1932 : l'affaire des fraudes
fiscales et le gouvernement Herriot
Sébastien Guex, université de Lausanne. L'Economie
politique n° 033 - janvier 2007
L'histoire de la IIIe République durant l'entre-deux-guerres est parsemée
de scandales politico-financiers. L'affaire Stavisky est la la plus célèbre. Le
scandale dit "des fraudes fiscales" ou "de la Banque commerciale
de Bâle", survenu durant les derniers mois de 1932, a sombré dans un
profond oubli en France. Pourtant, ce scandale vaut qu'on s'y arrête. Ne
serait-ce que parce qu'il a fortement contribué, en Suisse, au renforcement et
à l'institutionnalisation, en 1934, du célèbre secret bancaire. Mais dans une
perspective française, l'affaire des fraudes fiscales est aussi intéressante.
Le scandale
Le 27 octobre 1932, sur demande provenant du ministère des Finances, le
commissaire de la Sûreté générale dirige une minutieuse perquisition dans un
appartement discrètement loué par l'une des plus grandes banques suisses de
l'époque, la Banque commerciale de Bâle (BCB). La Sûreté saisit de nombreux
papiers. Parmi ceux-ci figurent des documents particulièrement sensibles et
notamment des carnets où se trouve une longue liste des noms et adresses des
clients de la banque. Il ressort des interrogatoires et des papiers saisis que
la BCB entretient cette sorte d'agence, non déclarée aux autorités françaises
et donc clandestine, depuis 1927 en tout cas, permettant aux propriétaires de
frauder l'impôt. L'ampleur de la fraude
est gigantesque. La somme de la fortune qui échappe au fisc se situe entre 1 et
2 milliards de francs français de l'époque, privant l'Etat de recettes de
plusieurs dizaines de millions de francs par année. Les carnets saisis font apparaître
que plus de 1 000 personnes sont impliquées, la très grande majorité
appartenant à la haute société: trois sénateurs et un député influents, une
douzaine de généraux, deux évêques, deux conseillers à la cour d'appel de
Paris, de grands industriels ou brasseurs d'affaires, parmi lesquels la famille
Peugeot, la famille Coty, propriétaire du quotidien Le Figaro, le
directeur général du grand journal parisien Le Matin, ou encore Maurice
Mignon, l'un des plus importants distributeurs de publicité financière auprès
de la presse française. A eux seuls, les noms à particule ne constituent pas
loin de 10% de la liste.
Une dizaine de jours après la perquisition, l'affaire commence à
s'ébruiter. Le 8 novembre 1932, en effet, le député socialiste Fabien Albertin
dépose une interpellation à la Chambre des députés "sur les mesures que
le gouvernement compte prendre pour réprimer les graves fraudes fiscales
récemment découvertes". Le jour même, le principal quotidien
socialiste, Le Populaire, publie un long article en première page où,
sous le titre "Scandale sur scandale", il commente l'interpellation
en exprimant l'espoir que "les malandrins qui fraudent le fisc (seront)
impitoyablement châtiés".
La discussion mouvementée à la Chambre, dont la presse se fait largement
l'écho, semble accroître la pression sur les autorités gouvernementales et
judiciaires et accélère ainsi les choses. Il est convenu, à la demande expresse
du ministre de la Justice de demander immédiatement la levée de l'immunité des
quatre parlementaires impliqués. Enfin la totalité des trente-huit juges
d'instruction du Parquet de la Seine sont mis sur l'affaire, en répartissant
entre eux les dossiers ouverts, dont le nombre atteindra finalement 1 084. Durant
la semaine suivante, les autorités françaises entreprennent encore deux
démarches qui stimulent l'intérêt public pour le scandale. Le 23 novembre, le
Parquet rend publique une liste comprenant les noms et les adresses des quelque
130 premiers inculpés. Plusieurs quotidiens la font paraître le lendemain. A
partir de la fin du mois de novembre, on entre dans une nouvelle phase, celle
où, suite à une politique active de
neutralisation et d'enlisement, le scandale retombe. Le Populaire ne s'y trompe pas, qui
écrit, le 9 décembre 1932: "petit à petit, l'étouffement
s'organise".
Les étapes comme les facteurs qui
conduisent à l'étouffement se laissent suivre assez facilement.
·
Premier facteur : les autorités ne mandatent, et cette fois-ci leur
décision reste très discrète, que quatre experts-comptables pour examiner les 1
084 dossiers ouverts, dont la plupart sont d'une redoutable complexité. Le
Populaire (22 nov. 1932) a beau dénoncer cette décision qui "se
moque littéralement de l'opinion" et vise à rendre la "justice
(…) paralytique", sa protestation n'aura aucun effet.
·
Second élément: la divulgation des noms des 130 premiers inculpés provoque
une très vive réprobation. Plusieurs députés interpellent furieusement le
gouvernement à la Chambre. Quant à la presse de droite, elle s'étrangle
d'indignation. Le Figaro (25 et 27 nov. 1932) voit par exemple, dans
cette disposition, l'expression de l'"anarchie" et de la "dictature
de la délation" . Devant cette tempête, les autorités reculent: elles
cessent aussitôt la communication des noms.
·
Contrairement à la plupart des autres affaires politico-financières de
l'entre-deux-guerres, lors desquelles les quotidiens de gauche mais aussi de la
droite musclée ou antiparlementaire ainsi que la presse "à
sensation", à l'instar de Paris-Soir, attisent ou déclenchent même
l'incendie, les fronts se présentent très différemment dans ce cas-ci. La presse de droite, qu'elle soit
modérée ou dure, ainsi que les journaux à sensation tentent, dès le début,
d'étouffer l'affaire. Dans ce sens, on emploie deux méthodes. D'une part, le
silence. C'est à peine si Paris-Soir mentionne le scandale: quatre minuscules
articles, et c'est tout. L'Action Française comme Le Matin sont
aussi d'une discrétion inhabituelle. Le Figaro ainsi que les quotidiens
de droite plus modérés, comme Le Petit Journal, Le Petit Parisien ou Le
Temps, accordent, certes, davantage de place à l'événement (entre une
dizaine et une vingtaine d'articles chacun), mais se taisent le plus rapidement
possible. L'autre méthode utilisée, parfois en parallèle, relève d'une tactique
éprouvée dans ce genre d'affaires. Au lieu de dénoncer la fraude et ceux qui en
profitent, on accuse les impôts et le fisc, dépeints comme exorbitants,
monstrueux et pousse-au-crime. Ainsi drapée des vertus de la légitime défense,
la fraude fiscale est banalisée, bientôt justifiée, le scandale minimisé et
l'Etat condamné.
Dans cette voie, ce sont Le Figaro et L'Action française qui
se montrent les plus actifs. Commentant l'interpellation d'Albertin,
l'éditorial du Figaro dénonce, dès le lendemain (11 nov. 1932), "le
fisc, ses excès et ses inquisitions (…) détestables" qui
poussent à "se demander si (…) l'impôt abusif ne crée pas
nécessairement le délit, si blâmable soit-il". Le ton du Figaro
ira crescendo. Le 27 novembre, par exemple, un éditorial s'écrie: "Le
vrai scandale est (…) d'abord la spoliation fiscale d'inspiration
socialiste et démagogique qui ruine la France et fait naître la fraude".
Quelques jours plus tard (9 déc. 1932), François Coty, sous le titre
"Termites", n'a pas de mots assez durs pour le fisc qui "écrase
la nation française" par "ses appétits déchaînés", son
"pillage" et sa "curée démagogique". Même son
de cloche à L'Action Française. "Il y a des fraudeurs parce que
les taxes sont trop lourdes" (13 nov. 1932).
Seule la presse socialiste ou communiste s'est efforcée de souffler sur la braise.
Mais ses moyens d'investigation et son audience étaient beaucoup trop limités,
en 1932, pour mettre en échec la stratégie du silence et de la banalisation
déployée par le reste des journaux
·
Un quatrième et important facteur a contribué à enliser et étouffer
l'affaire. La commission du Sénat refuse la levée de l'immunité des trois
sénateurs impliqués.
·
La chute du gouvernement Herriot, le 14 décembre 1932, va également
contribuer - et il s'agit du dernier facteur - à enliser l'affaire. Certes, le nouveau
garde des Sceaux ne paraît pas décourager la justice de suivre son cours. Ce
n'est pas le cas, en revanche, du nouveau ministre des Finances, un pilier de
la droite modérée, qui n'est autre que le président de la commission du Sénat
dont on vient de parler. Il rejoint, parmi les trois ministères qui s'occupent
de l'affaire (Finances, Justice, Affaires étrangères), la position du Quai
d'Orsay qui, très vite, a cherché à apaiser le scandale afin, notamment, de ne
pas s'aliéner les banques et le marché financier suisses.
En fin de compte, seule toute petite partie des personnes impliquées sera
condamnés - à des peines d'amendes - à la suite de jugements qui s'étaleront de
1935 à 1944. Quant aux responsables suisses de l'agence clandestine de la BCB à
Paris, ils seront condamnés en juin 1948, seize ans après l'affaire, à des
peines de prison (avec sursis), mais bénéficieront immédiatement d'une
amnistie.
Les aspects politiques du scandale
La perquisition de l'agence
clandestine de la BCB n'avait "pas été simplement le fait du
hasard". En effet, l'attention des plus hautes sphères politiques avait
été attirée depuis fort longtemps, six ans au moins, sur les activités
déployées dans l'Hexagone par les banques helvétiques dans le but d'attirer la
clientèle française en lui permettant de frauder le fisc. Un rapport de mai
1929 citait même nommément la Banque commerciale de Bâle. Mais durant toutes
ces années, les autorités ne réagissent pas.
Cela change durant la seconde moitié de 1932. Rappelons que, suite à la
victoire de son parti aux élections législatives de mai 1932, Edouard Herriot
est nommé pour son second grand mandat en tant que président du Conseil. Début
juin, il forme un gouvernement quasiment homogène, au sens où celui-ci ne
comprend que des membres du centre et de l'aile droite du Parti
radical-socialiste et n'inclut aucun représentant de l'aile gauche du parti et,
a fortiori, aucun socialiste. Face à la grave crise économique qui touche
la France, ce gouvernement préconise une vigoureuse politique déflationniste,
dont la clé de voûte est le rétablissement de l'équilibre budgétaire par la
diminution des dépenses. Une telle politique s'attaque particulièrement aux
employés de l'Etat et, de manière plus générale, aux salariés, mais elle
mécontente aussi de vastes couches parmi les agriculteurs, les commerçants et
les artisans. Aussi le ministère Herriot se heurte-t-il non seulement aux
socialistes mais, fâchant l'électorat radical, il suscite également
l'opposition d'une partie croissante de son propre parti. Le soutien dont il
dispose au Parlement s'effrite rapidement. En
juillet 1932 déjà, lors de la première discussion que le Palais-Bourbon
consacre aux propositions financières du gouvernement, l'atmosphère est si
tendue que Herriot estime sa chute possible. C'est ce contexte politique
particulier qui permet de comprendre le déclenchement de l'affaire. En
déclenchant l'affaire des fraudes fiscales, le gouvernement tente de redorer
son blason auprès des socialistes et de l'aile gauche du Parti radical. En s'en
prenant spectaculairement à la fraude, il s'agit donc pour le gouvernement de
frapper l'opinion publique en lui montrant que, s'il exige des sacrifices des
couches populaires, il n'hésite pas, par ailleurs, à s'attaquer aux riches et
aux puissants. Autrement dit, il cherche à faire passer l'amertume des mesures
d'austérité auprès du public, et plus particulièrement auprès des socialistes
et de l'aile gauche des radicaux, en leur offrant, en guise de compensation, le
sucre d'une répression accrue de la fraude fiscale.
Mais pourquoi le gouvernement Herriot est-il tombé?
A l'opposition des socialistes et de la droite dure vient s'ajouter celle
de nombreux députés du centre et de la droite modérée. Ainsi, il est difficile de penser que
l'inculpation d'un nombre si élevé de personnages aussi considérables, dans le
cadre du scandale, n'ait pas puissamment nourri la colère et les rancunes
contre le gouvernement et n'ait donc pas considérablement influencé le vote de
défiance de la Chambre, vote qui intervient, rappelons-le, un mois seulement
après la révélation de l'affaire. D'autant plus - suprême sacrilège - que les
noms d'une partie non négligeable d'entre eux ont été livrés à l'opprobre du
public.
Dans une tentative
désespérée de mieux faire passer sa politique déflationniste sur sa gauche, le
gouvernement Herriot s'est risqué à ouvrir cette boîte de Pandore qu'est la
fraude fiscale. Mal lui en a pris: suscitant l'ire de tous ceux qui tenaient à
refermer cette boîte au plus vite, il n'a pas tardé à être balayé. Pour les
fortunes de France, le compte en Suisse avait encore de beaux jours devant lui.
Analyse :
Comment le
pouvoir politique utilise-t-il la presse pour des objectifs politiques ?
La presse
est-elle indépendante ? Comment reflète-t-elle les divisions politiques de
l’époque ?
BILAN
Ce que les faits nous
apprennent : la presse à l’époque est libre (depuis la loi de 1881) et
elle est largement militante : les partis politiques ont leurs titres de
presse. Elle a un rôle d’interpellation du politique. C’est ainsi que le scandale
est révélé et alimenté par le quotidien du parti socialiste Le Populaire
et des contrefeux sont organisés par la presse de droite Le Figaro ou l’Action
française. Donc, 1er
enseignement : le débat qui organise l’opinion publique est alimenté et
structuré par la presse d’opinion.
En ce qui concerne les rapports entre pouvoir politique et pouvoir
médiatique : on comprend à la lecture du document que le gouvernement Herriot (de centre droit) a
tenté d’instrumentaliser la presse en permettant qu’éclate le scandale. Son
idée, c’est de faire de la politique par la presse (se concilier les forces de
gauche en lâchant du lest sur la corruption) mais très vite, il va chuter.
Pourquoi ? parce qu’il joue
l’opinion publique, qui ne se mobilise pas tellement et ne descend pas dans la
rue, contre les élites économiques, qui elles, se mobilisent dans la presse sur
des thèmes de lutte contre l’impôt, qui « obligerait les riches à
frauder » (!) (= contrefeu)
et qui décrédibilise et étouffe le scandale. La droite mobilise aussi à
l’Assemblée les députés de droite qui s’unissent et ont une majorité pour faire
chuter le gouvernement.