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mercredi 8 avril 2020

Elites urbaines et honorabilité dans les villes "françaises" des XIVe et XVe siècles

Quelques éléments tirés de l'ouvrage de Thierry Dutour, Une société de l'honneur : les notables et leur monde à Dijon à la fin du Moyen Age, Paris, Champion, 1998

Les épithètes d'honneur sont utilisés avec parcimonie dans les sources urbaines et ils se diversifient à partir du XIVe siècle.
L'adjectif "sire" est utilisé pour qualifier les hommes de pouvoir : il correspond à la traduction française du latin dominus.  Souvent utilisé seul, il peut être combiné avec d'autres épithètes ("honorable personne, sire Untel"). C'est un adjectif utilisé depuis le XIIIe siècle et qui semble moins courant à la fin du XIVe. Il est le plus souvent donné à de grandes et anciennes familles, pas forcément nobles, mais quasiment toujours bourgeoises.
Les adjectifs nouveaux sont "sage", "honorable", "honnête". en général, ils ne sont pas utilisés seuls, mais combinés, associés ("honorable discrète personne et sage"). L'adjectif "honnête" est le moins employé et semble le plus modeste : à Dijon, il qualifie des individus qui ne participent pas au pouvoir ducal, mai sont bourgeois et échevins. Les seuls autres dijonnais à être dits honnêtes sont des ecclésiastiques. Il souligne donc à la fois l'honorabilité et la probité (vient du latin honestus qui signifie à la fois honorable et conforme à la morale). On le trouve donc plus employé pour des personnes qui s'occupent des comptes municipaux.
L'adjectif "sage" (prudenter) toujours associé par "et" à "homme" ou "personne" est secondaire et n'est pas constitutif de l'honorabilité. Il a le sens d'expert : on affirme par là une compétence, acquise souvent par les études en droit et/ou par l'expérience de fonctions importantes. C'est aussi le cas du titre de "maître" qui est lié à la graduation en droit. L'importance que la société du XIVe siècle accorde à cette compétence est telle qu'il devient un aspect de l'honorabilité, mais qui ne se suffit pas à lui seul.

Ces épithètes d'honneur manifestent l'honorabilité, mais ils indiquent surtout les qualités sociales attendues des membres de l'élite.

Les activités des membres de l'élite urbaine dijonnaise sont toujours multiples.  C'est sans doute aussi pourquoi les dijonnais les plus éminents indiquent rarement leurs activités dans les actes notariés. Mais on peut tout de même avancer :
- Chez les riches, la diversité des  activités est grande et toujours combinée : (par nombre décroissant) le commerce -draps, laine, épicerie-, l'administration du duché -conseillers du duc, maîtres des comptes, baillis ou lieutenants du bailli-, la gestion des finances publiques -receveurs ducaux, monnayeurs- puis les professions juridiques -jurisconsultes, procureurs, notaires-
-Chez les non-riches, moins nombreux, ils appartiennent aux mêmes groupes d'activité (marchands, juristes), mais aussi sergents, un artisan. La spécialisation/mono-activité les caractérise. Globalement, les notables ne sont pas artisans : quand un artisan réussit, il est  artisan-marchand, par exemple les pelletiers. Les activités artisanales ne confèrent pas une notabilité propre à introduire dans l'élite, et n'enrichissent pas suffisamment. Un procureur désargenté aura plus de chances d'accéder à l'échevinage qu'un artisan, même enrichi.
- Les membres des grandes et anciennes familles sont principalement marchandes (en combinaison avec d'autres activités) tandis que les isolés (qui n'apparaissent qu'une fois dans les listes d'échevinage et/ou sans autre membre de leur famille) sont des "hommes nouveaux", des dijonnais d'adoption, membres d'une famille en général récente ou de noblesse rurale et ils sont d'abord des administrateurs au service du duc, des gestionnaires des finances publiques.
- On remarque que sur la 2e partie du XIVe siècle, les positions des anciennes familles s'érodent. Elles perdent leurs positions dans le service du duc avec Philippe le Hardi qui introduit ses hommes...lesquels profitent aussi pour se positionner dans le commerce réglementé du sel (la gabelle du sel est établie en 1383) => la stratification de l'élite n'est pas figée, l'élite se renouvelle.

Résumé de la conclusion générale :

1- la banalité dijonnaise
La ville qui se développe de façon visible à partir du XIIe siècle apparaît comme l'un de ces innombrables marchés d'importance locale dont la prospérité est intimement liée à celle des campagnes avoisinantes. La ville, en fait puis en droit, n'a qu'un seul seigneur. Elle forme, depuis la construction de l'enceinte de 1137, une seule unité topographique. Les habitants jouissent de franchises au XIIe s, on ne sait pas exactement quand et possède depuis 1183 une commune au sein de laquelle l'aristocratie des chevaliers citadins joue, comme ailleurs, un  rôle de 1er plan. Dijon n'est pas un foyer industriel et commercial important, comme le sont bien des villes de Flandres, ou d'urbanisation récente, elle n'est pas non plus une ville qui s'éveille aux libertés communales avec la bienveillance intéressée d'une monarchie aux abois. Elle n'est ni ville royale, ni ville frontière, ni ville épiscopale. Mais y siègent les organes centraux de l'administration méridionale des possessions du duc de Bourgogne.
2- les principes de cohésion de la société urbaine
---------------------> La société urbaine est hiérarchisée. Pour les citadins, hiérarchie et organisation sont synonymes. La stratification s'organise en fonction de l'estime social accordée à chacun, estime sociale qui dépend de la notabilité, elle-même liée aux activités, au mode d'insertion dans la société et au niveau et au type de fortune de la famille.
On distingue 4 strates sociales principales. Les exclus du discours, les menus (de 60 à 65% de la population citadine). Entre eux et les moyens (environ 20%) et les notables (10%) il y a une vraie barrière sociale hermétique : les moyens peuvent par des mariages et des relations économiques conclure des alliances avec les notables, en revanche il n'y a que des rapports de soumission économique entre les menus et les autres.
---------------------> L'intégration à la société locale est permise par une installation stable et par l'appartenance à une famille. Celle-ci est le lieu naturel des activités, courantes entre parents, relativement rare entre individus qui ne le sont pas et alors toujours conçue sur le modèle des relations familiales.
=> La société urbaine est conçue comme une association de chefs de famille
=> La notabilité est liée à l'ancienneté de l'installation des famille à Dijon ainsi qu'à leur taille. cf Christine de Pisan "bourgeois sont ceulz qui sont de nation ancienne, enlignagiez ès citéz".
Ainsi richesse et notabilité ne coïncident pas exactement. Voilà pourquoi les chiffres moyens du nombre d'activités économiques exercées par les membres de l'élite s'ordonnent en une progression rigoureusement inverse de celle des degrés de notabilité.
3- une organisation des relations sociales
-------------------> Il y a consensus des habitants de la ville sur des conceptions sociales et politiques : il n'y a pas contestation de la supériorité de ceux qui satisfont à leurs critères d'attribution de la prééminence sociale + consensus sur la justification et les buts du pouvoir municipal (servir le prince et le bien public) et sur ses formes d’organisation (participation des habitants aux affaires communes qui en  confient la direction à l'élite sociale, mais celle-ci doit consulter pour les affaires les plus graves un conseil élargi aux "moyens", voire organiser des assemblées ouvertes au "commun".
------------------> L'élite se présente comme une minorité organisée formant une unité sociale cohérente, même si on peut distinguer des sous-groupes
-------------------> On ne distingue pas d'opposition entre l'élite et les "moyens", à la différence de ce qui se passe dans bien d'autres villes. Certes, les artisans installés et les chefs des métiers n'exercent pas le pouvoir, mais ils sont associés de diverses façons à son exercice et physiquement comme socialement, les notables ne s'isolent pas du reste de la société : ils fréquentent des "moyens", prêtent de l'argent, parfois même se marient (surtout élite nouvelle)
-------------------> Il y a parfois des conflits entre la ville et le duc (défense, impôts, finances...) et parfois, en général pour des questions fiscales, la violence de la rue nécessite l'intervention de l'armée du duc. Dans ce cas, on ne voit pas les moyens prendre la tête du mouvement populaire.
4- Permanences et évolutions
---------------> L'accroissement des compétences du pouvoir municipal, comme ailleurs dans le royaume au XIVe siècle. Après 1350, le pouvoir municipal jouit de compétences administratives et financières plus étendues.
---------------> Le renouvellement de l'élite, par sédimentation successives. Il n'y a pas remplacement. Après 1341, ascension de nouvelles familles et d'isoles qui font souche grâce au service du duc. Le renouvellement des activités se fait plus rapide. La physionomie de l'élite change lentement, mais pas son organisation en degré de notabilité. Globalement, les membres des grandes familles récentes prospérèrent dans le négoce tandis que les isolés se signalent d'abord dans le service du prince et que les anciennes familles connaissent à partir des années 1370 un effacement relatif sans doute liée à la conjoncture économique générale en Bourgogne (baisse de la population, baisse de la demande de biens de consommation courante)
---------------> Une importance de plus en plus forte de l'honorabilité dans la conception de l'organisation sociale de la part de l'élite. On le devine à divers indices dont la signification apparaît quand on les réunit : diversification du vocabulaire de l'honorabilité et des formes de distinctions sociale (consommation somptuaire ...), importance plus forte attribuée à l' "estat" qui est notée plus systématiquement dans les sources, par exemple les contrats de mariage, discrétion plus grande dont ils entourent les prêts d'argent (et donc le versement d'intérêt), place très restreinte des professions artisanales dans les activités de l'élite, plus forte endogamie entre familles appartenant à l'élite. Cette période est celle aussi de la prédominance sociale des bourgeois. Ils représentent alors plus de 68% des membres de l'élite. Même les nobles se disent avant tout bourgeois dans les actes notariés. En fait, la bourgeoise a assimilé la noblesse urbaine.


Notes de lecture de l'article de Michel Hébert, "Communications et société politique : les villes et l'Etat en Provence aux XIV et XVe siècles" , dans La circulation des nouvelles au Moyen Age, XXIVe Congrès de la SHMESP, publications de la Sorbonne et de l'Ecole française de Rome, 1994

Sans reprendre les éléments concrets de la démonstration basée sur les délibérations de la ville de Sisteron à propos d'une levée d'impôt pour le roi en 1389, je vais directement aux conclusions et tout particulièrement à celle qui m’intéresse dans le cadre de ce post. La ville de Sisteron dépêche à plusieurs reprises des ambassadeurs pour négocier avec les commissaires royaux et l'affaire dure près de 8 mois, singulièrement auprès du sénéchal, dur à rencontrer car il bouge tout le temps. Ils offrent à ces occasions des cadeaux et multiplient les rencontres avec les envoyés des autres villes, avec des individus importants de la région (important car bien insérés dans les réseaux locaux et nationaux) et pour leur cause. => complexité du réseau des interlocuteurs : le sénéchal et/ou ses commissaires + mes subtilités juridiques rendent nécessaires de recourir à des avocats ou procureurs à la solde de la ville, en résidence permanente dans la capitale régionale (Aix, là où siègent les Etats provinciaux et les grands officiers de justice). Le réseau d'interlocuteurs des villes provençales est loin de se limiter à la cour royale (un recours direct au roi est toujours envisageable) ou à son personnel. Les villes entretenaient entre elles des réseaux serrés d'amitié et de conjonction d'intérêt (ex "je paye l'impôt si toutes les autres villes le payent aussi ..." , savoir où se trouvent les troupes de brigands, cf aussi la guerre de l'Union d'Aix) et on soupçonne, au hasard de quelques notations éparses, qu'elles cultivaient aussi des amitiés auprès des nobles et prélats généralement possessionnés à proximité de leurs territoire : dans le dossier présenté par l'article, on apprend que la ville de Sisteron consulte plusieurs seigneurs pour obtenir leur avis sur l'opportunité de conclure une alliance entre les villes de Sisteron, Apt et Forcalquier. => Dense réseau d'amitiés, mal connu + réseau coûteux qu'il faut entretenir au prix de beaucoup de cadeaux et d'attention (tout comme les ambassades auprès des officiers royaux sont toujours l'occasion de cadeaux apportés par la ville. Ces cadeaux sont codifiés : on voit souvent des ambassades des villes pour se renseigner sur ce qu'il est opportun d'offrir) + il faut aussi avoir les recommandations...= rituel de soumission et d'amitié.

Ainsi, pour élargir et synthétiser le propos, l'auteur conclut de la manière suivante : "il me semble que du point de vue des communautés d'habitants en Provence aux XIVe et XVe siècles, le développement extraordinaire de l'Etat et de la ponction fiscale a agi comme catalyseur de la formation d'une société politique, c'est-à-dire d'un groupe restreint d'élites urbaines de plus en plus spécialisées et ayant par nécessité un réseau complexe d'échanges entre elles." Ce petit groupe de gens fortunés qui partout accaparent le pouvoir urbain, se le "passent" entre eux par cooptation ou par élection, ne laissant que peur de place à l'arrivée d'homes nouveaux, se caractérise en relation avec les qualités attendues pour les fonctions et les charges qu'ils occupent. C'est sur ce point que je vois la jonction avec la première partie du post sur Dijon. 
  • la fréquence et la longueur des assemblées et ambassades exigent une grande disponibilité
  • la nature délicate des missions suppose un vaste et diversifié réseau d'amis et de relations
  • Exigence fréquente de se porter garants sur ses biens personnels ou d'avancer des sommes pour la cité suppose pour ces élites une assise financière solide

dimanche 12 janvier 2020

La construction de la majesté royale en France : l'épisode de la folie de Charles VI

Note de lecture du livre de Bernard Guenée, La folie de Charles VI, Biblis/CNRS editions



5 Août 1392. Le jeune roi Charles VI est saisi d'une hallucination furieuse et se rue, l'épée haute, sur son jeune frère. C'est la première crise de démence de ce roi, qui va rester 30 ans malade et au pouvoir. Que faire d'un roi fou, donc inutile et pour lequel l'alternance de périodes de crise où il est enfermé et de rémission où il peut régner est une des causes des malheurs du royaume ?

Charles VI aurait dû être déposé et pourtant, il ne le fut pas. Pour continuer ma liste de billets sur les théories et pratiques politiques médiévales (voir page "structures") c'est sur cet aspect du livre de B. Guénée que je ferai cette fiche de lecture partielle. Elle correspond, pour l'essentiel, aux derniers chapitres du livre.

En bien des domaines, la machine "administrative" pouvait tourner seule : prévôts et baillis administrent et jugent, le Parlement rend ses arrêts, le conseil publie les ordonnances royales. Cependant, il est des moments où le roi est indispensable : pour recevoir l'hommage de ses vassaux directs, pour accueillir les souverains étrangers et les ambassades et pour prendre les décisions dans les matières les plus importantes (en l’occurrence, la question du schisme et de la soustraction d'obédience, comme la reprise des tensions avec l'Angleterre) : le rôle du roi n'étant pas uniquement cérémoniel, la vie politique dépendait donc des hauts et des bas de chaque crise et de chaque rémission royale. De plus, plus le temps passe, plus les crises se rapprochent et moins le roi semble reprendre pied dans la réalité, singulièrement après 1407, année où les affaires de France prennent un tour dramatique : l'assassinat du duc d'Orléans sur ordre de Jean sans Peur, le jeune duc de Bourgogne, a lieu le 23 novembre 1407 et il plonge durablement le royaume dans la confusion. Les factions, Armagnacs et Bourguignons, s'engagent dans une guerre civile qui conduira de fait à la division du royaume et à l'intervention anglaise.

Le destin ordinaire des rois "inutiles"

Des princes déchus du pouvoir ou assassinés, il y en a toujours eu. Ce sont les justifications qui sont intéressantes et le propre de l'Occident médiéval, c'est d'en avoir construit une théorie réfléchie associée à une procédure élaborée. Tout vient de ce que l'Occident chrétien a dessiné très tôt le portrait du prince idéal (vertueux, juste, garant voire serviteur du bien commun, c'est-à-dire l'utilité publique à laquelle devaient être subordonnées les intérêts particuliers).  Quand le prince n'a pas les vertus nécessaires et qu'il verse dans les excès (de pouvoir), c'est un tyran. Les théories du tyrannicide ne sont pas ici notre sujet. Ce qui l'est, en revanche, ce sont les réponses juridiques élaborées pour répondre au problème du "roi fainéant", paresseux, non dotés des vertus politiques utiles à sa charge. Quand, par exemple, Pépin, fils de Charles Martel, maire du palais de Childéric III, voulut remplacer ce dernier, il sollicita l'avis du pape Zacharie, qui lui répondit à partir de St Matthieu ("qu'on jette ce serviteur inutile dans les ténèbres extérieures") qu'est roi celui qui possède le pouvoir. Les intellectuels au service des carolingiens, Eginhard le premier, s'attellent alors à forger la légende des rois inutiles (inutile regis nomem à propos de Childeric ; nec sibi nec aliis utilis), avant que le procédé ne se retourne, à l'occasion contre les carolingiens : on trouve au 13e siècle une mention d'un roi surnommé "fainéant" dans les Grandes chroniques de France (Viard ed., vol 4, p.300 sqq.) à propos de Louis le bègue : "il ne fit jamais quoi que ce soit qui méritât qu'on en fasse l'histoire".  Les Grandes chroniques de France sont écrites par l'abbaye de St Denis et constituent une série de texte au service du pouvoir monarchique et à la gloire de la dynastie capétienne.
Au XIIIe siècle, les docteurs en droit canon se penchèrent sur le cas des évêques absents ou incompétents ou trop vieux pour occuper réellement leur charge. Tout en leur conservant leur digité, l'administration fut confiée à un curator, remplaçant provisoire ou définitif de l'évêque. Cette solution s'appliqua aussi aux rois, pour la première fois en 1245, sur avis papal (Innocent IV) qui décida que le roi  Sanche II était incapable et devait céder la réalité du pouvoir à son frère Alphonse, tout en restant roi. Les canonistes à sa suite conclurent que seul le pape, qui est au dessus des princes, avait ce pouvoir de décision (ce dont certains se passèrent pourtant par la suite). Il fallait réserver aussi les droits des fils du roi "inutile", aussi celui qui administrait  le royaume ne pouvait lui succéder que pour autant que le roi véritable n'avait pas d'enfant.
Plus le XIVe siècle avançait, plus la théorie dressait la liste des dangers qu'un roi inutile faisait courir à son royaume et plus devenaient banales les nombreuses procédures qui permettaient d'écarter un prince insuffisant. En janvier 1327, les prélats, les barons et les communautés du royaume d'Angleterre déclarèrent qu'Edouard II s'était montré incapable de régner et déclarèrent son "insufficiencia gubernandi". La reine Isabelle et mère du prince Edouard convainquit le roi d'abdiquer. En 1358, Guillaume comte du Hainaut, fils de l'empereur Louis de Bavière, "entra en frénésie et perdit sens et mémoire". Il fut enfermé tout en conservant son titre et sa dignité et sa femme, puis son frère gouvernèrent en son nom le comté. En 1399, une commission anglaise constatait que le roi Richard II avait démontré son incapacité à administrer ses Etats. Emprisonné, il abdiqua. En 1400, le collège des princes électeurs déposa Venceslas IV, roi de Bohème et roi des Romains, "abruti par les débauches de la table", "négligent, inutile, dissipateur et indigne". Les textes théoriques accompagnaient ces pratiques. Par exemple, Nicolas Oresme, traduisant Le livre des politiques d'Aristote, vers 1370 écrivait : "Un roy fol met son peuple à perdicion", "le roi ne doit avoir aucun vice dans l'âme ou le corps qui répugne à la dignité royale, il ne doit être ni idiot, ni pervers, ni négligent".

Dans le cas français, la solution élaborée aux débuts de la maladie de Charles VI était donc conforme aux nouvelles pratiques : le roi conservait la dignité de roi, ce qui lui permettait de reprendre le pouvoir effectif quand il était en rémission, et le reste du temps, l'exercice du pouvoir était sous le contrôle de ses deux oncles, Jean de Berri et Philippe de Bourgogne. Cette solution fonctionna jusqu'à la mort de Philippe de Bourgogne (1404). Après cette date, il n'y plus de solution au problème de la "non-gouvernance" du royaume du fait des épisodes de plus en plus fréquents et longs de folie de Charles VI, de la rivalité entre les deux princes de sang qui se disputent le pouvoir, le jeune frère du roi Louis d'Orléans et Jean duc de Bourgogne, et de l'absence d'un pouvoir tiers qui aurait été capable de tenir à distance les deux rivaux, par exemple les pouvoirs urbains des bonnes villes de France qui ont été disqualifiés au milieu du XIVe siècle avec l'échec de la révolte parisienne d'Etienne Marcel (1358). Bilan : "autant les structures administratives du royaume de France, sa justice, ses finances, étaient solides et efficaces, autant ses structures politiques étaient déficientes. Ce grand corps qu'était le royaume souffrait d'une tête hypertrophiée. Le destin du royaume dépendait tout entier du roi. La maladie de Charles VI posa un problème insoluble. Le roi inutile n'a pas été déposé parce que personne, ni hors du royaume ni dans le royaume, n'avait les moyens juridiques ou politiques de le déposer, ni même de gouverner à sa place." Le sacre avait fait du roi une personne inviolable, élue de Dieu et recourir au pape était impensable dans un pays où s'élaborait au même moment la doctrine gallicane.

La construction de la majesté royale

Voir mon post sur le site des Clionautes, téléchargeable aussi ici : Comment on écrit l'Histoire au XIIIe siècle : Primat et le Roman des rois, qui est un autre livre de B. Guénée tout aussi intéressant.

Une des sources sur le règne de Charles VI est le Religieux de St Denis, auteur anonyme, mais dont on sait qu'il . Or, comme on peut le lire dans le post mis en lien ci-dessus, l'abbaye de St Denis fut le moteur de la construction de l'idéologie royale française à partir du XIIIe siècle. A l'époque de Charles VI, l'abbaye est toujours en charge de la sacralité royale, aussi le "Religieux" est bien ennuyé pour rendre compte de la folie du roi.
Tout se passe comme si, plus le corps physique du roi s’abîmait dans la déchéance, plus le texte du Religieux de St-Denis s'attache à le distinguer du corps "politique" du roi pour montrer que la maladie du roi ne compromet nullement l'autorité de la couronne et la majesté royale. On observe une multiplication des mots "symboles" , abstractions du pouvoir royal , tels couronne et majesté. 136 occurrences pour le mot "majesté" entre 1392 et 1420 (56 occurrences dans la période de la minorité de Charles VI). Le mot "couronne" fut mis en avant par l'abbé Suger au XIIe siècle et permettait d'insister sur la continuité de la royauté capétienne. De même, l'antique notion de majesté fut particulièrement utilisée sous Philippe le Bel, dans sa lute contre Boniface VIII, pour insister sur la grandeur et l'indépendance du pouvoir sacré de la dynastie française face à la majesté pontificale. Autour de Charles V, les juristes français et italiens (Balde) entendirent rapprocher la royauté de la prêtrise, via le sacre, et insistèrent donc sur la dignité royale, le mot dignité ayant des origines canoniques (droit canon). C'est aussi le moment où la notion de crime de lèse-majesté se développe : Michel Pintoin, le "religieux de St-Denis,  ne manque pas une occasion de rappeler combien le crime de lèse-majesté était grave et débordait largement la personne du roi : "le crime de lèse-majesté consiste non seulement dans les attentats contre la personne du roi, mais aussi dans les paroles injurieuses qui attaquent son honneur." Le roi pouvait être sain ou malade, la majesté royale était convoquée pour souligner le respect dû aux ordres du roi et de ceux qui gouvernaient en son nom. La majesté royale disait ainsi la continuité de l'Etat ; elle était la justification de l'autorité (auctoritas) du roi. Cependant, quand les désastres s'accumulent, après 1415 et le débarquement du roi anglais en Normandie, le mot ne revient plus sous la plume du Religieux de St-Denis. Plutôt que d'évoquer la majesté royale, il utilise de plus en plus souvent l'expression "auctoritas regis ou regia" (118 fois de 1412 à 1420). Plus l'autorité royale était en réalité bafouée, plus elle est invoquée par l'auteur. Il devient clair, et pas seulement dans le texte de la chronique, mais pour les gens de l'époque, parler du roi, c'est devenu invoquer une entité abstraite, car le roi est physiquement absent. La maladie de Charles VI a appris au royaume de vivre, tant bien que mal, sans le roi en exaltant la royauté.

Il faut "sauver le soldat Charles VI".


Il s'agissait de ne pas rendre le roi responsable des malheurs de la France. Par des notations plus ou moins subtiles, l'auteur de désengage la responsabilité royale. Par exemple, en 1415, quand Henri V d'Angleterre eut débarqué en Normandie, les chevaliers français ne surent même pas défendre la place forte de Harfleur. Après avoir dit la chute de la ville, le Religieux de St-Denis conclut : " Ce déshonneur semble devoir rejaillir sur le roi. Pourtant il est bien excusable. Car il n'est pas douteux que son entourage n'eût empêché ce malheur si l'état de sa santé le lui eût permis."

Jamais l'auteur ne dit clairement que le roi de France est fou : il n'utilise pas le mot de l'époque, la frénésie, alors que d'autres sources n'hésitent pas à y recourir. Jean Froissart, dans ses Chroniques,  par exemple le dit 6 fois en deux pages (le roi souffre de "frénésie et foiblesse du chef"). Il précise même, ce dont Michel Pintoin ne souffle jamais mot, que l'entourage royal envoya de nombreux messagers " en tous lieux où on sçavait corps saint ou de sainte qui euissent grâce et mérite par la vertu de Dieu à garir de frénaisie et de derverie". De la même manière, il n'évoque pas non plus l'explication par la possession du démon, qui est avancée à l'époque par d'autres. Le roi ne pouvait pas ne pas être sous la protection divine, même si celle-ci semblait l'avoir abandonné. D'ailleurs, le religieux de St-Denis insiste, pour la renommée de son abbaye autant que par mystique royale, sur les dons et dévotions de Charles VI à St Denis et Notrte-Dame de Paris quand il est dans ses phases de rémission.
En revanche, il prête plus d'attention aux accusations qui fleurissent à l'époque d'empoisonnement : Valentine Visconti, femme du duc d'Orléans, fut une de celle qui était accusée, comme si son origine italienne était une preuve suffisante (venant de ce pays où le recours au poison était courant) de sa culpabilité.


Les sources insistent enfin sur l'amour que la population portait à Charles VI, malgré les malheurs du temps. Lorsqu'en 1392, Charles VI tomba pour la première fois malade, et que la nouvelle s'en fut répandue dans tout le royaume, "tous les vrais Français pleurèrent comme pour la mort d'un fils unique" nous dit le Religieux de St Denis. Christine de Pizan en 1404 apporte un témoignage semblable : elle avait vu "maintes fois", les "femmes enfens et tout gens" courir pour le voir passer, pleurant presque de "compassion de son enfermeté et malaage" (infirmité et souffrance). Ainsi, malgré la ruine du royaume (reprise de la guerre avec l'Angleterre, guerre civile entre Bourguignons et Armagnacs, insurrection parisienne de la Caboche...), le peuple conservait apparemment son amour pour le roi. A sa mort, le Bourgeois de Paris affirme que "son peuple et ses serviteurs ...moult faisoient grant deuil..et especialment le menu commun de Paris crioit quant on le portait parmy les rues : ah très cher prince, jamais n'arons si bon, jamais ne te verrons. Maldicte soit la mort..."  C'est sans doute pour cette raison que le surnom donné pour la postérité à Charles VI est "le bien-aimé" (1ere mention entre 1427-1433).

  La maladie du roi fut pour les sujets du royaume l'occasion d'une multiplication de prières, d'aumônes, de pèlerinages, de processions pour la guérison du monarque. Durant les premiers temps de sa maladie, à chaque période de crise, il fallait implorer le secours divin. Ces processions pour la santé du roi étaient ordonnées par les plus hautes autorités de l'Etat. Le peuple était invité à jeûner le jour de la procession, puis à y venir pieds nus ou en chemise, à écouter le sermon. A en croire le religieux de St-Denis, des milliers de personnes des deux sexes participaient à ces processions, plus particulièrement à Paris. L maladie du roi a été l'occasion d'un élan vers Dieu dont le clergé a été le principal bénéficiaire. Elle a de plus entraîné les foules des fidèles vers des lieux où Dieu et le roi étaient inséparables (ND, Ste Chapelle, St-Denis). Mais Dieu restait sourd et dans les années 1410, plus personne ne croit à un possible rétablissement du roi. Les religieux engagent les fidèles à ne pas se contenter de prier, mais à  réformer leur conduite personnelle et à expier dignement leurs fautes.

Ainsi, la maladie dru roi, paradoxalement, fut l'occasion d'enraciner émotionnellement la propagande royale, dont la longue histoire a commencé avec le sacre carolingien, s'est structurée avec St Louis et, à travers toutes les vicissitudes de l"histoire du royaume de France aux XIVe et XVe siècle, n'aura en fait jamais été sérieusement remise en cause.



dimanche 5 janvier 2020

Le roi et le système féodal

Texte trouvé sur éducation.francetv.fr

Dans le principe, de vassal en suzerain, si l'on remonte la pyramide, le roi est au sommet, suzerain des suzerains, il est le « seigneur suprême ».


Enluminure du Maître de la Cité des Dames  -  Le roi adoubant le narrateur, Le Chevalier errant, roman de Thomas D’Aleran– Paris, début XVe siècle © BnF

Au-dessus des seigneurs dans la hiérarchie de la société, il incarne une fonction ultime d’intérêt général regroupé, nouée par une fonction symbolique : le roi est sacré, il n’existe que par un rite religieux, qui prend forme dans le sacre et le serment qu’il prête devant Dieu de défendre son « peuple chrétien ». Cependant, de l’effondrement de l’empire carolingien à la consolidation du système féodal, toute une période voit se renforcer la « société seigneuriale » et son réseau de « principautés », au détriment de la notion « d’état » et de royauté. Dès le début du Xème siècle, le paysage politique du domaine français est dominé par des princes qui, partout où c’est possible, relaient à leur profit les prérogatives royales, trament un maillage local où ils se placent en interlocuteurs premiers. Autour de l’an mil, la hiérarchisation des pouvoirs fonctionne mal et l’autorité royale n’est plus en état de défendre localement les sujets. Ces derniers se tournent, pour une protection rapprochée, vers les comtes et vicomtes, les ducs et les marquis, et la magistrature du roi devient essentiellement morale, insuffisante à empêcher le système des clientèles locales en train de se consolider. Le XIème siècle sera celui des seigneurs, les rois s’efforçant de contenir les excès du système, au milieu de l'éclatement de la souveraineté en une multitude de principautés indépendantes. Au XIIème siècle, Louis VI, dès le début de son règne, portera les premiers coups au système féodal en encourageant les pouvoirs communaux, s’en servant comme levier royal contre la puissance des vassaux ; les Croisades, de même, forceront les seigneurs à engager leurs pouvoirs à la couronne. Puis au XIIIème siècle, de Philippe Auguste à Philippe le Bel, les progrès du pouvoir royal arriveront à réimposer un gouvernement central. Le roi exige l’hommage de ses vassaux, intervient dans les fiefs, taxe de félonie ses vassaux indisciplinés, joue pour lui-même des sentiments de fidélité qui doivent s’attacher à la personne du seigneur. Se met alors en place une monarchie féodale, usant des obligations vassaliques pour faire plier principautés et seigneurs territoriaux. Par la force des armes, par des jugements, des achats, des jeux de succession, les souverains réuniront au domaine royal le plus grand nombre possible de fiefs, démembreront les privilèges des feudataires. Au-delà des Croisades, la guerre de Cent Ans posera la même contradiction entre la « mobilisation générale » d’un royaume et l’atomisation féodale. La question militaire se résoudra alors en arrachant la guerre aux seigneurs de la guerre et à leurs chevaliers, et en constituant une armée de métier à partir d’impôts centralisés : la question de fond est bien celle du passage de la féodalité à l’état royal.


Exercice : 
Transformez ce texte en frise chronologique

Grands repères chronologiques et notionnels sur le Moyen Age



L'expression « moyen âge » date du XVIIe siècle. De même au XVIe siècle, on nomma la nouvelle période « Renaissance » et le MA « les temps obscurs ». Ces termes suggèrent que la période de mille ans, archaïque et barbare, qui a rompu avec les modèles classiques de l'Antiquité, n'est que l'attente obscure des prestiges de la Renaissance et des Temps modernes. Cette longue période est pour la première fois réhabilitée au XIXe siècle, mais dans une vision simpliste (l’ère « gothique ») campée de caricatures romantiques, le preux chevalier et le serf. Depuis les années 1930, les historiens s'attachent à rendre son identité à cette longue période de lentes mutations, au cours de laquelle une société complexe s'est épanouie en Occident.
La longue période et le cadre spatial du continent rendent difficile une vision claire et simple de la chronologie et des périodes (durée dans laquelle il y a une certaine unité civilisationnelle) du MA.


Le haut Moyen Âge (fin du Ve-IXe siècle)
Caractéristiques :
·         ruralisation de l’économie, passage de l’esclavage au servage.
·         L'assimilation des Barbares : les rois barbares adaptent leurs lois au droit romain, maintiennent la langue latine, les villes antiques … MAIS la notion de droit public s'estompe, civil et militaire ne se distinguent plus, la valeur guerrière du chef, élu et mythifié devient essentielle. C’est lui qui distribue les terres et les pouvoirs à ses chefs militaires. Ceux-ci deviennent une noblesse







·         Le véritable ciment des communautés antiques et barbares est le christianisme. : le christianisme devient en Occident le passage obligé vers le pouvoir, car l’Eglise catholique est la seule force organisée, unie et présente dans toute l’Europe, qui a survécu à la disparition de l’empire romain.


Vers un grand empire chrétien : des Mérovingiens aux Carolingiens
Le sacre du roi Pépin le Bref à Saint-Denis, par le pape Étienne II en 754, confirme le prestige franc et marque un nouveau pas vers la sacralisation d'une famille : celle des Carolingiens. Le principe dynastique complète désormais l'élection coutumière et finit par la remplacer.
Le secours apporté par Charlemagne au pape, menacé par la noblesse romaine, fait du Carolingien le candidat à la restauration de l'empire d’Occident : son couronnement sanctionne cette évolution. Lors de la cérémonie romaine à la Noël 800, le pape Léon III, couronne l'empereur avant qu'il ne soit acclamé ce qui fait de Charlemagne un « empereur couronné par Dieu ». On sort définitivement des anciennes conceptions barbares du pouvoir.



Alors même que s'édifie une civilisation nouvelle, l'Empire carolingien révèle ses faiblesses. Toujours unifié sous Louis le Pieux, il profite encore un temps des conquêtes de Charlemagne.
Divisé par les fils de Louis le Pieux en trois royaumes rivaux, l'Empire carolingien n'a plus qu'une unité théorique. En « France », les invasions et l’affaiblissement du pouvoir amènent à la naissance de la féodalité. Mais en Germanie, où le roi a conservé le contrôle des duchés régionaux, l'idée d'empire et les structures carolingiennes sont assez vigoureuses pour que le roi Otton Ier de Germanie prenne à son tour la couronne impériale, en 962. Toutefois, l'Empire ressuscité n'est plus que strictement germanique, et bientôt appelé Saint Empire romain germanique.

Un monde dominé par le manque
Une économie agricole : Pendant tout le "Moyen Âge", c'est-à-dire du Ve au XVe siècle, les campagnes ont occupé une place prépondérante, essentielle, en Europe occidentale.= Un peu plus de 90% de la pop au XIe siècle, un peu moins au XVe siècle.
L'analyse d'ossements provenant de cimetières mérovingiens montre que l'espérance de vie variait entre 25 et 45 ans ; cependant si l'on survivait aux premières années, il n'était pas rare d'atteindre, voire de dépasser, l'âge de 65 ans.(…) Au cours de trois siècles de troubles continus, beaucoup de terres jadis cultivées étaient retournées à la friche, de sorte qu'il ne restait plus que des îlots cultivés dans un océan de forêts, de landes et de marécages. Dans les grands domaines mérovingiens, dont certains s'étendaient sur plusieurs milliers d'hectares, les cultures en occupaient au plus quelques dizaines. Cultures médiocres au demeurant, car il semble que les paysans ne disposaient généralement que d'outils en bois. Pourtant, l'iconographie de l'époque mérovingienne montre déjà des hommes cultivant la terre à l'aide d'outils ferrés, bêches ou socs d'araire. En définitive, à l'époque mérovingienne, les hommes demandaient donc l'essentiel de leurs moyens de subsistance à la forêt, aux friches de toute nature, aux rivières et aux étangs : la chasse, l'élevage, la pêche et la cueillette l'emportaient, et de loin, sur l'agriculture. Avec l'avènement des Carolingiens commence une ère relativement plus paisible, et donc plus propice au développement des campagnes. C'est le moment majeur du passage au servage.


L'âge féodal (Xe-XIIIe siècle)
Problématisation : Comment une société sans pouvoir central (Etat) peut-elle fonctionner et se développer ? Cette période correspond aussi à un moment (XIIe-XIIIe s) que l’on a appelé le « Beau Moyen-Age ». C’est la période étudiée à l’école, au collège et au lycée.

La société féodale repose sur des engagements d’homme à homme, les relations de fidélité et contractuelles, et une organisation stricte de la place de chacun dans la société. Tout le monde contrôle tout le monde. Les punitions sont publiques et vexatoires. Ainsi, chacun fait ce à quoi il s’est engagé.
L'engagement vassalique et la richesse foncière constitue le fondement de la puissance des aristocrates. Les mieux nantis (vassaux royaux) disposent de terres en toute propriété (les alleux, issus d'héritages familiaux), mais aussi d'honneurs, concédés pour la durée d'exercice d'une charge (comtale par exemple), et de bénéfices accordés en échange de services (surtout militaires). Devenu héréditaire, par transmission familiale des fidélités, le bénéfice ne tarde pas à être la cause même de l'engagement vassalique.

« L'arbre de la société médiévale » selon Adalbéron de Laon  (vers1015) => vers une société d’ordres
A la tête de la hiérarchie, un conflit se noue entre le Pape et l'empereur : la réforme grégorienne en marque le commencement. Les choses ne se règlent pas avant la fin du MA (antipape, grand schisme, affirmation de la supériorité du concile sur le pape sont autant d'étapes qui jalonnent les relations complexes, jusqu'au XVe siècle, entre l'Eglise et les pouvoirs temporels).



Toutefois, la naissance des Etats
Entre le XIe et le XIIIe siècle, la notion d'État n'est encore qu'en gestation, mais l'idée que le roi doit gouverner pour le bien commun s'affirme de plus en plus. La notion de pouvoir public progresse au cours du XIIIe siècle ; ainsi s'explique le rôle croissant des assemblées de contrôle (états, parlements, Cortes), qui, selon les pays, équilibrent un pouvoir monarchique consolidé par le principe dynastique, légitimé par le sacre et appuyé sur l'Église.
En Angleterre, l'équilibre des pouvoirs s'instaure au milieu de violents conflits. La victoire de Guillaume le Conquérant à Hastings en 1066 ouvre l'île saxonne à la colonisation et à la féodalité normandes.
Hugues Capet
En France, les succès de la monarchie capétienne se confirment tardivement. Hugues Capet, encore aux prises avec les féodaux, n'a pour lui que l'aura de son sacre. Il faut attendre Philippe II Auguste et ses victoires sur l'Angleterre et le Saint Empire (→ bataille de Bouvines en 1214) pour voir s'affirmer l'indépendance du royaume de France.
En Espagne, les petits royaumes chrétiens du Nord – Asturies, Castille, Aragon et Navarre – poursuivent depuis le VIIIe siècle la lutte contre les musulmans, maîtres du califat de Cordoue et du royaume de Grenade. La Reconquista, croisade des chrétiens de la péninsule Ibérique, marque des progrès décisifs au début du XIIIe siècle, malgré la résistance de Grenade. L'Espagne chrétienne, divisée en royaumes, ne parvient pas à réaliser son unité.
En Italie, l'explosion urbaine et les forces économiques donnent le pouvoir et le contrôle du territoire à quelques villes : Gênes, Milan, Florence et surtout Venise, grande bénéficiaire de la quatrième croisade (1202-1204), véritable « thalassocratie » dans laquelle le doge contrôle l'aristocratie marchande, dont seules quelques familles constituent le Grand Conseil. Ces Etats sont parfois des Républiques, contrôlés par les grandes familles. Le Pape, chef religieux est aussi chef d’Etat. Il contrôle Rome et les territoires de l’Italie centrale.


La prospérité favorise la liberté
A partir de la 2e moitié du XIe siècle, sous l’effet de la croissance démographique, et sous l’impulsion des seigneurs (et des monastères) défrichement de la forêt et mise en culture de nouvelles terres (cf. assèchement des marais): les paysages agricoles changent. L’augmentation des productions grâce à l’augmentation des surfaces cultivées permet de soutenir la croissance démog. Des mouvements de pop ont lieu dans les campagnes vers ces nvx terroirs. De nouveaux villages voire des villes se développent. Pour attirer les pop, les seigneurs concèdent des chartes de franchises* = exemption de certains impôts et obligations. Les redevances en argent remplacent la corvée.
 => XIIIe siècle = majorité de paysans libres 

Pour compléter ces idées générales: deux plans détaillés travaillés il y a quelques années avec des classes de 2nde : Violence et autorité au MA et Vivre au village au MA .


Le bas Moyen Âge (XIVe-XVe siècle)
Le temps des calamités
Aux deux siècles d'expansion économique que sont les XIIe et XIIIe siècles succèdent deux siècles de crise profonde. Les famines, l’épidémie de la Grande Peste noire qui débarque en Europe en 1348, les guerres (la guerre de Cent Ans -1337/1453-, les guerres en Italie) sont autant de catastrophes qui dépeuplent l’Europe.



Les hommes sont rares, épuisés de travail pour payer des taxes toujours plus lourdes. Les crises sociales, explosion de violence et révoltes (ligues nobiliaires contre les rois, jacqueries paysannes), mouvements hérétiques, chasse aux sorcières…se multiplient

Vers l'Europe moderne
Le triomphe des hommes d'argent, la réforme religieuse et la conquête du monde.
La limite entre le fin du MA et le début de l'époque moderne est floue.

mardi 10 décembre 2019

Fragments du discours subalterne dans un fabliau du Moyen Age

Voici une proposition de lecture pour mes collègues qui enseignent HLP, et qui devraient trouver des éléments très intéressants à étudier avec leurs élèves dans cette publication des éditions Lurlure. On peut acheter le livre à partir de leur site. C'est une nouveauté et une rareté puisqu'il s'agit d'une traduction ad hoc d'un manuscrit rare puisque disponible en un seul exemplaire à la BNF.




Le texte en question est long fabliau ou un très petit roman (d'environ 3000 vers), écrit probablement vers 1270, en langue vulgaire, c'est-à-dire en ancien français comme l'usage s'en généralise au XIIIe siècle. Il reprend pour les parodier les codes des romans de chevalerie mélangés à ceux de la farce. Son héros Trubert est un jeune paysan (?), en tout cas un vilain, élevé par sa mère dans la forêt, qui au début de l'histoire, part faire fructifier le peu d'avoir de la famille. Sur un principe d'une aventure à la journée, il va s'acharner à duper, ridiculiser et battre comme plâtre son seigneur le duc, dont l'éditeur signale qu'il s'agit vraisemblablement d'une allusion au duc de Bourgogne.

 Mais l'auteur, Douin de Lavesne, dont on ne sait rien d'autre que le nom, n'a pas pour projet seulement la parodie. L'accumulation des actes irrespectueux et violents, ainsi que la non reconnaissance des normes de tout type (Trubert, par exemple, fait "semblant" de ne pas savoir qui est cet homme mort sur une croix, tout en jurant "par le seigneur" dans la même phrase) semble être un indice fort de sa volonté subversive. Je renvoie sur ce point à l'article disponible sur le net de J-C Payen de l'université de Caen, intitulé "Trubert ou le triomphe de la marginalité".

J'y rajoute quelques éléments de réflexion de sociologie historique, largement inspirées du livre de J. C. Scott qui donne son titre à ce billet de blog. Comme dans beaucoup de farces du Moyen Age, on peut voir dans Trubert l'affleurement à peine voilé de ce que J.C. Scott appelle le "texte caché" : "Tout groupe dominé produit, de par sa condition, un "texte caché" aux yeux des dominants, qui représente une critique du pouvoir." "Sous des formes déguisées, en réalité, ce texte caché est souvent exprimé ouvertement." 'Ces schèmes permettant de maquiller l'insubordination idéologique sont assez analogues à ceux à travers lesquels esclaves et paysans déguisent leurs tentatives de subvertir l'appropriation matérielle de leur travail, de leur production et de leurs biens par l'entremise du braconnage, du chapardage, de la fuite, ou tout simplement en traînant des pieds. En les prenant dans leur ensemble, on pourrait ainsi désigner ces formes d'insubordination comme l'infrapolitique des dominés."

Il y a de la jubilation à faire souffrir chez ce personnage, jubilation alimentée par de la rage. Bastonnades, sévices, meurtre, pendaison injuste : Trubert est un meurtrier qui n'a ni remords, ni mauvaise conscience. Tout lui est bon pour se venger des puissants. Entre eux et lui, aucune réconciliation possible, ni accord ou compromis.

Il est présenté constamment comme fou, non seulement par l'auteur, mais par les personnages qui n'expliquent pas autrement son attitude. Pourtant, il est extrêmement rusé et calculateur. Il est donc loin d'être fou ou insensé. Mais l'argument de la folie est efficace car il est ambivalent. Il permet d'une part de lier les actes de Trubert à un envoûtement ou un maléfice extérieur, en l’occurrence le diable, à qui il est (peu) fait allusion, mais il renvoie aussi dans la culture médiévale à la tradition du fou plus près de Dieu et de la Vérité que le commun des mortels (au nom de l'idée que la véritable sagesse paraît folie aux yeux du monde). Ainsi, mais l'époque évidemment n'y est pas culturellement favorable, pas d'introspection ou d'exposé des motivations de Trubert. Seule sa pauvreté le justifie...ou sa folie.
Avec le thème de la folie et de la diablerie va le thème des masques. Trubert se déguise et n'est jamais identifié, reconnu. Même déguisé en femme, il arrive à simuler l'acte d'amour avec le roi (vous découvrirez par quel procédé). Ceci lui permet de rentrer chez lui chaque soir sans être inquiété. Encore une fois, c'est bien là la condition pour que le "texte caché" se réalise, il faut l'anonymat et donc l'impunité.
Comme les masques du carnaval permettent, un instant, de faire tomber les masques de la bienséance et de cracher à la face des puissants, Trubert met son art de la dissimulation, et sa ruse, au service d'une opération méticuleuse de destruction des bases de la domination du duc. Il couche avec sa femme, sa fille. Il le couvre de ridicule en lui ôtant en public des poils du cul. Il le mutile (poinçon dans le cul) en l'empêchant d'exercer sa force guerrière. Voici un duc qui n'est donc capable ni de protéger son honneur, ni de protéger sa propre intégrité physique. Enfin, il ruine le projet d'accord entre le duc et le roi en se substituant au mariage entre les fille du duc et le roi. Le duc n'est pas pas non plus un bon "politique". Il accorde sa confiance en dépit du bon sens, il est mal voire pas conseillé. Impulsif, il fait n'importe quoi, quand Trubert lui planifie et calcule. Bref, les valeurs chevaleresques et nobiliaires sont ridiculisées. De la même manière, Trubert dynamite toutes les autres autorités de l'époque: l'Eglise et ses codes moraux et interdits sexuels, les médecins universitaires qu'il remplace auprès du duc, décidément bien crédule, avec un cataplasme de merde de chien, les chevaliers (le chevalier qui revient ruiné des tournois finit à la potence en lieu et place de Trubert), la Justice, expéditive et arbitraire qui condamne n'importe qui n'importe comment...

Enfin, je vois dans la répétition des scènes de table et la précision méticuleuse de la description des repas servis chez le duc et le roi, le dernier argument au service de la thèse du "roman de revanche sociale" : comment ne pas y voir une des causes de la haine de classe (j'ose l'anachronisme) de Trubert. Les riches s'empiffrent sur le dos des pauvres. Tous les fabliaux du Moyen Age, les blagues sur les moines et les clercs gras, Renard qui vole des poules au poulailler...disent la même chose : le scandale de la misère côtoyant l'opulence.

Cette violence des pauvres qui fait tant peur est toujours condamnée par les dominants (voir mon billet sur la répression de la grande Jacquerie et surtout la manière dont les chroniqueurs contemporains en ont parlé), au sens propre elle est réprimée, au sens figurée elle est jugée perversion, folie, signe d'une infériorité morale qui justifie l'infériorité économique. Elle fut cependant souvent historiquement le seul moyen d'expression de ceux qui n'avaient jamais la parole et qui n'ont jamais fait l'Histoire. Forcément excessive car déguisée, prenant la forme de la parodie et de la farce, elle n'est sans doute qu'un reflet déformé sur la forme, mais sans doute pas sur le fond, de ce qui devait se dire dans le secret des conversations de table ou de taverne au Moyen Age, comme plus tard, ailleurs, sous d'autres latitudes et dans d'autres temps.



N'étant pas professeure de littérature, je ne me risquerais pas à une présentation et une analyse littéraire, mais je signale avoir beaucoup apprécié la traduction en français moderne qui est alerte tout en rendant bien l'aspect versifié du texte d'origine.
Pour une présentation et une approche plus littéraire, voir le blog de Georges Guillain, dédié à la poésie et à la littérature contemporaine.

mardi 8 octobre 2019

La déportation des musulmans siciliens par Frédéric II

Extraits article de Annliese Nef dans Actes de la table ronde "le monde de l’itinérance en méditerranée de l’antiquité à l’époque moderne (Madrid 2004- Istanbul 2005)", De Boccard 2009


 Entre 1223 et 1246, Frédéric II, qui a consolidé son pouvoir dans l'’Empire germanique, peut consacrer une partie de son énergie à reprendre le contrôle de la Sicile. Il y écrase une série de révoltes fomentées par des communautés musulmanes perchées dans ce que l’on a désigné comme le “refuge corléonais”, au sud de Palerme. Après plusieurs campagnes militaires, il déporte alors une partie non négligeable (pars non modica, selon un chroniqueur Richard di San Germano) des rebelles à Lucera, en Pouille. Il s’agit à la fois d’un bannissement (interdiction de revenir en Sicile), qui s’accompagne pour les exilés de la perte de leurs biens, et d’une relégation dans la mesure où, sauf ordre contraire, ils ne peuvent quitter les alentours de Lucera. Toutefois, ce déplacement s’accompagne également d’une mise en valeur du territoire de cette cité qui se rapproche d’une forme de colonisation.

"Au sujet des Sarrasins de Lucera et de Girofalcum qui, à l’occasion de tractations commerciales, se rendent en Calabre, et tentent ensuite de gagner la Sicile, toi tu ne dois pas leur permettre de passer en Sicile. Nous désirons qu’à partir de maintenant tu agisses [en ce sens] et nous voulons que tu l’empêches tout à fait et que tu fasse exercer un contrôle de manière à ce qu’aucun de ces Sarrasins ne passe en Sicile. Nous voulons aussi et t’ordonnons que dans les régions de Calabre où il arrivera que ces mêmes Sarrasins se rendent avec leurs marchandises, tu fasses mettre en place une surveillance afin que nul d’entre eux ne demeurent en ces lieux ni y élisent domicile afin d’y vivre”. (Huillard-Bréholles, V/1, 590)
Cette décision qui plonge ses racines dans le XIIe siècle sicilien.  On peut distinguer trois temps : d’abord la période qui va des dernières années du règne de Roger II (1150  environ-1154)  jusqu’aux  années 1190, durant laquelle  le  statut  des musulmans de Sicile est progressivement mis à mal ; puis, de 1190 environ aux années 1220, on assiste au durcissement de la situation et au début de la révolte musulmane, avant que ne s’ouvre une dernière phase de vingt années au terme de laquelle Frédéric ii mate définitivement les rebelles. Du fait de l'alourdissement des taxes qui pesaient sur eux et de la dégradation connexe de leur statut, on assiste à un "décampement" important des musulmans siciliens durant la période, selon des processus encore mal connus. De plus, il est indéniable que l’immigration lombarde développée par les Hauteville aboutit à la formation d’un cordon de castra entre le val de Noto et le val de Mazara, les deux régions les plus arabisées. Sperlinga, Vaccaria, Maniace, Nicosia, Randazzo, Capizzi, Piazza, Mazzarino, Butera voient ainsi augmenter leur population latineOn analyse généralement comme le premier signe tangible du fossé creusé entre les groupes culturels, qui ne va pas tarder à s’élargir, le procès de l’eunuque Philippe de Mahdia, émir de Roger II ; accusé de trahison lors de l’attaque de Bône par les troupes siciliennes en 1153 (car il aurait facilité la fuite des élites arabo-musulmanes de la ville), il fut brûlé devant le palais royal de Palerme la  même année. Dans un contexte politique de tensions entre les grands et le souverain, en 1161 les communautés musulmanes sont victimes de violences collectives, d’abord à Palerme où elles ont été désarmées l’année précédente sur ordre du plus proche conseiller du roi, Maion de Bari, puis comme en écho, dans le val de NotoLes massacres collectifs de musulmans qui ensanglantent à nouveau Palerme à la mort de Guillaume II, en 1189, illustrent clairement la relation qui existe entre, d’une part, l’affaiblissement de l’autorité royale, garante du statut des musulmans, et, d’autre part, à la fois le rejet de la tyrannie dont sont rendus responsables les eunuques de la cour et la dégradation de la situation des communautés musulmanes insulaires. Mais c’est l’accession au pouvoir de Tancrède, un des initiateurs des massacres de 1161, qui précipite les événements en 1190. Les musulmans de Palerme gagnent cette fois le “refuge” du Corléonais et les régions plus méridionales, sous la houlette de cinq reguli qui refusent de servir le nouveau souverain.


A la mort de l’impératrice Constance (1198), alors que des clans se déchirent pour prendre le contrôle de la régence, les musulmans se rangent dans le camp de Markwald von Anweiler contre la papauté (Innocent III est le tuteur du futur Frédéric II) et ses représentants locaux, les prélats de Palerme. Les premiers appels lancés par le pape aux musulmans insulaires ne semblent avoir rencontré que le silence. En juillet 1200, entre Palerme et Monreale, Markwald et ses alliés connaissent une défaite cuisante après avoir soumis la capitale à un siège de trois semaines. Cette victoire, suivie d’une période mal documentée mais qui ne semble pas caractérisée par des affrontements violents, offre l’occasion à Innocent iii, d’une nouvelle ouverture pour tenter d’obtenir la neutralité des musulmans. En 1206, il adresse une missive aux qâdî et qâ’id/s et à tous les Sarraceni de Sicile ; il leur demande à nouveau d’être fidèles au jeune roi. Cette tentative reste sans lendemain. Les années qui suivent voient Frédéric II occupé en Allemagne, et cette vacance du pouvoir favorise l’émergence d’une autorité musulmane au cœur de la Sicile où Muhammad Ibn ‘Abbad devient, à une date inconnue, le chef de la rébellion. Il prend alors une titulature califale et frappe monnaie. De retour en Sicile, en 1220, Frédéric II ordonne aux Sarrazins de retourner chez eux et de reprendre leur condition antérieure. À partir de 1221, une importante contre-offensive impériale est lancée. Dans une lettre qu’il envoie à l’abbé du Mont Cassin la même année, le souverain définit exactement son intention : "Cum Sarracenos Sicilie qui Regni nostri tranquillitatem perturbant proponamus penitus exterminare de insula", exterminare signifiant ici “porter hors des confins. Les premiers prisonniers sont alors emmenés à Lucera.

En réalité, la déportation d’une population n’est pas une pratique nouvelle dans le cadre insulaire. Sans même remonter à l’époque islamique qui offre quelques exemples de ce type de mesure, on peut rappeler d’autres déplacements forcés de l’époque normande en Sicile (XIe-XIIe siècles) ou bien décidés par Frédéric II lui-même. Cependant, la déportation des musulmans rebelles à Lucera n’est toutefois pas tout à fait comparable aux autres déplacements de population dont la Sicile avait été le cadre auparavant. La distance entre la terre d’origine et le lieu d’exil est bien plus grande qu’elle ne l’était en général et, symboliquement, le départ de l’île, qui entretient des relations intenses avec l’Afrique et est encore caractérisée au début du XIIIe siècle par une culture en partie islamisée, semble donner au châtiment une dimension plus radicale. La rébellion des musulmans de Sicile est-elle donc définie comme un crime de lèse-majesté ? L’hypothèse paraît d’autant plus séduisante que ce crime a, dans la définition qu’en donnent les juristes à l’époque précisément, partie liée avec la foi (fides) et la fidélité (fidelitas), deux fondements de la soumission au souverain mis à l’épreuve par les minorités religieuses non-chrétiennes en révolte. De fait, Dans la documentation relative à l’épisode de Lucera et à la période qui la précède, la question religieuse n’apparaît pas. Ni les lettres de Frédéric II à ce sujet ni celles d’Innocent III ne laissent à lire quoi que ce soit qui aille dans ce sens. Les missives pontificales (1199 et 1206) sont particulièrement révélatrices car elles établissent nettement la différence entre la fides des musulmans, exhortés à la maintenir (alors même que le souverain pontife compare Markwald von Anweiler à Saladin et l’effort exigé contre lui à une croisade, ce qu’il ne fera jamais pour les musulmans), et la fidelitas qu’il leur faut manifester à l’égard du jeune Frédéric. Quant à Frédéric, il définit les révoltes comme une “perturbation de la tranquillité du royaume”, crime grave s’il en est car le souverain est le garant de la paix interne.
Mais la lèse-majesté n'est pas convoquée dans les justifications. La déportation apparaît comme la condition nécessaire de la refondation du pacte entre les musulmans rebelles et le souverain. Lorsque Frédéric II propose aux rebelles de regagner les champs qu’ils cultivaient, une grande partie d’entre eux refuse. Il ne peut donc faire l’économie d’un nouveau statut pour les Arabo-musulmans de Sicile, désormais qualifiés de servi camere regie, une expression qui fait son apparition dans la documentation impériale en 1236, lors de la contre-offensive menée par Frédéric, mais dont on connaît d’autres occurrences dans l’Occident chrétien à partir de la fin du XIIe siècle. L’empereur étend ainsi aux communautés musulmanes une conception, relativement récente, élaborée dans un premier temps pour les juifs, qui mêle infériorité religieuse et service du prince. Cela signifie, en outre, que toute atteinte aux musulmans est, plus clairement encore qu’auparavant, conçue comme une atteinte au souverain lui-même, qui les protège. Les communautés arabo-musulmanes sont désignées comme une des assises économiques du royaume, mais aussi, plus largement, de la royauté et, comme telles, doivent être respectées par l'ensemble des sujets. La déportation, dans ce cadre, a pour objectif de soustraire les musulmans à la servitude de fait que cherchaient à leur imposer les institutions ecclésiastiques ou les feudataires siciliens, distincte de leur soumission absolue à l’autorité impériale. Leur est offerte une nouvelle possibilité d’intégration dans l’ensemble monarchique, non plus seulement dans l’administration comme sous les Hauteville, mais par le service militaire, dans l’ensemble de l’Italie au besoin. Enfin, cette solution ne concerne pas toute la communauté musulmane, mais ceux qui refusent les autres solutions proposées : le retour à la situation et au statut antérieur aux révoltes (travail de la terre, sous l'autorité d'un seigneur, avec des impôts supplémentaires spécifiques) ou la conversion.

Les rois angevins ont fini par réduire en esclavage les habitants de Lucera, comme si de l’idée de servi camere regie n’était restée que le premier terme, mais cette évolution ultérieure reflète surtout la politique de christianisation menée par la dynastie. La refondation de Lucera sous le nom de civitas S. Mariae ne laisse guère de doute sur les motivations de cette décision mais aussi sur la nature de la difficulté elle-même. Cet aboutissement reflète les limites de la tentative de Frédéric II puisqu’en réalité il n’y a jamais eu de place pour les hérétiques dans l’Occident médiéval, aussi déracinés et proches du pouvoir fussent-ils. L’empereur n’avait fait que gommer l’aspect religieux de la question, les Angevins, eux, l’ont remis sur le devant de la scène.

mardi 24 septembre 2019

Venise au Moyen Age

La Sérénissime



Une page du Livre des Merveilles de Marco Polo, dicté à Rusticien de Pise en 1299. Exemplaire du duc de Bourgogne. Les marchands arrivent à  Ormuz. Cet exemplaire est consultable sur le site de la BNF (ici) avec notices et extraits de texte.



Une République "qui se gouverne à la romaine" disait-on au Moyen Age



Le doge est un magistrat élu à vie, choisi dans un groupe étroit de familles dirigeantes, conservant une influence certaine en dépit de toutes les précautions prises pour qu'il ne puisse jouer aucun rôle personnel. Il dépend étroitement de ses mandants : les conseils qu'il présidait était les véritables centres de la direction collégiale de la ville et de sa politique. Le grand conseil (consiglio maggiore) est devenu au XIIIe siècle le rouage essentiel du système constitutionnel vénitien, aux mains des vieilles familles (case vecchie) qui rivalisent avec les nouvelles familles (case nuove), d'autant plus qu'à partir de 1297 s'instaure un système aboutissant à la proclamation de l'hérédité qui définit en 1323 un patriciat par une noblesse de fonction. 
Trop nombreux pour débattre des affaires de l'Etat, le Maggior Consiglio dut déléguer ses pouvoirs à des commissions restreintes, comme la Quarantia (1179) qui s'agrégea en 1327 à l'assemblée des Pregadi (les "priés"). En fonction des problèmes à résoudre, le travail du Sénat était confié à des commissions de sages qui, devenues permanentes, se réunirent à la Signoria dans le Collegio.
A partir du XIVe siècle, la classe politique tranche ses liens avec la classe populaire et concentre les pouvoirs des assemblées entre les mains du Conseil des Dix qui de surcroît, au cours de la seconde moitié du XVe siècle dépossède le Sénat de ses prérogatives diplomatiques et financières (frappe des monnaies ...)


La puissance de Venise en Méditerranée
Emission d'histoire (que de l'audio)



Venise au Moyen Age, un redoutable guerrier économique : lien vers vidéo France 24



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Un exercice 

(recyclage d'un ancien travail fait avec les secondes dans les années 1990's !!)


Venise au XIIe siècle / synthèse de documents.

Objectif 1) Présenter les documents

documents
Auteur et date
Nature
Contexte spatial
Contexte temporel
Thème
1





2





3





4






A
B
C
D
E
-          Rédigez les phrases A,B,C,D,E qui correspondent à chaque étape de la présentation des documents


Objectif 2) Faire l’analyse des documents
-          Pour chaque document, sélectionner les idées et les faits qui correspondent aux questions posées et remplissez sur votre feuille le tableau suivant 

document  
question
Eléments repérés dans les textes
paragraphe
1 et 3
Quels sont les inconvénients du milieu naturel de Venise ?

A
Quelles activités Venise a-t-elle développé pour
s’enrichir ?

2
Montrer que Venise se trouve au centre du commerce entre l’Orient et l’Occident.

B
1; 3; 4
Quels facteurs ont facilité le développement économique de Venise ?

C
4
Quel événement sert de prétexte à la prise de Constantinople en 1204 ?

D
Quel est l’intérêt politique pour les vénitiens de provoquer la prise de Constantinople ?

-          Puis rédigez les 4 paragraphes A,B,C,D qui correspondent à l’analyse de chaque texte.

Objectif 3) Rédiger la synthèse en une page maximum
Rédigez la synthèse en reprenant la présentation des dos pour faire une introduction, les 4 paragraphes de la question précédente et en soignant les liens logiques et phrases de transition ainsi que les annonces de point. Vous devez montrer qu’au XIIe siècle, Venise est une grande puissance en Méditerranée (= Thèse)



Le dossier documentaire

Texte 1 : Les premiers pas de Venise
" Venise, sur sa soixantaine d'îles et îlots, est un univers étrange, un refuge certes, mais incommode : pas d'eau douce, pas de ressources alimentaires, du sel, trop de sel ! On disait du Vénitien : "il ne laboure pas, ne sème pas, ne vendange pas". [...] Sa population entière se situe hors de ce secteur primaire d'ordinaire si largement représenté à l'intérieur même des villes préindustrielles. Venise déploie son activité dans les secteurs que les économistes d'aujourd'hui appellent "secondaire" et "tertiaire" : l'industrie, le commerce, les services, secteurs où la rentabilité du travail est plus élevée que dans les activités rurales. [...] C'est dès leurs premiers pas que Venise ou Amalfi, ou Gênes, toutes villes sans vrais territoires, ont été condamnées à vivre sur ce ped-là. Elles n'avaient pas d'autres choix. [...] La chance de Venise, c'est [...] placée sous la domination assez théorique de l'empire grec, elle a pénétré plus commodément qu'une autre l'énorme marché [...] de Byzance, rendu à l'empire des services nombreux, contribué même à sa défense. En échange, elle obtint des privilèges exorbitants. [...] Cependant, c'est sans erreur possible, l’aventure fantastique des croisades qui accélère l'essor marchand de la Chrétienté et de Venise. Voici que des hommes venus du nord prennent le chemin de la Méditerranée, s'y transportent avec leur chevaux, offrent le prix de leur passage à bord des navires des villes italiennes, se ruinent pour assurer leurs dépenses. Du coup les navires de transport grandissent, deviennent des géants, à Pise, à Gênes et à Venise? En Terre sainte, des Etats chrétiens s'implantent, ouvrent une brèche vers l'Orient et ses marchandises prestigieuses, le poivre, les épices, la soie, les drogues. Le tournant décisif pour Venise a été l'affreuse 4e croisade."
Extrait de Fernand Braudel, Civilisation matérielle, Economie et capitalisme. Le temps du monde, Paris, 1979.


Documents 2 : Venise et le commerce en Méditerranée

A/
 B/

Document 3 : Une remarquable réussite économique et politique
En 1082, Venise qui a loué sa flotte aux Byzantins afin qu'ils empêchent l'installation des Normands à Durazzo, reçoit de l'empereur le privilège d'acheter et de vendre dans tout l'empire, sans payer de taxe ni subir de contrôle douanier. Byzance renonce ainsi au monopole, qui avait fait sa puissance économique : le contrôle commercial des flux qui passe par elle puisqu'elle est située en position d'intermédiaire entre l'Orient et l'Occident. Quant à Venise, c'est le début de l'extraordinaire expansion qui peu à peu soumet le monde méditerranéen oriental à son influence, alors que le monde arabo-musulman est affaibli par les divisions politiques et religieuses et que les Latins, installés en Terre Sainte et en Syrie, ont besoin de ravitaillement par mer.
Mais les relations de Venise avec ses concurrentes italiennes (Gênes en particulier) et avec Byzance ne sont pas toujours faciles : en 1171, le quartier vénitien de Constantinople est mis à sac par les Génois. L'empereur fait arrêter tous les Vénitiens et leurs biens sont confisqués. Pourtant, en 1189, ce dernier rétablit, par un traité, les Vénitiens dans leurs privilèges ; Venise et sa flotte de guerre sont indispensables à la sécurité de l'Empire.
 D'après Y Renouard, Les villes d'Italie de la fin du Xe siècle au début du XIVe s, Paris, 1969



Document 4 :Un récit de la 4e croisade
"Elle avait pour chef  l'italien Boniface de Montferrat, mais les chefs véritables étaient le pape Innocent III et le doge de Venise Dandolo. [...] Venise exigea que le prix du voyage lui fut entièrement versé avant le départ. Comme les croisés ne purent réunir la somme nécessaire, Venise exigea d'eux que, pour faire le complément, ils commencent par s'emparer de la ville de Zara, sur la côte orientale de l'Adriatique, pour son compte. Zara était une ville chrétienne, appartenant à un prince chrétien. Malgré l'indignation du pape, les croisés acceptèrent cette singulière condition et prirent d'assaut Zara, qu'ils remirent à Venise.
La croisade avait pour objectif l'Egypte, de laquelle dépendait la Palestine. Mais en Occident se trouvait alors le fils d'Isaac II Ange, détrôné par Alexis III, le jeune Alexis Ange : celui-ci suggéra aux croisés de d'abord le rétablir sur le trône, leur montrant tout l'intérêt d'avoir sur le trône d'Orient un empereur à leur dévotion. [...] la flotte fit voile sur Byzance où elle arriva en juin 1203. Constantinople fut prise d'assaut en juillet, Alexis III détrôné, Isaac Ange et son fils rétablis sur le trône. Mais les grecs, comprenant que ces souverains ne seraient que des instruments dociles aux mains des Latins se soulevèrent et les renversèrent. Alors, les croisés décidèrent de prendre la ville pour eux (13 avril 1204) Des scènes épouvantables de carnage et de pillage se déroulèrent pendant trois jours dans la ville saccagée : des membres de clergé latin y prirent leur part aux côtés des soldats du Christ. Les richesses immenses, éblouissantes aux yeux des croisés, accumulées depuis des siècles dans la ville jusqu'alors inviolée, furent dispersées à travers tout l'Occident dans les mois qui suivirent. Le comte de Flandre Baudouin fut élu empereur et couronné à Sainte-Sophie, le vénitien Tomasso Morosini devint patriarche. Le doge Dandolo et Baudouin se partagèrent le territoire byzantin. Le vénitien, seul parmi les croisés, fut dispensé de prêter serment de fidélité au nouvel empereur. Ainsi Venise acquit Durazzo, les îles ioniennes, la plpart des îles de la mer Egée, l'Eubée, Rhodes, la Crète, des places nombreuses dans le Péloponnèse, l'Hellespont, la Thrace. Cette croisade donna à Venise un empire en Méditerranée et renforça son hégémonie économique.
 Paul Lemerle, Histoire de Byzance, Paris, 1980.


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