vendredi 6 septembre 2019

1932, le scandale des fraudes fiscales

1932 : l'affaire des fraudes fiscales et le gouvernement Herriot
Sébastien Guex, université de Lausanne. L'Economie politique n° 033 - janvier 2007
L'histoire de la IIIe République durant l'entre-deux-guerres est parsemée de scandales politico-financiers. L'affaire Stavisky est la la plus célèbre. Le scandale dit "des fraudes fiscales" ou "de la Banque commerciale de Bâle", survenu durant les derniers mois de 1932, a sombré dans un profond oubli en France. Pourtant, ce scandale vaut qu'on s'y arrête. Ne serait-ce que parce qu'il a fortement contribué, en Suisse, au renforcement et à l'institutionnalisation, en 1934, du célèbre secret bancaire. Mais dans une perspective française, l'affaire des fraudes fiscales est aussi intéressante.

Le scandale
Le 27 octobre 1932, sur demande provenant du ministère des Finances, le commissaire de la Sûreté générale dirige une minutieuse perquisition dans un appartement discrètement loué par l'une des plus grandes banques suisses de l'époque, la Banque commerciale de Bâle (BCB). La Sûreté saisit de nombreux papiers. Parmi ceux-ci figurent des documents particulièrement sensibles et notamment des carnets où se trouve une longue liste des noms et adresses des clients de la banque. Il ressort des interrogatoires et des papiers saisis que la BCB entretient cette sorte d'agence, non déclarée aux autorités françaises et donc clandestine, depuis 1927 en tout cas, permettant aux propriétaires de frauder l'impôt. L'ampleur de la fraude est gigantesque. La somme de la fortune qui échappe au fisc se situe entre 1 et 2 milliards de francs français de l'époque, privant l'Etat de recettes de plusieurs dizaines de millions de francs par année. Les carnets saisis font apparaître que plus de 1 000 personnes sont impliquées, la très grande majorité appartenant à la haute société: trois sénateurs et un député influents, une douzaine de généraux, deux évêques, deux conseillers à la cour d'appel de Paris, de grands industriels ou brasseurs d'affaires, parmi lesquels la famille Peugeot, la famille Coty, propriétaire du quotidien Le Figaro, le directeur général du grand journal parisien Le Matin, ou encore Maurice Mignon, l'un des plus importants distributeurs de publicité financière auprès de la presse française. A eux seuls, les noms à particule ne constituent pas loin de 10% de la liste.
Une dizaine de jours après la perquisition, l'affaire commence à s'ébruiter. Le 8 novembre 1932, en effet, le député socialiste Fabien Albertin dépose une interpellation à la Chambre des députés "sur les mesures que le gouvernement compte prendre pour réprimer les graves fraudes fiscales récemment découvertes". Le jour même, le principal quotidien socialiste, Le Populaire, publie un long article en première page où, sous le titre "Scandale sur scandale", il commente l'interpellation en exprimant l'espoir que "les malandrins qui fraudent le fisc (seront) impitoyablement châtiés".
La discussion mouvementée à la Chambre, dont la presse se fait largement l'écho, semble accroître la pression sur les autorités gouvernementales et judiciaires et accélère ainsi les choses. Il est convenu, à la demande expresse du ministre de la Justice de demander immédiatement la levée de l'immunité des quatre parlementaires impliqués. Enfin la totalité des trente-huit juges d'instruction du Parquet de la Seine sont mis sur l'affaire, en répartissant entre eux les dossiers ouverts, dont le nombre atteindra finalement 1 084. Durant la semaine suivante, les autorités françaises entreprennent encore deux démarches qui stimulent l'intérêt public pour le scandale. Le 23 novembre, le Parquet rend publique une liste comprenant les noms et les adresses des quelque 130 premiers inculpés. Plusieurs quotidiens la font paraître le lendemain. A partir de la fin du mois de novembre, on entre dans une nouvelle phase, celle où, suite à une politique active de neutralisation et d'enlisement, le scandale retombe. Le Populaire ne s'y trompe pas, qui écrit, le 9 décembre 1932: "petit à petit, l'étouffement s'organise".
Les étapes comme les facteurs qui conduisent à l'étouffement se laissent suivre assez facilement.
·         Premier facteur : les autorités ne mandatent, et cette fois-ci leur décision reste très discrète, que quatre experts-comptables pour examiner les 1 084 dossiers ouverts, dont la plupart sont d'une redoutable complexité. Le Populaire (22 nov. 1932) a beau dénoncer cette décision qui "se moque littéralement de l'opinion" et vise à rendre la "justice (…) paralytique", sa protestation n'aura aucun effet.
·         Second élément: la divulgation des noms des 130 premiers inculpés provoque une très vive réprobation. Plusieurs députés interpellent furieusement le gouvernement à la Chambre. Quant à la presse de droite, elle s'étrangle d'indignation. Le Figaro (25 et 27 nov. 1932) voit par exemple, dans cette disposition, l'expression de l'"anarchie" et de la "dictature de la délation" . Devant cette tempête, les autorités reculent: elles cessent aussitôt la communication des noms.
·         Contrairement à la plupart des autres affaires politico-financières de l'entre-deux-guerres, lors desquelles les quotidiens de gauche mais aussi de la droite musclée ou antiparlementaire ainsi que la presse "à sensation", à l'instar de Paris-Soir, attisent ou déclenchent même l'incendie, les fronts se présentent très différemment dans ce cas-ci. La presse de droite, qu'elle soit modérée ou dure, ainsi que les journaux à sensation tentent, dès le début, d'étouffer l'affaire. Dans ce sens, on emploie deux méthodes. D'une part, le silence. C'est à peine si Paris-Soir mentionne le scandale: quatre minuscules articles, et c'est tout. L'Action Française comme Le Matin sont aussi d'une discrétion inhabituelle. Le Figaro ainsi que les quotidiens de droite plus modérés, comme Le Petit Journal, Le Petit Parisien ou Le Temps, accordent, certes, davantage de place à l'événement (entre une dizaine et une vingtaine d'articles chacun), mais se taisent le plus rapidement possible. L'autre méthode utilisée, parfois en parallèle, relève d'une tactique éprouvée dans ce genre d'affaires. Au lieu de dénoncer la fraude et ceux qui en profitent, on accuse les impôts et le fisc, dépeints comme exorbitants, monstrueux et pousse-au-crime. Ainsi drapée des vertus de la légitime défense, la fraude fiscale est banalisée, bientôt justifiée, le scandale minimisé et l'Etat condamné.

Dans cette voie, ce sont Le Figaro et L'Action française qui se montrent les plus actifs. Commentant l'interpellation d'Albertin, l'éditorial du Figaro dénonce, dès le lendemain (11 nov. 1932), "le fisc, ses excès et ses inquisitions (…) détestables" qui poussent à "se demander si (…) l'impôt abusif ne crée pas nécessairement le délit, si blâmable soit-il". Le ton du Figaro ira crescendo. Le 27 novembre, par exemple, un éditorial s'écrie: "Le vrai scandale est (…) d'abord la spoliation fiscale d'inspiration socialiste et démagogique qui ruine la France et fait naître la fraude". Quelques jours plus tard (9 déc. 1932), François Coty, sous le titre "Termites", n'a pas de mots assez durs pour le fisc qui "écrase la nation française" par "ses appétits déchaînés", son "pillage" et sa "curée démagogique". Même son de cloche à L'Action Française. "Il y a des fraudeurs parce que les taxes sont trop lourdes" (13 nov. 1932).
Seule la presse socialiste ou communiste s'est efforcée de souffler sur la braise. Mais ses moyens d'investigation et son audience étaient beaucoup trop limités, en 1932, pour mettre en échec la stratégie du silence et de la banalisation déployée par le reste des journaux
·         Un quatrième et important facteur a contribué à enliser et étouffer l'affaire. La commission du Sénat refuse la levée de l'immunité des trois sénateurs impliqués.
·         La chute du gouvernement Herriot, le 14 décembre 1932, va également contribuer - et il s'agit du dernier facteur - à enliser l'affaire. Certes, le nouveau garde des Sceaux ne paraît pas décourager la justice de suivre son cours. Ce n'est pas le cas, en revanche, du nouveau ministre des Finances, un pilier de la droite modérée, qui n'est autre que le président de la commission du Sénat dont on vient de parler. Il rejoint, parmi les trois ministères qui s'occupent de l'affaire (Finances, Justice, Affaires étrangères), la position du Quai d'Orsay qui, très vite, a cherché à apaiser le scandale afin, notamment, de ne pas s'aliéner les banques et le marché financier suisses.
En fin de compte, seule toute petite partie des personnes impliquées sera condamnés - à des peines d'amendes - à la suite de jugements qui s'étaleront de 1935 à 1944. Quant aux responsables suisses de l'agence clandestine de la BCB à Paris, ils seront condamnés en juin 1948, seize ans après l'affaire, à des peines de prison (avec sursis), mais bénéficieront immédiatement d'une amnistie.

Les aspects politiques du scandale
La  perquisition de l'agence clandestine de la BCB n'avait "pas été simplement le fait du hasard". En effet, l'attention des plus hautes sphères politiques avait été attirée depuis fort longtemps, six ans au moins, sur les activités déployées dans l'Hexagone par les banques helvétiques dans le but d'attirer la clientèle française en lui permettant de frauder le fisc. Un rapport de mai 1929 citait même nommément la Banque commerciale de Bâle. Mais durant toutes ces années, les autorités ne réagissent pas.
Cela change durant la seconde moitié de 1932. Rappelons que, suite à la victoire de son parti aux élections législatives de mai 1932, Edouard Herriot est nommé pour son second grand mandat en tant que président du Conseil. Début juin, il forme un gouvernement quasiment homogène, au sens où celui-ci ne comprend que des membres du centre et de l'aile droite du Parti radical-socialiste et n'inclut aucun représentant de l'aile gauche du parti et, a fortiori, aucun socialiste. Face à la grave crise économique qui touche la France, ce gouvernement préconise une vigoureuse politique déflationniste, dont la clé de voûte est le rétablissement de l'équilibre budgétaire par la diminution des dépenses. Une telle politique s'attaque particulièrement aux employés de l'Etat et, de manière plus générale, aux salariés, mais elle mécontente aussi de vastes couches parmi les agriculteurs, les commerçants et les artisans. Aussi le ministère Herriot se heurte-t-il non seulement aux socialistes mais, fâchant l'électorat radical, il suscite également l'opposition d'une partie croissante de son propre parti. Le soutien dont il dispose au Parlement s'effrite rapidement. En juillet 1932 déjà, lors de la première discussion que le Palais-Bourbon consacre aux propositions financières du gouvernement, l'atmosphère est si tendue que Herriot estime sa chute possible. C'est ce contexte politique particulier qui permet de comprendre le déclenchement de l'affaire. En déclenchant l'affaire des fraudes fiscales, le gouvernement tente de redorer son blason auprès des socialistes et de l'aile gauche du Parti radical. En s'en prenant spectaculairement à la fraude, il s'agit donc pour le gouvernement de frapper l'opinion publique en lui montrant que, s'il exige des sacrifices des couches populaires, il n'hésite pas, par ailleurs, à s'attaquer aux riches et aux puissants. Autrement dit, il cherche à faire passer l'amertume des mesures d'austérité auprès du public, et plus particulièrement auprès des socialistes et de l'aile gauche des radicaux, en leur offrant, en guise de compensation, le sucre d'une répression accrue de la fraude fiscale.

Mais pourquoi le gouvernement Herriot est-il tombé?
A l'opposition des socialistes et de la droite dure vient s'ajouter celle de nombreux députés du centre et de la droite modérée.  Ainsi, il est difficile de penser que l'inculpation d'un nombre si élevé de personnages aussi considérables, dans le cadre du scandale, n'ait pas puissamment nourri la colère et les rancunes contre le gouvernement et n'ait donc pas considérablement influencé le vote de défiance de la Chambre, vote qui intervient, rappelons-le, un mois seulement après la révélation de l'affaire. D'autant plus - suprême sacrilège - que les noms d'une partie non négligeable d'entre eux ont été livrés à l'opprobre du public.

Dans une tentative désespérée de mieux faire passer sa politique déflationniste sur sa gauche, le gouvernement Herriot s'est risqué à ouvrir cette boîte de Pandore qu'est la fraude fiscale. Mal lui en a pris: suscitant l'ire de tous ceux qui tenaient à refermer cette boîte au plus vite, il n'a pas tardé à être balayé. Pour les fortunes de France, le compte en Suisse avait encore de beaux jours devant lui.


Analyse :
Comment le pouvoir politique utilise-t-il la presse pour des objectifs politiques ?
La presse est-elle indépendante ? Comment reflète-t-elle les divisions politiques de l’époque ?




BILAN


Ce que les faits nous apprennent : la presse à l’époque est libre (depuis la loi de 1881) et elle est largement militante : les partis politiques ont leurs titres de presse. Elle a un rôle d’interpellation du politique. C’est ainsi que le scandale est révélé et alimenté par le quotidien du parti socialiste Le Populaire et des contrefeux sont organisés par la presse de droite Le Figaro ou l’Action française. Donc, 1er enseignement : le débat qui organise l’opinion publique est alimenté et structuré par la presse d’opinion.
En ce qui concerne les rapports entre pouvoir politique et pouvoir médiatique : on comprend à la lecture du document que le gouvernement Herriot (de centre droit) a tenté d’instrumentaliser la presse en permettant qu’éclate le scandale. Son idée, c’est de faire de la politique par la presse (se concilier les forces de gauche en lâchant du lest sur la corruption) mais très vite, il va chuter. Pourquoi ? parce qu’il joue l’opinion publique, qui ne se mobilise pas tellement et ne descend pas dans la rue, contre les élites économiques, qui elles, se mobilisent dans la presse sur des thèmes de lutte contre l’impôt, qui « obligerait les riches à frauder » (!) (= contrefeu)  et qui décrédibilise et étouffe le scandale. La droite mobilise aussi à l’Assemblée les députés de droite qui s’unissent et ont une majorité pour faire chuter le gouvernement.

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