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vendredi 28 octobre 2022

Conjurer la peur : présentation du livre de Patrick Boucheron pour la prépa Sce-Po

Voici le lien vers le powerpoint de présentation du contenu du livre de P. Boucheron, inscrit dans la bibliographie officielle de  la question "Peur" du concours des écoles de Sce-Politiques




Et un petit fichier d'accompagnement pour les élèves.


Grâce au Livre scolaire, j'ai découvert cette vidéo sur Dailymotion


samedi 1 octobre 2022

Thucydide et l'hegemon athénien

 Voici une proposition d'activité à faire avec les 1ere SPE sur le thème de la puissance. Personnellement, je fais une leçon ayant pour objectif de définir et comparer deux formes d'exercice de la puissance, la forme hégémonique et la forme impérialiste. Le thème de la Puissance est mon 1er thème de l'année et c'est à l'occasion de cette leçon que je fais la première analyse de document-source que je présente ici. L'intérêt de ce choix réside à mon sens dans le fait que, parce que l'on peut s'appuyer sur les acquis de 2nde sur Athènes, les guerres médiques, la ligue de Delos, la guerre du Péloponnèse (qu'il convient bien sur de réactiver !), la mise en activité proprement dite sur le texte de Thucydide peut se faire quasi immédiatement.

Hégémon, le modèle athénien

Les élèves ont à disposition les documents suivants :

1) Un 1er extrait de Thucydide pour définir la notion d'hegemon

Les Athéniens reçurent ainsi l’hégémonie du plein gré des alliés […] : ils fixèrent quelles villes devaient leur fournir contre le Barbare de l’argent ou bien des navires – le principe officiel étant de ravager le pays du Roi en représailles pour les torts subis. […] le tribut qui fut fixé à l’origine se montait à quatre cent soixante talents ; on le déposait à Délos, et les réunions se faisaient dans le sanctuaire. Cependant, les Athéniens, dont l’hégémonie, au début, s’exerçait sur des alliés autonomes, et invités à délibérer dans des réunions communes, devaient [s’opposer] non seulement au Barbare, mais à leurs propres alliés, lorsque ceux-ci se montraient rebelles, et aux éléments péloponnésiens mêlés dans chaque affaire. […] : les Athéniens montraient des exigences strictes. […]. Aussi bien, d’une façon générale, l’autorité des Athéniens ne s’exerçait-elle plus comme avant, avec l’agrément de tous ; et, de même qu’ils ne faisaient plus la guerre sur un pied d’égalité avec les autres, de même il leur était aisé de châtier les dissidents. […] aussi Athènes voyait-elle croître sa flotte, grâce aux frais qu’ils assumaient, tandis qu’eux-mêmes, en cas de défection, entraient en guerre sans armements ni expérience.

Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, I.96-99

Vocabulaire :

tribut : c’est la somme d’argent payée par les cités à Athènes contre sa protection militaire, pour la dédommager des frais supplémentaires que coûtent l’entretien d’une armée. Ce tribut s’appelle le « trésor » de la Ligue de Délos, laquelle est l’ensemble des cités qui payent cette somme à Athènes. D’abord localisé à Delos, il fut amené à Athènes par Périclès.

talent : monnaie athénienne équivalant à 6000 drachmes. Avec la Ligue de Délos, la monnaie athénienne va s’imposer dans toutes les cités alliées. Si l’on fait une opération de conversion, on s’aperçoit que 460 talents valent 2 760 000 drachmes, soit 2 760 000 journées d’un ouvrier travaillant sur le chantier de construction de l’Acropole, à la fin du Ve siècle avant J.-C.

autonomes : des cités autonomes sont des cités qui se donnent à elles-mêmes leurs propres lois donc qui se gouvernent seules.

dissidents : les cités qui refusent d’obéir (ici à Athènes)

 

Questions

1e étape : Quel est le plan du texte ?

R- Ici, la meilleure façon de couper le texte est de distinguer trois parties :

  • mode de fonctionnement de la Ligue de Délos
  • évolution de la Ligue de Délos entre les guerres médiques et la guerre du Péloponnèse
  • analyse des causes de cette évolution

 2e étape : Quel est le contenu du document : Comment pourrait-on le résumer en une phrase ? Choisissez entre les propositions

a) Les Athéniens ont profité d’un contexte militaire difficile pour établir leur hégémonie sur le monde grec.

b) La Ligue de Délos reposait sur la participation volontaire de tous ses membres : l’attitude d’Athènes fut mal acceptée par les cités alliées.

c) Pendant les cinquante années qui se sont écoulées entre les guerres médiques et la guerre du Péloponnèse, l’alliance militaire rassemblée autour d’Athènes pour répondre à la menace perse est devenue un empire maritime sous domination athénienne.


3e étape : relever la phrase qui définit ce qu'est l'hégémonie selon Thucydide, puis à différents endroits du texte, la façon dont l'auteur caractérise cette hégémonie.

R- Les élèves identifient la première phrase. L'hégémonie est donc une forme de domination consentie par ceux sur lesquelles elle s'exerce.

Ceci s'explique par :

-l'existence d'un but commun ("ravager le pays du Roi en représailles pour les dommages subis")

-ce but et les modalités pour y parvenir sont négociées ("ils fixèrent", "délibérer dans des réunions communes", "avec l'agrément de tous")

-cette domination n'est pas complète : les alliés restent "autonomes"


2) Une feuille de rappels et précisions historiques, pour aider à la contextualisation et à l'analyse

(très largement piqué sur le site Herodote.com)

Les informations de cette feuille sont largement utilisées pour l'introduction du commentaire de texte qui suit


3) Un deuxième extrait de Thucydide qu'il va s'agir de présenter et d'analyser, dans le format de l'épreuve de baccalauréat. Mon objectif ici est double. Du point de vue méthodologique, rappeler les bases de la méthode du commentaire de texte et d'initier à la spécificité de la Spé, l'analyse critique. Du point de vue didactique, c'est la première fois dans l'année que les élèves touchent du doigt la composante "Science Politique" du programme ; l'aspect un peu solennel de l'exercice, isolé, formellement identifié comme "théorie politique", leur permet de comprendre que la Sce-Po de HGGSP revient à étudier des auteurs qui ont forgé des théories et des concepts politiques qui vont nous permettre de mieux comprendre les exemples historiques et/ou géopolitiques du programme.


Activité

Dans un 1er temps, les élèves découvrent le texte et ses deux grands thèmes : l'hégémonie athénienne et ses transformations et la justification par Thucydide de la domination athénienne faisant intervenir une théorie naturaliste des relations entre Etats (= les deux questions sous le texte)

Ensuite, je leur demande de rédiger l'introduction (en ayant rappelé les différents points qui composent obligatoirement l'introduction du commentaire de doc). Nous avons réfléchi à la problématisation ensemble. Pour cela, je leur ai demandé de trouver comment mettre en lien l'enjeu principal du texte (= défendre la domination athénienne contre les critiques) avec l'idée principale du contexte (= la défaite athénienne dans la guerre du Péloponnèse). Nous en sommes arrivés à la question suivante : "En quoi/dans quelle mesure/comment la pratique athénienne de l'hégémonie sur les cités grecques peut permettre de comprendre la défaite de la cité-Etat ?"

Au moment de la correction des questions, on relève dans le texte les éléments du texte sur lesquels s'appuyer pour les deux parties

partie 1 : comment Thucydide répond-il aux critiques formulées à l'encontre d'Athènes ?

En rose

partie 2 : comment Thucydide justifie-t-il la domination athénienne par une théorie réaliste/naturaliste des relations entre Etats ?

En bleu



Enfin, les élèves sont remis en phase de réflexion, personnelle ou en groupe, pour élaborer un plan détaillé qui répond aux deux questions posées, intègre les citations, et complète au besoin les allusions du texte par des connaissances extérieures. Voici ce que ça donne après la mise en commun

1) l'hégémonie ath

  • une hégémonie juste. Thucydide parle de "mesure" (l.15)

- pcq'elle est régulée par des "conventions" et des lois (lignes 16-17)

-pcq ces règles placent Athènes et ses alliés "sur un pied d'égalité" (ligne 21) 

pcq les alliés ont la possibilité ont la possibilité d'intenter des procès à Athènes et de les gagner (l.16)

  • une hégémonie nécessaire pour le bien des cités de la Ligue
- Cette hégémonie a été "offerte" (l.6) <=> exposer les circonstances de la naissance de la Ligue, menace perse ...

- (l.4 -5) La domination ath doit être "une main de fer" pour pouvoir assurer la protection de la Grèce (évocation de "danger" sans que ce soit bien clair si c'est se mettre en danger pour la Ligne ou juste pour Athènes) + (l.23 "leur avoir conservé l'essentiel", allusion sans doute à la Liberté des cités alliées)

-T. insiste dans la l.6-7 que Athènes ne dirige pas son empire pour son  "intérêt"

  • Mais une hégémonie critiquée ( des critiques et des haines cf l.3 et l.15)
- sentiment d'injustice <=> reprendre la critique formulée dans le 1er texte étudié de Thucydide = pendant qu'Athènes se renforce militairement avec l'argent des alliés, ceux-ci n'ont même plus de quoi se défendre.

-"abus de pouvoir" (l.24) <=> donner des exemples historiques, au minimum le transfert du trésor de Délos à Athènes et un exemple d'une guerre de Athènes contre un allié révolté

- Il est reproché à Athènes d'être autoritaire (l.7) et de "chicaner" = contraindre ses alliés par des procès


2) De l'idéalisme au réalisme

ma proposition

  • Si l'on en croit T., Athènes assume une domination impériale
- il dit "empire" ("accepter un empire" l.6) et pas "Ligue"

- on ne dirige pas un empire en respectant des valeurs telles que "le sens de l'honneur" ou en écoutant les craintes de ses alliés (l.6 et 7)

- Athènes est présentée comme étant contrainte à cette manière de diriger l'empire (l.4 et l.22), mais elle n'abuse pas de son pouvoir (comme cela a été indiqué dans la partie 1)

Par souci d'efficacité donc, Athènes aurait, selon T., une conduite réaliste de sa politique.

  • Un Etat se conduit comme un être humain, en respectant des lois présentées par T. comme "naturelles"

- "Notre manière de faire n'a rien que de banal et de conforme aux usages humains" (l.5-6), "ce n'est pas nous qui avons inventé cela" (l.6-7)

- or,  le "penchant naturel de l'homme" est de "dominer les autres" (l.12) donc Athènes cherche à dominer

-D'ailleurs, d'autres cités en Grèce dominent elles-aussi (.18 à 20). Il n'y a pas que Athènes. Ici T. fait allusion à Sparte

- La nature veut que les forts dominent les faibles , et la violence est une nécessité découlant de la loi du plus fort (fin du texte)

  • Justice ou raison du plus fort ?
- Ce sont les faibles qui avancent les idées de justice ("le plus faible ne doit pas nécessairement se soumettre au plus fort") pour compenser leur faiblesse.(fin du texte)

- La justice est le résultat d'une négociation entre les hommes ou entre les Etats. C'est ce qui explique que les hommes s'irritent de subir l'injustice, rupture d'un pacte/ contrat d'égalité des droits. Puisqu'il y a eu contrat, ils peuvent donc espèrer restaurer le contrat, mais ne peut pas remettre en cause ni lutter contre la loi du plus fort. C'est une "necessité" (fin du texte)

- Il est donc difficile pour un Etat puissant (comme pour un individu) de s'imposer à lui-même des limitations ("digne d'éloge"...). Or c'est pourtant ce que fait Athènes.


Une autre proposition pour la partie 2, celle bien plus simple des élèves

  • Les Etats se comportent comme les Hommes
  • Dans les relations internationales, la domination n' a "rien que de banal"
  • La négociation de règles (le droit/la justice) peut tempérer les rapports de domination entre les Etats, mais il n'est jamais supérieur au désir de domination des Etats.


Je ne travaille pas dans ce TD la conclusion avec les élèves. Je me contente de leur signaler qu'il faudrait en l'occurence rappeler en conclusion, pour répondre à la problématique, que Sparte a agrégé dans une alliance, la ligue du Péloponnèse, toutes les cités mécontentes d'Athènes.


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La trace écrite du cours qui va avec l'exercice



La suite des événements ? Maintenant que la notion d'hégémonie est finement maitrisée, on va pouvoir avec les élèves passer à l'étude de l'hégémonie américaine (ses formes, sa mise en place, ses limites et remises en cause). Ici et pour approfondir, le lien vers un autre article sur ces notions d'hégémonie et d'impérialisme se basant sur des éléments plus contemporains.


>Donné en DM, voici le corrigé/barème : fiche Pearltrees


samedi 11 juin 2022

Politique : le "laboratoire italien" des communes médiévales

 Non, le Moyen-Age, ce n'est pas que les chateaux-forts et les seigneurs, que le roi de France chevauchant dans les plaines à la tête de ses armées nobiliaires, ou que les paysans, les deux sabots dans la glaise.

En mille ans d'histoire et à travers des territoires très divers, de multiples expérimentations de gouvernement politique des hommes et de nombreuses réflexions théoriques ont été menées, aussi bien dans les monastères ruraux que dans les sociétés marchandes urbaines, dans des régimes monarchiques que dans des systèmes républicains, au sein de l'Eglise catholique (universelle) ou sur des bases totalement laïques et se voulant rationnelles.

La Liberté, une originalité italienne

L'Italie cependant se présente comme un cas particulier dans le dernier quart du Moyen-Age. Dans les cités du nord et du centre de ce qui n'est pas encore, et de loin, un pays unifié (même si la conscience d'une italianité commence à se faire jour), des communes s'organisent. Ce n'est pas cela qui fait l'orginalité italienne, car des communes ayant des institutions autonomes de gouvernement naissent partout à partir  grosso modo du XIIe siècle. Dans le royaume de France, en Provence, en Catalogne, en Flandres (...) ces communes voient leurs prérogatives s'élargir, les procédures de désignation de leurs élites politiques s'affiner et elles expérimentent la difficile articulation entre l'autonomie locale et l'insertion dans un ensemble soumis à l'autorité princière ou royale (voir les processus d'assemblée, Michel Hébert, La voix du peuple, PUF, 2018) . A la fin du XIIIe siècle, sous l'effet de l'essor commercial, de l'arrivée relativement massive d'anciens ruraux qui viennent gonfler un nouveau "prolétariat urbain", elles connaissent aussi les premières tensions internes (entre aristocratie et bourgeoisie, entre "petits" et "gros" c'est-à-dire ouvrier et artisans pauvres et élites économiques liées au négoce), mais aussi des révoltes contre leur seigneur : d'après Samuel Kline Cohn, (Lust for liberty, Harvard University Press, 2006) la plus ancienne révolte du royaume de France dont témoigne les sources date de 1257 à Marseille en Provence. Elle vise le frère du roi, Charles d'Anjou. Le XIVe siècle voit aussi se multiplier les révoltes de la misère. Dans les territoires cités plus haut, il y a donc des tentatives bien plus souvent qu'on ne l'imagine, des tentatives pour négocier avec le pouvoir princier une plus forte marge d'autonomie, au moins fiscale, voire, au mitan du XIVe une co-gouvernance du royaume par le roi et les Etats Généraux (voir la révolte parisienne dite d'Etienne Marcel, une parmi plusieurs autres). Dès lors que le mouvement d'opposition prend de l'ampleur et devient frontal, toutes ces révoltes sont durement réprimées selon un processus qui mêle extrême violence militaire et  mépris de classe (voir le peuple quand il se révolte : répression et infériorisation )

L'originalité italienne réside en ce que, dans la partie nord et centrale de la péninsule, le pouvoir princier est lointain et marginalisé depuis la défaite impériale face aux armées communales coalisées de la ligue lombarde (paix de Constance de 1183).  Si les communes d'Italie centrale sont soumises, plus ou moins efficacement, à l'autorité papale et, de la plaine du Pô jusqu'à la Toscane, on a une série de communes libres, qui ont un contrôle plus ou moins étendu (et plus ou moins assuré) d'un territoire rural et de villes de moindre importance. Boncompagno da Signa, professeur de rhétorique, écrit entre 1195 et 1215, que "[...] seule l'Italie, parmi toutes les provinces du monde, jouit du privilège spécial de liberté [...]" (Rhetorica Novissima, publié par A. Gaudenzi dans Scripta Andecdota Glossatorum, Bologne, 1892). Cette idée générale est bien sûr à affiner dans les détails car il reste de petits territoires soumis à leur seigneur d'ancienne noblesse et les Français font parfois des incursions pour prendre le contrôle de quelques territoires (surtout dans le Piémont ou à Gênes à l'aube du XVe siècle) Ce n'est qu'au sud de Rome, dans ce que les Angevins  appelaient le Regno ou royaume de Sicile, conquis par eux en 1266 contre le descendant des empereurs souabes que subiste une autorité pleinement royale. Les Angevins jouissent un temps d'un grand prestige et prennent entre la fin du XIIIe siècle et la première moitié du XIVe, le contrôle de la ligue guelfe, ainsi que des magistratures provisoires dans quelques villes de Toscane ou des Etats de l'Eglise.

Les communes : quel pouvoir et pour qui ?

A partir du XIIIe siècle, les communes italiennes re-élaborent leurs statuts, lesquels sont bien plus larges que les anciennes consuetudines (franchise coutumière) et s'inspirent assez souvent de l'exemple romain : Milan et Florence, tout autant que Rome, se définissent comme des héritières de la glorieuse cité antique. Elles se dotent des moyens de leur indépendance (c'est dans ce sens qu'il faut comprendre leur mot de Liberté) : des impôts, des armées (communales et de plus en plus stipendiées -voir le système des condottieri dans les deux derniers siècles du Moyen Age), une vie politique propre basée sur l'idéologie du Bien Commun et le consentement le plus large possible de la population. Pour les juristes médiévaux, la loi juste dépend du consentement de ceux sur qui elle s'applique ( "Quod omnet tangit debet ab omnibus approbari" Code Justinien)  et donc pour obtenir le consensus, même si les expérimentations institutionnelles sont diverses dans les réglages, elles sont toujours basées sur le principe de l'existence de conseils restreints du pouvoir exécutif, d'une ou plusieurs assemblées élue.s qui vote.nt les lois et désigne.nt les tenants des offices dans une rotation extrêmement rapide, avec des modalités qui évoluent selon les rapports de force. L'espace communal est divisé en quartiers : c'est l'unité de base pour la désignation des happy few qui obtiennent le droit à gouverner, car ne nous y trompons pas, même dans les Républiques les plus populaires ("governarsi a popolo") que sont Florence, Bologne, Pise parfois, les régimes sont en réalité oligarchiques. L'exemple paradigmatique est la République de Venise : la grande assemblée du peuple, l'arengho, censée être le lieu de la discussion publique d'où son nom, cesse d'être réunie à partir de 1172 et la serrata de 1297 restreint définitivement l'élite dirigeante (les membres du Grand Conseil) aux descendants des familles déjà en charge auparavant, ce qui crée officiellement un patriciat urbain. Dans une moindre mesure, même à Florence, on ne réunissait la grande assemblée du peuple, le Parlamentum, que dans des circonstances graves où des décisions nouvelles devaient être présentées pour accord (selon le vieil adage hérité de l'Antiquité tardive "Vox populi, vox Dei").

Le mot de peuple est donc trompeur : il désigne l'ensemble des citoyens doté du droit de bourgeoisie (cives), ensemble qui correspond donc à une fiction juridique détentrice de l'autorité, mais il est aussi revendiqué par les élites bourgeoises (popolo grasso). Ce qui légitime à leur yeux cette dénomination c'est précisément qu'elles sont bourgeoises et non nobles. D'ailleurs, si l'on se centre maintenant sur l'exemple florentin, dans l'histoire républicaine florentine débute une deuxième étape à la fin du XIIIe siècle avec l'expulsion des magnats de la vie politique (un peu moins de de 150 familles), et même de l'espace public par les lois somptuaires. Les agissements propres à la noblesse, les rivalités et luttes violentes des factions lignagières (consorterie) notamment, expliquent la popularité de ces mesures qui ne furent pas remises en questions, malgré l'expulsion du promoteur des Ordonnances de Justice qui bloquèrent l'accès des anciens lignages au gouvernement (Giano della Bella 1293-1295). Je renvoie sur ce point à l'article de Christiane Klapish-Zuber, "Honneur de noble, renommée des puissants : la définition des magnats italiens (1280-1400)" dans Médiévales, n°24, 1993, pp. 81-100 ou bien à son livre Retour à la cité. Les magnats de Florence 1340-1440, Editions de l'EHESS, 2006. Pour récupérer des espaces de participation politique, ceux-ci furent contraints (cf les Pazzi) d'intégrer les rangs du Popolo et d'accepter  le nouvel ordre politique dominé par les Arts (Piero Gualtieri, "Les pratiques institutionnelles de la République florentine", Revue Française de Sciences Politiques, 2014/6, p.1112). Globalement, les nobles disparurent donc en tant que tels de la vie politique florentine au XIVe siècle, soit qu'ils se replièrent sur leurs domaines ruraux, soit que les familles s'éteignirent (notamment avec la Peste noire du milieu du siècle), soit qu'ils furent exclus du territoire de la cité pour leur positionnement gibelin et qu'ils aient perdu leurs biens, soit qu'ils aient renoncé à leur statut nobiliaire pour intégrer le popolo. Il est à noter toutefois que certaines familles réussirent à se maintenir comme les Bardi qui cumulent entre 1385 et 1433 pas moins de 430 magistratures. Enfin, si le popolo grasso sort gagnant politiquement de l'affrontement, ces riches familles bourgeoises qui contrôlaient les Arts majeurs adoptent progressivement un mode de vie et les codes culturels qui les rapprochent extérieurement des pratiques nobiliaires.

Le lys de Florence. Certaines familles nobles qui deviennent populaires le mettent sur leur blason

Une élite censée être le peuple

Comment réduire la distance paradoxale entre un peuple censé être, par son consentement, la source de toute autorité et son élite dirigeante effective qui ne constitue qu'une toute petite partie du peuple ( à fortiori de la population totale de la cité comprise selon les époques entre 60 000 et 130 000 habitants) et alors que le mode de vie, les valeurs, le comportement de plus en plus aristocratique  rendent cette élite de moins en moins assimilable au reste de la population ? Par ailleurs les tensions socio-économiques et donc politiques avec un peuple qui s'affirme et s'organise de plus en plus s'exacerbent au XIVe fragilisant l'idéologie de la Concorde. Les juristes italiens,  Marsile de Padoue, Bartole de Sassoferrato, Baldo degli Ubaldi entre autres, élaborent dans le courant du siècle, une reflexion pour réguler et rationnaliser le gouvernement des communes en permettant de définir au sein du peuple une sanior pars ou valencior pars. Il faut en gros comprendre que l'obsession de la stabilité et de l'unité conduit à légitimer la destitution du peuple organisé (le popolo) de son autorité théorique au profit des meilleurs en son sein. Ceux-ci, les plus sages et les plus prudents sont jugés plus aptes que la foule (forcément ignorante et peu encline à privilégier le bien commun) à réaliser l'unité du peuple indispensable pour un bon gouvernement. Pour pouvoir réaliser cela, il faut imaginer la fiction juridique que la partie (la valencior pars)  représente le tout. L'élite urbaine dirigeante est donc le peuple.


Ces principes permettent d'éviter d'aboutir à la démocratie. En effet, dans la conception aristotélicienne qui est celle qui domine les penseurs de la chose politique depuis le milieu du XIIIe siècle et St Thomas d'Aquin, il existe trois formes de gouvernements (un seul, quelques-uns, tous) qui peuvent avoir une forme bonne ou une forme déviée. La monarchie, le régime d'un seul, peut par exemple facilement devenir tyrannie. De même, la République (la chose commune) est bonne si elle garantit le Bien commun, mais peut être dévoyée en démocratie. Donc "démocratie" n'est pas connoté positivement au Moyen Age. Le gouvernement de tous, fondé sur la participation collective, le regimen ad populum selon l'expression de Bartole de Sassoferrato, peut pourtant être celui qui garantit l'harmonie et l'utilité commune pour tous. Pour cela, il faut une communauté intérieurement unifiée, dans laquelle le bien de l'individu n'est pas son bien propre, mais celui de la cité. Les gouvernants doivent être des "recteurs" qui guident la communauté politique. Il y a en fait un consensus dans les milieux aristotéliciens, comme humanistes par la suite, pour une forme idéale de constitution mixte, qui allie un pouvoir exécutif monarchique ou oligarchique et des formes très atténuées de consentement par le peuple. Ce consentement une fois donné aliène les citoyens à leur pouvoir souverain et leur impose l'obéissance. Vers 1260, Brunetto Latini, guelfe florentin exilé en France, écrit dans le 3e livre de son Tresor (une des encyclopédies les plus lues du Moyen Age) que les hommes doivent se donner un seigneur et se soumettre à son pouvoir, mais que le meilleur des seigneurs est celui qui a été élu et gouverne "politiquement" et non pas monarchiquement. Ceci lui permet d'affirmer que le gouvernement communal est le meilleur des gouvernements possibles. Ainsi, la forme républicaine du pouvoir souverain l'est en ce sens que les gouvernants eux aussi doivent obéir aux lois que le peuple accepte, et ils ne sont donc pas au-dessus des lois ou source de la loi (d'ailleurs un monarque absolu est au-dessus des lois parce qu'il est source de la loi). Dans les régimes républicains, c'est parce qu'on a conscience que le dirigeant peut lui-aussi subordonner le bien commun à la réalisation de son bien propre et se faire tyran qu'on organise la collégalité de toutes les magistratures et des procédures de contrôle de l'action des pouvoirs. Pour autant, il n'y a pas de séparation nette entre la forme republicaine et la forme monarchique ou oligarchique de l'Etat. Comme le dit en substance E. Igor Mineo dans l'article "Liberté et communauté en Italie (milieu XIIIe-début XVe s)" (p.220 dans Claudia Moatti et Michele Riot-Sarcey (dir.), La République dans tous ses états. Pour une histoire intellectuelle de la république), si la communauté politique est définie à l'époque comme un invariant inscrit dans l'ordre de la nature, au contraire les formes de gouvernement sont variables et sont relatives. Aussi le jugement sur le mode de gouvernement est plus important que celui sur la forme et doit s'orienter selon deux critères principaux : le degré plus ou moins grand de subordination de l'action du gouvernement à la loi et son orientation vers la préservation du bien commun.


Florence : affrontements autour de la Seigneurie

Quelques blasons des Arts de Florence.
 Vers 1300, les 21 Arts de la ville regroupent un peu moins de 8 000 personnes.

C'est un fait connu que Florence était une République marchande depuis l'institution du Priorat en 1282 qui consacra la domination institutionnelle des Arts (corporations professionnelles ayant de très larges compétences économiques) et la domination politique des groupes dirigeants à l'intérieur de ces Arts, donc la riche bourgeoisie économique. Ce filtre "professionnel" d'accès à la vie politique active dura jusqu'à la fin de la République (1512 -1530) Pour pouvoir accéder aux magistratures, il fallait être inscrit dans un Art, ne serait-ce que formellement et donc y payer la "taxe professionnelle", accepter la juridiction interne de l'Art, être élu au conseil dirigeant de la corporation...Au départ consul, puis prieur, un seul dirigeant élu par Art pouvait prétendre à siéger au Priorat nommé par la suite Seigneurie (Signoria), l'organe exécutif suprême de la cité. On maîtrise mal les procédures de désignation pour les premiers temps de la République.

La grande question du XIVe siècle (trecento) florentin fut de délimiter le périmètre du popolo actif , c'est-à-dire ceux qui avaient de réelles chances d'accéder aux magistratures qui comptaient, donc de trouver l'équilibre juste pour l'accès aux charges exécutives entre les arti majeurs et mineurs. A côté de la magistrature collégiale majeure (le Priorat constitué pour 2 mois de 6, puis 8, prieurs et d'un Gonfalonier de justice), il y avait quelques conseils restreints (les 12 Bonshommes, deux élus par sestiere, chargés de conseiller les prieurs pendant 6 mois, puis quatre)  et les gonfaloniers de compagnies (chargés de la justice et de l'ordre public pour 6 mois, puis quatre, élus par les 16 gonfaloni, 4 subdivisions des 4 grands quartiers de Florence) qui eux-aussi disposaient de prérogatives étendues. Même avec la rotation rapide des charges, cela ne concernait qu'un tout petit nombre de personnes, quelques dizaines de familles tout au plus. En revanche, le reste de la bourgeoisie riche avait plus facilement accès à l'assemblée législative (le Conseil des Cent, deux élections par an) et aux offices mineurs, administratifs de la cité ou de l'Etat (les territoires dominés par Florence). Enfin, les conseils étaient flanqués de chancellerie au sein desquelles officiaient des spécialistes du droit.

Durant l'expérience populaire de Giano della Bella, le périmètre du peuple s'élargit puisque les Ordonnances accordent à tous les Arts (21 et non plus 12, avec la distinction entre 7 Arts majeurs et 14 Arts mineurs) la tache d'honorer et de défendre les magistrats communaux ainsi que le populus florentin, si nécessaire par les armes  et de donner aide et conseil aux magistrats. Giano della Bella, malgré son origine aristocratique, s'est fait le chef de file des "moyens" (par opposition aux "grandi" et au popolo minuto, le petit peuple des artisans, des travailleurs de la production des biens de consommation courante, relevant des arts mineurs). Mais Giano della Bella fut chassé de la ville et le pouvoir se concentra dans les mains du popolo grasso. Au XIVe siècle, deux épisodes encore illustrent les tensions entre popolo grasso et popolo minuto (exclu de la citoyenneté) : la seigneurie de Gautier de Brienne (1342-1343), désignée dans la tradition historiographique florentine comme une tyrannie et la révolte, le tumulte, des Ciompi (1378), essentiellement des petits artisans de la laine, les sottoposti (soumis/ inférieurs/dépendants ) de l'Art majeur et puissant de Calimala.

Au début des années 1340, la faillite menace les grandes compagnies bancaires internationales des Bardi et des Peruzzi. Pise se révolte contre Florence, menaçant de bloquer l'acès à la mer. L'élite florentine a besoin d'une aide extérieure pour sauver ses intérêts économiques. Comme plusieurs fois auparavant, elle fait appel au réseau angevin en Italie et elle confie la Seigneurie à Gauthier de Brienne, duc d'Athènes,  déjà connu à Florence puisqu'il était le vicaire de Charles de Calabre en 1326-1328. La famille de Brienne est prestigieuse et bien connectée tant avec le royaume de Naples qu'avec la papauté d'Avignon. Avec des pouvoirs politiques et militaires étendus, les banquiers espèrent que Brienne assumera les mesures impopulaires nécessaires pour sauver leurs compagnies. Mais ce dernier, au contraire, s'appuie sur les Arts mineurs et les "moyens" (uomini di mezzo, mezzani) car ses mesures fiscales (réintroduction de l'impôt direct et progressif  avec obligation de déclarer le montant de ses biens à la commune) et le fait qu'il met fin à la guerre de la commune contre Pise lui ont aliéné l'élite. Ainsi, sa politique ravive les tensions sociales comme son approbation de la pétition en novembre 1342 des teinturiers de l’industrie textile demandant la fin de leur subordination à la guilde de laine et la permission de former leur propre guilde en argumentant sur les nombreuses ordonnances injustes qui les ont presque réduits à la  pauvreté. Le duc d'Athènes appointe donc des officiers pour, on dirait maintenant, auditer les statuts de l'art de la laine et les conditions de travail des ouvriers du secteur. Le résultat d'une telle politique, c'est qu'il fut chassé de Florence à peine 10 mois après son entrée en fonction. Quant à la révolte politique des Ciompi, elle naît d'une lutte de faction entre la Parte Guelfa soutenue par le clan Albizzi et les familles alors au pouvoir dont un grand nombre d'hommes nouveaux avec comme gonfalonier de justice, Salvestro de Medicis. Celui-ci propose de nouvelles ordonnances de justice en faveur du petit peuple ("au nom des popolani, des marchands et des guildes de Florence, et des pauvres et des faibles qui désirent vivre en paix de leur travail et de leurs biens »), sans doute pour avoir leur soutien. Il dirige la colère des ouvriers florentins contre les grandes familles du parti adverse : les maisons sont attaquées et brulées, les chefs de familles sont bannis par la Seigneurie. Mais le mouvement lui échappe et dans un deuxième temps, les ouvriers, de la Laine notamment, réclament de participer à la vie politique et imposent une version plus populaire du régime des Arts.

La réaction de la grande bourgeoisie installe à partir de 1382 une version à nouveau plus oligarchique de la République (70% des magistrats étant inscrits dans les Arts majeurs). Dans la conclusion de son livre Corporatism and Consensus in Florentine Electoral Politics 1280-1400 (University of north Carolina Press, 1982), John M. Najémy explique que la peur d'un retour aux troubles de 1378 et la prise de conscience par l'oligarchie d'une absence de soutien populaire à sa domination par le biais du système corporatiste a conduit à l'élaboration d'une nouvelle idéologie de gouvernement qu'il appelle l'idéologie du consensus et qui est élaboré par les cercles humanistes gravitant dans et autour de la chancellerie florentine. Les caractéristiques principales de cette idéologie et des formes de gouvernementalité qu'elle soutient sont les suivantes :

- un recrutement plus large au sein de l'élite (plus de noms dans les bourses -voir ci-dessous- et substitution du Conseil des 100 par un Conseil des 200 en 1411)
- une idéologie du mérite individuel qui implique la fin de la nomination directe par les conseils des Arts. Les élites au pouvoir sont des individus, pas les représentants d'un collectif.
- Conséquemment, il n'y a pas de droit "naturel" à gouverner. Concrètement, cela implique que les noms sont extraits des bourses au hasard et ils peuvent ne jamais sortir.
- La manipulation et le secret dans les procédures électorales, comme ce sera largement pratiqué sous la domination médicéenne, permettent de garantir l'homogénéité de l'élite dirigeante et son faible nombre en réalité, même s'il y a de plus en plus de candidats potentiels.

La politique  florentine du XVe siècle est donc marqué par deux points majeurs (outre la seigneurie effective, mais non officielle de la famille Médicis qui débute avec le retour d'exill de Cosme en 1434). D'une part le discours sur la paix et l'harmonie dans la cité pour dépasser les luttes factieuses qui troublent la cité depuis près de deux siècles conduit à diaboliser la conflictualité en politique : puisque les bons citoyens (autour de 5000 à 6000 citoyens) sont appelés tous à gouverner, il peut y avoir consensus entre eux et quand il y a discorde, c'est qu'il y a tyrannie. C'est la sagesse et l'expérience politique accumulée, transmise par les ancêtres via les livres familiaux, qui doit guider leurs descendants une fois que ceux-ci arrivent à leur tour au pouvoir. D'autre part, la croyance que l'opportunité politique est équitablement distribuée à tous ceux qui la méritent ("Toutes nos lois travaillent vers cet objectif unique, que la parité et l'égalité peuvent exister entre les citoyens, dans lequel consiste la liberté pure et vraie" , lettre à l'empereur Sigismond en 1413 de Léonardo Bruni) permet à l'oligarchie de se maintenir au pouvoir de façon stable, à condition d'intégrer dans ses rangs de façon régulière quoique parcimonieuse, un certain nombre de familles nouvelles. Les chiffres font état de un à moins d'une dizaine de nouveaux noms appelés à la Seigneurie par décennie.


Des modalités de scrutin pas si neutres 

Il faut donc aller voir au plus près des procédures électorales pour tenter de comprendre comment les choses s'articulent. Le problème pour l'historien, c'est que les procédures changent souvent et que les sources sont rarement précises.

Dès le début, le système florentin de désignation aux magistratures exécutives est basé sur la pratique de l'imborsazione, le fait de déposer dans des bourses en cuir les noms des personnes aptes à occuper les charges. Les noms ont pu être, selon les époques, directement tirés au sort, ou tirés au sort puis soumis à un vote au scrutin majoritaire. Toujours est-il que les tensions politiques tout comme  les manipulations de scrutin sont donc toujours centrés sur ces bourses : qui peut insérer des noms, qui contrôle les noms, qui a droit ou pas de voir son nom inséré, qui extrait les noms, comment, sous quel contrôle ...

Leather borse (purses) containing names in a drawing for the Priorate of Florence in 1431. The coats of arms of the quarters Santo Spirito, Santa Maria Novella and Santa Croce are painted on the bags. Below are five cedole (name slips) rolled up and tied as they would have been for a drawing, and one unrolled slip bearing the name of Zanobi di Benedetto di Caroccio Strozzi. He was too young to hold office in 1431 (only 19) and he was later actually drawn for the highest offices only once, for the Buonuomini in March of 1472, but he was not 'seated' because by then he was, unfortunately, already dead. (Archivio di Stato, Firenze.) Source = https://cds.library.brown.edu/projects/tratte/#detail



Au début du XIVe siècle, la procédure la plus courante consistait à faire désigner les prieurs par les consuls des Arts en accord avec des "sages" (savi) dont on ne sait pas exactement comment ils étaient choisis. Cette négociation permanente et l'absence de procédure électorale claire suscitait des conflits. En pratique, les chefs des 12 Arts majeurs avaient tout de même le contrôle des candidatures qui étaient ensuite présentées par quartiers (un nom par Art pour chacun des 6 quartiers qui divisaient la cité à l'époque). Cette procédure avait tendance à favoriser lors du vote les familles bien insérées dans leur quartier qui disposaient de fortes clientèles. A plusieurs reprises, une balia (commission provisoire, composée ad hoc qui,  après débats, dispose de l'autorité pour transformer les institutions) permet aux  prieurs en charge de désigner leurs successeurs par la pratique de l'imborsazione et du tirage au sort. En 1328, une réforme institutionnelle revoie les modalités de désignation qui ont fluctué depuis 1282 et généralise le tirage au sort. De nouveaux noms sont insérés dans les bourses par des commissions (sous les Medicis ce seront les accopiatori) suite à un vote (scrutinio) nominal  et majoritaire (2/3) sur la base des listes constituées par ces commissions à partir des membres du Popolo, par quartiers et selon leur bonne réputation. Ces éligibles étaient ensuite tirés au sort (phase dite de Tratta), on vérifiait que les noms sortis n'étaient pas soumis à un quelconque interdit (divieto) ce qui concernait  les magistrats sortant de charge, ceux dont un autre membre du lignage occupait déjà une charge importante, ceux qui n'ont pas payé leurs impôts à la cité, ceux qui ne sont pas présents dans la cité au moment où leur nom est sorti (les ambassadeurs par exemple, c'est pourquoi ceux-ci sont souvent des nobles à l'époque) et  bien sûr ceux qui sont morts. Ces gens étaient dit veduti (vus), mais n'étaient pas seduti (assis) puisque l'impossibilité pour eux d'être nommé faisait qu'on remettait leur nom dans les bourses.

Le système change peu sous les Medicis. Un nouveau Conseil des 100, plus restreint et dominé par un groupe de 40 citoyens, permet à Cosme puis Piero puis Lorenzo de Medicis de mieux contrôler ce qu'on ne peut pas véritablement nommer le pouvoir législatif (au sens moderne du mot). En effet, le recours systématiques aux pratiche pour la discussion des mesures prises ensuite par les organes exécutifs réduit le rôle du Conseil au vote des lois (consulte). Or ces réunions informelles sont convoquées selon les besoins de la Seigneurie ; elle y réclame les avis des citoyens jugés sages (souvent d'anciens prieurs, gonfaloniers de justice, membre des conseils) sans qu'il y ait de règle. La réputation et la notoriété tiennent lieu de ticket d'entrée. Par ailleurs, on adjoint à la Seigneurie un nouveau comité, les 8 de Pratique, chargés de la politique étrangère. Les pratiques "princières" des Medicis se renforcent encore après la conjuration des Pazzi en 1478 et la mort de Giuliano de Medicis, le frère du Magnifique. En 1480, un Conseil des 70 est chargé de la sélection des noms pour la Seigneurie. Ce qui est surtout reproché aux Medicis, dans le secret des livres de famille ou a posteriori, après leur chute, c'est la manipulation des procédures électorales qui leur permettait de contrôler les noms de ceux qui étaient sélectionnés pour les offices majeurs. En effet, les membres des familles non affiliées au réseau médicéen n'avaient qu'une faible chance d'être un jour tiré au sort, et encore plus rarement plus d'une fois. 

La rupture du "moment savonarolien"

Dans le livre de John Najémy sur l'histoire de Florence, la partie qui lui est consacré s'intitule "réinventer la République". En effet c'est peu dire que les cadres traditionnels de la République florentine et de son dominio, l'ensemble des territoires qui était soumis à la République de Florence, s'effondrèrent en 1494 avec l'arrivée en Italie des armées du roi de France Charles VIII.

Le 8 novembre 1494, Piero de Medicis fut chassé de Florence par la Seigneurie, s'appuyant sur les familles anti-médicéennes et une révolte populaire. Malgré la présence encore forte de médicéens (palleschi) dans la ville, le popolo de Florence s'accorde pour abattre tout le système médicéen par le Parlamento du 2 décembre. Une réforme à la fin du mois de décembre supprime les conseils et magistratures instaurés par les Medicis. Une première réforme, assez conservatrice, décide dans un premier temps de restaurer les anciennes institutions républicaines et de réviser toute la liste des noms des citoyens "actifs" pour réintégrer dans le reggimento ceux qui avaient été exclus par le précédent régime. Mais sous l'action de Savonarole et des circonstances, c'est au final un tout autre système qui se met en place dans les premiers mois de 1495.

Le 7 décembre 1494, Savonarole fit un grand sermon sur l’action politique qu’il pensait devoir être celle des Florentins. Il les y incitait à bâtir une cité nouvelle basée sur une  réforme morale et en rupture avec l'ordre ancien des pères (voir le livre de Cecile Terreaux-Scotto, Les âges de la vie dans la pensée politique florentine, Droz, 2015). Puisque dans l’esprit du prédicateur, Florence, centre de la Renovatio, devait être une cité modèle, la réforme des mœurs devait aller de pair avec une « moralisation » de la vie politique. Le Christ, roi de Florence, régnait sur les esprits en même temps que sur les institutions et sur les rapports sociaux. Concrètement, il préconisait une grande assemblée qui réunirait les anciens conseils du peuple et de la commune, pleinement souverain, procédant à l'élection de tous les offices y compris les Trois Majeurs, accessible à tous les hommes adultes à partir de 29 ans, à jour de ses impôts, appartenant à des familles ayant déjà eu un membre intégré dans un des trois offices majeurs. Cette nouvelle liste d'ayant droit devait tenir lieu de nouveau reggimento et était révisable tous les 6 mois pour tenir compte des empêchements (problème d'impôt, décès, non-résidence dans la cité au moment de la tenue du Conseil). Les membres désignés l'étaient à vie pour assurer la stabilité du reggimento et en finir avec les tripatouillages électoraux. Notable aussi le fait qu'il s'agissait également de rompre avec l'ancien système des exclusions de la faction adverse par celle qui gagnait le pouvoir. Savonarole en effet plaide pour la réconciliation générale et la paix. Le fait d'être devenu membre de droit du grand Conseil, pour un nombre élargi de Florentins (un peu plus de 3000 personnes), devait garantir la participation de tous et donc limiter les conflits. Cette vision optimiste fut rapidement mise en échec.

Nicolai Rubinstein dans son article "Les premières années du Grand Conseil de Florence 1494-1499", tiré du numéro 64 de la Revue française de sciences politiques (2014/6) que j'ai déjà amplement cité plus haut, analyse longuement les problèmes concrets, organisationnels, auxquels le governo largo, le gouvernement élargi de la République florentine, dut faire face.

Il y eut d'abord un problème récurrent de quorum. Dans la tradition florentine, les votes se font à la majorité des 2/3 et nécessitaient donc théoriquement qu'au moins 1350 ayant-droit se réunissent pour les séances du grand Conseil. Comme N. Rubinstein l'indique, "le Grand Conseil était un fardeau bien plus lourd pour ses membres que ne l'avaient été les Conseils précédents. Même si ses membres n'exerçaient leur fonction que six mois par an, ils en étaient membres à vie. En outre, le travail du Conseil, qui concernait aussi bien la législation que les élections et reposait sur des réunions longues et fréquentes, était forcément assez prenant." Les difficultés économiques de Florence à cette époque expliquent aussi la difficulté à réunir le quorum, pourtant abaissé à 1000 participants, mais il ne faut pas exclure que l'absentéisme fut aussi, pour les opposants au nouveau régime, une manière de faire dysfonctionner le système. On connait par exemple la position de Bernardo di Giovanni Rucellai qui refusa de participer au système tout en ne s'interdisant pas de donner son avis dans les nombreuses pratiche convoquées par les différentes Seigneuries.

L'épineuse question des modalités de désignation aux offices exécutifs fit l'objet de nombreux débats durant tout l'année 1495. Comme toujours dans l'histoire politique florentine, ce point était essentiel pour réguler le système et tenter d'apaiser les conflits entre les différents partis qui désormais pouvaient ouvertement s'affronter. Après un an d'hésitation, un compromis est trouvé en novembre 1495. C'est le retour du tirage au sort pour les offices mineurs, mais à partir de bourses électorales composées obligatoirement des noms des membres du Grand Conseil. Comme le remarque N. Rubinstein, "remplacer les bourses issues des squittini traditionnels par celles du Grand Conseil équivalait à faire un grand pas vers la suppression des droits politiques des citoyens non-membres du Conseil." De plus, même pour ces charges, un double barrage était institué. On extrayait des bourses du Conseil un certain nombre de noms de candidats potentiels puis le Conseil votait et, de plus, pour garantir aux membres plus âgés, réputés plus sages, on créa des groupes distincts : les plus de 45 ans avaient droit à trois fiches à leur nom dans les bourses, les plus jeunes (moins de 35 ans) à une seule, et les autres à deux. Cette fermeture de l'accès aux offices fit que dans les mois et années qui suivent (jusqu'en 1499 et la généralisation du tirage au sort), une partie de l'opinion publique milita pour le retour à ce mode de désignation, réputé plus démocratique. En revanche, les sources les plus influencées par l'état d'esprit aristocratiques, comme Francesco Guicciardini, déplorent que le système du tirage au sort empêche les mailleurs candidats d'accéder aux charges. Plusieurs réformes entre 1496 et 1499 aménagèrent les procédures électorales, souvent en privilégiant un système mixte, mais toujours dans le sens d'une extension du tirage au sort et d'un élargissement de la possibiité d'être candidat. Les bourses électorales devaient donc être révisées.

Pour la désignation de la Seigneurie, le système de l'élection, en plusieurs étapes, sur la base de noms proposés au niveau des quartiers et d'une élection majoritaire dans le Conseil, favorisait les manipulations de vote. Fin avril 1496, un scandale éclata quand fut découverte une entente (une faction, intelligenze disent les sources) dans laquelle plus de 200 "conspirateurs" appartenant aux familles les plus en vue du cercle habituel de pouvoir avaient fourni à des membres du Conseil une liste de 45 noms à favoriser pour l'élection. Ce qui ne choque pas notre esprit contemporain était formellement interdit à l'époque où l'on considérait que le vote devait être absolument et purement individuel.

Il ne m'appartient pas ici de développer l'imbroglio politique de la période, compliqué encore davantage par les événements extérieurs et indépendants de la capacité d'agir des Florentins, mais il était intéressant pour conclure de constater que les Florentins avaient, en ces temps troublés, le même reflexe qu'ils ont toujours eu, celui de chercher à adapter en temps réel leurs institutions et les systèmes électoraux aux circonstances.


Un endroit où je parle de ces histoires de vote et de politique en Italie médiévale

Zeste de savoir/ Kandid : live twitch (à partir de 1h17min)


dimanche 29 mai 2022

Les jeunes et le vote en France

 Une proposition de séance pour la 1ere HGGSP, thème de la démocratie représentative.


Je suis partie d'une émission d'Arrêt sur Images que vous trouverez ici.

Le questionnaire pour prélever les informations de l 'émission se trouve ici.

Séance testée et validée. Ça marche du feu de dieu avec les élèves.

dimanche 13 mars 2022

Machiavel, immoral ?

 Fiche de lecture très synthétique (!) à partir du livre de Felix Gilbert, MACHIAVELLI AND GUICCIARDINI. Politics and History in Sixteenth Century Florence. C'est un livre certes ancien (il date de 1965) et d'autres études ont été publiées depuis, mais il constitue la référence de base des études machiavéliennes.

Ce billet de blog est à mettre en pendant d'un autre (à venir) qui s'intitule "gouverner par la morale au Moyen Age". 


portrait posthume de Machiavel par Santi di Tito, Palazzo Vecchio de Florence

Niccolò Machiaveli appartient à une branche appauvrie d'une famille ancienne de Florence. Il a dû travailler dans la chancellerie de la République de Florence au moment des guerres d'Italie. Son intelligence, sa culture et sa capacité de travail sont remarqués et il devient un des bras droits de Piero Soderini, gonfalonier de justice à vie. Quand celui-ci est chassé en 1512 et que les Medicis reviennent à Florence, Machiavel est écarté et il se retire dans le contado, dans une maison de famille. C'est au moment où il quitte la vie politique qu'il se met à écrire des traités politiques dont le plus connu est le Prince. Il faut l'étudier en parallèle de son Discours sur la première Décade de Tite-Live. Les deux écrits se complètent et de surcroît, il ne faut pas perdre de vue que le Prince, sorte de miroir des princes moderne, manuel à l'usage des gouvernants, est écrit pour tenter d'entrer dans les bonnes grâces des Médicis et ainsi, "reprendre du service".

Ces deux traités peuvent être considérés comme le début de la pensée politique moderne, même s'il ne faut surtout pas séparer Machiavel de son contexte puisqu'il réfléchit précisément par rapport à l'histoire récente et aux échecs de Florence et qu'il n'est pas détaché de l'esprit du temps. Il n'y a donc pas totalement une rupture. Comme les penseurs humanistes de son époque, il réfléchit sur l'usage de la force et sur les vicissitudes de la Fortune qui font et défont si rapidement les dominations depuis que l'entrée des armées françaises en Italie en 1494 a totalement bouleversé le fragile équilibre des Etats Italiens. Comme d'autres (Guicciardini par exemple), il a une approche rationnelle et utilise son expérience pour réfléchir. Enfin, comme tous les autres, il utilise les exemples historiques romains comme base d'études de cas pour appuyer ses démonstrations. Machiavel entreprend de faire pour la politique ce que d'autres font à son époque pour les Arts, la jurisprudence ou la médecine, à savoir un traité qui clarifie et codifie les principes de gouvernement à suivre, en s'inspirant de l'exemple des Anciens, pour bien maîtriser l'arte dello stato, la technique du bon gouvernement.

L'objectif principal est d'apprendre à savoir affronter ou utiliser la Fortune (ou la "qualité des temps", la contingence). Il faut être capable de lire les circonstances historiques et naturelles pour prendre les décisions, sans tergiverser. 
Ceci implique de :
- Penser l'impensable comme possible et surtout être prêt à tout. Pour comprendre un monde mouvant, le prince peut s'appuyer sur des permanences 1) les hommes sont fondamentalement mauvais et gouvernés par leur recherche de la satisfaction de leurs humeurs égoïstes. L'avidité, la recherche et le maintien de la richesse sont les principaux moteurs ("...parce que les hommes pardonnent plus vite la mort d'un père que la perte d'un patrimoine") 2) Il y a dans les sociétés deux catégories d'hommes : ceux qui "touchent" et ceux qui "regardent", ceux qui sont mus par l'ambition et ceux qui obéissent et exécutent, les oligarques qui sont la classe dirigeante et le peuple (la multitude).

- Savoir adapter son propre comportement en agissant toujours selon la virtù (difficilement traduisible, il s'agit d'une qualité particulière liée à la force et au courage. Cela n'a ent tout cas rien à voir vace la vertu chrétienne, plus avec la virtu romaine).
Agir sans tergiverser est en rupture par rapport à la tradition florentine qui valorisait la prudence et le fait d'attendre de voir où soufflait le vent pour agir. Comme le montre F. Gilbert, mais aussi et surtout  Cecile Terreaux -Scotto dans son livre sur les Ages de la vie dans la pensée florentine, cette attitude de "vieux" politiques rusés est mise en échec par la rapidité nouvelle des changements militaires et donc politiques initiés avec les guerres d'Italie. Toute le nouvelle génération formée à partir de 1494, et donc pas seulement Machiavel, réinterroge la sagesse traditionnelle qui conduisait les politiques florentins à temporiser et au contraire insistent sur la vertu particulière rendue nécessaire par la qualité des temps : savoir saisir l'occasion. CF sa description de Cesar Borgia...et même la précipitation et l'absence de réflexion dans les décisions du pape Jules II (papa terribile) sont bonnes car ils lui donnent un temps d'avance sur ses adversaires et c'est ce qui explique que ce pape n'échoue pas dans ses actions. Action et initiative sont des conditions du succès. Neutralité et compromis sont gages d'un échec certain.

Les objectifs d'un bon gouvernant doivent être d'assurer la stabilité, de sa propre domination certes, mais par là du régime qu'il dirige. Pour cela, il faut :
- tenir à distance les grands, tout en leur permettant d'agir en fonction de leurs penchants, donc en leur confiant des postes. C'est la raison pour laquelle les écrits de M. diffèrent de ceux de l'élite intellectuelle de son temps. Il n'est pas membre du groupe dominant de Florence et ne propose pas, pour guérir Florence, un programme aristocratique. Sans aller jusqu'à faire de ces écrits une lecture démocratique, ce qui serait un contresens, M. cependant milite pour une République. Dans son esprit c'est un retour à l'Antique. La République dirigée par la virtù est, pour lui, le meilleur des gouvernements. Il tient les optimates pour responsables de la perte de la liberté florentine. Il estime que le critère de la richesse (comme c'était essentiellement le cas à Florence) pour déterminer l'appartenance à l'élite est un mauvais système. De plus, le désir d'enrichissement crée les tensions entre les Grands et le peuple. Il reprend la vision de Salluste et prend l'épisode des Gracques pour dater le début du déclin de la République romaine. Loin de reprendre le topos de l'opposition entre les intérêts privés et le Bien commun (avec cette idée que les premiers doivent s'effacer devant le deuxième quand ils deviennent irréconciliables), M. pense que pour garantir le bien commun, il faut céder aux intérêts privés...à condition que le prince n'en soit pas lui-même esclave. Sur ce point-là, il rejoint une idée développée par d'autres penseurs médiévaux, la bestialité du prince, sa soumission à ses instincts et à ses intérêts serait la cause de la ruine des Etats (c'est un point majeur de la pensée politique de Philippe de Commynes par exemple)
- partisan d'un régime populaire, M. fait remarquer que seul une armée civique et non de condottieri/mercenaires peut prémunir l'Etat de la ruine, car aucun Etat ne vit isolé et loin des dangers car toutes les constructions étatiques sont en compétition les unes contre les autres et la seule alternative est de grandir ou de périr. Il préconise une alliance entre le prince et le peuple. Mais le peuple , souvent trompé par une fausse idée du Bien, agit pour sa ruine.
- pour obtenir cette alliance, il faut que le prince agisse sur l'imaginaire collectif : il s'agit de cultiver  l'imaginaire du peuple ;  il faut que le prince "manipule" le peuple en lui présentant le gain qu'il a à suivre un prince courageux. S'il fait ceci, le peuple le suivra toujours car la croyance dans le courage le galvanise. Parce que le peuple est un acteur collectif qui ne participe pas du pouvoir politique, donc qui est à distance, il a souvent une perception fausse. Il faut donc lui présenter des choix simples sous forme de gain et de perte et bien soigner les apparences. 
Remarque : Parce qu'il en arrive à la conclusion que la survie d'un Etat et son bon gouvernement dépendent moins de ses institutions que de l'esprit qui anime ses soutiens, la fameuse virtù doit animer aussi bien le prince que le peuple. L'esprit de celui qui crée l'Etat et ses institutions doit infuser dans l'esprit collectif. Il doit aussi y avoir des offices qui seraient en charge de vérifier régulièrement que l'esprit des lois (sans jeu de mot de ma part) est bien respecté (comme les tribuns de la plèbe et les censeurs dans l'antique Rome)
- malgré sa critique des factions (rien d'original), M. reconnaît comme nécessaire l'existence de groupes à l'intérieur de la société politique. Ces groupes doivent correspondre aux différentes "humeurs" de la population (comme vu plus haut, les ambitieux et les obéissants). Au lieu de distribuer les hommes selon la richesse ou la naissance, il vaudrait mieux les distribuer en fonction de leur nature.
- au final, le bon prince est celui qui parviendra à persuader le peuple qu'il incarne en sa personne les intérêts de de la société toute entière.


M. effectue donc, en mêlant des thèmes qui ne lui sont pas propres, une rupture avec l'ancienne vision d'une société gouvernée par la morale (chrétienne) et où la notion de Bien commun était centrale. Il cherche à la remplacer par une analyse rationnelle de la réalité des constructions politiques humaines et à créer une nouvelle morale, qui serait spécifiquement politique, fondée sur l'efficience.


samedi 13 novembre 2021

L'organisation politique de Florence au moment savonarolien

Si, dans les programmes scolaires, nous n'avons le temps que de présenter le système démocratique mis en place à Athènes à la fin du VIe siècle avant JC, il serait pourtant utile de prendre du temps pour présenter d'autres systèmes d'organisation de gestion et de vie politique, notamment au Moyen Age. Etudier avec les élèves, dans une démarche comparative les différentes formes de systèmes républicains (Athènes, Rome, les communes italiennes médiévales) permettrait d'aiguiser leur regard sur la longue durée de la mise en place de l'idéal démocratique.



Le palais de la Seigneurie (dit "palazzo vecchio")
qui abritait les conseils de la commune.


Dans le "laboratoire italien" des formes politiques, Florence tient une place particulière étant donné la masse de documentation et donc d'études qui lui sont consacrées. A partir du XIIe siècle, cette commune a expérimenté toutes les formes d'organisation civique : partant d'une autonomie communale, elle devient République plus ou moins oligarchique selon les époques, puis passe sous la domination quasi seigneuriale des Medicis, puis au XVIe siècle la capitale de leur duché. J'ai consacré un billet de blog à une sommaire présentation de la première république et aux ordonnances de Giano della Bella, dans le cadre d'un cours de DNL italien. Aujourd'hui, je vais présenter de façon plus classique le fonctionnement du "regime democratico temperato" mis en place en décembre 1494, alors que la descente du roi de France Charles VIII avait initié les guerres d'Italie et après que la Seigneurie a chassé Pierre de Médicis, le fils de Laurent le magnifique. Je m'appuye sur l'article de Guidobaldo Guidi, "Il Savonarola e la partecipazione alla vita politica", paru dans Savonarole. Enjeux, débats, questions, Actes du Colloque International (Paris, 25-26-27 janvier 1996), Paris, 1997, p.35-44. Mais avant, je reprends, pour introduire le propos, une large citation de l'article de Jean Bourier et Yves Sintomer, "La République de Florence (12e-16e siècle). Enjeux historiques et politiques" (dans Revue française de Sciences politiques, 2014/6, vol.64, p.1055-1081) ainsi que la chronologie qui est fournie en annexe. Cet article constitue une bonne entrée en matière pour ceux qui voudraient avoir un aperçu général de l'histoire institutionnelle de Florence.


"Du 13e au 16e siècle, et plus particulièrement lors du moment « républicain » où elle se fait le héraut de la « liberté florentine » (Florentina libertas), Florence constitue une référence centrale pour l’histoire politique du monde occidental. Tôt libérée des rapports féodaux, elle est, pendant deux siècles et demi, et malgré quelques éclipses, le lieu d’une véritable réinvention de la politique, au sens où Moses I. Finley et Christian Meier entendent celle-ci [1]Moses I. Finley, L’invention de la politique. Démocratie et… – un débat public sur les choses de la cité appuyé sur des procédures permettant aux citoyens une participation politique institutionnalisée. Mais elle l’est aussi au sens des luttes et intrigues pour le pouvoir lorsqu’elles sont tranchées in fine sur la place publique, plutôt que confinées dans les coulisses, et qu’elles s’effectuent dans un champ largement autonome, en particulier à l’égard de la religion, et partiellement professionnalisé. Si les origines et les premiers temps de la Commune de Florence restent en partie dans l’ombre, c’est avec l’affirmation du Popolo, en liaison étroite avec les associations de métiers, qu’elle devient une cité de premier plan. (les phrases en gras sont de mon fait) Avec Venise et Gênes, c’est l’une des cités-États qui, durant la Renaissance, résiste le plus longtemps à la montée des nouvelles Seigneuries princières, celles des Visconti puis des Sforza à Milan, des Gonzague à Mantoue ou des Este à Ferrare et à Modène. Dans les représentations et discours de l’époque, elle incarne la version « populaire » de la République, quand la ville des doges en représente la version « aristocratique ». La mutation politique que Florence expérimente dès le 13e siècle participe de l’invention ou de la réinvention de techniques délibératives ou électives et de modes de scrutin qui seront typiques de la politique moderne. La cité-État a rompu progressivement avec l’univers de pensée féodal, avec la théologie politique de l’empire et avec les formes institutionnelles et idéologiques de l’autorité qui en étaient le corollaire. Quelques siècles avant que ne s’impose l’idée de la souveraineté populaire, une communauté politique quasi fédérative basée initialement sur les corporations (les Arts) et d’autres groupes fondés sur un statut spécifique reconnu par la cité (les quartiers, l’organisation regroupant les partisans du guelfisme, etc.), typique des communes médiévales, cède progressivement la place, au cours des 14e et 15e siècles, à une République plus unitaire.

La politique est dans la cité toscane tout à la fois étonnamment proche et foncièrement différente de la nôtre. Quelques aspects méritent ici d’être mentionnés. La délibération publique se déploie de façon importante, en particulier à partir de la fin du 14e siècle, mais dans des assemblées quasi informelles, les consulte e pratiche, qui discutent presque quotidiennement des questions sensibles, et non dans les Conseils législatifs, lieux qui sembleront son habitat « naturel » quelques siècles plus tard. L’élection et le vote au scrutin majoritaire sont employés et affinés mais, jusqu’à la fin du 15e siècle, ces modes de scrutin ne sont pas couplés à l’idée du consentement du peuple, typique des gouvernements représentatifs modernes. Florence voit émerger une véritable classe politique, quasi professionnalisée en ce qu’elle pratique cette activité à plein temps, dominée par les grandes familles qui exercent un large contrôle, à travers leurs réseaux, sur la vie politique. Mais elle voit aussi s’affirmer la participation active de milliers de citoyens à la gestion des affaires publiques à travers un mélange de cooptation, de tirage au sort et de rotation rapide des mandats. Elle développe nombre des techniques d’administration modernes, comme l’impôt proportionnel fondé sur un recensement très précis des richesses immobilières et mobilières, dans le cadre d’un vaste État territorial en cours de constitution, qui occupe au 15e siècle toute la vallée de l’Arno, des Apennins à la mer, au niveau de Pise et de Livourne. C’est aussi à Florence que la notion moderne de république est créée, à partir du moment où Leonardo Bruni (1ere moitié du XVe siècle) oppose le régime républicain au régime princier et où la république n’est plus simplement synonyme de bon gouvernement. Cependant, l’idéologie officielle de la cité toscane est marquée par l’idéal d’une représentation politique qui n’est pas la représentation-mandat mais la désignation des personnes les plus impartiales, les plus justes et les plus utiles pour l’harmonie communale, personnes qui forment une pars pro toto pouvant engager la collectivité."


Une longue chronologie commentée accompagne l'article dont je tire l'exercice suivant :

Une exercice pour les 1ere SPE HGGSP, thème démocratie

Rapide historique de la commune de Florence

1154-1159 : la commune qui a reçu l’autorisation de la part de son seigneur, l’empereur, d’administrer elle-même la justice civile et criminelle, se dote de ses premiers statuts constitutionnels

1166 : première mention d’un Conseil de Boni Homines (les « bons hommes »)

1180-1220 : années de la mise en place du système des Arts (les corporations de Florence qui se dotent de représentants)

1244 : le popolo (ensemble des citoyens non nobles et non riches = petit peuple des artisans et des ouvriers, à jour de leurs impôts) s’organise et se dote de deux capitaines. En 1250, une insurrection renverse le groupe des notables qui dirigeait la cité et met en place le premier régime du Popolo. Celui-ci va durer 10 ans.

Tensions entre deux factions rivales : les guelfes et les gibelins.

1293 : approbation des Ordonnances de Justice qui visent à diminuer la puissance politique des plus riches et à expulser les nobles de la vie politique florentine. Création du gonfalonier de justice et du gouvernement élu de la « Seigneurie », constitué de prieurs des Arts.

1342-1346 : krach financier. Les grandes familles de la banque florentine font faillite. Les Arts mineurs par la suite rééquilibrent le pouvoir à leur profit.

1378 : révolte populaire des Ciompi (artisans du textile) qui imposent une nouvelle constitution ouvrant la vie politique aux petits ouvriers et artisans.

1382 : Fin du gouvernement des Arts. Etablissement d’un régime oligarchique, hostile au popolo minuto (les plus pauvres) qui perd tout accès au gouvernement. Officiellement cependant, le cadre de la République est conservé.

1434 : A partir de cette date, la famille des Medicis parvient à s’imposer comme l’unique famille dirigeant effectivement la ville. Les institutions sont conservées, mais sans autonomie.

1478 : échec de la tentative de coup d’Etat menée par les Pazzi contre les Medicis

1494 : la commune de Florence chasse Pierre de Medicis et met en place un régime constitutionnel à nouveau élargi aux plus pauvres.

1512 : retour des Medicis au pouvoir à Florence.


En 1ere SPE sur le thème de la démocratie, j'insiste sur les antagonismes de classes à Athènes et surtout à Rome qui ont conduit à la mise en place d'institutions de compromis permettant aux riches comme aux pauvres,, aux aristocrates comme au plébéiens de constituer un seul peuple de citoyens, participant, chacun à leur mesure, à la vie politique. Les dosages sont le résultat de rapports de force constamment renégociés et mouvants. On retrouve cette même idée dans l'histoire de Florence. La chronologie a aussi l'avantage de montrer que noblesse et richesse ne sont pas forcément synonyme : à Florence, des magnats de la banque et de la finance s'imposent au pouvoir, sans être nobles et en ayant précisément profité de l'expulsion de la noblesse féodale après les Ordonnances de Justice.

Le questionnement pour les élèves pourrait être le suivant

1)      Repérer les différents types de pouvoir à Florence :

·         Avant le milieu du XIIe siècle, qui est le seigneur de Florence ? Avant 1293, quelle classe sociale dirigeaient la ville ? Que vous suggère l’appellation « Bons Hommes » pour désigner ceux qui dirigent Florence à cette époque ? A partir de 1280, quel groupe social prend de plus en plus d’importance et s’organise ?

·         Au XIVe siècle, quelles organisations contrôlent la commune ? Est-ce toujours le cas au XVe siècle ?

·         Qu’est-ce qu’un « régime du popolo » ?

2)      Comprendre les luttes sociales et politiques à Florence

·         « Fluotez » dans la chronologie toutes les mentions témoignant de tensions sociales et politiques.

·         Quelle typologie des tensions peut-on établir ?




Focus sur un régime du popolo : la "République savonarolienne"

(remarque : l'expression est impropre, mais ce n'est pas l'objet ici d'un débat de spécialiste)




 R) coquille : lire pratica et non praticha

+ le Grand Conseil ne débat pas, il vote les lois. En de très rares cas seulement, la Seigneurie appelle au débat au sein du Grand Conseil. En temps ordinaire, cela se faisait au sein des pratiche.


Précision sur le système d’élection aux magistratures de la commune

C’est un système extrêmement compliqué en 3 étapes et que je simplifie sans être d'ailleurs certaine d'avoir tout compris. Ce n’est donc pas un suffrage direct, mais indirect.

Les membres du Grand Conseil sont réunis dans un premier temps par quartier. L’élection dure toute la journée.

Etape 1 : tirage au sort. Trois bourses/sacs ont été préparées pour chaque quartier et pour chaque collège électoral (2 bourses pour les arts majeurs, 1 pour les arts mineurs) avec les noms des personnes qui pouvaient prétendre participer à la désignation des candidats (faire partie du Grand Conseil, être majeur, être à jour des devoirs de citoyens, être membre d’un Art…). En tout, on tirait au sort 108 personnes (3 par quartier pour chaque mandat à désigner).

Etape 2 : désignation des candidats à l’élection. Juste après le tirage au sort, chacun de ces tirés au sort proposait son candidat pour la Seigneurie en choisissant parmi les membres de Grand Conseil. Leurs candidats doivent habiter leur quartier et faire partie soit des Arts majeurs (6 « seigneurs + gonfalonier soit 7 postes à pourvoir) soit des Arts mineurs (2 postes), comme eux d’ailleurs.

Etape 3 : élection. Puis tous les membres du Grand conseil procédaient au vote (non = fève blanche, oui = fève noire) pour chaque poste (9) et pour chaque nom proposé (12x9), en respectant le fait que chaque quartier devait avoir deux élus. Un notaire procédait le jour suivant au dépouillement. On conservait la personne qui avait reçu le plus grand nombre de fèves noires, à condition qu’il ait reçu au moins 50% des suffrages. Il fallait au moins 1000 votes. Sinon, on recommençait (!)

Pour les magistratures mineures, on se contentait d’un tirage au sort.

Pour les élèves, avec un peu de concentration car c'est compliqué, ils peuvent repérer le rôle souverain du Grand Conseil, le rôle de la Seigneurie comme organe du pouvoir exécutif, la séparation des pouvoir, les mandats courts et la collégialité des magistratures, le contrôle de l'action des magistrats.

Dans un 2e temps, on peut leur demander (comme pour la comparaison avec Rome) si ce système est réellement démocratique au regard des critères athéniens. Ils repéreront que les participants à la vie politique sont, comme à Athènes, une minorité, mais que , contrairement à Athènes, le petit peuple est désavantagé à plusieurs niveaux (exclu du Grand Conseil, minoritaire à la Seigneurie). Cependant, la procédure de désignation des magistratures, leur garantit (contrairement au cursus honorum romain) d'avoir des élus.

Enfin, on peut leur faire identifier les différentes échelles administratives (le quartier, la commune) et les niveaux de compétence enchassés. Puis l'importance à Florence du monde économique qui structure en fait la vie politique.


Remarque : Le mode de scrutin pour la désignation des magistrats florentins a fait l’objet de nombreux débats et a changé en juin 1495 puis en mai 1498 et en mai 1499. Il est un enjeu de la "liberté florentine", c'est-à-dire de l'effectivité de son autonomie. Il vise à éviter la mainmise des factions sur le gouvernement (Seigneurie, 10 de Liberté ...) et notamment le retour au pouvoir des partisans des Medicis. En 1499, l'institution du gonfaloniérat de Justice à vie, confié à Piero Soderini, veut faire de Florence une République enfin stable.


Ci dessous, la version simplifiée pour les élèves, avec le questionnaire



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