jeudi 26 septembre 2019

Les récits de la première croisade

Notes de lecture d'un article d'Élisabeth Crouzet "les arts de la mémoire" dans Rerum gestarum scriptor : histoire et historiographie au moyen âge , mélanges Michel Sot 2012

Sur la première croisade, les récits foisonnent car il fallait faire connaître aux vivants les pieuses entreprises de ceux qui avaient pris la voie du Seigneur, et que, au nom de ceux qui étaient "morts dans le Seigneur", puissent se distribuer aumônes et oraisons. Ces événements "inouïs et dignes de la plus grande admiration" devaient être conservés dans la mémoire des fidèles. Sans doute pouvait-on ainsi susciter le désir du pèlerinage et inciter au départ.
Les ambitions des rédacteurs de ces récits sont celles de tous les historiens du moyen âge : raconter ce qui a été, sauvegarder la mémoire du passé, distribuer les enseignements, parfois faire le panégyrique d'un chef, tout en n'oubliant jamais que, dans l'histoire, s'accomplit l'œuvre de dieu. Dans le cas précis du récit de Croisade, il faut ajouter une fonction sacrée au récit, qu'on peut presque voir comme une incantation destinée à maintenir dans l'histoire la transcendance d'une geste sacrée.

En moins de 20 ans durant la croisade ou juste après, ce sont huit auteurs qui écrivent l'histoire de l'expédition de Jérusalem. Ils composent les histoires primitives, ensuite largement reprises. Ce sont des chroniqueurs, tous plutôt liés à un seigneur ou un contingent dont ils ont tendance à privilégier la mémoire. Par ordre chronologique, ce sont l'Anonyme normand, Raymond d'Agiles, Pierre Tudebode, Foucher de Chartres. Ils fabriquent et composent l'histoire des hauts faits d'une guerre menée avec une immense ferveur. Puis trois moines et leur mise en récit, Robert le Moine, Baudri de bourgueil, Guibert de Nogent ( laïc) et Raoul de Caen. Ceux-ci reprennent le récit, au prix d'une reécriture. En effet, ils en poncent les aspérités.
Les premiers narrateurs décrivaient sans que leur plume ne tremble les horreurs et la violence extrême de la guerre, y compris celles commises par les croisés. La violence pour eux s'accomplissait au nom de Dieu et selon sa volonté, au cri de "Dieu le veut". En décembre 1098, Jérusalem est prise  après un siège de quelques semaines. La ville est pillée, et on marche sur les cadavres disent les chroniqueurs. L'amoncellement des morts rend plus manifeste encore l'immense victoire des croisés. Raymond d'Agiles évoque la puanteur des cadavres, mais il préfère s'attarder sur la tranquillité des combattants chrétiens enfin au repos ("sine fastidio") après tant de souffrances qu'il a détaillé tout au long du récit. Détail morbide qu'il cite, tout comme l'Anonyme normand, ils ouvraient les cadavres, fouillant dans les intestins, car on y avait trouvé des pièces d'or. Ils rapportent même que, pour survivre alors que la famine règne, les croisés vont manger les cadavres en décomposition des vaincus. Deux autres chroniqueurs expriment, à demi-mot une plus grande distance vis-à-vis de cet épisode : "on a rapporté, "ce sont les Thafurs"...
2e exemple : la description du massacre qui suit la prise d'assaut du Temple de Salomon.  Chez Raymond d'Agiles, on marchait à cheval dans le sang. Chez Baudri, des ruisseaux de sang coulent jusqu'aux chevilles. Pour l'Anonyme, "nul n'a jamais ouï, nul n'a jamais vu un pareil carnage de la gent païenne".
Les mémorialistes de la 2e génération vont atténuer voire gommer ces épisodes, pour proposer un modèle de guerrier plus conforme. Difficile en effet, alors que l'Eglise s'emploie à cetet époque de pacifier la société chrétienne, d'exalter la joie de tant de morts. Déjà avec Foucher de Chartes puis Guibert de Nogent, les milites (soldats, guerriers) se voient purifiés ("purgatio") par la bataille des péchés liés à leur condition. La grâce divine peut leur être donnée par la croisade, assimilée à un martyre s'ils meurent au combat. Le discours du pape Urbain II au concile de Clermont, appelant à la croisade, est donc abondamment repris : "Qu'ils combattent maintenant comme il est juste, ceux qui autrefois tournaient leurs armes contre des frères du même sang qu'eux".  De ces guerriers croisés, Guibert de Nogent écrit qu'au moment du siège d'Antioche, ils "menaient une vie, non de chevaliers, mais de moines" et se soumettaient à toutes sortes de privations. Les textes de la 2e génération, qui sont des textes issus des milieux monastiques, ont opéré une re-pacification (textuelle) des guerriers revenus, du fait de la guerre sainte, à la violence sans règle de leurs ancêtres.

Bilan : On peut donc mettre en évidence des strates successives d'une mémoire collective des croisades. On voit s'opérer un processus de façonnement des faits et de leur mémoire selon des enjeux contemporains. La construction narrative, procédant selon les auteurs et les moments d'écriture de manière plurielle a proposé et composé des logiques historiques particularisées.


La prise de Jerusalem

4 textes pour monter une activité de comparaison des sources :
- soit pour illustrer l'article ci dessus, comparer le texte de l'anonyme normand avec celui de Guillaume de Tyr, plus tardif
- soit confronter source "croisée" et source musulmane









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