davantage par les événements extérieurs et indépendants de la capacité d'agir des Florentins, mais il était intéressant pour conclure de constater que les Florentins avaient, en ces temps troublés, le même reflexe qu'ils ont toujours eu, celui de chercher à adapter en temps réel leurs institutions et les systèmes électoraux aux circonstances.
Un endroit où je parle de ces histoires de vote et de politique en Italie médiévale
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