samedi 31 août 2019

Les processus d'assemblée au Moyen Age: note de lecture

La voix du peuple. Une histoire des assemblées au Moyen Âge .  Michel Hébert . PUF, 2018


les débats sur la nature du peuple et sur les possibilités de sa représentation ne sont pas inhérents au paradigme de la démocratie. 
Ils sont parfaitement compatibles avec les régimes princiers et monarchiques des derniers siècles du Moyen Âge.
Thomas d’Aquin et Marsile de Padoue, aux XIIIe et XIVe siècles, réfléchissant sur les constitutions mixtes et sur la souveraineté du peuple, ne sont pas des figures isolées.
Le but de cet ouvrage est d’esquisser un cadre conceptuel permettant à la fois de décloisonner une historiographie et de déconstruire le paradigme évolutionniste qui empêche de voir dans l’éclosion de la représentation politique de la fin du Moyen Âge autre chose que les fondements d’une démocratie contemporaine encore impensée.



  Les assemblées représentatives de type « parlementaire » qui s’imposent partout comme lieux de médiation du pouvoir sont un phénomène qui s'étend à tous les États et principautés de la chrétienté latine occidentale  depuis les articles fondateurs inscrits dans la Grande Charte anglaise de 1215 jusqu’aux très grands rassemblements politiques que sont les états généraux des Pays-Bas de 1477, ceux du royaume de France de 1484 ou le Reichstag de Worms de 1495, au tournant du XVIe siècle.

Ces assemblées représentatives d’un type nouveau accompagnent le grand mouvement de renaissance étatique, de cette genèse de l’État moderne dont nous sommes les héritiers.

Caractère encore indéterminé des assemblées elles-mêmes, dont on a maintes fois souligné l’irrégularité de leur convocation, la variabilité de leur recrutement et surtout, la polyvalence de leurs fonctions.
-La promulgation ou la réformation de la loi, indissociablement liées à l’exercice de la justice, sont bien une des plus fréquentes occasions de ces grandes solennités. À Roncaglia, en 1136, l’empereur Lothaire III promulgue une importante Constitution sur les fiefs devant une foule qui inclut, outre les grands laïcs et ecclésiastiques, les « juges des cités », première figuration peut-être d’une représentation urbaine. Roger II de Sicile promulgue, en 1140, le recueil de ses lois connues comme les « assises d’Ariano » devant une assemblée des Grands (proceres) et des évêques du royaume.
-L’occasion de ces réunions est souvent judiciaire, lorsqu’il s’agit de trancher un conflit au plus haut niveau.
la territorialisation de la représentation politique caractérisera très nettement, à partir du siècle suivant, le développement de toutes les assemblées. La loi et la justice, cependant, n’expliquent pas, à elles seules, la permanence de ces grands rassemblements. Le mariage de Constance, fille de Philippe Ier de France, avec Bohémond de Tarente, célébré à Chartres en 1106, est l’occasion d’une assemblée festive, « grande multitude » des sujets du prince.
Les grandes expéditions militaires et surtout les projets de croisade, au cours du XIIe siècle, sont aussi l’occasion de grandes assemblées solennelles, pour susciter l’adhésion populaire et aussi, bien entendu, pour justifier les aides financières exceptionnelles qu’on commence à y solliciter. À l’appui de son projet de croisade, Louis VII appelle à Bourges en 1145, auprès de sa couronne (ad coronam suam), les Grands du royaume, pour une cérémonie qui se veut une sorte de renouvellement de son couronnement. Une assemblée parisienne de mars 1185, convoquée pour la levée d’une aide pour la Terre Sainte et peut-être aussi pour préparer une campagne contre le comte de Flandre, est présentée par l’historien Rigord comme un véritable concile laïc, réunissant « tous » les grands prélats et barons du royaume.
- Ce sont peut-être les assemblées de paix qui, au cours d’un long XIIe siècle, tiennent le plus grand rôle dans la première structuration d’une forme de représentation politique assise sur une base territoriale. Lancés dans un cadre monastique puis épiscopal dès la fin de l’époque carolingienne, les mouvements dits de la « paix de Dieu », en se généralisant au XIIe siècle, subissent une profonde transformation.
Les travaux d’Étienne Bournazel et d’Yves Sassier ont bien fait ressortir le tournant majeur du milieu du XIIe siècle, dans la France royale, autour de l’affirmation de la paix territoriale du prince qui, désormais, fait éclater le cadre jusque-là plutôt restreint de l’entourage royal, jusqu’aux confins du royaume. Des assemblées comme celles de Vézelay (1146) ou Étampes (1147) ont frappé l’imagination des contemporains non seulement par le nombre  mais aussi par la qualité sociale des participants, comtes de Toulouse, de Flandre ou de Poitou, figurant ici aussi une société politique nettement élargie. L’assemblée tenue à Soissons en 1155, à l’occasion de laquelle Louis VII promulgue une grande ordonnance de paix valable pour dix ans dans tout le royaume, marque, autant qu’un changement d’échelle, un tournant majeur dans l’exercice du pouvoir royal. Sans rien céder de sa souveraineté, le roi s’appuie tout de même sur les serments des Grands de son conseil pour affirmer un pouvoir qui transcende les clivages féodaux ou territoriaux. Ce pouvoir, c’est celui, abstrait, de sa couronne.
- À la fin du XIIe siècle encore, les grandes assemblées de prélats, de nobles et de barons sont des ralliements aristocratiques fondés sur la fidélité jurée. Et elles sont des cérémonies teintées d’une forte ritualité où s’exprime, de manière parfois tacite, parfois expresse, un consentement ou une forme de consensualité à l’égard des décisions émanant du cercle restreint des entourages royaux ou princiers. Au commencement du siècle suivant apparaissent dans les sources, avec un décalage qui tient peut-être à la rigidité des formulaires de chancellerie, les traces encore incertaines et fugaces d’une forme de débat politique, de confrontation entre des intérêts divergents, de la négociation parfois ardue entre des princes sur la défensive et des groupes sociaux qui dans leur majorité appartiennent encore à la noblesse. Ceux-ci revendiquent des libertés, des franchises, et avant toute chose, l’exercice d’une bonne justice, conforme à une règle de droit elle-même en voie de normalisation dans des cadres territoriaux de mieux en mieux définis. Ce hiatus apparent entre une consensualité teintée d’obéissance et de soumission, et l’émergence de débats animés par de vigoureuses revendications mérite qu’on s’y arrête car il constitue un tournant majeur dans la consolidation du rôle des assemblées publiques.


Mais il y manque un élément qui est déjà en émergence et qui deviendra fondamental au cours des siècles suivants : l’ouverture de cette représentation vers le bas, par l’admission généralisée de membres des couches inférieures de la société urbaine ou rurale.  Quelle est cette multitude populaire de « petits et de grands » (pusilli et magni) qui assiste, aux côtés des prélats et des barons, au couronnement de Roger II de Sicile dès 1130 ? Que signifie, par exemple, la présence de « citoyens choisis par chaque ville » à l’assemblée des cortès du royaume de León en 1188 ? Quels étaient les « cités et lieux insignes » du comté de Provence convoqués aux côtés des prélats et des nobles dans une grande assemblée à Sisteron en 1286 et comment furent choisis les premiers représentants des « cités et des villes » à la grande assemblée convoquée à Paris en 1302, à l’appui de sa campagne de propagande anti-pontificale ? L’historiographie française a largement consacré cette assemblée comme première tenue d’« états généraux », en raison justement de la présence de nombreux envoyés des différentes villes du royaume.


Les Assemblées, entre conseil et consentement
Conseil et consentement . Les termes sont voisins , mais ils n’ont pas la même portée .
- Le conseil comme devoir
Il est dangereux et présomptueux , pour le prince , de gouverner « sans le conseil et le consentement du grand nombre » écrit déjà Flodoard de Reims au Xe siècle . Les « miroirs » des princes , ces recueils de pédagogie et de morale du gouvernement , qui foisonnent aux derniers siècles du Moyen Âge , sont saturés de références à l’importance du conseil . Thomas d’Aquin , au XIIIe siècle , l’associe à la fois à l’usage de la raison et à l’inspiration du Saint Esprit.

 La réflexion savante , qui occupe juristes et théologiens , pose la double question du nombre et de la qualité de ceux que l’on appelle au conseil . Ils doivent être nombreux . Le nombre est garant de la valeur du conseil , car « le prince ne doit pas croire en lui seul , mais appeler le plus grand nombre à son conseil , car plusieurs voient mieux qu’un seul dans l’examen des grandes affaires du royaume » , selon un miroir castillan du XVe siècle , reprenant l’aphorisme bien connu , « plusieurs yeux voient mieux qu’un seul » . Jean Gerson , quelque temps auparavant , ne disait pas autrement : « Roy sans le prudent conseil est comme le chief en ung corps sans yeulz , sans oreillez et sans nez . »
Quant à la qualité de ceux que le prince se doit d’écouter , ils doivent être sages , cela va de soi , et la sagesse est souvent synonyme à la fois d’âge et de richesse . Mais qu’on ne s’y trompe pas : les petits , les jeunes , les pauvres doivent , eux aussi , être une source d’inspiration . le dominicain Vincent de Beauvais , au XIIIe siècle , s’inspirant du fameux conseil de Jethro à Moïse , bien inscrit dans le grand courant d’exaltation de l’humilité du gouvernement , invite lui aussi le prince à écouter la voix des petits qui ne sont pas moins ouverts à l’inspiration divine .

 - « Quod omnes tangit »
Il existe , cependant , des situations où le consentement , plus qu’un simple renforcement du devoir de conseil , est explicitement requis . Ces situations ont été étudiées par les jurisconsultes médiévaux dans leurs commentaires à l’un des plus célèbres passages du Code de Justinien , stipulant que ce qui concerne tout le monde doit être approuvé par tout le monde  : quod omnes similiter tangit ab omnibus comprobetur » , cité partout comme la maxime « quod omnes tangit » ou , plus simplement ,  " q.o.t ."
Cette diffusion du quod omnes tangit passe par un double transfert , d’abord du droit privé vers un droit public en pleine émergence au cours du XIIIe siècle , puis du droit canonique et du gouvernement de l’Église vers la sphère civile de l’État lui aussi en voie de constitution , autour des notions d’utilité publique et de bien commun .
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Les lois , en effet , sont approuvées par ceux qui y consentent silencieusement en les appliquant . C’est un principe fondamental , celui du consentement tacite , sur lequel Bartole au XIVe siècle a pu construire une théorie générale de la souveraineté populaire dans le cadre des villes italiennes .
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On aurait tort , cependant , de réduire l’intérêt des princes de la fin du Moyen Âge pour les grandes assemblées à de simples considérations matérielles et financières , c’est - à - dire à un seul des deux grands volets de l’ancien service féodal , celui de l’aide . Car son pendant indispensable , le conseil , est tout aussi généralement sollicité . Nombreuses sont les situations d’exception qui exigent d’en appeler à l’opinion des sujets . Les princes , dans leurs lettres , les qualifient de « grosses besognes » ou d ’ « affaires ardues » .

- Affaires ardues et grosses besognes
Les requêtes adressées par les princes aux assemblées , en somme , bien plus que de simples manifestations d’un appétit fiscal irréfréné , révèlent l’essence même de ce système de représentation politique , fondé sur l’expression réitérée de multiples consentements sans lesquels les enjeux fondamentaux du pouvoir , les affaires difficiles et autres grosses besognes des lettres de convocation , ne pourraient être réglées de manière satisfaisante , en l’absence de tout instrument de contrainte institutionnelle . Au - delà de la nuance peut - être trop subtile entre un conseil qui engage et un consentement dont le prince peut , après tout , théoriquement se dispenser , c’est plutôt la détermination progressive de ce sujet politique , « royaume » , « peuple » ou « communauté » sans le consentement duquel , exprès ou tacite , il ne peut gouverner , qui constitue l’originalité première de tous les appels à l’expression d’une parole collective au sein des assemblées représentatives des derniers siècles du Moyen Âge . L’indétermination de la fonction de ces assemblées ( simple conseil ou consentement formel et légal ) n’est que le reflet d’une autre indétermination , celle de la souveraineté elle - même et de l’étendue réelle de la liberté du prince , encore bien loin d’un absolutisme qu’il revendique parfois . Le prochain chapitre s’intéressera à cette souveraineté inaccomplie , qui ouvre des espaces inattendus à certaines manifestations d’un pouvoir populaire

Souverainetés inachevées
 - Entre le prince et le peuple
passage extrait du Code de Justinien par les jurisconsultes italiens dès le XIIe siècle : « Ce qui plait au prince a force de loi » ( Quod principi placuit legis habet vigorem ) .
Nul mieux que l’empereur Frédéric II , dans le préambule des constitutions de Melfi pour le royaume de Sicile en 1231 , ne sut affirmer la suprématie du prince laïc , qui tire sa toute - puissance de la défense de la justice : « Le César doit donc être à la fois le Père et le Fils de la Justice » , au - dessus des lois ( legibus solutus ) et tirant de Dieu la permission de faire des lois , figurant dans sa personne même la « loi animée » . Pareille royauté désormais fondée sur la loi venait laïciser l’ancienne conception chrétienne du pouvoir , cristallisée dans la formule paulinienne de l’Épître aux Romains , « il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu » ( Omnis potestas a Deo , Rom . 13,1 ) , relayée par la théologie chrétienne depuis le haut Moyen Âge . Et en imitation de la puissance impériale , le roi de France , suivi par nombre de souverains chrétiens , invoque à l’appui de son autorité cet autre adage qui connaît une belle fortune : « Le roi est empereur en son royaume » , à la fois pour affermir son pouvoir temporel et pour échapper à un autre absolutisme en pleine genèse , celui de la théocratie pontificale .
Au même moment , dans les facultés de droit , l’émergence d’un courant d’interprétation des textes classiques de la tradition justinienne ,  représenté par les Italiens Bartole ( Bartolo da Sassoferrato , 1313 - 1357 ) et Balde ( Baldo degli Ubaldi , 1327 - 1400 ) , suscite lui aussi une réflexion concrète sur l’origine , la nature et les limitations du pouvoir , non seulement dans les grandes communes populaires de l’Italie centrale et septentrionale mais aussi dans l’empire , les royaumes et , bien entendu , dans le gouvernement de l’Église . Au total , cette quête de la meilleure forme de gouvernement se trouve unanime sur au moins un point , qui n’est pas du tout nouveau , celui de cette finalité qui doit être la quête du bien commun . Pour le reste , l’appel à une « constitution mixte » , mélange de monarchie , d’aristocratie et de démocratie , fait aussi partout consensus , mais les formes idéales de cette constitution et le degré de participation populaire , la nature même du peuple participant , varient immensément selon les auteurs . Là où un Gilles de Rome ( c . 1243 - 1316 ) penche nettement en faveur d’un pouvoir autocratique , ses contemporains Pierre d’Auvergne ( c . 1240 - 1304 ) et surtout Ptolémée de Lucques ( c . 1236 - 1327 ) insistent sur la nécessaire participation de la multitude au gouvernement de la cité , substituant un « pouvoir politique » au seul « pouvoir royal » . Certes , la multitude doit être éclairée , et non vile ou bestiale . Elle doit s’exprimer à travers sa partie la plus sage ou la mieux ordonnée

Sans surprise , ces réflexions théoriques sur les finalités et sur les modes du gouvernement , et tout particulièrement sur l’expression d’une voix populaire au sein de structures qui presque partout demeurent résolument monarchiques , trouvent écho dans les sources de la pratique , dans les lettres de convocation aux assemblées , dans la teneur des discours et des sermons qui y sont prononcés , dans la formulation de leurs avis , griefs et pétitions .


- La nécessité ne connaît pas de loi
Les rois de France convoquent des assemblées de la langue d’oïl à Paris en 1318 puis de nouveau en 1356 et 1357, par « grant necessité » ou « pure neccessité ». La reine Blanche de Navarre réunit un parlement de Sicile à Taormina en 1411 « pour la nécessité urgente du royaume ».
L’idée selon laquelle la nécessité crée un état d’exception qui permet de déroger à la règle de droit est fort ancienne. « la nécessité ne connaît pas de loi » (necessitas non habet legem), apparaît tôt dans le droit canon avant de trouver sa diffusion dans le droit civil, dans la théologie et dans la philosophie dès avant la fin du XIIe siècle.

Les états de Provence, en 1359, reprochent au sénéchal d’avoir « feint » le cas de nécessité  pour lever des troupes sans véritable justification. Et Philippe de Commynes dénonce la pratique des rois d’Angleterre de son temps qui, justifiant par la nécessité militaire la levée de subsides annuels, renvoient l’armée après seulement trois mois… Pour ce qui est du recours aux assemblées et de la fondation d’une parole politique, l’argument de nécessité joue un double rôle. D’une part, en associant les représentants de la communauté à des décisions qui outrepassent les cadres traditionnels du droit (porter atteinte à la propriété par la voie de l’impôt, modifier la loi ou la coutume, faire la guerre), il donne un surcroît de légitimité au pouvoir du prince et, en ce sens, il facilite l’émergence d’un premier absolutisme. Mais, d’autre part, en reconnaissant, par l’usage qu’ils en font, que de telles consultations sont politiquement indispensables, les princes fondent aussi la légitimité d’une parole du peuple qui peut s’avérer déterminante, tout en n’étant jamais juridiquement contraignante. En dernière analyse, l’argument de nécessité, un peu comme l’appel au jus resistendi, paraît exemplaire de ces situations d’incertitude ou d’indécidabilité par rapport au droit établi.

  • Du populus à l'universitas

On a vu, au chapitre précédent, l’importance au moins théorique que l’on accorde au peuple comme dépositaire initial de la souveraineté. L’expérience communale italienne, ici, apparaît fondamentale dans la première détermination d’un populus compris comme la totalité des habitants d’une cité exerçant, par le biais de leurs assemblées, de leurs conseils et de leurs magistrats, les prérogatives d’une souveraineté reconnue de facto sinon de jure par l’empereur Frédéric Ier lors de la paix de Constance en 1183. Le peuple, ou le commun, de ces villes, dès la fin du siècle précédent, avait développé une culture ou une « politique des assemblées » pour remplir le vide institutionnel laissé par l’effondrement des vieilles structures de pouvoir carolingiennes, celles du royaume d’Italie et de la marche de Toscane.
C’est justement ce peuple de « cavaliers et de citoyens » qui attire l’attention des glossateurs et des jurisconsultes dans les deux droits, lorsqu’ils réfléchissent aux enjeux de la souveraineté. L’un des plus anciens commentateurs du droit romain, Rogerius, dès la fin du XIIe siècle, place le peuple de ces grandes cités au même niveau que l’empereur, et définit la loi comme la volonté « de la communauté, c’est-à-dire du peuple » (universitatis, id est populi). Sur ces prémisses et dans cet environnement communal particulier, celui d’un peuple sociologiquement indéterminé mais possédant de réelles compétences politiques et militaires, les jurisconsultes fondent une doctrine qui, autour de la notion romaine d’universitas, donne une assise institutionnelle solide à des communautés urbaines qui bientôt s’érigent en véritables États territoriaux.


Cette idée juridique de l'universitas, dès le début du XIIIe siècle, s'étend bien au-delà des Alpes.


Qu'est-ce que le peuple ?
Il y a une indétermination conceptuelle des termes de peuple et de commun , aussi bien sous la plume des intellectuels que dans l’usage pratique des mécanismes de la représentation .

Le peuple comme corporation ? une figure idéalisée de l’ecclesia , de la société chrétienne en marche vers la parousie ?

En effet , la notion d’états , d’ordres ou de corps imprègne la réflexion médiévale sur les questions de stratification sociale. Depuis la magistrale systématisation proposée par les grands intellectuels du XIe siècle que furent Adalbéron de Laon et Gérard de Cambrai , la société médiévale aimait à se représenter comme l’intégration harmonieuse de trois ordres , dont les fonctions étaient à la fois différentes et complémentaires , ceux qui prient ( les oratores ) , ceux qui combattent ( les bellatores ) et tous les autres , ceux qui travaillent et plus spécifiquement , dans le contexte à nette prédominance rurale du temps , ceux qui cultivent le sol ( laboratores )

Une question se pose : quelle est la représentativité réelle de cette fiction du peuple assemblé ? N’y a-t-il pas dissonance entre une voix qui se dit et se fait reconnaître comme la voix de la communauté, dans ces formes institutionnelles en pleine émergence, et une voix plus inclusive qui, en particulier, saurait porter la parole des petits, des humbles, des paysans, ces oubliés de l’histoire auxquels une historiographie récente tend une oreille de plus en plus attentive ? Une dissonance, en d’autres mots, entre un « pays légal » et un « pays réel », qui étoufferait les échos d’une supposée vraie voix du peuple, au bénéfice des paroles ou des actions d’une fraction élitiste seule capable de parler en son nom ?  Est-il possible de proposer quelques pistes d’analyse, malgré la pauvreté des sources à notre disposition ?

 Dans les textes les plus anciens ,  et spécialement dans les lettres de convocation aux assemblées , lorsqu’il s’agit de désigner la population invitée à participer , ou le peuple entier comme bénéficiaire d’un privilège , les chancelleries royales ou princières utilisent des formules énumératives parfois fort longues , destinées à englober de la manière la plus large l’ensemble du corps social , regroupé de manière plus ou moins lâche autour des trois grands ordres de la nomenclature traditionnelle . Ainsi , en 1303 , Philippe le Bel convoque à Paris « les prélats , les églises et les personnes ecclésiastiques , les barons et les nobles ainsi que les autres habitants de notre royaume » . En 1356 , toujours à Paris , on sollicite « le bon conseil des prélats , chapitres , ducs , comtes , barons , nobles , bourgeois et autres sages du royaume

La formation du syntagme des « trois états » dans le royaume de France et dans bon nombre de principautés de l’Europe occidentale suit à peu près la même évolution et répond aux mêmes exigences de qualification d’une population en voie d’acquérir , en même temps que la conscience de son unité à travers la diversité de ses « états » , d’authentiques capacités politiques . La cristallisation ou la sédimentation de l’expression se fait précisément , comme dans le domaine aragonais , au cours des décennies 1350 et 1360 , et en lien avec les innovations fiscales liées aux exigences de la guerre .

L’expression « trois états » , à partir de ces années centrales du XIVe siècle , remplace progressivement les anciens processus énumératifs ,

L’idée selon laquelle les trois états , et eux seuls , formant corps en conjonction avec le roi , possèdent toute la légitimité nécessaire pour intervenir dans les affaires touchant le bien commun du royaume est très bien illustrée , pour la France de 1428 , par ce mémoire anonyme adressé à Charles VII au plus profond des troubles de la guerre de Cent Ans et de la guerre civile qui déchire le royaume : Pour bien conseillier le Roy en la grant neccessité en laquelle de present son royaume est et reduire ledit royaume a bonne transquilité , semble neccessaire l’assemblé des trois estas representans le corps publique dudit royaume affin que par le bon conseil du chef et corps ensemble par la grace du saint Esperitz laquelle reluist en toute congregacion faite ou non de Dieu et plus eficacement en une generale congregacion qu’en une petite , puissions parvenir et briefment a la fin que dessus .

Ne représentent » pas le pays , ils « sont » le pays  Ils n’existent réellement qu’à travers le processus d’une double forme de représentation , celle d’un corps du pays ou du Land face au prince , dans les assemblées , et celle , complémentaire mais parfois antagoniste , d’un pays et de son prince , qui ensemble et solidairement , forment ce Land . Par exemple, les participants à une assemblée de la Langue d’oïl réunie à Selles en 1423 sont dits « faisans et representans les gens des trois estas » ; un projet d’union des états du Languedoc en 1430 stipule que cette union « représentera une chose publique » et qu’elle « parlera et agira pour les trois états de la chose publique de la langue d’oc » et une assemblée du petit territoire du Velay , en 1499 , prétend « eulx fere et representer les troys estatz desdits pays et diocese » . La synthèse est accomplie , à l’échelle du royaume de France , en 1468 , lorsque la grande assemblée réunie à Tours par Louis XI se dit « faisant et représentant les trois estats generaux de ce royaume » . On ne peut mieux dire . Faire et représenter , trois états , états généraux : la figuration d’une communauté politique face au prince et en collaboration avec lui est ici pleinement assumée et c’est à bon droit que l’on peut considérer cette assemblée de Tours comme l’une des toutes premières véritables assemblées des « états généraux » de l’ensemble du royaume de France .

 - Réalité sociologique et représentation symbolique
Elles ne se réduisent pas à la simple manifestation d’un lien féodal ou seigneurial , car elles se fondent sur l’idée émergente d’un ordre public , d’une chose publique ou res publica qui transcende les liens de fidélité ou de dépendance personnelle

ces communautés , diverses par leur nature , qui regroupent à la fois des prélats , des nobles grands et petits et la masse d’une population qu’on ne désigne pas encore sous le terme générique de « tiers état » , sont plus complexes , au plan sociologique et dans le champ de la représentation politique , que les « peuples » urbains qui intéressaient les juristes du XIIe et du XIIIe siècle italien , beaucoup plus homogènes dans leur composition . « La nation ( gens ) est bien différente de la cité ( civitas ) ou du peuple ( populus ) » , écrivait Engelbert d’Admont , soulignant par là qu’on ne pouvait appliquer au gouvernement des plus vastes ensembles territoriaux les mêmes règles qu’aux simples cités .


 Une voix légitime

Selon Thomas d’Aquin, suivi en cela par Jean de Paris et par Guillaume d’Ockham, tout pouvoir vient de Dieu, certes, mais par le peuple (per populum). Cette assise populaire de la souveraineté trouve ses racines dans deux sources distinctes mais complémentaires. L’une appartient à la tradition juridique romaine. La lex regia, évoquée pour la première fois dans le Digeste (Dig. I, 4, 1), cette grande vulgate du droit tardo-antique et médiéval, affirmait que le pouvoir (l’imperium et la potestas) avait été placé par le peuple, détenteur originel de la souveraineté, entre les mains de l’empereur pour qu’il en dispose à son gré. Il est important de noter que cette proposition historico-mythique se place tout juste après l’énonciation du quod principi placuit, socle de la puissance souveraine, qu’elle justifie en l’expliquant. C’est bien parce que le peuple lui a délégué son pouvoir que l’empereur peut faire des lois selon sa volonté propre. L’autre source du mythe, présente déjà dans une lettre de Sénèque à Lucillius, plus philosophique et littéraire, évoquait la fin d’un âge d’or et d’un imaginaire communisme primitif. Dans la version qu’en donne Philippe de Beaumanoir, dans les Coutumes de Beauvaisis, à la fin du XIIIe siècle, la « communeté du pueple », pour mettre fin à l’état de guerre permanente, choisit le plus beau, le plus fort et le plus sage, pour en faire son roi « et li donnerent le povoir d’aus justicier et […] de fere commandemens et establissements seur aus ». Dans une version contemporaine mais nettement plus critique, sous la plume de Jean de Meung, dans le Roman de la Rose, c’est l’élection d’un « grand vilain » qui s’impose pour mettre fin aux turpitudes consécutives à la fin de cet âge d’or primitif. Et le satirique Renart le Contrefait en rajoute, pour qui « De toutes libertés s’osterent / Et en servages se bouterent ». Duns Scot, au commencement du XIVe siècle, donne une très belle synthèse de cette construction mythique : Dans une cité ou un territoire se trouvaient tout d’abord rassemblés des gens d’origine diverse, étrangers les uns aux autres. Personne n’était tenu d’obéir à un autre, puisque personne n’avait autorité sur son voisin. Alors, par suite d’un commun accord [ex mutuo consensu omnium] et en vue d’établir entre eux des rapports pacifiques, ces hommes ont pu élire l’un d’entre eux comme roi, en s’engageant à lui obéir en tout, soit à lui seul sa vie durant, soit à lui et à ses descendants. Jean Gerson, un siècle plus tard, lui fait écho, lorsqu’il écrit : « Pour le salut de tout le commun […] furent ordonnés les roys et les princes du commencement par commun accort de tous. » Et Jean Juvénal des Ursins tisse un récit analogue, à partir de « plusieurs histoires et croniques », selon lequel les seigneurs du « pais du royaulme de France », lassés des guerres continuelles qui les opposaient, « assemblerent de tous les gens des trois estas les plus souffisans, pour deliberer lequel ilz prendroient a seigneur souverain ». Mais que la source soit juridique, philosophique ou littéraire, que la dévolution originelle soit connotée positivement ou négativement, il reste que l’idée d’une origine populaire du pouvoir est communément admise.



 - Le mandat
 On est peu renseigné sur les procurations données par les membres des deux premiers ordres . Fondées généralement sur la force d’un lien personnel , elles semblent accorder sans trop de réserve les pleins pouvoirs à leurs mandataires . Mais il n’en va pas de même dans le cas des communautés qui , pour défendre leurs intérêts , hésitent le plus souvent à confier des pouvoirs trop étendus à ceux qu’elles chargent de répondre aux pressantes convocations de princes le plus souvent en quête de ressources financières accrues . La question du mandat de ces députés aux assemblées se trouve ainsi au cœur de l’histoire du développement de la représentation politique et elle a fait l’objet de nombreuses études et des interprétations les plus diverses . L’histoire de la procuration , pouvoir donné légalement par une personne à une autre pour agir en son nom , appartient , dans son origine , au droit privé et les grands principes fixés par le droit romain en sont bien connus , dans la tradition occidentale , dès le milieu du XIIIe siècle . L’octroi de pleins pouvoirs ( plena potestas ) , en particulier , permet au mandataire d’éviter d’avoir à référer ( referendum ) , c’est - à - dire à revenir à son commettant pour obtenir son approbation . Le commettant transporte ainsi toute son autorité dans la personne de son mandataire qui , par une fiction juridique éprouvée , est libre d’agir comme si celui - là était effectivement présent . L’enjeu , pour la construction d’une parole collective , on le voit , est de taille , car pour les communautés , qui constituent la masse de la population , la représentation passe obligatoirement par l’octroi d’un mandat et la qualité de ce mandat tient largement à la relation de confiance qui peut exister non seulement entre la communauté et le prince mais également , dans un jeu politique triangulaire , entre la communauté et son propre mandataire et entre celui - ci et le prince dans le cadre d’une assemblée .

Remarque : Les plus anciennes convocations mettaient déjà les sujets en garde contre toute limitation , pouvoirs insuffisants ( defectus potestatis en Angleterre en 1294 ) , obligation de référer ( excusatio relationis en France en 1302 ) que ceux - ci seraient tentés d’introduire dans les mandats donnés à leurs envoyés . Tout au long de la période , les lettres fulminent contre ces pratiques de « faire retour [ … ] , prendre delay ou excusation au contraire » ( Bourgogne , 1439 ) . Peine perdue , le plus souvent : ce sont des mandats impératifs que les communautés accordent , en lieu et place des mandats libres qui leur sont demandés . Dans ces mandats , les députés sont simplement autorisés à « entendre et rapporter » , la décision finale étant laissée à la communauté .

Ce que réclame le peuple
- Les termes de l'échange
trois grands thèmes qui sont autant de champs conceptuels : identité du pays , bon gouvernement et bien commun .
L’identité du pays ou de la communauté  et en tout premier lieu , le maintien , le rétablissement ou l’augmentation des privilèges et des libertés s’imposent à la lecture de la quasi - totalité des recueils de doléances , puisque ces questions sont au fondement même des pratiques de la représentation politique .

Protection des frontières pour la circulation des marchandises , uniformisation des poids , des mesures et des monnaies en usage sur un territoire déterminé ; promesse de non - aliénation domaniale ; demandes de ne pas avoir à combattre hors des frontières du pays ( Béarn , 1443 ) ou que les subsides levés dans le pays soient dépensés exclusivement pour sa défense propre ( Languedoc , tout au long du XVe siècle ) . L’une des requêtes les plus fréquemment rencontrées concerne le respect des fors judiciaires , défense des juridictions ordinaires contre les interventions extérieures ,

La mission de bon gouvernement qui incombe au prince passe par le contrôle de son entourage et de ses officiers et par l’exercice d’une bonne justice . => protestations contre des mauvais conseillers qui abusaient de souverains affaiblis par la défaite ( Jean le Bon ) ou par l’âge. 
Les officiers de tout rang suscitent les mêmes élans d’indignation , « gens inabiles , abiles touttefoiz a menger le peuple » qui s’enrichissent autant sur le dos des sujets qu’aux dépens du trésor des princes . « Quant ilz y entrent ilz sont povres et en yssent riches » , dénoncent les états parisiens de 1413 et le royaume , dans les doléances du commun aux états de 1484 , « est comme ung corps qui a esté évacué de son sang par diverses seignées » . 
Tous les miroirs et traités moraux le répètent à satiété et les doléances des assemblées ne manquent pas de marteler le thème . Le « devoir d’administration de justice » ( états de Provence , 1420 ) est au fondement du contrat moral qui unit le prince à ses sujets . Rendre « bonne justice » est inhérent à l’acte même de gouverner ,

 - Pauvreté, amour et bien commun
Pouvres subgez Lieu commun par excellence , l’argument de la pauvreté nourrit une rhétorique misérabiliste qui colore partout le langage de la supplique politique . Les états d’Auvergne en 1442 adressent au roi leurs requêtes « sur les pouvretez , afferes et calamitez dudit pays à vous nostre souverain seigneur diz et expousez [ … ] d’icelluy pays et de vosdiz pouvres subgez

Par ailleurs , cette pauvreté , associée aux guerres et aux épidémies , s’inscrit dans une sorte de triangle de la misère , conduisant à un autre fléau , celui du dépeuplement qui menace d’anéantir des communautés tout entières . Le Languedoc en 1457 se dit « depopulé , appouvry pour les mortalitez » et les états de la France anglaise réunis à Amiens en 1424 , parlant au nom de ce « povre peuple qui tant a a souffrir » , évoquent un pays « tellement depopulez que a peine est demouré oudit pais de cent hommes ung qui ne soient tous mors ou destruis » . La pauvreté invoquée est associée aux circonstances et notamment aux charges fiscales et militaires qui sont au cœur de cet échange , on s’en doute . Mais on l’invoque plus largement aussi , comme l’état naturel d’un peuple en quête d’une bienveillante protection . Les états d’Armagnac , en 1484 , pressent le comte leur seigneur de faire sa résidence dans son comté , « quar so sera aus paubres subgetz tres especiau confort [ … ] affin que lo paubre poble pusca vivre pacifficament en tranquilitat et tribalhar per gasanhar sa paubra vita . » 

La tradition chrétienne , on le sait , préconise un amour spécial du prince pour les pauvres qui ne sont pas seulement une des composantes socio - économiques de la population , mais aussi « une limite symbolique à l’exercice d’un pouvoir royal chrétien [ renvoyant ] aux obligations du souverain envers tout son peuple »  . Appel au bon gouvernement , l’argument de pauvreté est au cœur du système de la supplique . Comme « narration de soi , autoreprésentation stratégique » , il est la « condition artificielle que le suppliant doit assumer pour accéder au niveau de faiblesse méritant une protection » . Dans le contexte de la négociation conduite par les assemblées qui nous intéressent , l’argument s’enrichit parfois d’une référence explicite aux nécessités du peuple si totalement dépourvu : le roi doit entendre les « neccessitatz , affayres et paubrieras del pays » ( états de Languedoc en 1428 ) ; le député de la ville de Brignoles aux états de Provence en 1420 est chargé , dans ses instructions , de montrer la « grant pauretat et necessitat del pays » . Comment ne pas voir là une sorte de retournement , tentative de neutralisation , du fameux argument de la nécessité princière conduisant à l’état d’exception , qui se trouve dans le texte même des lettres de convocation reçues par leurs sujets ? À chacun ses nécessités ! Les rédacteurs des suppliques de ce « pauvre peuple » ne sont pas des illettrés et ils connaissent aussi bien le poids des mots que les notaires des chancelleries princières qui , sans doute , appartiennent aux mêmes milieux intellectuels et ils ont un même sens commun en partage . La question , par ailleurs , n’est pas de savoir si ce pauvre peuple envoyé au front est vraiment pauvre : il l’est certainement pour la plus grande part . En revanche , il ne faut pas oublier que ceux qui parlent en son nom , eux , ne sont pas pauvres , même s’ils s’incluent volontiers dans l’ensemble ainsi désigné , jeu subtil qui reflète , une fois de plus , la fracture fondamentale dans la notion même du peuple , qui sert à désigner simultanément le tout et sa partie la plus humble .

Raviz d’amour L’appel à la grâce miséricordieuse du prince conduit naturellement à un autre champ , non moins labouré , de l’imaginaire politique , qui est celui de l’amour , l’indispensable communion morale entre la tête et les membres de ce corps mystique si souvent évoqué . Les protestations d’amour surgissent dans tous les textes. Cet amour , affection ou dilection , qui n’est autre que la caritas de la tradition chrétienne , doit être réciproque

à Tours en 1484 , le chancelier du roi de France évoque , au nom du roi , ces sujets « qu’il aime et de qui il est aimé » , louant leur amour invincible ( immortalis caritas ) et les exhortant à « rester étroitement attachés ensemble des liens de l’amitié , de l’amour et d’une excellente concorde » . Les lettres de convocation de ses états par le duc de Savoie en 1465 en appellent à « l’amour qu’avons à eulx et celle qu’ilz ont tousiours eue à ladite maison de Savoye [ qui ] nous fait avoir plus grand désir de les veoir estre avecques nous et conférer de tous noz affaires et de la chose publicque » .

On le voit , la réciprocité de l’amour partagé est partout mise en valeur dans la construction du discours . Le roi de France assemble ses états du Limousin en 1486 , « affin de leur communiquer le tout et manifester l’amour et l’affection quil leur porte [ … ] et pour la bonne et vraye amour et loyauté quilz ont tousjours portee au roy » . Et , sans surprise , c’est l’octroi du subside , ce suprême effort porté par la grâce politique , qui suscite les plus émouvantes protestations d’amour . Les états assemblés à Clermont en 1421 en pleine guerre civile , pour le secours du dauphin de France , « d’abondance de cueur , sans considerer leurs possibilités , ont accordé telle somme qui leur a esté ouverte , comme raviz d’amour » .

« Dans cette relation psychologique et affective avec le pouvoir , pourrait bien résider , écrit Jacques Krynen , la cause la plus profonde de l’adhésion des Français à l’État monarchique » . Ajoutons : pas seulement des Français , mais bien plutôt de tous ces peuples de la chrétienté occidentale à la fin du Moyen Âge , qui placent la caritas au cœur même des relations d’échange qui fondent leurs sociétés politiques . Il n’est guère surprenant que leur parole en soit si totalement imprégnée .

-bien commun
les valeurs portées par ces élites de la société politique au nom de tous sont bien celles de l’utilité publique et du bien commun ; et ce serait une simplification abusive, certainement, de croire que ce langage du commun profit n’aurait été qu’un voile destiné à masquer la domination des puissants.



Une production d'écrits
La forme matérielle sous laquelle sont consignées puis conservées les pétitions et requêtes, au terme de ces assemblées, est un excellent indicateur du niveau d’autonomie ou d’institutionnalisation que les assemblées ont pu atteindre.

- Rolls anglais et procesos aragonais ont ceci de commun qu’ils enrobent, en quelque sorte, les listes de requêtes et de réponses dans une séquence narrative, récit de la négociation qui leur a donné forme et surtout de la procédure formelle qui leur a conféré un caractère exécutoire reconnu de tous, statuts du parlement en Angleterre, « actos de cortes » en Aragon. Ailleurs, la parole initiale n’est pas inscrite dans une longue narration, comme c’est le cas en Angleterre et en Aragon. Mais elle n’est pas non plus dénaturée par son passage en chancellerie. La séquence des requêtes et des réponses, qui scande l’échange politique, y demeure lisible. La rhétorique de la supplique originelle et l’opinion du prince, ses sanctions, ses refus et ses hésitations s’y reflètent aussi bien, créant au moins l’impression d’un dialogue bien vivant.  
- En d’autres cas, toutefois, les résolutions des assemblées, dûment négociées avec les agents du prince, se trouvent entièrement réécrites par le travail des chancelleries. Elles n’apparaissent plus qu’en filigrane, sous le verbe d’un discours de la volonté royale qui les a totalement englouties. Ceci est manifestement le cas de la monarchie française qui, tout en acceptant de négocier avec les trois états dans les circonstances les plus graves, ne se départit jamais de sa rhétorique de la « certaine science » pour faire presque entièrement siens les articles dont on sait, par ailleurs, qu’ils ont été l’objet de laborieuses séances de négociation. Ainsi se présentent plusieurs grandes ordonnances françaises de réformation, comme celle de mars 1357. Ses articles reproduisent les requêtes des « troiz estas du royaume de France de la langue d’oyl », mais la rédaction consigne la seule parole royale donnée en réponse : « Voulons que […] avons ordonné et ordonnons que […] promettons que […] » et ainsi de suite. Il faut en lire attentivement le préambule pour trouver une forme atténuée de reconnaissance de l’origine populaire de ces dispositions : Pour ce que de la clameur du peuple dudit royaume et des subgez, il est venu a nostre congnoissance qu’il ont esté grevez et travaillez plus que nous ne voulsissions […] nous considerans la grant obeissance et amour des diz subgez […] leur avons promis et accordé […] de nostre libéralité, auctorité et puissance les choses qui s’ensuivent. On peut en dire autant de la grande ordonnance cabochienne de mai 1413, cet immense projet de réformation du royaume qui sanctionnait la volonté des états généraux assemblés à Paris. Les « prelaz, chevaliers, escuiers, bourgois de noz citéz et bonnes villes », au terme de leurs délibérations, avaient bien présenté au roi un « certain roole en parchemin », rouleau gros comme le bras d’un homme disait-on, longue liste de griefs touchant tous les aspects du gouvernement du royaume. Mais dans l’ordonnance consécutive, Charles VI, « desirans de tout nostre cuer y mettre bonnes provisions et convenables remedes », donne sa réponse comme une manifestation de sa seule volonté : « avons fait, voulu et ordonné, faisons, voulons et ordonnons », aussi bien dans son préambule que dans le libellé de chacun des 258 articles du précieux document. Que cette ordonnance ait été presque immédiatement abrogée ne change rien à l’affaire. Il y avait bien là réponse aux doléances du peuple, mais la mise en écriture de cette réponse gommait toute trace de négociation, a fortiori de contractualité, pour transformer le tout en une bienveillante réponse aux humbles suppliques du pauvre peuple (« nous supplians tres humblement »), selon la rhétorique convenue. Les différences entre les rolls anglais, les procesos aragonais, les cahiers porteurs de sceaux ou de seings de validation, et les ordonnances qui gomment presque entièrement la parole originelle des assemblées, sont substantielles et il faut y prêter la plus grande attention car elles témoignent de l’état plus ou moins avancé d’un processus d’institutionnalisation qui s’accompagne d’une forme d’autoreconnaissance ou d’autoreprésentation des assemblées



Fonctionnement 
Faire ressortir la prégnance de cette idée de participation du peuple, la présence latente d’une conception souvent larvée de la souveraineté populaire, dans les actes de cette pratique qui partout prétend s’exprimer « au nom du peuple ».

Cf le discours de « proposition », lors des sessions d’ouverture. Complémentaires, en ce qu’ils fixent l’ordre du jour des assemblées, ces textes rappellent les grands principes qui sont au fondement de la représentation et dont il a aussi été fait état dans les chapitres précédents : la nécessité, les grandes affaires (ardua negotia), l’état du prince ou de ses sujets (status regis / status regni ou status patrie), l’utilité publique enfin et le bien commun qui sont le substrat profond ou le socle fondateur de toute l’action politique des derniers siècles du Moyen Âge. L’invitation à soumettre en toute liberté, et en contrepartie de la réponse aux demandes princières, des requêtes, pétitions ou griefs est aussi partie intégrante du processus et elle constitue fréquemment la dernière partie de la construction discursive des discours inauguraux . « Quant aucune chose vouldrés que puissons, nous la ferons vuolentiers », écrit encore le duc de Savoie dans une convocation de 1465. L’expression du consentement, en effet, a un prix et ce prix, lui aussi, est partout revendiqué, présenté sans fausse pudeur comme la contrepartie naturelle de l’obéissance des sujets. Entendre la « clameur du peuple », comme on l’écrit dans les ordonnances royales françaises de 1355 et de 1357, par la bouche des gens des états, cela est au fondement de ces « pactes d’exercice » de la souveraineté.




Conclusion

Au - delà de la vision réductrice d’un « succès » du parlement anglais , solidement assis sur des fondements déjà constitutionnels avant les règnes d’Henri VIII ou d’Elizabeth Ire , ou d’un « échec » des états généraux français , motifs historiographiques tenaces , ne faut - il pas voir plutôt dans cette évolution autre chose que des jeux à somme nulle où ce qui serait perdu par les uns serait gagné par les autres ? L’idée de réseaux de pouvoir ( power grids ) , au sein desquels dominants et dominés négocient partout et où le pouvoir des uns dépend de la reconnaissance des autres ( empowering interactions ) , semble plus appropriée. Elle permet de dépasser le vieux schéma interprétatif d’une quête de « pouvoirs » pour lui substituer la notion plus subtile mais combien plus féconde d ’ « autorité » .

Le sens propre de l’autorité , en effet , l’auctoritas du Sénat romain en complément et en opposition à la potestas impériale , a été clairement dévoilé par Théodore Mommsen au XIXe siècle : « plus qu’un conseil et moins qu’un ordre : un avis auquel on ne peut passer outre sans dommage. L’autorité repose sur un acte de liberté , excluant tout moyen extérieur de coercition et suppose l’acceptation de la hiérarchie et de la prééminence .

 Le moment parlementaire de la fin du Moyen Âge , ni démocratique ni révolutionnaire 



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