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jeudi 28 décembre 2023

Les civils dans la guerre. Comment le droit international peut-il agir ?

 

(L’internationalisation du droit)


 

Selon l’ONU, 90% des morts en temps de guerre sont des civils. Historiquement, cette pratique de guerre qui consiste à cibler les civils (au mépris du droit de la guerre qui les protège = tuer intentionnellement des civils est interdit) s’inscrit dans le processus de guerre totale et anomique qui débute dans certains conflits de la fin du 19e siècle, mais essentiellement qui caractérise la 2nde Guerre Mondiale.

Le DIH fait partie du droit international qui régit les relations entre États. Ce dernier est formé d'accords conclus entre États, appelés traités ou conventions (donc c’est du droit contractuel), + de la coutume internationale, constituée par la pratique des États reconnue par eux comme étant obligatoire, + ainsi que des principes généraux du droit (= principe de Jus Cogens = la caractéristique d'une règle reconnue par tous les états et à laquelle aucune dérogation n'est possible. Le terme provient du latin et signifie «droit contraignant». On parle en français de normes impératives.). Donc est considéré comme nul tout traité qui contredirait certaines règles de base, par ex l’interdiction de l’esclavage.

R) C’est le traité de Vienne de 1969 qui codifie les règles des traités. Par exemple, tout traité conclu par un Etat doit être ratifié : le processus de ratification vaut pour manifestation de la volonté nationale et vaut donc pour approbation.

R) Les Etats et les organisations internationales (ex. ONU ; ex. l’UE à partir du traité de Lisbonne) sont les sujets du droit international car eux seuls ont la personnalité juridique adéquate : ils peuvent entretenir des relations diplomatiques ; ils peuvent conclure des traités ; ils peuvent présenter une réclamation internationale ; ils ont des droits ET des obligations reconnus par l’ordre international.

En revanche, les individus sont objets du droit international : on leur reconnaît des droits et une protection, mais ils n’ont pas le pouvoir de changer les règles et ils n’ont pas d’engagements vis-à-vis des autres Etats.

Le DIH s'applique dans les situations de conflit armé (Jus in bello).

Il ne détermine pas si un État a ou non le droit de recourir à la force (Jus ad bellum). Cette question est régie par une partie importante mais distincte du droit international, contenue dans la Charte des Nations unies. C’est inscrit dans l’article 2§4 de la charte de l’ONU de 1945 (que tous les Etats membres ont signée et acceptée donc théoriquement qu’ils respectent). Il s’agit d’une interdiction générale de recours à la menace ou à la force dans les relations entre Etats, soit contre l’intégrité territoriale, soit contre l’indépendance politique d’un Etat. Il y a une exception (charte art. 51) : c’est la légitime défense, la réponse à un crime d’agression. Pour autant, cette réponse doit être temporaire, nécessaire et proportionnelle. Ainsi, seul le Conseil de sécurité de l’ONU, théoriquement, peut habiliter l’usage de la force (donc la guerre) par une résolution, même en dehors d’une situation de légitime défense si il considère qu’il y a une menace pour la paix et la stabilité internationale. Enfin, on peut recourir à la force avec le consentement de l’Etat qui réclame l’usage de la force (cf l’intervention française au Mali)

 

1-      Historique et textes du DIH

1863 création d’un Comité international de secours aux blessés sur les théâtres de guerre (future croix rouges)

1864 – 1906- 1929= 3 conventions de Genève (ne réglementaient que les conflits interétatiques) pour la protection des soldats et des prisonniers de guerre.

4e convention de Genève  de 1949 : pour la protection des civils + 1977 :  protocoles additionnels pour des situations de guerre civile : ils postulent que la distinction entre les civils et les combattants doivent se faire en temps réel et pas a postériori. Le DIH réfute la notion de combattant hybride : on est soit civil, soit combattant.

R) La Section 3 de la 4e convention de Genève : règles sur les territoires occupés. Israël est une puissance occupante en Cisjordanie, Gaza et le Golan. Même si depuis 2005, l’armée s’est retirée de Gaza, elle contrôle par les mers et les frontières le territoire, elle administre indirectement le territoire en contrôlant eau/énergie/déplacement/ monnaie …Elle a donc un devoir de protection vis-à-vis des habitants de Gaza.

- le Protocole facultatif de 2000 se rapportant à la Convention relative aux droits de l'enfant, concernant l'implication d'enfants dans les conflits armés.

De nombreuses règles de DIH sont désormais considérées comme appartenant au droit coutumier, c'est-à-dire comme règles générales s'appliquant à tous les États.

 

D'autres textes interdisent l'emploi de certaines armes et tactiques militaires ou protègent certaines catégories de personnes ou de biens. Il s'agit notamment de :

- la Convention de la Haye de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé et ses deux Protocoles;

- la Convention de 1972 sur les armes biologiques;

- la Convention de 1980 sur certaines armes classiques et ses cinq Protocoles;

- la Convention de 1993 sur les armes chimiques;

- la Convention d'Ottawa de 1997 sur les mines antipersonnel;

Le DIH est connu et intégré dans tous les manuels militaires de toutes les armées du monde. Les armées régulières développent des stratégies pour justifier leurs actions au regard du DIH et protéger leurs soldats d’éventuelles poursuites. De plus, tous les Etats développent des argumentaires pour justifier leurs actes en argumentant (de façon plus ou moins convaincante) par rapport au DIH existant. Seuls les EUA ont essayé d’imposer leurs règles, en dehors du droit international quand, en réaction aux attentats de 2001, ils ont invoqué la « guerre préventive » et le statut de « combattant illégal », qui n’existent ni l’une ni l’autre en droit international.

 

2-      Les règles qui encadrent le droit de la guerre

Aucune partie à un conflit armé n’est au-dessus des règles du droit humanitaire international. Ce sont des obligations qui s’imposent aux parties belligérantes en temps de guerre.

Les règles de base = protéger les non-combattants = civils, prisonniers + Droit des civils à l’assistance humanitaire

Par csq, le DIH comporte aussi des restrictions aux moyens de guerre, principalement les armes, et aux méthodes de guerre, comme certaines tactiques militaires. Par ex, cibler spécifiquement des civils est interdit = principe de distinction entre civil et militaire. En cas de doute sur la qualité d’une personne, elle doit être considérée comme civile. Le civil est toute personne qui n’appartient à aucune des catégories suivantes :

·         Membre d’une force armée régulière, même si celles-ci se réclament d’un gouvernement ou d’une autorité non reconnue par la puissance adverse

·         Membre de forces armées, de milices, de corps de volontaires

·         Membre de tout groupe armé placé et organisés sous un commandement responsable de la conduite de ses subordonnés. (guerilla, gropuscules armés...)

·         En revanche, pour les groupes armés non étatiques (ne relevant d’aucun Etat ou assimilé comme tel), le droit international ne dit rien sur eux (= groupes considérés comme terroriste ex ISIS, Al Qaïda…) Par défaut, ils sont considérés comme des civils criminels du fait de leur usage de la force, qui ne perdent leur protection que pendant la durée de la participation directe aux hostilités (Genève protocole additionnel de 1977 , GPI, art 45.1 et 51.2 et GPI II art 13.3

=> La prise d’otage est interdite, les biens civils ne doivent pas être ciblés…

Cette obligation de distinguer entre civils et combattants est un des fondements du droit humanitaire

Principe de précaution pour ne pas faire peser des risques sur les civils : prévenir les civils, permettre l’évacuation par les civils …

R) le siège n’est pas interdit spécifiquement dans le droit international humanitaire. En revanche, ttes les csq du siège conduisent nécessairement à une violation du droit international humanitaire (DIH) = impossibilité d’exercer son droit à l’assistance humanitaire.

Mais aussi, principe de proportionnalité = les armées doivent dans le choix de leurs cibles et de leur stratégie, éviter des pertes excessives de vies civiles. Il faut donc pouvoir évaluer des objectifs militaires et estimer si les pertes civiles sont acceptables au regard du gain militaire recherché. C’est compliqué à mettre en œuvre car ce doit être évalué à chaque fois pour toutes les opérations militaires.

 

3-      Les qualifications pénales : Crimes de guerre, crime contre l’humanité, génocide

On trouve la liste exhaustive des qualifications pénales en DIH dans le texte du statut de Rome (1998) créant la Cour Pénale Internationale. = Art 6, 7 et 8

R) il n’y a pas de définition internationale et reconnue par tous les Etats d’un crime de terrorisme => ce n’est pas une qualification pénale. C’est un mot de la politique, pas du droit. Mais il y a interdiction des actes qui ont pour but de répandre la terreur auprès de la population civile.

La vraie déf de ces crimes = crime de guerre, voire pour certains d’entre eux, crime contre l’humanité.

A l’origine, on a défini des crimes de guerre = limitation de qu’il est possible de faire en temps de guerre et de ce qui est interdit. (art 8) = homicide, torture, traitement inhumain, déportation, détention illégale, prise d’otages, attaques contre le personnel humanitaire, attaque contre des biens à caractère civil, viol, prostitution forcée ou esclavage sexuel, utilisation de bouclier humain, mutilation, prise d’otage, déni de quartier …

Cette liste a été progressivement étoffée. Elle protège mieux en cas de conflit international que interne (guerre civile).

Puis il a été ajouté après la 2nde guerre mondiale :

Génocide (art.6)

Ce sont les mêmes faits, mais on va les qualifier autrement si on arrive à prouver l’intentionnalité de détruire, tout ou partie d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ciblé comme tel.

R) On qualifie une notion de tentative. Il n’y a pas besoin qu’il y ait eu complétement commission de génocide. Ainsi, quelqu’un peut être poursuivi pour génocide, même s’il y a eu peu de victimes.

 

Crime contre l’humanité (art 7)

= attaque généralisée ou systématique contre une population civile, même en dehors d’une guerre, avec commission multiple d’actes. Il est entendu qu’il doit y avoir une politique ayant pour but une telle attaque càd que la poursuite d’une politique d’un Etat encourage ou favorise une telle attaque contre une population civile.

R) Tous ces crimes sont imprescriptibles

En fonction de la qualification du conflit, le DIH peut varier. On distingue :

- Les conflits armés internationaux sont ceux qui opposent au moins deux États. Ces conflits sont régis par un vaste éventail de règles, dont celles inscrites dans les conventions de Genève et le Protocole additionnel I.

- Les conflits armés non internationaux opposent, sur le territoire d'un seul État, les forces armées régulières à des groupes armés dissidents, ou des groupes armés entre eux. Un ensemble plus limité de règles sont applicables à ce type de conflit. Celles-ci sont définies à l'article 3 commun aux quatre conventions de Genève et dans le Protocole additionnel II.

Dans la plupart des conflits actuels = conflits asymétriques et internes à un pays.

Cependant, même si les groupes armés n’ont pas signé un traité international, ils sont tt de même soumis au droit humanitaire, en tant que « partie au conflit ». Quelle que soit la qualification du conflit, en général, les civils sont protégés par le DIH.

 

4-      Dans les conflits actuels, le DIH peut-il s’appliquer ? Comment faire du droit secondaire, càd juger et sanctionner un manquement au DIH

C’est la Cour Internationale de Justice qui poursuit les Etats (si ceux-ci reconnaissent la compétence de cette cour) C’est rare/jamais fait dans le cas de la guerre. Il y a eu un essai de codification par la CDI (Commission du Droit international de l’ONU) sur la responsabilité pénale des Etats et cela a été repris dans une résolution de l’assemblée générale de l’ONU (qui n’a pas valeur contraignante, mais peut être considéré comme du droit coutumier) Dans l’art 1, il est dit que tout fait internationalement illicite engage la responsabilité internationale de l’Etat. Pour pouvoir traîner un Etat devant la CIJ, il faut se demander si l’action reprochée peut être imputable à l’Etat ou à une entité disposant des prérogatives de puissance publique.

Poursuivre les criminels de guerre (on ne poursuit pas les Etats, mais des individus qui peuvent être des chefs d’Etat) : principe de complémentarité

·         On considère que les crimes en temps de guerre relèvent de la compétence des tribunaux nationaux

·         La Cour pénale internationale (CPI, siège à La Haye) pour les crimes les plus graves et pour juger les plus « gros perpétrateurs » (= les plus hauts responsables)

R) Israël n’est pas partie prenante au statut de Rome, donc la CPI n’a pas juridiction sur elle. En revanche, la Palestine, si. Et en 2019 , le procureur de la CPI a accepté de se reconnaître compétent et en 2020  d’ouvrir une instruction et les actes commis à Gaza relèvent de la compétence de la CPI => Karim Khan est le procureur actuel

Quand le procureur décide d’ouvrir une enquête (il ne faut pas qu’il y ait une procédure en cours sur la même chose dans la juridiction nationale), des ONG documentent les crimes de guerre et collaborent avec la CPI pour transformer la documentation en éléments de preuves valables dans un procès pénal.

R) Pour que le Procureur puisse ouvrir une enquête, il ne faut pas qu’il y ait une procédure en cours sur la même chose devant une juridiction nationale.

R) C’est une minorité de pays qui reconnaissent la compétence de la CPI. (voir une carte sur Internet)

·         Principe de compétence universelle, reconnu par certains Etats

= l’Etat est compétent pour la poursuite et le jugement d’une infraction même lorsque celle-ci n’a pas été commise sur son territoire et qu’elle a été commise par une personne étrangère sur une personne étrangère et sans que l’Etat soit victime de cette infraction. Bref aucun lien.

Peu de pays s’accordent la compétence universelle absolue. En revanche, certains s’accordent la compétence universelle relative = s’estiment compétent s’il existe un rattachement juridique avec l’infraction, par exemple si le commettant réside de façon permanente ou temporaire dan le pays en question. Un exemple marquant est l’arrestation d’Augusto Pinochet, ex-dictateur chilien, au Royaume-Uni en 1998. En France, un cas dans le cadre du conflit syrien. La loi confie le monopole des poursuites au Parquet, cela supprime la possibilité pour une victime ou une association de déclencher les poursuites.

 

dimanche 16 avril 2023

Le christianisme évangélique : mutations et rapports au pouvoir politique

 En m'appuyant sur la série de 3 documentaires d'Arte sur les Evangéliques américains, je vous propose une fiche d'activité qui s'insère dans un cours de 1ere SPE HGGSP, thème Etats et Religions.


Le christianisme évangélique

 

I) Une diffusion mondiale récente

 = cas d'une église en expansion. Montrez en vous aidant des documents ci-dessous que cette expansion est le fruit d'une action volontariste et organisée.

 

Chronologie

1942 : création de la NAE (Association nationale des Evangéliques) aux Etats-Unis

1945-fin des années 1970 :

       campagnes mondiales d'évangélisation, nommées "Croisades", du pasteur Billy Graham : 185 pays visités en tout. A chaque fois, B. Graham réunit des foules dans des stades ou des gymnases. Par exemple, la plus grande = 1973 en Corée du Sud (3 millions d'auditeurs en 5 jours)

      Emission hebdomadaire aux Etats-Unis dans les années 1950 et 1960, "l'heure de la décision". 20 millions d'auditeurs/ semaine. + Il fonde le magazine Christianity Today et World Wide Pictures pour la production de films : cf "Welcome USA" sur un entrepreneur du pétrole converti par un télévangéliste interprété par Billy Graham lui-même et cf "Jesus" en 1979

1973 : 1er Congès international pour l'évangélisation mondiale à Lausanne (Suisse) : 2750 représentants évangéliques venant de 150 nations. 10 jours de conférences et élaboration d'une Déclaration de Lausanne, qui définit l'identité et la mission de l'Evangélisme.

1980's à nos jours :

       Développement des mega-churches. Actuellement plus de 2000 dans le monde, dont 1750 aux Etats-Unis

                                            


 Lakewoood (Colorado)


Brooklyn Tabernacle (NY)
 

       Nouveau chef : Jerry Falwell. Les évangéliques américains investissent dans la création de C.B.N. (Christian broadcast netwok) qui diffuse dans plus de 100 langues des programmes religieux. Ils possèdent plusieurs journaux (par ex. Charisma Media). Ils ont fondé des universités pour former leurs cadres dirigeants et les futurs cadres dirigeants des entreprises et des institutions US = Liberty University(1971-1985 ...) et Regent University (1977...). Des cursus sont disponibles totalement en ligne.

 


Carte : Une religion mondialisée

Dans le monde, un chrétien sur 4 est évangélique. L'église revendique 665 millions de fidèles. Une croissance de 30% entre 2010-2020

 


 

II) Les croyances, les rites et l'attittude morale

Il s’agit de montrer et d’expliquer que la forme évangélique du protestantisme est une manière de répondre aux défis de la modernité et de la globalisation.

 

      Une église née du protestantisme américain (les mouvements baptistes et anglicans puritains) mais qui s'en sépare. C'est pourquoi on entre dans l'évangélisme par un nouveau baptême ("born again")

 => une foi totalement christianocentrée : vivre dans l'acceptation de la présence en soi de Jésus, qui s'est sacrifié pour racheter les péchés. Entrer dans l'évangélisme est vécu comme un "reset", un nouveau départ qui garantit la vie éternelle.

 => une foi basée sur une lecture de la Bible (Ancien et nouveau Testament) : "La Bible ne doit pas servir seulement le dimanche (...) elle nous commande coment vivre, comment penser ..." (Michelle Bachmann, leader du Tea Party, une composante de parti Républicain) Tout est dans la Bible qui est infaillible = la lecture littérale du texte a fini par s'imposer au sein du mouvement. L’idée est que si tout change tout le temps dans le monde, le message de Jésus, lui , est éternel et immuable . D'où le développement du mouvement millénariste = dans l'attente de la fin du monde et du retour de Jésus.

 => une foi individuelle, qui réclame un engagement personnel (évangéliser) et qui se vit sur un mode charismatique (l'effusion de la grâce) => des rituels qui incitent à extérioriser la foi.

       Un fondamentalisme

Qui s’origine dans le SE des Etats-Unis (états de la Bible Belt). Contre la sécularisation, jugée pernicieuse et s’attaquant aux racines morales de la société du fait de la déchristianisation, il s’agit de régénérer la société en revenant aux vraies pratiques et aux vraies valeurs, qui sont censées être celles de la religion. Il faut restaurer le rôle dominant de la religion dans la société pour le contrôle social qu’elle permet. En rencontrant le littéralisme biblique, cette vision pessimiste d’un déclin de la société produit le fondamentalisme : il s’agit de restaurer le monde tel qu’il est pensé par les leaders évangéliques (de façon fantasmatique) = Dieu a créé l’Homme et la Femme donc la famille doit être traditionnelle, le sexe hors mariage interdit, l’homosexualité est un péché et doit être combattue. Toute vie est sacrée puisqu’elle est le véhicule de la foi en Christ donc les évangéliques reprennent dans les années 1970 le combat catholique contre l’avortement (mouvement pro-life). Le courant principal de l’évangélisme est donc un mouvement anti-libéral. Le capitalisme n’est pas en soi un problème (de grands capitalistes sont évangéliques) mais doit être moralisé…

 

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Doc.1 : une réflexion théorique à la fois sur la nature du fait religieux et sur ses recompositions

Extrait de l’article de Raphaël Liogier, RECOMPOSITIONS RELIGIEUSES DANS UN MONDE GLOBAL THÉORIQUEMENT SÉCULARISÉ, Karthala« Histoire, monde et cultures religieuses » 2015/2 n° 34 | pages 131 à 146

 « [...] Il existe aujourd’hui une nouvelle dynamique mythique générale, un métarécit émergeant en phase avec la globalisation–l’individuo-globalisme–qui refond progressivement les traditions religieuses dans son moule imaginaire. Cette culture croyante, apanage des mouvements New-Age très minoritaires dans les années 1960, est progressivement devenue, par euphémisation successive de ses aspects les plus excentriques [...], la culture croyante dominante des sociétés industrielles avancées. La progression constante des valeurs de bien-être dans les enquêtes des valeurs européennes depuis les années 1980 ne démontre pas autre chose : c’est l’ensemble de la société qui s’est « newagisée » […]. Le New-Age généralisé, aseptisé dans le langage du développement personnel (polarité individuelle) connecté au développement durable (polarité globale), autrement dit l’individuo-globalisme, se traduit dans des styles de vie, des choix alimentaires, des comportements, des orientations politiques. Le champ religieux s’est progressivement recomposé sous l’emprise de cette force [...]

Le charismatisme est l’expression la plus émotionnelle de l’individuo-globalisme, l’émotion se caractérisant par la négation du temps (négation de la progression par étape, par degré), au profit d’une grâce immédiate, conférée sans effort, dans l’effervescence du moment. Il s’agit bien pourtant dans le charismatisme du même mythe, celui de la profondeur abyssale des ressources individuelles, et de la puissance d’un monde sans limites, où tout est possible. Même dans les mouvements évangéliques, dépendant de la tradition chrétienne et devant donc se référer à elle, Dieu finit par s’apparenter à une puissance énergétique qui traverse l’adepte et lui permet de se reconnaître lui-même, de prendre conscience de sa puissance productive. Ce Dieu vivant à travers Jésus recharge l’adepte en situation de transe, et lui permet de se connecter à ses semblables ainsi qu’au monde entier. D’après Paul Heelas, d’ailleurs, les spiritualités d’inspiration New-Age et le théisme émotionnel contemporain participent de la même dynamique. Leur point commun serait le facteur HS. HS comme Holy Spirit (Esprit Saint, pour les théistes néo-évangéliques) et comme Higher Self (Soi Supérieur, pour le New-Age au sens large). Dans les deux cas, il y a sanctification de la force de vie qui est mystérieusement lovée dans l’intimité de l’être. La surprésentation des populations les moins nanties dans ces mouvements émotionnels n’est pas très étonnante. L’émotion permet par excellence de sublimer la frustration matérielle. Par ailleurs, et c’est là toute la force du charismatisme, les signes attendus et promis par ces épreuves émotionnelles, sont d’abord matériels, financiers. Ce n’est pas la santé supérieure, un mental libéré, une créativité accomplie, qui sont promis et attendus en priorité, mais la richesse matérielle, la sortie du ghetto, de la précarité, une prospérité offerte, fruits immédiats de la foi. […]. Lorsqu’aucun horizon rationnel d’amélioration de la condition économique n’est plausible, lorsqu’aucun effort ne semble pouvoir permettre de sortir d’un tunnel opaque dont le bout n’est pas perceptible, il ne reste plus que la transe, l’abandon et la foi dans le don d’une prospérité immédiate. C’est encore cependant l’individu qui est la priorité, sa réussite personnelle, mais avant tout matérielle contrairement au spiritualisme […] Ce ne sont pas toujours les plus démunis qui adhèrent à cet évangile de la prospérité, mais ce ne sont jamais, néanmoins, les classes supérieures économiquement, ni les créatifs culturels. L’Église pentecôtiste Hillsong, étudiée par Marion Maddox, issue des Assemblées de Dieu, implantée à Sydney et qui a des ramifications mondiales, est un réseau religieux pentecôtiste adapté aux classes moyennes, dont les leaders ont poussé à son paroxysme la sacralisation de la prospérité matérielle.[...]

Le fondamentalisme ne se définit pas forcément contre l’Occident, comme en témoigne l’existence d’un fondamentalisme nord-américain qui entend au contraire le sauver. Comme tous les mouvements réactionnaires, il vise à protéger la « tradition » contre un mal omniprésent. Le fondamentalisme s’alimente au sentiment de faiblesse, d’injuste oppression, et se traduit toujours par une certaine paranoïa, la perception d’un complot, voire chez certains individus, dans une version plus pathologique, par des délires de persécution. C’est en tout cas la traduction d’un manque qui touche l’identité, et qui entraîne une réaction de retranchement vers des origines reconstruites, vers des racines, une communauté, et le désir de redresser le monde.

[…] Les tendances charismatistes peuvent être aussi mobilisées, comme les Églises évangéliques qui se développent surtout en Amérique latine et en Afrique subsahariennes, qui peuvent servir de réseaux d’influence de la politique américaine. Dans ce cas, le soft power religieux se met au  service d’un État, en l’occurrence les États-Unis d’Amérique. Nous avons aussi des leaders charismatistes musulmans, en Égypte avec le télécoraniste Amr Khaled et en Indonésie avec Aa Gym,ou des leaders spiritualistes comme le néo-soufi pakistanais anti-taliban Tahir ul-Qadri, à l’influence politique planétaire. Là encore, il existe aussi de nouveaux leaders qui eux opèrent sur la marché de la terreur –tels que l’hypercalife globalisé Abou Bakr al-Baghadi– qui savent susciter l’horreur des élites des sociétés industrielles avancées et, symétriquement, attirer les populations qui éprouvent des sentiments d’humiliation, de frustration sociale, et cherchent sur toute la surface du globe une occasion de revanche violente.

[...] Terminons en évoquant les révolutions arabes dont l’événement déclencheur superficiel fut l’immolation par le feu, le 17 décembre 2010, d’un bachelier tunisien au chômage. À peine plus d’un mois plus tard, le président Ben Ali dut fuir comme un voleur son palais présidentiel. Il était pourtant considéré comme un dictateur inébranlable, dont le pouvoir reposait sur un système clientéliste parfaitement huilé en interne, et le soutien des grandes démocraties occidentales en externe. À la suite de ces événements tunisiens, d’autres dictatures arabes ont été renversées ou ébranlées, en Égypte, en Libye, dans le Golfe Persique. Un vent de liberté a soudain soufflé sur l’ensemble du Moyen-Orient. Puis, comme dans toutes périodes transitoires, il y eut les lendemains qui déchantent. Les partis islamistes, en particulier issus des Frères musulmans, ont naturellement réussi à récupérer les dividendes électoraux de leur statut de résistants pendant la période de dictature. Ce qui provoqua immédiatement l’inquiétude dans certains milieux « laïques » occidentaux qui ont cherché à présenter ces victoires électorales islamistes comme l’expression de la guerre des civilisations. Pourtant, comme on le voit en Tunisie, sur le terrain, les choses ne sont pas si simples. La position des islamistes est fragile, parce que même s’ils restent une des forces les plus structurées dans cette période tourmentée, ils ne sont pas à l’origine de la révolution. Et ils n’ont pas réussi à la confisquer. L’instabilité actuelle est bien d’ailleurs le signe qu’aucune reprise en main n’a été possible. L’instabilité est le signe d’une véritable révolution, qui peut se traduire par des périodes très difficiles, parfois d’une grande violence, comme au lendemain de la Révolution de 1789, en France. Le point commun des grandes révolutions, c’est qu’elles ne sont pas le produit des événements qui les ont déclenchées officiellement, mais d’une transformation profonde de la structure des désirs. En 1789, la bourgeoisie qui détenait une part de plus en plus importante du pouvoir économique ne pouvait plus accepter les privilèges politiques et symboliques de la noblesse. En 2010 au Moyen-Orient, la nouvelle classe bourgeoise émergente, cultivée, branchée sur internet, avide de réussite économique et sociale, ne pouvait plus supporter les privilèges écrasants de la classe sociale gouvernante. C’est ce qui explique, après l’exemple tunisien, qui sonne comme un sifflet de départ, la réaction en chaîne dans l’ensemble de la région. Dans le grand bain informationnel, dans lequel chacun se raconte, transfère, partage des images et des histoires, à travers les réseaux sociaux tels que Facebook, les désirs se concentrent plus vite, plus intensément, et produisent plus vite des effets sociaux, voire politiques. S’il y a aujourd’hui risque de collision, de violence, ce n’est pas entre des civilisations enracinées sur des valeurs millénaires, mais entre des espaces déterritorialisés de désirs.

Questions pour guider dans la lecture de ce document

Lignes 1 à 12 : elles expriment la thèse de l’auteur. Une nouvelle représentation mentale (il dit « meta-récit ») de la place de l’individu dans les sociétés s’est forgé dans les années 1960 et a irrigué toutes les formes de pensée actuelles, y compris la religion : l’auteur parle de New Age ou d’individuo-globalisme pour qualifier cette nouvelle représentation. A la ligne 24/25, il le nomme ……………………………..

Repérez la structure du texte. Dans un premier temps, il explique comment, selon lui, ce New-Age a créé une tendance charismatique dans la religion (lignes …… à ……..) puis comment il peut aussi permettre d’expliquer le fondamentalisme (lignes ……..à ……….) C’est l’aspect individualisme du « New Age »

 A partir de la ligne 50, l’auteur élargit le spectre de son analyse au monde entier et à d’autres mouvements que le mouvement évangélique. Il montre comment les mouvements religieux en expansion s’appuient sur la globalisation médiatique (quels exemples ? …………………………………………………..…) C’est l’aspect globalisme du « New Age »

Lignes 61-91 : à travers son analyse des Printemps arabes et de leurs suite, l’auteur cherche à montrer comment ces mutations des désirs individuels (réalisation de soi, désir de réussite sociale, revendications des droits) touchent en profondeur les sociétés, même non-occidentale. Il parle de « révolution » des désirs. Son propos est de dire que cette révolution à l’œuvre est mal, voire peu captée, par les mouvements religieux fondamentalistes.

 

Reprenons plus en détail. L’auteur fait une typologie des formes que peut prendre l’individuo-globalisme

Ligne 13 ; 20-22 ; 25-26 ; 41 : comment le charismatisme est-il défini ?

Ligne 26-38 : qui sont, d’après l’article, prioritairement les adeptes de ces mouvements charismatiques ? Pourquoi ?

Ligne 44 : comment le fondamentalisme est-il défini ?

Lignes suivantes : quelles motivations individuelles pousseraient à adhérer à une vision du monde fondamentaliste ?

 

Le point commun de ces deux approches, si l’on en croit l’auteur, serait donc que ces mouvements prospèrent en mobilisant les frustrations d’individus qui n’acceptent pas le monde tel qu’il est, du fait de leurs propres difficultés. La religion leur donnerait un moyen de peser sur le monde et de transformer (ou de l’espérer) leur propre « être-au-monde ». C’est une explication psychologique du phénomène religieux évangélique.

 

 Doc 2 : Le Brésil de Bolsonaro, un pays fracturé (vidéo dans Pearltrees. Vous pouvez passer les passages où ne s’expriment pas les partisans de Bolsonaro)

Comment les Bolsonaristes expliquent-ils leur engagement dans la droite conservatrice ?

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Doc 3 : un exemple historique de ce qu’est le fondamentalisme : le procès « du singe » et le créationnisme.

Voir les documents dans le dossier Pearltrees. Il s’agit d’une activité de manuel

Quelle est l’attitude fondamentaliste face à la science ?

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Comment les fondamentalistes agissent-ils pour faire triompher leur point de vue ?

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III) Le lobbyisme politique 

 Doc 1 : Le Brésil de Bolsonaro (vidéo)

Quelles sont les politiques suivies par le gouvernement de Bolsonaro ?

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Le mouvement évangélique américain a des proximités anciennes avec le pouvoir politique. Ainsi, Billy Graham était très ami avec le président républicain Eisenhower (1950’s) et avec le président républicain Nixon (fin 1960’s-début 1970’s). Mais c’est surtout à la fin des années 1970 qu’a lieu le grand tournant et l’activisme politique des évangéliques traditionnalistes de droite (paradoxalement alors que le président en exercice, Jimmy Carter, était un évangélique, mais libéral et du parti démocrate)

 

Les évangéliques appuient le candidat Ronald Reagan (Républicain) -1981-1988-. Ils revendiquent être la « majorité morale ». Ils occupent la rue avec leurs manifestations pro-life (anti-avortement). Ce combat va ensuite s’élargir à d’autres combats (« les 7 montagnes ») pour prendre le pouvoir spirituel non seulement aux Etats-Unis, mais partout où l’évangélisme de droite se répand dans le monde = il s’agit de devenir des leaders d’opinion dans le divertissement et la culture populaire, l’éducation, la famille, le gouvernement, le monde des affaires, et bien sûr la religion. En 2000, ils font élire G. Bush (2001-2009, Républicain) qui manifeste clairement sa proximité avec les idées évangéliques. En 2016, ils votent Trump à 81%. En 2018, ils contribuent à l’élection de Jaïr Bolsonaro au Brésil et de Scott Morison en Australie. Trump va donner des gages aux évangéliques de droite pendant tout son mandat. Il participe à une marche pro-life et nomme 3 juges ultra-conservateurs à la Cour Suprême (ce qui permet à celle-ci en 2022 d’annuler l’arrêt Roe -vs-Wade faisant de l’avortement un droit constitutionnel). Il fait transférer l’ambassade américaine en Israël de Tel-Aviv à Jérusalem avec la présence de sa fille à l’inauguration. Il nomme un directeur de la foi dans chaque ministère et dans chaque agence gouvernementale. En 2019, il active le veto des EUA à l’ONU contre un projet de résolution présenté par le docteur congolais Denis Mukwege pour faciliter l’accès à l’avortement aux femmes violées pendant les guerres.

 

Pourquoi vouloir contrôler le pouvoir politique ?

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samedi 11 juin 2022

Politique : le "laboratoire italien" des communes médiévales

 Non, le Moyen-Age, ce n'est pas que les chateaux-forts et les seigneurs, que le roi de France chevauchant dans les plaines à la tête de ses armées nobiliaires, ou que les paysans, les deux sabots dans la glaise.

En mille ans d'histoire et à travers des territoires très divers, de multiples expérimentations de gouvernement politique des hommes et de nombreuses réflexions théoriques ont été menées, aussi bien dans les monastères ruraux que dans les sociétés marchandes urbaines, dans des régimes monarchiques que dans des systèmes républicains, au sein de l'Eglise catholique (universelle) ou sur des bases totalement laïques et se voulant rationnelles.

La Liberté, une originalité italienne

L'Italie cependant se présente comme un cas particulier dans le dernier quart du Moyen-Age. Dans les cités du nord et du centre de ce qui n'est pas encore, et de loin, un pays unifié (même si la conscience d'une italianité commence à se faire jour), des communes s'organisent. Ce n'est pas cela qui fait l'orginalité italienne, car des communes ayant des institutions autonomes de gouvernement naissent partout à partir  grosso modo du XIIe siècle. Dans le royaume de France, en Provence, en Catalogne, en Flandres (...) ces communes voient leurs prérogatives s'élargir, les procédures de désignation de leurs élites politiques s'affiner et elles expérimentent la difficile articulation entre l'autonomie locale et l'insertion dans un ensemble soumis à l'autorité princière ou royale (voir les processus d'assemblée, Michel Hébert, La voix du peuple, PUF, 2018) . A la fin du XIIIe siècle, sous l'effet de l'essor commercial, de l'arrivée relativement massive d'anciens ruraux qui viennent gonfler un nouveau "prolétariat urbain", elles connaissent aussi les premières tensions internes (entre aristocratie et bourgeoisie, entre "petits" et "gros" c'est-à-dire ouvrier et artisans pauvres et élites économiques liées au négoce), mais aussi des révoltes contre leur seigneur : d'après Samuel Kline Cohn, (Lust for liberty, Harvard University Press, 2006) la plus ancienne révolte du royaume de France dont témoigne les sources date de 1257 à Marseille en Provence. Elle vise le frère du roi, Charles d'Anjou. Le XIVe siècle voit aussi se multiplier les révoltes de la misère. Dans les territoires cités plus haut, il y a donc des tentatives bien plus souvent qu'on ne l'imagine, des tentatives pour négocier avec le pouvoir princier une plus forte marge d'autonomie, au moins fiscale, voire, au mitan du XIVe une co-gouvernance du royaume par le roi et les Etats Généraux (voir la révolte parisienne dite d'Etienne Marcel, une parmi plusieurs autres). Dès lors que le mouvement d'opposition prend de l'ampleur et devient frontal, toutes ces révoltes sont durement réprimées selon un processus qui mêle extrême violence militaire et  mépris de classe (voir le peuple quand il se révolte : répression et infériorisation )

L'originalité italienne réside en ce que, dans la partie nord et centrale de la péninsule, le pouvoir princier est lointain et marginalisé depuis la défaite impériale face aux armées communales coalisées de la ligue lombarde (paix de Constance de 1183).  Si les communes d'Italie centrale sont soumises, plus ou moins efficacement, à l'autorité papale et, de la plaine du Pô jusqu'à la Toscane, on a une série de communes libres, qui ont un contrôle plus ou moins étendu (et plus ou moins assuré) d'un territoire rural et de villes de moindre importance. Boncompagno da Signa, professeur de rhétorique, écrit entre 1195 et 1215, que "[...] seule l'Italie, parmi toutes les provinces du monde, jouit du privilège spécial de liberté [...]" (Rhetorica Novissima, publié par A. Gaudenzi dans Scripta Andecdota Glossatorum, Bologne, 1892). Cette idée générale est bien sûr à affiner dans les détails car il reste de petits territoires soumis à leur seigneur d'ancienne noblesse et les Français font parfois des incursions pour prendre le contrôle de quelques territoires (surtout dans le Piémont ou à Gênes à l'aube du XVe siècle) Ce n'est qu'au sud de Rome, dans ce que les Angevins  appelaient le Regno ou royaume de Sicile, conquis par eux en 1266 contre le descendant des empereurs souabes que subiste une autorité pleinement royale. Les Angevins jouissent un temps d'un grand prestige et prennent entre la fin du XIIIe siècle et la première moitié du XIVe, le contrôle de la ligue guelfe, ainsi que des magistratures provisoires dans quelques villes de Toscane ou des Etats de l'Eglise.

Les communes : quel pouvoir et pour qui ?

A partir du XIIIe siècle, les communes italiennes re-élaborent leurs statuts, lesquels sont bien plus larges que les anciennes consuetudines (franchise coutumière) et s'inspirent assez souvent de l'exemple romain : Milan et Florence, tout autant que Rome, se définissent comme des héritières de la glorieuse cité antique. Elles se dotent des moyens de leur indépendance (c'est dans ce sens qu'il faut comprendre leur mot de Liberté) : des impôts, des armées (communales et de plus en plus stipendiées -voir le système des condottieri dans les deux derniers siècles du Moyen Age), une vie politique propre basée sur l'idéologie du Bien Commun et le consentement le plus large possible de la population. Pour les juristes médiévaux, la loi juste dépend du consentement de ceux sur qui elle s'applique ( "Quod omnet tangit debet ab omnibus approbari" Code Justinien)  et donc pour obtenir le consensus, même si les expérimentations institutionnelles sont diverses dans les réglages, elles sont toujours basées sur le principe de l'existence de conseils restreints du pouvoir exécutif, d'une ou plusieurs assemblées élue.s qui vote.nt les lois et désigne.nt les tenants des offices dans une rotation extrêmement rapide, avec des modalités qui évoluent selon les rapports de force. L'espace communal est divisé en quartiers : c'est l'unité de base pour la désignation des happy few qui obtiennent le droit à gouverner, car ne nous y trompons pas, même dans les Républiques les plus populaires ("governarsi a popolo") que sont Florence, Bologne, Pise parfois, les régimes sont en réalité oligarchiques. L'exemple paradigmatique est la République de Venise : la grande assemblée du peuple, l'arengho, censée être le lieu de la discussion publique d'où son nom, cesse d'être réunie à partir de 1172 et la serrata de 1297 restreint définitivement l'élite dirigeante (les membres du Grand Conseil) aux descendants des familles déjà en charge auparavant, ce qui crée officiellement un patriciat urbain. Dans une moindre mesure, même à Florence, on ne réunissait la grande assemblée du peuple, le Parlamentum, que dans des circonstances graves où des décisions nouvelles devaient être présentées pour accord (selon le vieil adage hérité de l'Antiquité tardive "Vox populi, vox Dei").

Le mot de peuple est donc trompeur : il désigne l'ensemble des citoyens doté du droit de bourgeoisie (cives), ensemble qui correspond donc à une fiction juridique détentrice de l'autorité, mais il est aussi revendiqué par les élites bourgeoises (popolo grasso). Ce qui légitime à leur yeux cette dénomination c'est précisément qu'elles sont bourgeoises et non nobles. D'ailleurs, si l'on se centre maintenant sur l'exemple florentin, dans l'histoire républicaine florentine débute une deuxième étape à la fin du XIIIe siècle avec l'expulsion des magnats de la vie politique (un peu moins de de 150 familles), et même de l'espace public par les lois somptuaires. Les agissements propres à la noblesse, les rivalités et luttes violentes des factions lignagières (consorterie) notamment, expliquent la popularité de ces mesures qui ne furent pas remises en questions, malgré l'expulsion du promoteur des Ordonnances de Justice qui bloquèrent l'accès des anciens lignages au gouvernement (Giano della Bella 1293-1295). Je renvoie sur ce point à l'article de Christiane Klapish-Zuber, "Honneur de noble, renommée des puissants : la définition des magnats italiens (1280-1400)" dans Médiévales, n°24, 1993, pp. 81-100 ou bien à son livre Retour à la cité. Les magnats de Florence 1340-1440, Editions de l'EHESS, 2006. Pour récupérer des espaces de participation politique, ceux-ci furent contraints (cf les Pazzi) d'intégrer les rangs du Popolo et d'accepter  le nouvel ordre politique dominé par les Arts (Piero Gualtieri, "Les pratiques institutionnelles de la République florentine", Revue Française de Sciences Politiques, 2014/6, p.1112). Globalement, les nobles disparurent donc en tant que tels de la vie politique florentine au XIVe siècle, soit qu'ils se replièrent sur leurs domaines ruraux, soit que les familles s'éteignirent (notamment avec la Peste noire du milieu du siècle), soit qu'ils furent exclus du territoire de la cité pour leur positionnement gibelin et qu'ils aient perdu leurs biens, soit qu'ils aient renoncé à leur statut nobiliaire pour intégrer le popolo. Il est à noter toutefois que certaines familles réussirent à se maintenir comme les Bardi qui cumulent entre 1385 et 1433 pas moins de 430 magistratures. Enfin, si le popolo grasso sort gagnant politiquement de l'affrontement, ces riches familles bourgeoises qui contrôlaient les Arts majeurs adoptent progressivement un mode de vie et les codes culturels qui les rapprochent extérieurement des pratiques nobiliaires.

Le lys de Florence. Certaines familles nobles qui deviennent populaires le mettent sur leur blason

Une élite censée être le peuple

Comment réduire la distance paradoxale entre un peuple censé être, par son consentement, la source de toute autorité et son élite dirigeante effective qui ne constitue qu'une toute petite partie du peuple ( à fortiori de la population totale de la cité comprise selon les époques entre 60 000 et 130 000 habitants) et alors que le mode de vie, les valeurs, le comportement de plus en plus aristocratique  rendent cette élite de moins en moins assimilable au reste de la population ? Par ailleurs les tensions socio-économiques et donc politiques avec un peuple qui s'affirme et s'organise de plus en plus s'exacerbent au XIVe fragilisant l'idéologie de la Concorde. Les juristes italiens,  Marsile de Padoue, Bartole de Sassoferrato, Baldo degli Ubaldi entre autres, élaborent dans le courant du siècle, une reflexion pour réguler et rationnaliser le gouvernement des communes en permettant de définir au sein du peuple une sanior pars ou valencior pars. Il faut en gros comprendre que l'obsession de la stabilité et de l'unité conduit à légitimer la destitution du peuple organisé (le popolo) de son autorité théorique au profit des meilleurs en son sein. Ceux-ci, les plus sages et les plus prudents sont jugés plus aptes que la foule (forcément ignorante et peu encline à privilégier le bien commun) à réaliser l'unité du peuple indispensable pour un bon gouvernement. Pour pouvoir réaliser cela, il faut imaginer la fiction juridique que la partie (la valencior pars)  représente le tout. L'élite urbaine dirigeante est donc le peuple.


Ces principes permettent d'éviter d'aboutir à la démocratie. En effet, dans la conception aristotélicienne qui est celle qui domine les penseurs de la chose politique depuis le milieu du XIIIe siècle et St Thomas d'Aquin, il existe trois formes de gouvernements (un seul, quelques-uns, tous) qui peuvent avoir une forme bonne ou une forme déviée. La monarchie, le régime d'un seul, peut par exemple facilement devenir tyrannie. De même, la République (la chose commune) est bonne si elle garantit le Bien commun, mais peut être dévoyée en démocratie. Donc "démocratie" n'est pas connoté positivement au Moyen Age. Le gouvernement de tous, fondé sur la participation collective, le regimen ad populum selon l'expression de Bartole de Sassoferrato, peut pourtant être celui qui garantit l'harmonie et l'utilité commune pour tous. Pour cela, il faut une communauté intérieurement unifiée, dans laquelle le bien de l'individu n'est pas son bien propre, mais celui de la cité. Les gouvernants doivent être des "recteurs" qui guident la communauté politique. Il y a en fait un consensus dans les milieux aristotéliciens, comme humanistes par la suite, pour une forme idéale de constitution mixte, qui allie un pouvoir exécutif monarchique ou oligarchique et des formes très atténuées de consentement par le peuple. Ce consentement une fois donné aliène les citoyens à leur pouvoir souverain et leur impose l'obéissance. Vers 1260, Brunetto Latini, guelfe florentin exilé en France, écrit dans le 3e livre de son Tresor (une des encyclopédies les plus lues du Moyen Age) que les hommes doivent se donner un seigneur et se soumettre à son pouvoir, mais que le meilleur des seigneurs est celui qui a été élu et gouverne "politiquement" et non pas monarchiquement. Ceci lui permet d'affirmer que le gouvernement communal est le meilleur des gouvernements possibles. Ainsi, la forme républicaine du pouvoir souverain l'est en ce sens que les gouvernants eux aussi doivent obéir aux lois que le peuple accepte, et ils ne sont donc pas au-dessus des lois ou source de la loi (d'ailleurs un monarque absolu est au-dessus des lois parce qu'il est source de la loi). Dans les régimes républicains, c'est parce qu'on a conscience que le dirigeant peut lui-aussi subordonner le bien commun à la réalisation de son bien propre et se faire tyran qu'on organise la collégalité de toutes les magistratures et des procédures de contrôle de l'action des pouvoirs. Pour autant, il n'y a pas de séparation nette entre la forme republicaine et la forme monarchique ou oligarchique de l'Etat. Comme le dit en substance E. Igor Mineo dans l'article "Liberté et communauté en Italie (milieu XIIIe-début XVe s)" (p.220 dans Claudia Moatti et Michele Riot-Sarcey (dir.), La République dans tous ses états. Pour une histoire intellectuelle de la république), si la communauté politique est définie à l'époque comme un invariant inscrit dans l'ordre de la nature, au contraire les formes de gouvernement sont variables et sont relatives. Aussi le jugement sur le mode de gouvernement est plus important que celui sur la forme et doit s'orienter selon deux critères principaux : le degré plus ou moins grand de subordination de l'action du gouvernement à la loi et son orientation vers la préservation du bien commun.


Florence : affrontements autour de la Seigneurie

Quelques blasons des Arts de Florence.
 Vers 1300, les 21 Arts de la ville regroupent un peu moins de 8 000 personnes.

C'est un fait connu que Florence était une République marchande depuis l'institution du Priorat en 1282 qui consacra la domination institutionnelle des Arts (corporations professionnelles ayant de très larges compétences économiques) et la domination politique des groupes dirigeants à l'intérieur de ces Arts, donc la riche bourgeoisie économique. Ce filtre "professionnel" d'accès à la vie politique active dura jusqu'à la fin de la République (1512 -1530) Pour pouvoir accéder aux magistratures, il fallait être inscrit dans un Art, ne serait-ce que formellement et donc y payer la "taxe professionnelle", accepter la juridiction interne de l'Art, être élu au conseil dirigeant de la corporation...Au départ consul, puis prieur, un seul dirigeant élu par Art pouvait prétendre à siéger au Priorat nommé par la suite Seigneurie (Signoria), l'organe exécutif suprême de la cité. On maîtrise mal les procédures de désignation pour les premiers temps de la République.

La grande question du XIVe siècle (trecento) florentin fut de délimiter le périmètre du popolo actif , c'est-à-dire ceux qui avaient de réelles chances d'accéder aux magistratures qui comptaient, donc de trouver l'équilibre juste pour l'accès aux charges exécutives entre les arti majeurs et mineurs. A côté de la magistrature collégiale majeure (le Priorat constitué pour 2 mois de 6, puis 8, prieurs et d'un Gonfalonier de justice), il y avait quelques conseils restreints (les 12 Bonshommes, deux élus par sestiere, chargés de conseiller les prieurs pendant 6 mois, puis quatre)  et les gonfaloniers de compagnies (chargés de la justice et de l'ordre public pour 6 mois, puis quatre, élus par les 16 gonfaloni, 4 subdivisions des 4 grands quartiers de Florence) qui eux-aussi disposaient de prérogatives étendues. Même avec la rotation rapide des charges, cela ne concernait qu'un tout petit nombre de personnes, quelques dizaines de familles tout au plus. En revanche, le reste de la bourgeoisie riche avait plus facilement accès à l'assemblée législative (le Conseil des Cent, deux élections par an) et aux offices mineurs, administratifs de la cité ou de l'Etat (les territoires dominés par Florence). Enfin, les conseils étaient flanqués de chancellerie au sein desquelles officiaient des spécialistes du droit.

Durant l'expérience populaire de Giano della Bella, le périmètre du peuple s'élargit puisque les Ordonnances accordent à tous les Arts (21 et non plus 12, avec la distinction entre 7 Arts majeurs et 14 Arts mineurs) la tache d'honorer et de défendre les magistrats communaux ainsi que le populus florentin, si nécessaire par les armes  et de donner aide et conseil aux magistrats. Giano della Bella, malgré son origine aristocratique, s'est fait le chef de file des "moyens" (par opposition aux "grandi" et au popolo minuto, le petit peuple des artisans, des travailleurs de la production des biens de consommation courante, relevant des arts mineurs). Mais Giano della Bella fut chassé de la ville et le pouvoir se concentra dans les mains du popolo grasso. Au XIVe siècle, deux épisodes encore illustrent les tensions entre popolo grasso et popolo minuto (exclu de la citoyenneté) : la seigneurie de Gautier de Brienne (1342-1343), désignée dans la tradition historiographique florentine comme une tyrannie et la révolte, le tumulte, des Ciompi (1378), essentiellement des petits artisans de la laine, les sottoposti (soumis/ inférieurs/dépendants ) de l'Art majeur et puissant de Calimala.

Au début des années 1340, la faillite menace les grandes compagnies bancaires internationales des Bardi et des Peruzzi. Pise se révolte contre Florence, menaçant de bloquer l'acès à la mer. L'élite florentine a besoin d'une aide extérieure pour sauver ses intérêts économiques. Comme plusieurs fois auparavant, elle fait appel au réseau angevin en Italie et elle confie la Seigneurie à Gauthier de Brienne, duc d'Athènes,  déjà connu à Florence puisqu'il était le vicaire de Charles de Calabre en 1326-1328. La famille de Brienne est prestigieuse et bien connectée tant avec le royaume de Naples qu'avec la papauté d'Avignon. Avec des pouvoirs politiques et militaires étendus, les banquiers espèrent que Brienne assumera les mesures impopulaires nécessaires pour sauver leurs compagnies. Mais ce dernier, au contraire, s'appuie sur les Arts mineurs et les "moyens" (uomini di mezzo, mezzani) car ses mesures fiscales (réintroduction de l'impôt direct et progressif  avec obligation de déclarer le montant de ses biens à la commune) et le fait qu'il met fin à la guerre de la commune contre Pise lui ont aliéné l'élite. Ainsi, sa politique ravive les tensions sociales comme son approbation de la pétition en novembre 1342 des teinturiers de l’industrie textile demandant la fin de leur subordination à la guilde de laine et la permission de former leur propre guilde en argumentant sur les nombreuses ordonnances injustes qui les ont presque réduits à la  pauvreté. Le duc d'Athènes appointe donc des officiers pour, on dirait maintenant, auditer les statuts de l'art de la laine et les conditions de travail des ouvriers du secteur. Le résultat d'une telle politique, c'est qu'il fut chassé de Florence à peine 10 mois après son entrée en fonction. Quant à la révolte politique des Ciompi, elle naît d'une lutte de faction entre la Parte Guelfa soutenue par le clan Albizzi et les familles alors au pouvoir dont un grand nombre d'hommes nouveaux avec comme gonfalonier de justice, Salvestro de Medicis. Celui-ci propose de nouvelles ordonnances de justice en faveur du petit peuple ("au nom des popolani, des marchands et des guildes de Florence, et des pauvres et des faibles qui désirent vivre en paix de leur travail et de leurs biens »), sans doute pour avoir leur soutien. Il dirige la colère des ouvriers florentins contre les grandes familles du parti adverse : les maisons sont attaquées et brulées, les chefs de familles sont bannis par la Seigneurie. Mais le mouvement lui échappe et dans un deuxième temps, les ouvriers, de la Laine notamment, réclament de participer à la vie politique et imposent une version plus populaire du régime des Arts.

La réaction de la grande bourgeoisie installe à partir de 1382 une version à nouveau plus oligarchique de la République (70% des magistrats étant inscrits dans les Arts majeurs). Dans la conclusion de son livre Corporatism and Consensus in Florentine Electoral Politics 1280-1400 (University of north Carolina Press, 1982), John M. Najémy explique que la peur d'un retour aux troubles de 1378 et la prise de conscience par l'oligarchie d'une absence de soutien populaire à sa domination par le biais du système corporatiste a conduit à l'élaboration d'une nouvelle idéologie de gouvernement qu'il appelle l'idéologie du consensus et qui est élaboré par les cercles humanistes gravitant dans et autour de la chancellerie florentine. Les caractéristiques principales de cette idéologie et des formes de gouvernementalité qu'elle soutient sont les suivantes :

- un recrutement plus large au sein de l'élite (plus de noms dans les bourses -voir ci-dessous- et substitution du Conseil des 100 par un Conseil des 200 en 1411)
- une idéologie du mérite individuel qui implique la fin de la nomination directe par les conseils des Arts. Les élites au pouvoir sont des individus, pas les représentants d'un collectif.
- Conséquemment, il n'y a pas de droit "naturel" à gouverner. Concrètement, cela implique que les noms sont extraits des bourses au hasard et ils peuvent ne jamais sortir.
- La manipulation et le secret dans les procédures électorales, comme ce sera largement pratiqué sous la domination médicéenne, permettent de garantir l'homogénéité de l'élite dirigeante et son faible nombre en réalité, même s'il y a de plus en plus de candidats potentiels.

La politique  florentine du XVe siècle est donc marqué par deux points majeurs (outre la seigneurie effective, mais non officielle de la famille Médicis qui débute avec le retour d'exill de Cosme en 1434). D'une part le discours sur la paix et l'harmonie dans la cité pour dépasser les luttes factieuses qui troublent la cité depuis près de deux siècles conduit à diaboliser la conflictualité en politique : puisque les bons citoyens (autour de 5000 à 6000 citoyens) sont appelés tous à gouverner, il peut y avoir consensus entre eux et quand il y a discorde, c'est qu'il y a tyrannie. C'est la sagesse et l'expérience politique accumulée, transmise par les ancêtres via les livres familiaux, qui doit guider leurs descendants une fois que ceux-ci arrivent à leur tour au pouvoir. D'autre part, la croyance que l'opportunité politique est équitablement distribuée à tous ceux qui la méritent ("Toutes nos lois travaillent vers cet objectif unique, que la parité et l'égalité peuvent exister entre les citoyens, dans lequel consiste la liberté pure et vraie" , lettre à l'empereur Sigismond en 1413 de Léonardo Bruni) permet à l'oligarchie de se maintenir au pouvoir de façon stable, à condition d'intégrer dans ses rangs de façon régulière quoique parcimonieuse, un certain nombre de familles nouvelles. Les chiffres font état de un à moins d'une dizaine de nouveaux noms appelés à la Seigneurie par décennie.


Des modalités de scrutin pas si neutres 

Il faut donc aller voir au plus près des procédures électorales pour tenter de comprendre comment les choses s'articulent. Le problème pour l'historien, c'est que les procédures changent souvent et que les sources sont rarement précises.

Dès le début, le système florentin de désignation aux magistratures exécutives est basé sur la pratique de l'imborsazione, le fait de déposer dans des bourses en cuir les noms des personnes aptes à occuper les charges. Les noms ont pu être, selon les époques, directement tirés au sort, ou tirés au sort puis soumis à un vote au scrutin majoritaire. Toujours est-il que les tensions politiques tout comme  les manipulations de scrutin sont donc toujours centrés sur ces bourses : qui peut insérer des noms, qui contrôle les noms, qui a droit ou pas de voir son nom inséré, qui extrait les noms, comment, sous quel contrôle ...

Leather borse (purses) containing names in a drawing for the Priorate of Florence in 1431. The coats of arms of the quarters Santo Spirito, Santa Maria Novella and Santa Croce are painted on the bags. Below are five cedole (name slips) rolled up and tied as they would have been for a drawing, and one unrolled slip bearing the name of Zanobi di Benedetto di Caroccio Strozzi. He was too young to hold office in 1431 (only 19) and he was later actually drawn for the highest offices only once, for the Buonuomini in March of 1472, but he was not 'seated' because by then he was, unfortunately, already dead. (Archivio di Stato, Firenze.) Source = https://cds.library.brown.edu/projects/tratte/#detail



Au début du XIVe siècle, la procédure la plus courante consistait à faire désigner les prieurs par les consuls des Arts en accord avec des "sages" (savi) dont on ne sait pas exactement comment ils étaient choisis. Cette négociation permanente et l'absence de procédure électorale claire suscitait des conflits. En pratique, les chefs des 12 Arts majeurs avaient tout de même le contrôle des candidatures qui étaient ensuite présentées par quartiers (un nom par Art pour chacun des 6 quartiers qui divisaient la cité à l'époque). Cette procédure avait tendance à favoriser lors du vote les familles bien insérées dans leur quartier qui disposaient de fortes clientèles. A plusieurs reprises, une balia (commission provisoire, composée ad hoc qui,  après débats, dispose de l'autorité pour transformer les institutions) permet aux  prieurs en charge de désigner leurs successeurs par la pratique de l'imborsazione et du tirage au sort. En 1328, une réforme institutionnelle revoie les modalités de désignation qui ont fluctué depuis 1282 et généralise le tirage au sort. De nouveaux noms sont insérés dans les bourses par des commissions (sous les Medicis ce seront les accopiatori) suite à un vote (scrutinio) nominal  et majoritaire (2/3) sur la base des listes constituées par ces commissions à partir des membres du Popolo, par quartiers et selon leur bonne réputation. Ces éligibles étaient ensuite tirés au sort (phase dite de Tratta), on vérifiait que les noms sortis n'étaient pas soumis à un quelconque interdit (divieto) ce qui concernait  les magistrats sortant de charge, ceux dont un autre membre du lignage occupait déjà une charge importante, ceux qui n'ont pas payé leurs impôts à la cité, ceux qui ne sont pas présents dans la cité au moment où leur nom est sorti (les ambassadeurs par exemple, c'est pourquoi ceux-ci sont souvent des nobles à l'époque) et  bien sûr ceux qui sont morts. Ces gens étaient dit veduti (vus), mais n'étaient pas seduti (assis) puisque l'impossibilité pour eux d'être nommé faisait qu'on remettait leur nom dans les bourses.

Le système change peu sous les Medicis. Un nouveau Conseil des 100, plus restreint et dominé par un groupe de 40 citoyens, permet à Cosme puis Piero puis Lorenzo de Medicis de mieux contrôler ce qu'on ne peut pas véritablement nommer le pouvoir législatif (au sens moderne du mot). En effet, le recours systématiques aux pratiche pour la discussion des mesures prises ensuite par les organes exécutifs réduit le rôle du Conseil au vote des lois (consulte). Or ces réunions informelles sont convoquées selon les besoins de la Seigneurie ; elle y réclame les avis des citoyens jugés sages (souvent d'anciens prieurs, gonfaloniers de justice, membre des conseils) sans qu'il y ait de règle. La réputation et la notoriété tiennent lieu de ticket d'entrée. Par ailleurs, on adjoint à la Seigneurie un nouveau comité, les 8 de Pratique, chargés de la politique étrangère. Les pratiques "princières" des Medicis se renforcent encore après la conjuration des Pazzi en 1478 et la mort de Giuliano de Medicis, le frère du Magnifique. En 1480, un Conseil des 70 est chargé de la sélection des noms pour la Seigneurie. Ce qui est surtout reproché aux Medicis, dans le secret des livres de famille ou a posteriori, après leur chute, c'est la manipulation des procédures électorales qui leur permettait de contrôler les noms de ceux qui étaient sélectionnés pour les offices majeurs. En effet, les membres des familles non affiliées au réseau médicéen n'avaient qu'une faible chance d'être un jour tiré au sort, et encore plus rarement plus d'une fois. 

La rupture du "moment savonarolien"

Dans le livre de John Najémy sur l'histoire de Florence, la partie qui lui est consacré s'intitule "réinventer la République". En effet c'est peu dire que les cadres traditionnels de la République florentine et de son dominio, l'ensemble des territoires qui était soumis à la République de Florence, s'effondrèrent en 1494 avec l'arrivée en Italie des armées du roi de France Charles VIII.

Le 8 novembre 1494, Piero de Medicis fut chassé de Florence par la Seigneurie, s'appuyant sur les familles anti-médicéennes et une révolte populaire. Malgré la présence encore forte de médicéens (palleschi) dans la ville, le popolo de Florence s'accorde pour abattre tout le système médicéen par le Parlamento du 2 décembre. Une réforme à la fin du mois de décembre supprime les conseils et magistratures instaurés par les Medicis. Une première réforme, assez conservatrice, décide dans un premier temps de restaurer les anciennes institutions républicaines et de réviser toute la liste des noms des citoyens "actifs" pour réintégrer dans le reggimento ceux qui avaient été exclus par le précédent régime. Mais sous l'action de Savonarole et des circonstances, c'est au final un tout autre système qui se met en place dans les premiers mois de 1495.

Le 7 décembre 1494, Savonarole fit un grand sermon sur l’action politique qu’il pensait devoir être celle des Florentins. Il les y incitait à bâtir une cité nouvelle basée sur une  réforme morale et en rupture avec l'ordre ancien des pères (voir le livre de Cecile Terreaux-Scotto, Les âges de la vie dans la pensée politique florentine, Droz, 2015). Puisque dans l’esprit du prédicateur, Florence, centre de la Renovatio, devait être une cité modèle, la réforme des mœurs devait aller de pair avec une « moralisation » de la vie politique. Le Christ, roi de Florence, régnait sur les esprits en même temps que sur les institutions et sur les rapports sociaux. Concrètement, il préconisait une grande assemblée qui réunirait les anciens conseils du peuple et de la commune, pleinement souverain, procédant à l'élection de tous les offices y compris les Trois Majeurs, accessible à tous les hommes adultes à partir de 29 ans, à jour de ses impôts, appartenant à des familles ayant déjà eu un membre intégré dans un des trois offices majeurs. Cette nouvelle liste d'ayant droit devait tenir lieu de nouveau reggimento et était révisable tous les 6 mois pour tenir compte des empêchements (problème d'impôt, décès, non-résidence dans la cité au moment de la tenue du Conseil). Les membres désignés l'étaient à vie pour assurer la stabilité du reggimento et en finir avec les tripatouillages électoraux. Notable aussi le fait qu'il s'agissait également de rompre avec l'ancien système des exclusions de la faction adverse par celle qui gagnait le pouvoir. Savonarole en effet plaide pour la réconciliation générale et la paix. Le fait d'être devenu membre de droit du grand Conseil, pour un nombre élargi de Florentins (un peu plus de 3000 personnes), devait garantir la participation de tous et donc limiter les conflits. Cette vision optimiste fut rapidement mise en échec.

Nicolai Rubinstein dans son article "Les premières années du Grand Conseil de Florence 1494-1499", tiré du numéro 64 de la Revue française de sciences politiques (2014/6) que j'ai déjà amplement cité plus haut, analyse longuement les problèmes concrets, organisationnels, auxquels le governo largo, le gouvernement élargi de la République florentine, dut faire face.

Il y eut d'abord un problème récurrent de quorum. Dans la tradition florentine, les votes se font à la majorité des 2/3 et nécessitaient donc théoriquement qu'au moins 1350 ayant-droit se réunissent pour les séances du grand Conseil. Comme N. Rubinstein l'indique, "le Grand Conseil était un fardeau bien plus lourd pour ses membres que ne l'avaient été les Conseils précédents. Même si ses membres n'exerçaient leur fonction que six mois par an, ils en étaient membres à vie. En outre, le travail du Conseil, qui concernait aussi bien la législation que les élections et reposait sur des réunions longues et fréquentes, était forcément assez prenant." Les difficultés économiques de Florence à cette époque expliquent aussi la difficulté à réunir le quorum, pourtant abaissé à 1000 participants, mais il ne faut pas exclure que l'absentéisme fut aussi, pour les opposants au nouveau régime, une manière de faire dysfonctionner le système. On connait par exemple la position de Bernardo di Giovanni Rucellai qui refusa de participer au système tout en ne s'interdisant pas de donner son avis dans les nombreuses pratiche convoquées par les différentes Seigneuries.

L'épineuse question des modalités de désignation aux offices exécutifs fit l'objet de nombreux débats durant tout l'année 1495. Comme toujours dans l'histoire politique florentine, ce point était essentiel pour réguler le système et tenter d'apaiser les conflits entre les différents partis qui désormais pouvaient ouvertement s'affronter. Après un an d'hésitation, un compromis est trouvé en novembre 1495. C'est le retour du tirage au sort pour les offices mineurs, mais à partir de bourses électorales composées obligatoirement des noms des membres du Grand Conseil. Comme le remarque N. Rubinstein, "remplacer les bourses issues des squittini traditionnels par celles du Grand Conseil équivalait à faire un grand pas vers la suppression des droits politiques des citoyens non-membres du Conseil." De plus, même pour ces charges, un double barrage était institué. On extrayait des bourses du Conseil un certain nombre de noms de candidats potentiels puis le Conseil votait et, de plus, pour garantir aux membres plus âgés, réputés plus sages, on créa des groupes distincts : les plus de 45 ans avaient droit à trois fiches à leur nom dans les bourses, les plus jeunes (moins de 35 ans) à une seule, et les autres à deux. Cette fermeture de l'accès aux offices fit que dans les mois et années qui suivent (jusqu'en 1499 et la généralisation du tirage au sort), une partie de l'opinion publique milita pour le retour à ce mode de désignation, réputé plus démocratique. En revanche, les sources les plus influencées par l'état d'esprit aristocratiques, comme Francesco Guicciardini, déplorent que le système du tirage au sort empêche les mailleurs candidats d'accéder aux charges. Plusieurs réformes entre 1496 et 1499 aménagèrent les procédures électorales, souvent en privilégiant un système mixte, mais toujours dans le sens d'une extension du tirage au sort et d'un élargissement de la possibiité d'être candidat. Les bourses électorales devaient donc être révisées.

Pour la désignation de la Seigneurie, le système de l'élection, en plusieurs étapes, sur la base de noms proposés au niveau des quartiers et d'une élection majoritaire dans le Conseil, favorisait les manipulations de vote. Fin avril 1496, un scandale éclata quand fut découverte une entente (une faction, intelligenze disent les sources) dans laquelle plus de 200 "conspirateurs" appartenant aux familles les plus en vue du cercle habituel de pouvoir avaient fourni à des membres du Conseil une liste de 45 noms à favoriser pour l'élection. Ce qui ne choque pas notre esprit contemporain était formellement interdit à l'époque où l'on considérait que le vote devait être absolument et purement individuel.

Il ne m'appartient pas ici de développer l'imbroglio politique de la période, compliqué encore davantage par les événements extérieurs et indépendants de la capacité d'agir des Florentins, mais il était intéressant pour conclure de constater que les Florentins avaient, en ces temps troublés, le même reflexe qu'ils ont toujours eu, celui de chercher à adapter en temps réel leurs institutions et les systèmes électoraux aux circonstances.


Un endroit où je parle de ces histoires de vote et de politique en Italie médiévale

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