mercredi 8 avril 2020

Elites urbaines et honorabilité dans les villes "françaises" des XIVe et XVe siècles

Quelques éléments tirés de l'ouvrage de Thierry Dutour, Une société de l'honneur : les notables et leur monde à Dijon à la fin du Moyen Age, Paris, Champion, 1998

Les épithètes d'honneur sont utilisés avec parcimonie dans les sources urbaines et ils se diversifient à partir du XIVe siècle.
L'adjectif "sire" est utilisé pour qualifier les hommes de pouvoir : il correspond à la traduction française du latin dominus.  Souvent utilisé seul, il peut être combiné avec d'autres épithètes ("honorable personne, sire Untel"). C'est un adjectif utilisé depuis le XIIIe siècle et qui semble moins courant à la fin du XIVe. Il est le plus souvent donné à de grandes et anciennes familles, pas forcément nobles, mais quasiment toujours bourgeoises.
Les adjectifs nouveaux sont "sage", "honorable", "honnête". en général, ils ne sont pas utilisés seuls, mais combinés, associés ("honorable discrète personne et sage"). L'adjectif "honnête" est le moins employé et semble le plus modeste : à Dijon, il qualifie des individus qui ne participent pas au pouvoir ducal, mai sont bourgeois et échevins. Les seuls autres dijonnais à être dits honnêtes sont des ecclésiastiques. Il souligne donc à la fois l'honorabilité et la probité (vient du latin honestus qui signifie à la fois honorable et conforme à la morale). On le trouve donc plus employé pour des personnes qui s'occupent des comptes municipaux.
L'adjectif "sage" (prudenter) toujours associé par "et" à "homme" ou "personne" est secondaire et n'est pas constitutif de l'honorabilité. Il a le sens d'expert : on affirme par là une compétence, acquise souvent par les études en droit et/ou par l'expérience de fonctions importantes. C'est aussi le cas du titre de "maître" qui est lié à la graduation en droit. L'importance que la société du XIVe siècle accorde à cette compétence est telle qu'il devient un aspect de l'honorabilité, mais qui ne se suffit pas à lui seul.

Ces épithètes d'honneur manifestent l'honorabilité, mais ils indiquent surtout les qualités sociales attendues des membres de l'élite.

Les activités des membres de l'élite urbaine dijonnaise sont toujours multiples.  C'est sans doute aussi pourquoi les dijonnais les plus éminents indiquent rarement leurs activités dans les actes notariés. Mais on peut tout de même avancer :
- Chez les riches, la diversité des  activités est grande et toujours combinée : (par nombre décroissant) le commerce -draps, laine, épicerie-, l'administration du duché -conseillers du duc, maîtres des comptes, baillis ou lieutenants du bailli-, la gestion des finances publiques -receveurs ducaux, monnayeurs- puis les professions juridiques -jurisconsultes, procureurs, notaires-
-Chez les non-riches, moins nombreux, ils appartiennent aux mêmes groupes d'activité (marchands, juristes), mais aussi sergents, un artisan. La spécialisation/mono-activité les caractérise. Globalement, les notables ne sont pas artisans : quand un artisan réussit, il est  artisan-marchand, par exemple les pelletiers. Les activités artisanales ne confèrent pas une notabilité propre à introduire dans l'élite, et n'enrichissent pas suffisamment. Un procureur désargenté aura plus de chances d'accéder à l'échevinage qu'un artisan, même enrichi.
- Les membres des grandes et anciennes familles sont principalement marchandes (en combinaison avec d'autres activités) tandis que les isolés (qui n'apparaissent qu'une fois dans les listes d'échevinage et/ou sans autre membre de leur famille) sont des "hommes nouveaux", des dijonnais d'adoption, membres d'une famille en général récente ou de noblesse rurale et ils sont d'abord des administrateurs au service du duc, des gestionnaires des finances publiques.
- On remarque que sur la 2e partie du XIVe siècle, les positions des anciennes familles s'érodent. Elles perdent leurs positions dans le service du duc avec Philippe le Hardi qui introduit ses hommes...lesquels profitent aussi pour se positionner dans le commerce réglementé du sel (la gabelle du sel est établie en 1383) => la stratification de l'élite n'est pas figée, l'élite se renouvelle.

Résumé de la conclusion générale :

1- la banalité dijonnaise
La ville qui se développe de façon visible à partir du XIIe siècle apparaît comme l'un de ces innombrables marchés d'importance locale dont la prospérité est intimement liée à celle des campagnes avoisinantes. La ville, en fait puis en droit, n'a qu'un seul seigneur. Elle forme, depuis la construction de l'enceinte de 1137, une seule unité topographique. Les habitants jouissent de franchises au XIIe s, on ne sait pas exactement quand et possède depuis 1183 une commune au sein de laquelle l'aristocratie des chevaliers citadins joue, comme ailleurs, un  rôle de 1er plan. Dijon n'est pas un foyer industriel et commercial important, comme le sont bien des villes de Flandres, ou d'urbanisation récente, elle n'est pas non plus une ville qui s'éveille aux libertés communales avec la bienveillance intéressée d'une monarchie aux abois. Elle n'est ni ville royale, ni ville frontière, ni ville épiscopale. Mais y siègent les organes centraux de l'administration méridionale des possessions du duc de Bourgogne.
2- les principes de cohésion de la société urbaine
---------------------> La société urbaine est hiérarchisée. Pour les citadins, hiérarchie et organisation sont synonymes. La stratification s'organise en fonction de l'estime social accordée à chacun, estime sociale qui dépend de la notabilité, elle-même liée aux activités, au mode d'insertion dans la société et au niveau et au type de fortune de la famille.
On distingue 4 strates sociales principales. Les exclus du discours, les menus (de 60 à 65% de la population citadine). Entre eux et les moyens (environ 20%) et les notables (10%) il y a une vraie barrière sociale hermétique : les moyens peuvent par des mariages et des relations économiques conclure des alliances avec les notables, en revanche il n'y a que des rapports de soumission économique entre les menus et les autres.
---------------------> L'intégration à la société locale est permise par une installation stable et par l'appartenance à une famille. Celle-ci est le lieu naturel des activités, courantes entre parents, relativement rare entre individus qui ne le sont pas et alors toujours conçue sur le modèle des relations familiales.
=> La société urbaine est conçue comme une association de chefs de famille
=> La notabilité est liée à l'ancienneté de l'installation des famille à Dijon ainsi qu'à leur taille. cf Christine de Pisan "bourgeois sont ceulz qui sont de nation ancienne, enlignagiez ès citéz".
Ainsi richesse et notabilité ne coïncident pas exactement. Voilà pourquoi les chiffres moyens du nombre d'activités économiques exercées par les membres de l'élite s'ordonnent en une progression rigoureusement inverse de celle des degrés de notabilité.
3- une organisation des relations sociales
-------------------> Il y a consensus des habitants de la ville sur des conceptions sociales et politiques : il n'y a pas contestation de la supériorité de ceux qui satisfont à leurs critères d'attribution de la prééminence sociale + consensus sur la justification et les buts du pouvoir municipal (servir le prince et le bien public) et sur ses formes d’organisation (participation des habitants aux affaires communes qui en  confient la direction à l'élite sociale, mais celle-ci doit consulter pour les affaires les plus graves un conseil élargi aux "moyens", voire organiser des assemblées ouvertes au "commun".
------------------> L'élite se présente comme une minorité organisée formant une unité sociale cohérente, même si on peut distinguer des sous-groupes
-------------------> On ne distingue pas d'opposition entre l'élite et les "moyens", à la différence de ce qui se passe dans bien d'autres villes. Certes, les artisans installés et les chefs des métiers n'exercent pas le pouvoir, mais ils sont associés de diverses façons à son exercice et physiquement comme socialement, les notables ne s'isolent pas du reste de la société : ils fréquentent des "moyens", prêtent de l'argent, parfois même se marient (surtout élite nouvelle)
-------------------> Il y a parfois des conflits entre la ville et le duc (défense, impôts, finances...) et parfois, en général pour des questions fiscales, la violence de la rue nécessite l'intervention de l'armée du duc. Dans ce cas, on ne voit pas les moyens prendre la tête du mouvement populaire.
4- Permanences et évolutions
---------------> L'accroissement des compétences du pouvoir municipal, comme ailleurs dans le royaume au XIVe siècle. Après 1350, le pouvoir municipal jouit de compétences administratives et financières plus étendues.
---------------> Le renouvellement de l'élite, par sédimentation successives. Il n'y a pas remplacement. Après 1341, ascension de nouvelles familles et d'isoles qui font souche grâce au service du duc. Le renouvellement des activités se fait plus rapide. La physionomie de l'élite change lentement, mais pas son organisation en degré de notabilité. Globalement, les membres des grandes familles récentes prospérèrent dans le négoce tandis que les isolés se signalent d'abord dans le service du prince et que les anciennes familles connaissent à partir des années 1370 un effacement relatif sans doute liée à la conjoncture économique générale en Bourgogne (baisse de la population, baisse de la demande de biens de consommation courante)
---------------> Une importance de plus en plus forte de l'honorabilité dans la conception de l'organisation sociale de la part de l'élite. On le devine à divers indices dont la signification apparaît quand on les réunit : diversification du vocabulaire de l'honorabilité et des formes de distinctions sociale (consommation somptuaire ...), importance plus forte attribuée à l' "estat" qui est notée plus systématiquement dans les sources, par exemple les contrats de mariage, discrétion plus grande dont ils entourent les prêts d'argent (et donc le versement d'intérêt), place très restreinte des professions artisanales dans les activités de l'élite, plus forte endogamie entre familles appartenant à l'élite. Cette période est celle aussi de la prédominance sociale des bourgeois. Ils représentent alors plus de 68% des membres de l'élite. Même les nobles se disent avant tout bourgeois dans les actes notariés. En fait, la bourgeoise a assimilé la noblesse urbaine.


Notes de lecture de l'article de Michel Hébert, "Communications et société politique : les villes et l'Etat en Provence aux XIV et XVe siècles" , dans La circulation des nouvelles au Moyen Age, XXIVe Congrès de la SHMESP, publications de la Sorbonne et de l'Ecole française de Rome, 1994

Sans reprendre les éléments concrets de la démonstration basée sur les délibérations de la ville de Sisteron à propos d'une levée d'impôt pour le roi en 1389, je vais directement aux conclusions et tout particulièrement à celle qui m’intéresse dans le cadre de ce post. La ville de Sisteron dépêche à plusieurs reprises des ambassadeurs pour négocier avec les commissaires royaux et l'affaire dure près de 8 mois, singulièrement auprès du sénéchal, dur à rencontrer car il bouge tout le temps. Ils offrent à ces occasions des cadeaux et multiplient les rencontres avec les envoyés des autres villes, avec des individus importants de la région (important car bien insérés dans les réseaux locaux et nationaux) et pour leur cause. => complexité du réseau des interlocuteurs : le sénéchal et/ou ses commissaires + mes subtilités juridiques rendent nécessaires de recourir à des avocats ou procureurs à la solde de la ville, en résidence permanente dans la capitale régionale (Aix, là où siègent les Etats provinciaux et les grands officiers de justice). Le réseau d'interlocuteurs des villes provençales est loin de se limiter à la cour royale (un recours direct au roi est toujours envisageable) ou à son personnel. Les villes entretenaient entre elles des réseaux serrés d'amitié et de conjonction d'intérêt (ex "je paye l'impôt si toutes les autres villes le payent aussi ..." , savoir où se trouvent les troupes de brigands, cf aussi la guerre de l'Union d'Aix) et on soupçonne, au hasard de quelques notations éparses, qu'elles cultivaient aussi des amitiés auprès des nobles et prélats généralement possessionnés à proximité de leurs territoire : dans le dossier présenté par l'article, on apprend que la ville de Sisteron consulte plusieurs seigneurs pour obtenir leur avis sur l'opportunité de conclure une alliance entre les villes de Sisteron, Apt et Forcalquier. => Dense réseau d'amitiés, mal connu + réseau coûteux qu'il faut entretenir au prix de beaucoup de cadeaux et d'attention (tout comme les ambassades auprès des officiers royaux sont toujours l'occasion de cadeaux apportés par la ville. Ces cadeaux sont codifiés : on voit souvent des ambassades des villes pour se renseigner sur ce qu'il est opportun d'offrir) + il faut aussi avoir les recommandations...= rituel de soumission et d'amitié.

Ainsi, pour élargir et synthétiser le propos, l'auteur conclut de la manière suivante : "il me semble que du point de vue des communautés d'habitants en Provence aux XIVe et XVe siècles, le développement extraordinaire de l'Etat et de la ponction fiscale a agi comme catalyseur de la formation d'une société politique, c'est-à-dire d'un groupe restreint d'élites urbaines de plus en plus spécialisées et ayant par nécessité un réseau complexe d'échanges entre elles." Ce petit groupe de gens fortunés qui partout accaparent le pouvoir urbain, se le "passent" entre eux par cooptation ou par élection, ne laissant que peur de place à l'arrivée d'homes nouveaux, se caractérise en relation avec les qualités attendues pour les fonctions et les charges qu'ils occupent. C'est sur ce point que je vois la jonction avec la première partie du post sur Dijon. 
  • la fréquence et la longueur des assemblées et ambassades exigent une grande disponibilité
  • la nature délicate des missions suppose un vaste et diversifié réseau d'amis et de relations
  • Exigence fréquente de se porter garants sur ses biens personnels ou d'avancer des sommes pour la cité suppose pour ces élites une assise financière solide

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