mardi 21 mai 2019

Une lecture du frontispice du Leviathan de Hobbes

Référence : Dominique Iogna-Prat, Cité de Dieu, cité des hommes: L'Église et l'architecture de la société. 1200-1500  et Michel Sennelart, Les Arts de gouverner. Du "regimen" médiéval au concept de gouvernement
A signaler également un texte de Giorgio Agamben, Léviathan et Béhémot, publié dans La guerre civile. Pour une théorie politique de la stasis, Points Essais, 2015 pour la traduction française. Il y consacre plusieurs pages à une analyse du frontispice.

Qu’est - ce que gouverner si l’exercice du pouvoir ne se réduit pas à la domination ? Qu’est - ce qui , dans le pouvoir , n’est pas ordonné au seul désir de puissance ?  
Le Moyen Age a  vu se former une théorie cohérente et solide de la souveraineté royale . Il n’en demeure pas moins que celle - ci est tardive :  Pendant plusieurs siècles , la réflexion médiévale sur l’origine , la nature , l’exercice du pouvoir s’est développée autour , non des droits attachés à la fonction souveraine , mais des devoirs liés à l’office du gouvernement ( regimen ).
L’art des arts , ars artium , pour les Pères de l’Église , c’était le gouvernement des âmes , regimen animarum . Le gouvernement royal n’en demeura longtemps qu’un auxiliaire assez fruste , préposé au maintien de l’ordre et à la discipline des corps .  regimen = concept non politique. Le regimen , au Moyen Age , n’acquiert que tardivement un sens politique . Il appartient d’abord au vocabulaire de la direction spirituelle . On en trouve l’analyse la plus complète dans la Règle pastorale du pape Grégoire le Grand , composée vers 590 , qui fixa pour plusieurs siècles les conditions éthiques du « gouvernement » . Ce texte , d’une importance capitale dans la pensée médiévale , s’appuie en grande partie sur le deuxième Discours théologique de Grégoire de Nazianze  ( écrit en 362 ) , où sont longuement développées , sous la forme traditionnelle depuis l’époque hellénistique d’une comparaison avec l’art médical , les règles pratiques de l’art des arts ."En vérité , il me semble que c’est l’art des arts ( technē technōn ) et la science des sciences que de conduire l’être humain ( anthropon agein ) , qui est le plus divers et le plus complexe des êtres . 
La médecine des âmes , l’art de conduire les âmes n’a donc pas pour objet les âmes mêmes , comme la médecine du corps s’applique à l’organisme . Il s’exerce sur la volonté de l’homme. L’âme  est un malade qui , se cachant à lui - même sa maladie , ne désire pas retrouver la santé . A cette indocilité il n’est pas possible de répondre par la contrainte car , Grégoire de Nazianze le répète avec conviction , « ce qui subit violence reprend vite , une fois rendu à soi - même , son état primitif » . Le directeur d’âmes ne doit donc recourir qu’à la persuasion . Le regimen ecclésiastique désigne donc un gouvernement non violent des hommes , qui , par le contrôle de leur vie affective et morale , la connaissance des secrets de leur cœur et la mise en œuvre d’une pédagogie finement individualisée , s’efforce de les conduire vers la perfection . 

Jusqu’au XIIe siècle , selon la conception ministérielle du pouvoir séculier  dans laquelle le roi est ministre de l’Église – , le regimen (forme du gouvernement des âmes) précède le regnum (à comprendre comme à la fois le royaume et la dignité royale),  . Celui - ci est confié au roi par Dieu , à travers ses vicaires immédiats , pour que , contraignant les corps , il mette sa force au service du gouvernement des âmes . La royauté , alors , est un office qui découle d’un devoir à remplir , subordonné à la perspective religieuse du salut . Thomas d’Aquin , De regno , II , 3 : « [ … ] Gouverner un être , c’est le conduire comme il convient à la fin requise . Ainsi dit - on qu’un navire est gouverné lorsque l’habileté du pilote le conduit sans dommages au port par le droit chemin . 

Le prince a donc l'obligation d'exercer des qualités particulières, telles qu'elles lui sont exposés dans les Miroirs des princes. Prudence, sagesse, noblesse de courage et de coeur, recherche du Bien commun ...
(voir aussi le livre de Delarun, Gouverner c'est servir)

Avec l’Aristote politique – l’Aristote de La politique et de l’Éthique à Nicomaque , traduits en latin et commentés d’abondance à partir des années 1250 - 1270, la politique devient cette science architectonique , qui couronne toutes les autres . Dans le même temps,  « l’Église a pu ouvrir le chemin à l’État » :  l’appareil hiérarchique de l’Eglise romaine manifesta une tendance à devenir le prototype parfait d’une monarchie absolue et rationnelle fondée sur une base mystique, alors qu’au même moment l’État avait de plus en plus tendance à devenir une quasi-Église et, à d’autres égards, une monarchie mystique fondée sur une base rationnelle » (Ernst Kantorowicz, « Mystères de l’Etat. Un concept absolutiste et ses origines médiévales » [1955], trad. franç. dans Mourir pour la patrie, Paris, 1984).

1651 : Frontispice du Léviathan de Thomas Hobbes , gravure d’Abraham Bosse ( 1602 - 1676 ).
“A multitude of men, are made one person, when they are by one man, or one person, represented; so that it be done with the consent of every one of that multitude in particular” (Hobbes, Leviathan, I.16.13).



 Placés au centre du frontispice , le souverain et ses sujets forment un seul corps politique contenu dans le colosse , véritable « Dieu mortel » . Cette représentation est l’aboutissement d’une double tradition , celle de l’organologie chrétienne du corps mystique ( Dieu , comme tête , et les fidèles comme membres ) , qui est elle - même à l’origine du corps politique selon Jean de Salisbury ( 1115 - 1180 ) dans le Polycratus , la tête étant référée au souverain ; le cœur , au sénat ; les yeux , les oreilles et la langue , aux juristes et gouverneurs des provinces ; les mains , aux fonctionnaires et aux soldats ; le ventre , aux officiers des finances ; les pieds , enfin , au reste des sujets producteurs.
L'Etat est donc assimilé à un organisme vivant. Les individus sont subordonnés à la cité/à l'Etat (représenté.e dans le paysage soumis à l'autorité du souverain) et ceci car leur salut passe par le Bien commun dont le souverain est le garant. Celui-ci exerce une autorité à la fois temporelle et spirituelle : il a dans les mains l'épée et la crosse. Il y a équivalence entre la gauche et la droite des vignettes représentés sous la grande figure. La première ligne présente un espace: le château/l'église, sur lequel s'exerce une autorité. C'est la ligne 2 (la couronne/la mitre papale). Cette autorité suppose une puissance (ligne 3 la puissance délivrée par la force militaire/ la foudre divine qui renvoie au jugement dernier et à la damnation possible à moins que ce ne soit la référence à l'excommunication papale) 

La citation de Job 41:25 tout en haut de l'image : "il n'y a pas de puissance sur terre qui lui soit comparable" renvoie donc à l'Etat. 
L'Etat moderne est devenu un absolu, incarné par le prince qui reprend les prétentions papales à la plenitudo potestatis.


Cet exemple est l'illustration de ce que Michel Senellart a justement qualifié de « productivité du christianisme » – une « productivité » permettant d’expliquer dans quelle mesure l’Église est , à long terme , une matrice institutionnelle essentielle pour penser les formes diverses que peut prendre le gouvernement des hommes en société.

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