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Les chrétiens face aux barbares
extrait de l'article Bible de l'encyclopédie Les barbares dirigée par B. Dumezil :
La pression des barbares sur l’Empire romain connut son apogée, surtout en Occident, aux IVe et Ve siècles, époque de l’épanouissement de la patristique latine. Les Pères cherchèrent à donner un sens à ces événements et à la réalité politique de l’Empire romain. Deux tendances principales se firent jour et se succédèrent. La première identifia les barbares contemporains à un ennemi mentionné dans la Bible, Gog, le peuple envahisseur venu du Nord mentionné en Ézéchiel 38-39, tout particulièrement 39, 2, puis dans l’Apocalypse 20, 8. Ambroise de Milan identifia les Goths à Gog (De Fide, 2, 16, 137-138) : leur succès serait temporaire, leur fin annoncée dans le Livre. Quodvultdeus reprit cette interprétation, élargissant l’identification de Gog et de Magog aux Goths, Maures, Gètes et Massagètes, tous représentants du diable et persécuteurs de l’Église de son époque (Livre des promesses et des prédictions de Dieu. Le demi-temps, avec les prodiges de l’Antichrist, § 22, qui s’appuie sur Ézéchiel, Daniel et l’Apocalypse). De manière générale, ces deux auteurs interprétèrent les incursions barbares comme des signes avant-coureurs de la fin des temps prophétisée dans la Bible (Quodvultdeus, ibid. ; Ambroise de Milan, Commentaire de l’Évangile selon Luc, 10, 10). Ces lectures ne firent pas l’unanimité : Jérôme les mentionnait dans la préface du Commentaire sur Ézéchiel mais se refusa à les défendre, préférant considérer Gog comme une figure des hérétiques (ibid., à propos du chapitre 39). Augustin récusa ces interprétations historiques qui limitaient à l’excès les prophéties bibliques : selon lui, Gog et Magog étaient à comprendre comme des ennemis partout répandus, membres du corps du diable et destinés à attaquer la Cité de Dieu. Ils désignaient des réalités d’ordre spirituel et non géographique ou ethnographique (La Cité de Dieu, 20, 11). Jérôme associa pourtant les barbares de son époque à une prophétie biblique, dans le traité sur Daniel. Ce commentaire fut probablement rédigé peu après 406, année où des Germains pénétrèrent en Gaule et dans une partie de l’Italie, mais avant 410 et le sac de Rome par les Goths d’Alaric. Jérôme y employa régulièrement le terme « barbare » pour désigner les Babyloniens ou d’autres peuples bibliques, également appelés « gentils » ou « nations ». Une occurrence se rapporte à ses contemporains (Dan. 2, 31-45). Le livre de Daniel évoque en effet à plusieurs reprises le thème de la succession des empires, que Jérôme interprète en s’inspirant de la tradition historiographique gréco-latine. Daniel 2 relate la vision de la statue à tête d’or, poitrine d’argent, ventre et cuisses de bronze, jambes de fer et pieds d’argile mêlés de fer. Une pierre, détachée de la montagne, la frappe aux pieds et provoque son écroulement. Daniel explique au roi babylonien que les empires qui se succéderont après lui seront de moins en moins puissants, jusqu’à disparaître, tandis que le royaume représenté par la pierre et suscité par Dieu demeurera éternellement. Selon Jérôme, ces divers empires correspondent à l’hégémonie des Babyloniens, puis à celle des Mèdes et des Perses, suivie de celle d’Alexandre et des royaumes hellénistiques, pour finir avec l’Empire romain. La pierre est l’empire éternel du Christ, de nature céleste et non terrestre. Jérôme ne prédisait donc pas la fin très prochaine de l’Empire romain mais il considérait que sa puissance s’était amoindrie au fil du temps et en voyait la preuve dans l’emploi de fédérés et de soldats d’origine barbare, à la fois pour les « guerres civiles » et pour tenir tête à « diverses nations ». Les barbares furent ainsi identifiés à la composante argileuse des pieds de la statue, c’est-à-dire à un élément hétérogène et déstabilisant pour la puissance romaine. Une vision plus positive des barbares se développa avec Orose qui, lui aussi, se fondait sur le livre de Daniel pour évoquer la succession des grandes puissances politiques. Il utilisa non l’épisode de la statue aux pieds d’argile mais celui des quatre vents des cieux (Dan. 7, 2) d’où surgirent des bêtes monstrueuses pour évoquer ces empires (Babylone, Carthage, la Macédoine, Rome), ce qui lui permit d’éviter la dégradation chronologique de leur puissance. Face aux Romains païens qui voyaient un lien entre l’adoption du christianisme comme nouvelle religion officielle et l’affaiblissement politique de l’Empire, Augustin et surtout Orose relativisèrent les événements de leur époque, notamment le sac de Rome : ils y lirent une punition divine, comme la Bible en relate souvent, moins violente que d’autres car les Goths, christianisés, épargnèrent les églises et le pape – comparé à Loth, figure du juste (Orose, Histoires contre les païens, VII, 39, 2). Au VIIe siècle, une nouvelle étape fut franchie par Isidore, évêque de Séville, qui descendait d’une famille aristocratique hispano-romaine et qui avait vu, dans sa jeunesse, le roi des Wisigoths, jusqu’alors arien, se convertir au catholicisme. Cette alliance nouvelle entre élites barbares et romaines conduisit Isidore à intégrer les Goths dans l’histoire romaine classique et chrétienne. Il composa une Histoire des Goths et fit l’éloge de ce peuple. Isidore reprit l’assimilation entre Goths et Magog mais la dépouilla de toute empreinte négative, se fondant sur la première occurrence biblique de Magog (Gen. 10, 2) : c’est ici le fils de Japhet, lui-même fils de Noé. On considérait que tous les peuples remontaient à Noé, puisque seuls lui et sa famille survécurent au Déluge. Octroyer une si haute antiquité aux Goths leur conférait un prestige certain, accentué dans la suite de l’histoire relatée par Isidore : les Goths furent assimilés aux Scythes, bien connus de l’ethnographie antique. On voit là comment la plasticité de la Bible accompagna l’évolution des représentations patristiques des barbares, du moins les Goths, passés, en trois siècles, de l’opprobre à l’éloge.