samedi 20 juillet 2019

Lecture médiévale d'une révolte populaire

Source : Marie-Thérèse de Medeiros, Jacques et chroniqueurs. Une étude comparée de récits contemporains relatant la Jacquerie de 1358, Paris, 1979.


L'idée de ce billet m'est venue à l'écoute de l'émission du site Arrêt sur Images sur les visions du peuple. Je vous la conseille: il s'agit de la première émission de la série de l'été 2019. Ce que l'émission démontre bien, c'est la permanence des termes et des valeurs mobilisés par la classe dominante quand elle cherche à rendre compte des mobilisations populaires. Ce billet de blog sera pour moi l'occasion d'illustrer ces topoi par un exemple médiéval.

Rapide présentation du contexte de la Grande Jacquerie

En 1358, alors que les barons du royaume de France viennent de perdre une très importante bataille contre les armées anglaises, à Poitiers (1356), 10 ans après la défaite de Crécy. Les conséquences sont catastrophiques puisque le roi Jean II est fait prisonnier et retenu en Angleterre contre la promesse de payer une énorme rançon. Son fils le régent, Charles, est contesté, jusque dans Paris où les Etats se sont réunis et essayent de lui imposer leurs vues. Le prévôt des marchands de Paris, Etienne Marcel, en 1358, dirige la rébellion ouverte contre son autorité. Il ne faut pas oublier non plus que la France, comme le reste de l'Europe, avait été touchée par la Grande Peste à partir de 1347 et que la guerre dite de 100 ans contre le roi anglais ravage les campagnes : la Grande chevauchée du Prince noir par exemple est terminée, mais les troupes démobilisées vont vivre sur le plat pays. Enfin, les campagnes sont grevées fiscalement d'impôts royaux finançant l'effort de guerre.

C'est donc dans ce contexte que les communautés paysannes du Beauvaisis et du nord de la région parisienne, qui n'étaient pas les plus pauvres de France loin de là, se soulèvent.


Quelles histoires de ce soulèvement ?

"Le 13 mai 1358 éclate un sursaut de colère paysanne qui très vite reçut le nom de Jacquerie. Son ampleur, sa violence ont profondément impressionné les témoins du temps qui n'étaient pas encore habitués aux "tumultes populaires" : la fortune du mot "Jacquerie" qui apparut alors pour la première fois, et qui désigne encore aujourd'hui une émeute paysanne en est déjà un signe, la mention systématique du mouvement dans toutes les chroniques de l'époque en est un autre."
On dispose de plusieurs chroniques contemporaines, que Marie-Thérèse de Médeiros classe en 4 catégories. Trois sont identifiées par le point de vue des auteurs : les chroniques dites "chevaleresques", "nobiliaires" de Jean le Bel et de Froissart ; Les versions cléricales de Jean de Venette et du continuateur de Richard Lescot ; La version officielle des chroniques de France. La 4e catégorie est identifiée par sa provenance : il s'agit des chroniques normandes émanant pour la première d'un clerc de Rouen, semble t-il, dite Chronique des quatre premiers Valois, et pour l'autre d'un autre anonyme, dont on ne peut dire avec certitude de quel milieu social il ressort, mais apparemment il n'est ni clerc, ni noble, et publiée par Auguste et Emile Molinier sous le simple nom de Chronique normande.

A partir de ce corpus documentaire (les textes sont fournis en appendice), l'auteure va mener une analyse comparée, aussi bien de la structure narrative que des éléments linguistiques pour "cerner comment sont perçus les paysans et plus particulièrement les paysans révoltés par leurs contemporains, à travers les écrans qu'implique fatalement le passage à l'écriture."


Pour bien mesurer le décalage entre le récit de ces événements et ce qu'on peut reconstituer et comprendre du mouvement par l'analyse historique (il y a d'autres sources, notamment judiciaires), il faut présenter rapidement ce que fut cette jacquerie : 
- un mouvement d'ampleur : les chroniques de France évoquent par exemple plus de 20 000 paysans morts à la St Jean de part la repression. C'est toute la région qui s'est embrasée.
- un mouvement armé, qui s'attaque aux troupes d'hommes de guerre, par exemple contre des réquisitions jugées excessives, qui s'attaque aussi à certains châteaux et aux familles y habitant. C'est donc une révolte antifiscale et antinobiliaire, ce dernier point étant très rare à l'époque.
- un mouvement organisé, ou du moins qui s'organisa : élection/nomination de chefs locaux (Motataire, Chambly, Angicourt ...) et une personne qui apparemment a tenté de coordonner le mouvement dans tout le Beauvaisis, Guillaume Carle/Calle/Charles.
- Un mouvement rural, mais qui tenta d'associer les villes (Compiègne, Senlis, Ermenonville...) avec plus ou moins de succès, mais en général, ils trouvèrent portes closes.
- Un mouvement qui subit rapidement une répression d'une férocité extrême, menée par les seigneurs locaux, mais aussi par de grands seigneurs, Charles de Navarre, Gaston Phoebus...On remarquera aussi la "discrétion" du régent qui n'est pas mentionné comme partie prenante de la répression.


L'unanimité de la condamnation

Le livre est très riche et très pointilleux sur l'analyse des sources. Je me borne  à rendre compte de ce qui est directement en lien avec mon propos liminaire.


  1. Ainsi, il est indéniable qu'on peut affirmer que les nobles de l'époque ont eu peur. Cette peur se retrouve dans les écrits dits "chevaleresque" de différentes manières :

R) L’auteure fait des parallèles intéressant avec les topoi sur le peuple dans les romans de chevalerie et la littérature courtoise  de l'époque.

L'accent est mis sur la sauvagerie, la brutalité des actes de paysans
L'appétit de destruction : les paysans brisent, "mus de mauvais esprit", détruisent par le feu, n'épargnent rien ni personne. Ils témoignent d'une cruauté inhumaine en violant les femmes devant leurs maris (c'est Froissart qui insiste le plus sur cet aspect). Faits "horribles", "deshonnêtes", "dyableries"...
Ils sont "forcenés" (Froissart)
Mise en scène de moments tragiques et pathétiques : enfants pendus au cou de leurs mères, fuyant.

Alors que chez J. Le Bel, qui écrit sur le moment, l'accent est mis sur la peur de tous, dans la reconstruction à postériori de Froissart, la peur n'est plus que celle des femmes. Les hommes ont disparu de son récit : ils ne sont réintroduits qu'au moment de l'évocation de la répression.

Ce qui se double d'une incompréhension, d'une méconnaissance, d'un refus d'envisager les motivations des insurgés
Totale imprécision sur les noms, les lieux. Effet de grossissement.
Les paysans sont une foule informe, "toujours multipliés en orgueil": "ils étoient ja tant multiplié que, se ils fuissent tout ensemble, ils eussent esté cent mil hommes."
Jacques le Bel, comme Froissart, utilisent par exemple un vocabulaire, pour rendre compte de la propagation du mouvement, qui le rapproche d'une épidémie : "rage", "pestilence"


La peur se lit dans la mise en scène positive de la répression
Les nobles se livrent eux aussi à des actes d'une extrême violence, mais sans que les chroniqueurs n'y trouvent à redire, encore que de Le Bel à Froissart, certaines mentions ont disparu (le pillage par exemple mené par les nobles). Seul Jean de Venette est réservé. Pour les autres, il y a de la jubilation et de la moquerie. Le vocabulaire de la chasse est convoqué. Les nobles "pendent aux premiers arbres qu'ils trouvoient" ; ils les "tuoient comme des pourceaulx", à Meaux, Froissart dit qu'ils les tuent "ensi que bestes" ; Ces paysans qui fuient " car on ne pourroit si tost dire ung ave maria" (Jacques le Bel)

La clarté des armes des troupes nobiliaires contrastent avec la noirceur des corps des paysans ("vilains noirs et petits et mal armés" Froissart) + J le Bel fait état de l'action courageuse du comte de Foix et du captal de Buch qui, "avec 40 lances et non plus" ont réussi à s'opposer aux Jacques.

Evidemment, la répression est voulue par Dieu

      2. Le "racisme", le mépris de classe est partout (ou presque) présent.

La bestialisation et le "monde à l'envers"
+
Le nom "Jacques Bonhomme" est donné par Le Bel au "capitaine qui était un parfait vilain", par Froissart comme celui "fait roi entre eux", alors qu'on sait par Jean de Venette que ce nom est une sorte d'insulte créée par les nobles. Les Jacques procèdent à une inversion des valeurs : d'après Froissart (et il est le seul à faire cela), ils ont élu un "roi". Les chroniques royales en revanche insistent sur la fidélité des Jacques au roi, évidemment !

Le refus de reconnaître aucune valeur positive aux paysans :
Incapables de se battre avec des armes, couardise. Ces "méchantes gens" qui "à la première déconfiture" "furent si éperdus et si évanouis qu'ils ne savoient que devenir".
+
désorganisation


La chronique des quatre premiers Valois
au contraire n'insiste pas sur la désorganisation et la couardise. L'auteur décrit au contraire Guillaume Carle comme d'un homme "bien sachant et bien parlant de belle figure et forme", mais qui le distingue de ce fait des autres. D'ailleurs, lorsqu'il y a déroute du côté des paysans, c'est quand ils sont privés de leur chef : "adonc furent les Jacques tous esperduz pour leur capitaine qui n'estoit point avecques eulx" Il y a un souci constant de démarquer le chef par rapport à ses troupes.
Quant aux troupes paysannes, l'auteur leur attribue une fière allure : "lesquelz de grand visiage et manière se tenoient en ordonnance et cornoient et businoient et haultement crioient Montjoye ey portoient moult enseignes paintes à fleur de liz" et ce toujours grâce à "Guillaume Charles et l'ospitalier [qui] rangerent les Jacques". On remarque que l'auteur n'a jamais parlé autrement des paysans qu'en les appelant Jacques. A croire que ce terme donné en 1358 était déjà passé dans le langage courant quand l'auteur écrit, vers 1370.
Malgré une présentation qui peut parfois paraître positive, voici le jugement que l'auteure porte en bilan : "Ni hommes, ni bêtes, ni anges ni démons, le statut des paysans rebelles dans cette chronique est plutôt celui des choses. Nous avons vu comment dans la première phase, la phase active pour les révoltés, leur rôle s'efface devant celui d'un fantasme de puissance de l'auteur, dans la deuxième phase, celle de l'action des nobles, ils gardent sans difficulté leur statut d'objet, statut qu'aucune ombre de compassion ou de chaleur humaine ne vient modifier."

Le "cas" Jean de Venette

Que Jean de Venette soit un "cas" à part, c'est ce qui ressort dans le livre par la juxtaposition de sa chronique avec celle du continuateur de Richard Lescot. Cette dernière reprend Jean de Venette, mais l'auteur, un moine de St Denis qui est une grande abbaye du royaume, en change fondamentalement la perspective. entre autres  exemples, il passe sous silence le comportement nobiliaire qui, pour J. de Venette, serait l'origine du mouvement.
Appartenant à un ordre mendiant ou assimilé, Jean de Venette est plus sensible que les autres au peuple.S'il est surpris, ce n'est pas tant de la révolte, ce n'était pas la première fois, mais de son ampleur qui est proprement inédite. Il est le seul à chercher à présenter les mobiles à la révolte, et il les trouve dans les malheurs du temps.
Dans sa chronique, il induit à plusieurs reprises, quand il évoque les malheurs du temps, que les nobles ont failli à leur devoir de protection de la population, qui quand elle échappe à des massacres, ne le doit qu'à elles-même.
Par ailleurs, les paysans (on suppose que jean de Venette tire ses informations de St Leu d'Esserent, proche de son lieu de naissance), sont rationnels et organisés : "ils se révoltèrent et prirent les armes. Ils se regroupèrent en une grande multitude, élirent comme capitaine un paysan fort habile, Guillaume Carle, orignaire de Mello. Puis, armés, portant leurs étendards, ils parcoururent en bandes le pays : tous les nobles qu'ils pouvaient trouver, même leurs propres seigneurs, ils les tuaient, décapitaient et traitaient sans aucune miséricorde". "On dit qu'ils violèrent de nobles dames et tuèrent de petits enfants innocents." Enfin, la repression nobiliaire n'est pas particulièrement valorisée : le chroniqueur incidemment en condamne la forme : "ils mettaient à mort les paysans, tant ceux qu'ils pensaient avoir été rebelles que ceux qu'ils trouvaient dans les maisonsou au travail dans les vignes et les champs". On voit toute la différence avec les récits des chroniques précédentes.

Cependant, le mouvement est ici aussi condamné moralement. "Ces faits monstrueux" (il faut comprendre ici contre nature, remettant en cause l'ordre naturel) "n'étaient pas destinés à durer" car :
- La violence du mouvement : "actes vils et néfastes".
- "Les paysans agissaient de leur propre chef. Dieu n'en était pas la cause. Ils ne s'étaient pas mis en branle à la demande de l'autorité reconnue d'un supérieur, mais de leur propre chef."

Ainsi, l'exemple de Jean de Venette fait ressortir avec force les a priori des autres chroniqueurs. "J de Venette fait un sort au vieux mythe de la stupidité paysanne en nous montrant que les insurgés sont capables de réflexion et d'organisation, il fait également un sort aux prétentions chevaleresques, quand elle veulent tirer argument pour rehausser leur valeur de leur victoire sur les paysans."

Au terme de son étude, l'auteure conclut que "seule la version chevaleresque a produit une image nette de la paysannerie en révolte, impeccable reflet du stéréotype de la littérature courtoise depuis le XIIe siècle" et "finalement, le grand point commun de [ces] chroniques  réside peut-être dans l'indifférence à l'autre, ou plus exactement dans sa méconnaissance. Qui étaient ces étrangers au monde chevaleresque, au milieu clérical, à l'univers royal, qui un jour de mai prirent les armes ?"


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