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lundi 28 juin 2021

Lettre du conquérant de Constantinople au pape Nicolas V (1453)

 Source : la lettre, envoyée en latin et en français est reproduite in extenso par Jean Chartier dans sa Chronique de Charles VII, roi de France, Vallet de Vireville ed., vol.3, chap. 267, p.36-39

J'ai laissé le texte dans ses formulations et sa syntaxe d'ancien français, me contentant de moderniser la graphie des mots et la ponctuation, pour simplifier la lecture.


"Morbezan*, lieutenant du grand empereur, seigneur du pays d'Achaïe, fils de Oreste, avec ses frères dont l'un est Collabullabre, et [l'autre] Collaterales, [tous] hommes de guerre, au nom de Uganéus Empereur (sic), au grand prêtre romain, nous jouxtes ses mérites, salut.

Il est naguère parvenu à nos oreilles que, aux prières et requêtes du peuple des Vénitiens, vous faites publiquement divulguer en vos églises que quiconque prendra armes contre nous aura, en ce siècle, rémission de ses péchés et leur promettez benoite vie au temps à venir. Laquelle chose nous avons su par certaines vérités, par la venue d'aucuns piétons portant croix, lesquels ont naguères transnagé et passé la mer es navires des Vénitiens. Pour laquelle chose, nous sommes grandement émerveillés. Car jaçoit que [quoique] du grand Dieu tonnant vous fût donné la puissance d'absoudre et délier les âmes, de tant devriez-vous à ce procéder meurement [avec réflexion] et ne devriez induire les chrétiens contre nous, spécialement les Italiens. Car nous savons depuis naguères que nos pères dirent que notre peuple des Turcs avoit été innocent et quitte de la mort de votre Christ crucifié.

Et comme il soit ainsi que les lieux et les terres où sont vos choses saintes, nous ne possédons pas ni nous, ni nos gens, mais toujours ayons et avons eu en haine le peuple des Juifs car selon que nous lisons en nos histoires et chroniques, ils baillèrent proditoirement [donnèrent par traîtrise] et par envie ycelui Christ au juge des Romains en Jérusalem et le firent mourir au gibet de la croix. Partant, nous émerveillons aussi et regrettons que les Italiens se sont mis contre nous, comme il soit ainsi que nous avons inclination naturelle à les aimer car ils sont issus du sang de Troie et en ont eu leur première noblesse et seigneurie. Duquel sang et lignée nous sommes anciens hoirs [descendants/héritiers] et les nommés avoir été augmentateurs et accroisseurs [réputés en avoir été les augmentateurs]. Lesquels étaient issus du grand roi Priam et de sa lignée en laquelle nous sommes nés et avons intention de mener notre seigneurie et empire en les parties d'Europe, selon les promesses que nos pères en ont ouïes [entendues] du grand Dieu. Nous avons aussi intention de réparer Troie la grande et de venger le sang d'Hector et la ruine d'Ilion, en subjuguant à nous l'empire de Grèce et en l'unissant à l'Etat de notre Dieu, et nous punirons les hoirs des transgresseurs.

Nous avons aussi intention de soumettre totalement à notre empire et seigneurie la Crète et les autres îles de la mer, lesquelles les Vénitiens nous ont violemment ôtées [alors qu']elles nous sont promises.

Pour ce, nous requérons votre prudence et prions pour que vous imposiez silence à vos messagers par la terre d'Italie [...] en ne provoquant plus ainsi le peuple chrétien sous espoir de puissance, puisque nous n'avons aucune guerre envers lui. Pour la croyance et différence qui est entre nous, il ne vous appartient en rien si nous ne croyons pas en votre Christ, lequel nous réputons avoir été très grand prophète. Et aussi, selon que nous avons entendu, selon la loi d'ycelui, vous ne nous devriez point obliger à sa croyance.

Que si aucune [une] controverse est mue entre nous et les Vénitiens, cela procède de ce qu'indument et sans nulle couleur de justice, sans l'autorité de César ni d'autre prince, mais par leur orgueil et leur témérité, ils ont subjugué et occupé aucunes [certaines] îles de la mer et autres lieux qui sont compris en notre empire, ce que désormais nous ne pouvons ni ne devons souffrir, car le temps de notre vengeance approche.

Pour lesquelles choses vous pouvez et devez par raison nous désister de vos entreprises et vous taire. Spécialement à cause que nous connaissons ce peuple des Vénitiens être bien étrange et divers de la vie et des mœurs des Romains, car ils ne vivent pas selon les lois et les mœurs des autres, mais se tiennent être les meilleurs que tous les autres peuples adjacents. Desquels, à l'aide de notre grand Dieu, nous mettrons l'orgueil et la folie à fin. Ou autrement, si votre prudence ne se désiste de ses entreprises, nous nous efforcerons aussi contre vous, à l'aide des empereurs et autres rois d'Orient, lesquels feignent aujourd'hui dormir, et de nos contrées feront venir aide d'armes et nefs artificieuses en abondance, par le moyen desquels nous avons intention de résister courageusement, non pas seulement contre vos piétons portant croix, mais aussi contre la Germanie, la Romanie et la France, si contre nous les incitez. Avec l'aide de nos vaisseaux de guerre, nous avons l'intention de traverser et passer l'Hellespont, avec innombrables quantité de navires poussés par voiles et avirons, et ensuite venir jusque en Allemagne. Et nous avons aussi intention de passer par la région septentrionale pour visiter spécialement ces contrées et venir vers la Dalmatie et la Croatie.

Donné en l'an de Mahomet 840, en notre palais triomphal, scellée et enregistrée."

Remarque : il y a erreur sur la datation. Ce devrait être l'an 857 de l'hégire.

*Morbazenne, bey (gouverneur militaire dans l'armée ottomane) avait deux autres frères nommés Collabulabra et Collaterales. Matthieu d’Escouchy se sert du même appellatif dans sa Chronique au chapitre XCIV: “Comment Morbazenne, grant Turcq, print d’assault la cité de Constantinoble”: “Mais depuis ces choses advenues, ledit Turcq moru en ses pays, lequel avoit trois filz, dont l’un estoit nommé Morbazenne Horesti, le second Collabulabra, et le tiers Collatelarus. Morbazenne succeda à la seignourie, qui pooit avoir d’aage vingt-quatre ans ou environ” (édition Gaston Du Fresne de Beaucourt, Paris, 1864, t. II, p. 50); Jacques Du Clercq parle de Barbesan (cf. ses Mémoires dans la Collection des chroniques nationales françaises, écrites en langue vulgaire du treizième au quatorzième siècle, avec notes et éclaircissements par Jean-Alexandre Buchon, Paris, Verdière, 1826, t. XXXVIII, p. 139). On retrouve cet appellatif – Morbesianus – pour Umur bey, maître de Smyrne, mortellement blessé en 1348.


Pour remettre aussi les choses en contexte, le texte qui, dans la chronique, précède cette lettre est la relation de la prise de Constantinople par Jacopo Tedaldi. L'auteur y appelle à une croisade générale contre Mehmet II. Voici comment la BNF présente ce texte

l s’agit de la relation de Jacques Tedaldi, marchand florentin, témoin oculaire de la prise de Constantinople le 29 mai 1453. Le récit nous apprend qu’il était de garde sur les murailles de la ville, lorsque les Turcs commencèrent l’assaut. Au vu du désastre, il s’enfuit à la nage et fut recueilli par une galère vénitienne fuyant vers Nègrepont. M. L. Concasty émet l’hypothèse que ce passage du ms. français 6487 constitue la version la plus proche d’un texte original perdu, transcrit vraisemblablement en italien, comme le prouvent plusieurs italianismes dans la version française (cf. Concasty, art. cit., p. 101 n. 2). Comme le suggère la souscription du f. 21, le récit a été apporté en Occident par Jean Blanchin, puis copié – sinon traduit en français, le mot « transumptum » n’impliquant pas l’idée de traduction (Concasty, art. cit., p. 101 n. 4)- par Jean Columbi le 31 décembre 1453. C’est peut-être Blanchin lui-même (« Blancet » dans d’autres versions) qui a transcrit le récit oral de Jacques Tedaldi, alors que celui-ci venait d’arriver à Nègrepont à bord des galères vénitiennes en déroute « arriver desquelles veoir estoit moult piteuse chose, oyans leurs perdes et leurs lamentations ». Le manuscrit d’origine comportait peut-être un croquis explicatif dont s’inspire la miniature du ms. français 6487. Dans d’autres manuscrits (et dans l’édition du XVIIIe siècle), le récit porte un titre différent qui mentionne comme destinataire le cardinal d’Avignon, légat du pape chargé de convaincre les princes occidentaux de partir immédiatement en croisade. Mais à la date de la souscription du ms. français 6487 (31 décembre 1453), il n’a pas encore reçu sa mission diplomatique, ce qui explique l’absence de son nom. Ce n’est que par la suite que ce récit fut rendu public pour appuyer son action, assorti de remarques sur Mehmet II et de conseils stratégiques pour une expédition. Dès le début de l’année 1454, une version latine de la relation fait de celle-ci un véritable « document de propagande » (Concasty, ibid.). Il s’agit du Tractatus de expugnatione urbis Constantinopolitanae dont le texte est proche de celui du ms. français 6487, sous une forme littéraire, avec des additions, mais pas de carte. Les autres manuscrits de la relation de Tedaldi confirment cette hypothèse. Sur ces copies partielles destinées à diffuser le plus largement possible le texte de propagande, deux sont en français du Nord (Bruxelles 19684, Paris, BnF, ms. français 2691), une troisième est en dialecte picard (Cambrai, B. M., ms. 1114). Enfin, le souscripteur du Tractatus porte un nom flamand. Il convient donc de mettre en rapport ce texte avec les préparatifs du duc de Bourgogne en vue d’une croisade contre les Turcs. Outre le récit de la prise de Constantinople, qui était au cœur des préoccupations de Philippe le Bon, plusieurs indices permettent d’avancer l’hypothèse que le ms. français 6487 a été réalisé dans l’entourage du duc de Bourgogne (...)


Au final, ce texte est un faux. Umur bey, sous le nom de Morbesianus, est l’auteur de la lettre apocryphe – du sultan au pape – fabriquée par un adversaire de la croisade à l’époque de l’expédition d’Humbert de Viennois (1345-1347). Il s’agit de la lettre rapportée par Jacques Du Clercq et Matthieu d’Escouchy à la suite du récit du siège de Constantinople. Ce document a été publié par Jules-Marie-Michel Gay, Le pape Clément VI et les affaires d’Orient (1342-1352), Paris, Bellais, 1904, pp. 172-174.)

cf Monica Barsi , "Constantinople à la cour de Philippe le Bon (1419-1467). Compte rendus et documents historiques" dans Sauver Byzance de la Barbarie du monde, Quaderni di Acmé n° 65, Milan, 2004, .p.185

jeudi 26 septembre 2019

Les récits de la première croisade

Notes de lecture d'un article d'Élisabeth Crouzet "les arts de la mémoire" dans Rerum gestarum scriptor : histoire et historiographie au moyen âge , mélanges Michel Sot 2012

Sur la première croisade, les récits foisonnent car il fallait faire connaître aux vivants les pieuses entreprises de ceux qui avaient pris la voie du Seigneur, et que, au nom de ceux qui étaient "morts dans le Seigneur", puissent se distribuer aumônes et oraisons. Ces événements "inouïs et dignes de la plus grande admiration" devaient être conservés dans la mémoire des fidèles. Sans doute pouvait-on ainsi susciter le désir du pèlerinage et inciter au départ.
Les ambitions des rédacteurs de ces récits sont celles de tous les historiens du moyen âge : raconter ce qui a été, sauvegarder la mémoire du passé, distribuer les enseignements, parfois faire le panégyrique d'un chef, tout en n'oubliant jamais que, dans l'histoire, s'accomplit l'œuvre de dieu. Dans le cas précis du récit de Croisade, il faut ajouter une fonction sacrée au récit, qu'on peut presque voir comme une incantation destinée à maintenir dans l'histoire la transcendance d'une geste sacrée.

En moins de 20 ans durant la croisade ou juste après, ce sont huit auteurs qui écrivent l'histoire de l'expédition de Jérusalem. Ils composent les histoires primitives, ensuite largement reprises. Ce sont des chroniqueurs, tous plutôt liés à un seigneur ou un contingent dont ils ont tendance à privilégier la mémoire. Par ordre chronologique, ce sont l'Anonyme normand, Raymond d'Agiles, Pierre Tudebode, Foucher de Chartres. Ils fabriquent et composent l'histoire des hauts faits d'une guerre menée avec une immense ferveur. Puis trois moines et leur mise en récit, Robert le Moine, Baudri de bourgueil, Guibert de Nogent ( laïc) et Raoul de Caen. Ceux-ci reprennent le récit, au prix d'une reécriture. En effet, ils en poncent les aspérités.
Les premiers narrateurs décrivaient sans que leur plume ne tremble les horreurs et la violence extrême de la guerre, y compris celles commises par les croisés. La violence pour eux s'accomplissait au nom de Dieu et selon sa volonté, au cri de "Dieu le veut". En décembre 1098, Jérusalem est prise  après un siège de quelques semaines. La ville est pillée, et on marche sur les cadavres disent les chroniqueurs. L'amoncellement des morts rend plus manifeste encore l'immense victoire des croisés. Raymond d'Agiles évoque la puanteur des cadavres, mais il préfère s'attarder sur la tranquillité des combattants chrétiens enfin au repos ("sine fastidio") après tant de souffrances qu'il a détaillé tout au long du récit. Détail morbide qu'il cite, tout comme l'Anonyme normand, ils ouvraient les cadavres, fouillant dans les intestins, car on y avait trouvé des pièces d'or. Ils rapportent même que, pour survivre alors que la famine règne, les croisés vont manger les cadavres en décomposition des vaincus. Deux autres chroniqueurs expriment, à demi-mot une plus grande distance vis-à-vis de cet épisode : "on a rapporté, "ce sont les Thafurs"...
2e exemple : la description du massacre qui suit la prise d'assaut du Temple de Salomon.  Chez Raymond d'Agiles, on marchait à cheval dans le sang. Chez Baudri, des ruisseaux de sang coulent jusqu'aux chevilles. Pour l'Anonyme, "nul n'a jamais ouï, nul n'a jamais vu un pareil carnage de la gent païenne".
Les mémorialistes de la 2e génération vont atténuer voire gommer ces épisodes, pour proposer un modèle de guerrier plus conforme. Difficile en effet, alors que l'Eglise s'emploie à cetet époque de pacifier la société chrétienne, d'exalter la joie de tant de morts. Déjà avec Foucher de Chartes puis Guibert de Nogent, les milites (soldats, guerriers) se voient purifiés ("purgatio") par la bataille des péchés liés à leur condition. La grâce divine peut leur être donnée par la croisade, assimilée à un martyre s'ils meurent au combat. Le discours du pape Urbain II au concile de Clermont, appelant à la croisade, est donc abondamment repris : "Qu'ils combattent maintenant comme il est juste, ceux qui autrefois tournaient leurs armes contre des frères du même sang qu'eux".  De ces guerriers croisés, Guibert de Nogent écrit qu'au moment du siège d'Antioche, ils "menaient une vie, non de chevaliers, mais de moines" et se soumettaient à toutes sortes de privations. Les textes de la 2e génération, qui sont des textes issus des milieux monastiques, ont opéré une re-pacification (textuelle) des guerriers revenus, du fait de la guerre sainte, à la violence sans règle de leurs ancêtres.

Bilan : On peut donc mettre en évidence des strates successives d'une mémoire collective des croisades. On voit s'opérer un processus de façonnement des faits et de leur mémoire selon des enjeux contemporains. La construction narrative, procédant selon les auteurs et les moments d'écriture de manière plurielle a proposé et composé des logiques historiques particularisées.


La prise de Jerusalem

4 textes pour monter une activité de comparaison des sources :
- soit pour illustrer l'article ci dessus, comparer le texte de l'anonyme normand avec celui de Guillaume de Tyr, plus tardif
- soit confronter source "croisée" et source musulmane









mercredi 12 juin 2019

Chrétiens et musulmans en Orient.

D'après les Grandes chroniques de France, règne de St Louis (ed. Viard)



1231* "Comment le roi d'Aragon conquit Majorque"
(français modernisé)-pp 48-49
"Messire Jacques, le roi d'Aragon, tint son parlement en la cité de Barcelone, et fit appel à tous les barons de son royaume et toute la chevalerie. Il leur dit que la cour de Rome lui avait confié la mission d'aller en terre d'outre-mer montrer les prouesse de sa chevalerie contre les Sarrasins. Mais il m'est avis, dit le roi, qu'il vaut mieux pour moi montrer ma vaillance contre les sarrasins qui sont proches et frontaliers de notre royaume. Si vous vous y engagez, considérez près de nous le roi de Majorque qui ne nous aime pas [...]. Il détient une belle et bonne terre que nous pourrions avoir si vous voulez m'aider. Si Dieu nous donne la grâce de la conquérir, nous nous en départirions  volontiers et en grande part à nos amis, notre Seigneur Jésus Christ en serait  servi et honoré et la fausse loi qu'ils tiennent serait détruite."
*c'est en fait en 1229 que l'ost du roi d'Aragon se met en route contre Majorque. Par ailleurs, le récit qui en est donné dans les Grandes Chroniques confond différentes expéditions sur plusieurs années de distance


1244  "De la destruction de la terre d'outre-mer"
(français modernisé)-pp 108-109
"Cette même année où le roi fut malade, arriva une sorte de gens que l'on appelait Grossoins [il s'agit des Kharismiens, peuple de la mer Caspienne chassé par l'avancée des Tartares] et ils entrèrent dans la terre sainte et prirent Jérusalem de force. Ils tuèrent les femmes et les enfants, firent couler le sang sans épargner quiconque et pas seulement dans la cité, mais aussi dans l'église du saint-Sépulcre. Alors fut accomplie la prophétie de David qui dit :"Dieu, des gens viendront dans ton héritage, ton temple ils conchieront de sang et de vilaines ordures, ils tueront tes gens et abandonneront leurs chairs aux oiseaux et aux bêtes, ils feront couler le sang autour de Jérusalem comme une grande rivière et il ne se trouvera personne pour mettre les dépouilles en sépulture". Ce peuple mauvais se porta dans la cité de Gaza et ils tuèrent tous les chrétiens qu'ils trouvèrent, les Templiers, les Hospitaliers et presque tous les nobles du pays et l'on a craint qu'ils ne gâtent toute la terre que les chrétiens tenaient par-delà la mer"


1247 "Du miracle qu'il advint en Turquie"

(français modernisé) -pp 115-116
"Il arriva dans la cité de Coine (Iconium/Konya en Anatolie) qu'un jongleur jouait avec un ours dans la cité, sur une place, devant une foule de Sarrasins et de marchands chrétiens. Or il y avait une croix gravée sur un pilier de pierre. Alors que l'ours allait et venait sur la place, il se tourna vers le pilier et pissa sur le signe de la croix et aussitôt il tomba mort devant l'assistance. Les chrétiens commencèrent à dire que c'était ce que voulait Dieu, puisqu'il avait pissé sur le signe de la croix. Un sarrasin qui était là, par dépit de ce que les chrétiens disaient que c'était une vengeance divine, s'approcha et tapa du poing sur la croix, au mépris de Jésus-Christ. Mais aussitôt qu'il le fit, le bras et la main devinrent tout secs, au vu de la foule qui ne pouvait l'aider. Un autre sarrasin qui était dans une taverne, entendant le grand miracle, il sortit, dévoyé, fendit la foule et commença à pisser contre la croix en disant : "Regardez, je fais ceci car je méprise les chrétiens". A peine, l'avait-il dit qu'il tomba mort devant tous. De ce miracle, les chrétiens furent très joyeux, et les sarrasins courroucés."


1248 Divisions dans le camp sarrasin, rapports amicaux avec le Temple

(français modernisé) -pp 134-135
Au début de la 7e croisade menée par St Louis et les barons français, les sultans d'Alep et d'Egypte (nommé Babiloine dans le texte) se faisaient la guerre.

"Arriva devant lui le messager du calife qui l'admonesta, de par son maître, de faire la paix avec le sultan de Babiloine, en lui démontrant les grandes pertes et les grands dommages qui en résulteraient pour le peuple sarrasin s'ils ne s'accordaient pas car les chrétiens arrivaient de l'occident pour détruire la loi de Mahomet. Et s'ils arrivaient que les sarrasins se combattissent les uns les autres, une grande confusion et de grandes pertes pourraient survenir, alors que les chrétiens, qui sont leurs ennemis, auraient joie et profit. Cependant, sans que le sultan ne puisse se justifier, il ne voulut rien accorder à la paix et dit que tant que le sultan de Babiloine serait sur ses terres, il ne traiterait de ces choses et que s'il ne levait pas le siège de Camelle (Homs en Syrie), il le combattrait.

[...] A Damas, ce sultan demeurait, fort malade. Quand il fut allégé de sa maladie, il envoya chercher le maître du Temple (il s'agit de Guillaume de Sonnac) qui était de ses amis et lui dit qu'il serait fortement bien disposé envers lui si celui-ci pouvait faire en sorte que  le roi de France s'en retourna en sa terre et que des trêves fussent conclues. Le maître du Temple répondit que c'était volontiers qu'il se mettait en peine et il envoya ses messagers porteurs de lettres pour le roi.[...] -le roi- fut très courroucé à la lecture de ces lettres [...] et envoya une réponse par lettres de son sceau lui [ordonnant] qu'il n'accepte plus de demande de la part du sultan de Babiloine ni qu'il ne discute avec lui de ce qui regarde le roi de France ou ses barons."

Point sur la source : Les grandes chroniques de France

Au XIIe siècle, dans le milieu des moines de l'abbaye de St-Denis et sous l'impulsion de l'abbé Suger (1122-1151), eut lieu une première grande compilation des histoires des rois passés, dans le but d'exalter la monarchie française et tenir mémoire des faits les plus importants de leurs règnes.  L'abbaye de St-Denis est très proche de la cour royale, en tant que gardienne des objets sacrés de la royauté et Suger fut conseiller des rois Louis VI et Louis VII. Cette première série de textes est en latin (Gesta gestis francorum) et c'est St Louis qui demanda plus tard de traduire ces chroniques royales en ancien français et de les continuer. Aussi, les volumes qui suivirent, écrits par divers continuateurs de Primat de St Denis jusque 1461 , sont immédiatement postérieurs aux faits rapportés et constituent de ce fait des témoignages de première main pour l'histoire française...à condition bien sur de les utiliser avec toute la prudence méthodologique qui s'impose.

Point sur Louis IX

Quarante-quatrième roi de France, et neuvième issu de la dynastie des Capétiens directs, il est le quatrième ou cinquième enfant et deuxième fils connu du roi Louis VIII, dit « Louis le Lion », et de la reine Blanche de Castille, de laquelle il reçoit une éducation très stricte et très pieuse durant toute son enfance. Aîné des membres survivants de sa fratrie, il hérite de la couronne à la mort de son père, alors qu'il n'est âgé que de douze ans. Il est alors sacré le 29 novembre 1226, mais c'est la reine mère qui, conformément au testament de Louis VIII, exerce la régence du Royaume jusqu'à la majorité du nouveau monarque. Sa mère et lui sont alors confronté à plusieurs révoltes de grands féodaux: ils "commencèrent à murmurer contre le jeune roi, disant que cet enfant ne devait pas tenir le royaume et que bien fous étaient ceux qui lui obéiraient alors qu'il était si jeune. Ils firent donc alliance et promirent qu'il ne lui obéiraient en rien" (Grandes chroniques, ed Viard, p.35). Louis IX fut un roi réformateur, dont l'action a eu une importance capitale pour le renforcement du pouvoir monarchique en France qui passe par l'affirmation de la majestas du roi, au croisement du droit romain et du droit canonique : le roi, dont on peut faire appel à la Justice, est le garant du Bien commun et de la paix. Comme le clerc qui est le recteur des âmes, le roi conduit fermement ses sujets, son royaume sur la voie du Bien qui permet le salut. Louis IX se présente donc comme le modèle du prince chrétien tel qu'ils apparaissent dans les Miroirs des Princes, genre littéraire qui réapparaît (après la période carolingienne) et se  développe justement à partir de son époque et qui sont des traités de parénétique royale, mot savant qui signifie "discours moral, exhortation à la vertu". A 30 ans, en 1244, Louis IX tombe gravement malade à Pontoise et guérit "miraculeusement". Il fait alors le vœu de croisade. Cela renforce un mode de gouvernement qui s'appuyait déjà beaucoup sur les manifestations de la foi : il fait construire la Ste Chapelle pour servir d'écrin aux reliques offertes ou acquises du supplice de Jésus en 1237 : c'est le plus beau trésor de reliques de la chrétienté. Il part une première fois en croisade en 1248 puis une deuxième fois en 1270 et il y meurt.
C'est pourquoi on trouve dans les Grandes chroniques de France de nombreuses références à des événements liés à la "terre sainte", la lutte contre les musulmans, les miracles...Cela correspond à un programme royal de gouvernement.

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Podcast de l'émission La Fabrique de l'Histoire du 19 juin 2019 consacré aux récits de croisade


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Description de la cité de St-Jean d'Acre

Par Ibn Jobair (1145-1217)


Que Dieu l'anéantisse et la rende à l'Islam ! C'est la capitale des cités des francs en Syrie, l'escale des voiles se dressant comme des étendards sur la mer immense, le port de tout navire, l'égale par sa grandeur et son animation de Constantinople, centre de réunion des bateaux et des caravanes, rendez-vous des marchands musulmans et chrétiens de tous pays. Ses rues et ses voies publiques regorgent de la foule, et la place est étroite où poser son pas; elle brûle dans l'incroyance et l'iniquité; elle regorge de cochons et de croix; sale, dégoûtante, toute remplie d'immondices et d'ordures. Les francs l'ont enlevée aux musulmans dès la première décade du VIe siècle; l'islam l'a pleurée à pleines paupières; ce fut l'une de ses plus lourdes peines. Les mosquées y sont devenues des églises, et les minarets des sonnoirs à cloches. Dieu a conservé pure, dans sa mosquée principale, une place qui est restée aux musulmans, comme un petit oratoire où les étrangers d'entre eux se réunissent pour célébrer la prière rituelle (…)
A l'est de la ville est une source appelée "source de la vache" car c'est d'elle que Dieu fit sortit la bête pour Adam. On descend à cette source par des degrés fort doux. Elle est proche d'une mosquée dont le mihrab est resté intact; les francs se sont donnés un autre mirhab dans la partie est; ainsi musulmans et chrétiens s'y assemblent et prennent les uns une direction de prière et les autres une autre. Entre les mains des chrétiens, cette mosquée est vénérée, respectée.


1)      Quelle est l'importance économique de la ville d'Acre ?
2)      Quelle est l'importance politique et militaire d'Acre ?
3)      Comment les 2 religions cohabitent-elles à Acre ?



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Lien vers un ancien article de Claude Cahen sur les captifs musulmans des Francs de Syrie


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Echanges culturels





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