mardi 8 octobre 2019

La déportation des musulmans siciliens par Frédéric II

Extraits article de Annliese Nef dans Actes de la table ronde "le monde de l’itinérance en méditerranée de l’antiquité à l’époque moderne (Madrid 2004- Istanbul 2005)", De Boccard 2009


 Entre 1223 et 1246, Frédéric II, qui a consolidé son pouvoir dans l'’Empire germanique, peut consacrer une partie de son énergie à reprendre le contrôle de la Sicile. Il y écrase une série de révoltes fomentées par des communautés musulmanes perchées dans ce que l’on a désigné comme le “refuge corléonais”, au sud de Palerme. Après plusieurs campagnes militaires, il déporte alors une partie non négligeable (pars non modica, selon un chroniqueur Richard di San Germano) des rebelles à Lucera, en Pouille. Il s’agit à la fois d’un bannissement (interdiction de revenir en Sicile), qui s’accompagne pour les exilés de la perte de leurs biens, et d’une relégation dans la mesure où, sauf ordre contraire, ils ne peuvent quitter les alentours de Lucera. Toutefois, ce déplacement s’accompagne également d’une mise en valeur du territoire de cette cité qui se rapproche d’une forme de colonisation.

"Au sujet des Sarrasins de Lucera et de Girofalcum qui, à l’occasion de tractations commerciales, se rendent en Calabre, et tentent ensuite de gagner la Sicile, toi tu ne dois pas leur permettre de passer en Sicile. Nous désirons qu’à partir de maintenant tu agisses [en ce sens] et nous voulons que tu l’empêches tout à fait et que tu fasse exercer un contrôle de manière à ce qu’aucun de ces Sarrasins ne passe en Sicile. Nous voulons aussi et t’ordonnons que dans les régions de Calabre où il arrivera que ces mêmes Sarrasins se rendent avec leurs marchandises, tu fasses mettre en place une surveillance afin que nul d’entre eux ne demeurent en ces lieux ni y élisent domicile afin d’y vivre”. (Huillard-Bréholles, V/1, 590)
Cette décision qui plonge ses racines dans le XIIe siècle sicilien.  On peut distinguer trois temps : d’abord la période qui va des dernières années du règne de Roger II (1150  environ-1154)  jusqu’aux  années 1190, durant laquelle  le  statut  des musulmans de Sicile est progressivement mis à mal ; puis, de 1190 environ aux années 1220, on assiste au durcissement de la situation et au début de la révolte musulmane, avant que ne s’ouvre une dernière phase de vingt années au terme de laquelle Frédéric ii mate définitivement les rebelles. Du fait de l'alourdissement des taxes qui pesaient sur eux et de la dégradation connexe de leur statut, on assiste à un "décampement" important des musulmans siciliens durant la période, selon des processus encore mal connus. De plus, il est indéniable que l’immigration lombarde développée par les Hauteville aboutit à la formation d’un cordon de castra entre le val de Noto et le val de Mazara, les deux régions les plus arabisées. Sperlinga, Vaccaria, Maniace, Nicosia, Randazzo, Capizzi, Piazza, Mazzarino, Butera voient ainsi augmenter leur population latineOn analyse généralement comme le premier signe tangible du fossé creusé entre les groupes culturels, qui ne va pas tarder à s’élargir, le procès de l’eunuque Philippe de Mahdia, émir de Roger II ; accusé de trahison lors de l’attaque de Bône par les troupes siciliennes en 1153 (car il aurait facilité la fuite des élites arabo-musulmanes de la ville), il fut brûlé devant le palais royal de Palerme la  même année. Dans un contexte politique de tensions entre les grands et le souverain, en 1161 les communautés musulmanes sont victimes de violences collectives, d’abord à Palerme où elles ont été désarmées l’année précédente sur ordre du plus proche conseiller du roi, Maion de Bari, puis comme en écho, dans le val de NotoLes massacres collectifs de musulmans qui ensanglantent à nouveau Palerme à la mort de Guillaume II, en 1189, illustrent clairement la relation qui existe entre, d’une part, l’affaiblissement de l’autorité royale, garante du statut des musulmans, et, d’autre part, à la fois le rejet de la tyrannie dont sont rendus responsables les eunuques de la cour et la dégradation de la situation des communautés musulmanes insulaires. Mais c’est l’accession au pouvoir de Tancrède, un des initiateurs des massacres de 1161, qui précipite les événements en 1190. Les musulmans de Palerme gagnent cette fois le “refuge” du Corléonais et les régions plus méridionales, sous la houlette de cinq reguli qui refusent de servir le nouveau souverain.


A la mort de l’impératrice Constance (1198), alors que des clans se déchirent pour prendre le contrôle de la régence, les musulmans se rangent dans le camp de Markwald von Anweiler contre la papauté (Innocent III est le tuteur du futur Frédéric II) et ses représentants locaux, les prélats de Palerme. Les premiers appels lancés par le pape aux musulmans insulaires ne semblent avoir rencontré que le silence. En juillet 1200, entre Palerme et Monreale, Markwald et ses alliés connaissent une défaite cuisante après avoir soumis la capitale à un siège de trois semaines. Cette victoire, suivie d’une période mal documentée mais qui ne semble pas caractérisée par des affrontements violents, offre l’occasion à Innocent iii, d’une nouvelle ouverture pour tenter d’obtenir la neutralité des musulmans. En 1206, il adresse une missive aux qâdî et qâ’id/s et à tous les Sarraceni de Sicile ; il leur demande à nouveau d’être fidèles au jeune roi. Cette tentative reste sans lendemain. Les années qui suivent voient Frédéric II occupé en Allemagne, et cette vacance du pouvoir favorise l’émergence d’une autorité musulmane au cœur de la Sicile où Muhammad Ibn ‘Abbad devient, à une date inconnue, le chef de la rébellion. Il prend alors une titulature califale et frappe monnaie. De retour en Sicile, en 1220, Frédéric II ordonne aux Sarrazins de retourner chez eux et de reprendre leur condition antérieure. À partir de 1221, une importante contre-offensive impériale est lancée. Dans une lettre qu’il envoie à l’abbé du Mont Cassin la même année, le souverain définit exactement son intention : "Cum Sarracenos Sicilie qui Regni nostri tranquillitatem perturbant proponamus penitus exterminare de insula", exterminare signifiant ici “porter hors des confins. Les premiers prisonniers sont alors emmenés à Lucera.

En réalité, la déportation d’une population n’est pas une pratique nouvelle dans le cadre insulaire. Sans même remonter à l’époque islamique qui offre quelques exemples de ce type de mesure, on peut rappeler d’autres déplacements forcés de l’époque normande en Sicile (XIe-XIIe siècles) ou bien décidés par Frédéric II lui-même. Cependant, la déportation des musulmans rebelles à Lucera n’est toutefois pas tout à fait comparable aux autres déplacements de population dont la Sicile avait été le cadre auparavant. La distance entre la terre d’origine et le lieu d’exil est bien plus grande qu’elle ne l’était en général et, symboliquement, le départ de l’île, qui entretient des relations intenses avec l’Afrique et est encore caractérisée au début du XIIIe siècle par une culture en partie islamisée, semble donner au châtiment une dimension plus radicale. La rébellion des musulmans de Sicile est-elle donc définie comme un crime de lèse-majesté ? L’hypothèse paraît d’autant plus séduisante que ce crime a, dans la définition qu’en donnent les juristes à l’époque précisément, partie liée avec la foi (fides) et la fidélité (fidelitas), deux fondements de la soumission au souverain mis à l’épreuve par les minorités religieuses non-chrétiennes en révolte. De fait, Dans la documentation relative à l’épisode de Lucera et à la période qui la précède, la question religieuse n’apparaît pas. Ni les lettres de Frédéric II à ce sujet ni celles d’Innocent III ne laissent à lire quoi que ce soit qui aille dans ce sens. Les missives pontificales (1199 et 1206) sont particulièrement révélatrices car elles établissent nettement la différence entre la fides des musulmans, exhortés à la maintenir (alors même que le souverain pontife compare Markwald von Anweiler à Saladin et l’effort exigé contre lui à une croisade, ce qu’il ne fera jamais pour les musulmans), et la fidelitas qu’il leur faut manifester à l’égard du jeune Frédéric. Quant à Frédéric, il définit les révoltes comme une “perturbation de la tranquillité du royaume”, crime grave s’il en est car le souverain est le garant de la paix interne.
Mais la lèse-majesté n'est pas convoquée dans les justifications. La déportation apparaît comme la condition nécessaire de la refondation du pacte entre les musulmans rebelles et le souverain. Lorsque Frédéric II propose aux rebelles de regagner les champs qu’ils cultivaient, une grande partie d’entre eux refuse. Il ne peut donc faire l’économie d’un nouveau statut pour les Arabo-musulmans de Sicile, désormais qualifiés de servi camere regie, une expression qui fait son apparition dans la documentation impériale en 1236, lors de la contre-offensive menée par Frédéric, mais dont on connaît d’autres occurrences dans l’Occident chrétien à partir de la fin du XIIe siècle. L’empereur étend ainsi aux communautés musulmanes une conception, relativement récente, élaborée dans un premier temps pour les juifs, qui mêle infériorité religieuse et service du prince. Cela signifie, en outre, que toute atteinte aux musulmans est, plus clairement encore qu’auparavant, conçue comme une atteinte au souverain lui-même, qui les protège. Les communautés arabo-musulmanes sont désignées comme une des assises économiques du royaume, mais aussi, plus largement, de la royauté et, comme telles, doivent être respectées par l'ensemble des sujets. La déportation, dans ce cadre, a pour objectif de soustraire les musulmans à la servitude de fait que cherchaient à leur imposer les institutions ecclésiastiques ou les feudataires siciliens, distincte de leur soumission absolue à l’autorité impériale. Leur est offerte une nouvelle possibilité d’intégration dans l’ensemble monarchique, non plus seulement dans l’administration comme sous les Hauteville, mais par le service militaire, dans l’ensemble de l’Italie au besoin. Enfin, cette solution ne concerne pas toute la communauté musulmane, mais ceux qui refusent les autres solutions proposées : le retour à la situation et au statut antérieur aux révoltes (travail de la terre, sous l'autorité d'un seigneur, avec des impôts supplémentaires spécifiques) ou la conversion.

Les rois angevins ont fini par réduire en esclavage les habitants de Lucera, comme si de l’idée de servi camere regie n’était restée que le premier terme, mais cette évolution ultérieure reflète surtout la politique de christianisation menée par la dynastie. La refondation de Lucera sous le nom de civitas S. Mariae ne laisse guère de doute sur les motivations de cette décision mais aussi sur la nature de la difficulté elle-même. Cet aboutissement reflète les limites de la tentative de Frédéric II puisqu’en réalité il n’y a jamais eu de place pour les hérétiques dans l’Occident médiéval, aussi déracinés et proches du pouvoir fussent-ils. L’empereur n’avait fait que gommer l’aspect religieux de la question, les Angevins, eux, l’ont remis sur le devant de la scène.

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