Un extrait du livre de Peter Weiss, L'esthétique de la résistance
L'Esthétique de la résistance est le dernier livre de l'allemand Peter Weiss, publié en plusieurs volumes entre 1975 et 1982. Il y opère un travail magistral de recomposition de la mémoire, celle de ses jeunes années, pour lutter contre l'oubli et donner à comprendre, et surtout, en dénonçant, à se révolter contre les forces de la destruction.
On ne peut donc pas comprendre son texte, écrit dans une langue précise et exigeante, sans références historiques.
Ce passage évoque un groupe d'amis, tous communistes, qui se réunissent secrètement en 1937 dans la cuisine familiale du narrateur, pour discuter de politique.
"Les trois décennies écoulées étaient une période courte, mais la division du prolétariat en deux grands partis et les autres défections suscitées inévitablement par les désaccords -1- avaient favorisé des revers qui guettaient de toutes parts, chaque signe de faiblesse étant exploité pour attaquer et étouffer toute tentative de rénovation à peine engagée. La lutte menée jusqu’au bord de l’inimitié mortelle entre les partis ouvriers, -2- la destruction de la solidarité, les effets du fractionnement, c’est à tout cela qu’on touchait [...]. Les discussions sur l’unité d’action entre communistes et socialistes se fondaient sur les décisions d’orienter la politique vers la formation de fronts populaires, qui avaient été prises quelques semaines auparavant lors du Septième Congrès Mondial du Komintern -3-. Ne disposant pas de détails sur les débats, nous avions contemplé des photographies de l’immeuble de l’Internationale communiste pour avoir au moins sous les yeux le lieu où siégeaient ceux dont les délibérations déterminaient notre destin. À l’époque, l’édifice aux proportions régulières et aux nombreuses fenêtres, tout à côté de la porte Trojckije donnant sur le Kremlin, nous l’imaginions se teintant de rose sous les petits nuages effilochés dans le ciel du soir ainsi que les coupoles d’or se dressant au-dessus des murs rouges aux créneaux ouverts en forme de lis et de l’autre côté, devant l’énorme place ouverte, le cube tassé, la Kaaba noire contenant le cercueil de l’homme blafard, libéré de tout. Nous tentions d’inscrire notre minuscule espace clandestin dans le grand modèle et de faire coïncider nos expériences solitaires avec des instructions générales, des devises dont le vaste contenu avait été rassemblé, comparé, évalué, révisé, durci et commenté par les délégués au cours de la discussion. [...] Nous nous accrochions fermement à l’idée qu’au dehors il existait quelque chose, et qui se fortifiait et se préparait à la riposte et plus il devenait difficile de prendre contact les uns avec les autres au sein de ce qui restait de groupements illégaux -4- , de s’entraider et de s’informer réciproquement sur les projets en cours, plus le moindre détail permettant de tirer des conclusions sur la situation, le déroulement d’opérations au-delà de nos frontières, prenait de l’importance. [...] Ce que nous avions entendu dire de l’Espagne, du mouvement révolutionnaire en Chine, des agitations et révoltes en Asie du sud-est, en Afrique, en Amérique Latine ou sur les grèves en général, le regroupement des syndicats et des partis ouvriers en France -3-, nous incitait à penser que l’idée de la victoire sur les forces réactionnaires dans le monde n’était pas si erronée qu’on voulait nous le faire croire dans la phraséologie braillarde consacrée à la mise au pas dans notre pays. Mais lorsque nous essayions de déceler dans les entreprises et les organisations les signes d’un changement, de rébellion, de sabotages, nous ne rencontrions le plus souvent qu’une adaptation résignée, une passivité muette, et nos utopies ne pouvaient pas nous empêcher de voir que bon nombre de ceux qu’en janvier trente-trois nous avions encore vu se rendre, tremblants de froid, habillés pauvrement, à la maison Liebknecht, défilaient maintenant sous les drapeaux dans le rouge desquels les outils croisés des travailleurs avaient été remplacés par le symbole raide et anguleux de notre anéantissement."
Questions :
-1- Présentez les oppositions idéologiques entre les communistes et les socialistes allemands.
-2- Expliquez pourquoi l'auteur parle d'une "inimitié mortelle entre les partis ouvriers".
-3- A quelle date le Komintern passe t-il de la stratégie "classe contre classe" à la stratégie des fronts populaires", et pourquoi ? En quoi consiste la nouvelle stratégie ?
-4- Que se passe t-il pour les mouvements ouvriers après l'accession de Hitler au pouvoir ?
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Une carte mentale sur le sujet des divisions entre communistes et socialistes qui résume la leçon
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Un sujet corrigé
Consigne : Après avoir présenté les documents, vous expliquerez
les revendications du KPD et de ses partisans et décrirez leurs modalités
d’actions. Vous préciserez enfin les limites de ces documents pour la
compréhension de la diversité du mouvement ouvrier en Allemagne durant
l’entre-deux guerres.
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Le document est extrait de
l’hebdomadaire AIZ, Arbeiter-Illustrierte-Zeitung, journal illustré des
travailleurs, fondé à Berlin en 1926. Le journal défend une ligne
pro-soviétique et s’affirme à cette époque comme le magazine illustré des
travailleurs. Le tirage peut atteindre jusqu’à 500 000 exemplaires. John
Heartfield, de son vrai nom Helmut Herzfeld (1891-1968), publie dans
l’hebdomadaire, entre 1930 et 1938, près de 250 photomontages. C’est en 1916
qu’il anglicise son nom pour protester contre le nationalisme allemand. Membre
du parti communiste sous la République de Weimar (1919-1933), figure majeure du
mouvement dadaïste de Berlin, il a pu être considéré comme le maître du
photomontage de son époque et « le prototype et le modèle de l’artiste
antifasciste » (Louis Aragon). Il fuit l’Allemagne nazie.
Proposition
de correction
Le
document n°1 est un chant d’accompagnement des défilés du Front rouge des
combattants, organisations paramilitaires du KPD (parti communiste). Créé en
décembre 1918, le KPD est membre de la IIIème internationale. Il a été fondé
par R. Luxemburg et K. Liebknecht qui échouent dans leur tentative de
révolution en Allemagne en 1919. Ils sont assassinés. Au début des années 1930,
le KPD est un parti de masse, avec 300 000 militants venus du SPD (parti
social-démocrate). Le
document n° 2 est un photomontage
c’est-à-dire un assemblage de photographies. Les principaux éléments donnent
l’impression d’être rapportés, « collés » sur le document. Inventé par les
dadaïstes berlinois[1],
le photomontage a connu un essor considérable au lendemain de la Première
Guerre mondiale. Forme satirique volontairement provocatrice, il est
abondamment utilisé par les propagandistes et les publicistes. D’apparence
simple, il permet d’être compris par un large public.
Le
KPD et ses partisans ont pour revendication le renversement de la République de
Weimar. Apparue en 1918, au lendemain du Premier conflit mondial, elle est
jugée incapable de répondre aux revendications ouvrières :
« Nous arrivons et nous faisons le nettoyage par le vide ». Ce
renversement doit se traduire par la mise en place « d’une République
soviétique allemande » à l’image de l’URSS, apparue après la révolution d’octobre
1917. Elle se caractérise par la collectivisation des moyens de production et
la construction d’une société sans classes. La référence à l’URSS et à l’idéologie
marxiste sont récurrentes dans le chant : « avant-garde de
l’Armée rouge », « lutte de classe », « camarade »,
etc. Le texte révèle non seulement la dénonciation de la démocratie
libérale symbolisée par la République de Weimar : « La République est un beau palais mais
planté au milieu d’un marécage de bêtise et de réaction » mais aussi
la mise en cause aussi violente du parti social-démocrate qui rejette toute
démarche révolutionnaire : « Ni
l’infamie du SPD », « la police du Zörgiebel » (préfet de
police social-démocrate de Berlin). Respectueux de
la Constitution, le SPD défend une république démocratique et
parlementaire : c’est un parti de gouvernement qui participe à de
nombreuses majorités. Le KPD considère le SPD comme un parti au service
de la « bourgeoisie », ennemie du prolétariat. Enfin, « les
fascistes » constituent une menace mais fixée, dans le document n° 1, « encore à
l’horizon ». En 1929, les résultats du NSDAP (parti nazi) aux élections
législatives, demeurent modestes (moins de 5 %) mais ne cessent de progresser.
Le photomontage de J. Heartfield confirme ce présage. En 1932, à la faveur de
la crise de 1929, le NSDAP atteint ses meilleurs scores (élections du 31
juillet : 37.3% des voix ; 6 novembre : 33.1%). Il constitue alors une véritable
menace pour la démocratie et la révolution communiste voulue par le KPD.
La « bourgeoisie » et le « capitalisme » sont accusés de
favoriser l’ascension du parti d’Hitler. Si ce « petit homme »
connaît un si grand succès, c’est parce que son parti est financé par de grands
patrons : le personnage de gauche de grande taille comparativement à Adolf
Hitler lui remet une épaisse liasse de billets.
Pour
faire valoir leurs revendications, le KPD et ses partisans utilisent diverses
modalités d’actions. Il s’agit tout d’abord de manifestations, défilés (le
texte fait également référence à celui du 1er mai qui représente la
fête du travail), à des chants (Roter Wedding mais aussi l’Internationale), à
la violence (section paramilitaire du KPD, « poing serré », etc.),
aux techniques artistiques. Ainsi, à travers le photomontage, John Heartfield,
trouve un moyen de faire connaître les revendications du KPD au plus grand
nombre. L’aspect satirique et volontairement provocateur (choix des titres)
d’AIZ en font une revue particulièrement appréciée par les militants et
sympathisants communistes.
Les
deux documents rendent bien compte des revendications du KPD et de leurs
adversaires au sein de la société allemande. La convergence de leurs points de
vue ne permet pas de rendre véritablement compte de la diversité du mouvement
ouvrier face à la République de Weimar et à la
montée du nazisme. En contrepoint, ils révèlent les profonds désaccords
existant entre le SPD et le KPD ; cette situation qui profite à Hitler.
Après son arrivée au pouvoir, les organisations syndicales et partis politiques
ouvriers sont supprimés.
[1] Mouvement intellectuel et
artistique qui, en Allemagne, se diffuse après la Première Guerre mondiale et
remet en cause de façon radicale les contraintes imposées par l’art
traditionnel, mais aussi la société (la guerre, la bourgeoisie, etc.).