Joachim de Flore
Les franciscains spirituels puis ceux de l’Observance
s’emparèrent de la figure et du message de l’abbé Joachim de Flore pour les
besoins de leur lutte contre la hiérarchie ecclésiastique. C’est par leur
intermédiaire surtout que ce qu’on a appelé le courant joachimiste se développa
à travers tout l’Occident.
Joachim de Flore, né vers 1135 en Calabre, d’abord
prédicateur itinérant puis moine cistercien, suscita l’admiration de ses
contemporains par sa théorie de l’Histoire, établie à partir d’une analyse de
la Bible et des concordances entre les deux Testaments. L’Histoire, pour
Joachim de Flore, était divisée en trois périodes marquant les étapes de
l’humanité vers son salut. Il y voyait le signe de l’intervention constante du
divin, chaque étape de l’histoire du salut correspondant à l’intervention d’une
Personne de la Trinité : après le temps des juifs, période dominée par la
Loi propre au Père, était advenu avec Jésus Christ le temps du Fils,
caractérisé par l’Eglise de l’Evangile. Ce deuxième âge était celui du temps
présent. Le troisième âge enfin, serait celui de l’Esprit Saint, l’âge de l’ordo monachorum, où les hommes-moines
seraient entièrement voués à la contemplation ; La terre entière
communierait dans la même foi, la séparation d’avec l’Orient serait abolie, les
Juifs viendraient à la vraie foi et les païens se convertiraient. Alors la
Création serait entièrement rénovée et anticiperait le royaume de Dieu. Ainsi
Joachim faisait de l’Eglise du Christ une institution imparfaite et provisoire,
appelée à disparaître dans sa forme médiévale et à se renouveler. Les
instruments de cette transformation seront les moines d’un nouveau type,
caractérisés par leur séparation du monde, leur pauvreté absolue, leur pureté
du cœur et leur vie contemplative, ce qui n’empêche pas une prédication active
de l’Evangile.
On comprend aisément que les Franciscains, et de façon plus
générale tous ceux qui voulurent rénover l’Eglise, se soient servis de Joachim
de Flore comme d’un instrument de bataille au risque, parfois, d’infléchir ou
de déformer son message. Ils firent de lui un prophète (ce qu’il n’avait jamais
prétendu être), ayant annoncé St François et les ordres mendiants. Les
trois-quarts des prophéties apocryphes circulant en Occident lui furent
attribuées. Par ailleurs, alors que Joachim ne voyait qu’un progrès lent et
continu de l’Histoire, qu’une amélioration interne de l’Eglise dans le passage
du deuxième au troisième âge, de l’Eglise cléricale à l’Eglise spirituelle, ils
introduisirent une réelle rupture en mêlant considérations apocalyptiques et
millénaristes de traditions diverses : la décadence de la société et de
l’Eglise entraînant la colère divine, l’apparition de l’Antéchrist et sa
bataille contre les forces du bien dirigées par un « dernier
empereur » qui régnerait ensuite sur la Jérusalem terrestre[1], l’apparition d’un pastor bonus, pape angélique dont
l’action inaugurerait le troisième âge… De plus, ils cherchèrent dans leur
époque les signes du changement en utilisant toutes sortes de prophéties
politiques que les rois et les papes. Comme le dit Marjorie Reeves dans son
livre sur le courant joachimiste, « la
tentation de mettre des noms derrière ces idées d’Antéchrist et de dernier
empereur fut irrésistible ».[2]
Ce sont ces thèmes-là, en fait, qui firent le joachimisme,
beaucoup plus que les propres écrits du moine calabrais. Les traités pseudo-joachimistes[3] sont nombreux dans
les bibliothèques ecclésiastiques médiévales et ils sont disséminés dans toute
la chrétienté, preuve de l’extraordinaire intérêt porté aux prophéties de la
fin des temps, chez les séculiers jusqu’au plus haut niveau comme chez les mendiants.
Ils côtoient parfois les écrits mêmes de Joachim de Flore[4], mais plus souvent
des compilations de prophéties : prophéties sibyllines, prophéties de
Merlin, oracles byzantins, prophéties de Brigitte de Suède ainsi que des
pronostications astrologiques. A Florence, rien que dans la bibliothèque
laurentienne -laquelle fut transportée à St-Marc après la fuite de Pierre de
Médicis- on compte trois manuscrits se rattachant à Joachim de Flore : le Liber Concordie, le De ultimis tribulationis, le De
articuli fidei et l’apocryphe Super
Hieremiam. On retrouve une copie illustrée du Liber Concordie dans la bibliothèque de Sta Maria
Novella, église des dominicains. Il est presque certain que Savonarole avait
connaissance de ces textes. D’ailleurs, dans un de ses sermons sur l’Apocalypse
en 1490, il cite comme autorité « diverses
prophéties de Joachim, de St Vincent… »[5] Certes, par la
suite, pendant son procès, il se récusa, mais certaines
thèses de Joachim de Flore avaient été condamnées en 1215, et Savonarole
était jugé pour hérésie...
Diffusion et ampleur de l’angoisse eschatologique
Le millénarisme de Joachim de Flore et des spirituels
franciscains consistait en une vision optimiste de l’Histoire, mais les fléaux
qui s’abattirent sur l’Occident à partir de 1348 et le grand schisme rendirent
plus angoissée l’attente du troisième âge. Sans que jamais les espoirs en une
Eglise renouvelée et en l’instauration d’une Jérusalem terrestre ne
disparaissent, l’accent fur plutôt mis sur la persécution finale de
l’Antéchrist et la colère divine devant les péchés de la terre. Les plus
grandes personnalités de l’Eglise sont touchées par ce phénomène. Ainsi St
Vincent Ferrier, célèbre prédicateur dominicain (1355-1419)[6] eut la vision du
Christ, entouré de St François et de St Dominique, Christ qui le chargea
d’annoncer la fin des temps et de prêcher la pénitence avant la crise imminente
du monde. Les terribles prédications de St Vincent Ferrier généraient terreur
puis contrition et pénitence parfois la plus extrême. En effet, les convertis,
qui suivaient le prédicateur, s’étaient constitués en groupes de flagellants.
Le soir du prêche, ils procédaient à la cérémonie de la pénitence publique.
L’urgence eschatologique nécessitait cet ascétisme.
Un autre modèle possible de Savonarole est le franciscain
Bernardin de Sienne (1380-1444), autre prédicateur apocalyptique, toscan,
extrêmement « célèbre » à son époque. Pour lui aussi, la restauration
morale de la Chrétienté était nécessaire pour se préparer à l’imminente fin des
temps dont la corruption de l’Eglise était le signe le plus certain. Toutefois,
il se refusait à toute spéculation sur l’Antéchrist et à toute déviance
outrancière, préférant se limiter à susciter chez les individus une foi plus
pure, centrée sur le Christ et ses vertus.
Savonarole se situe entre ces deux extrêmes. Dans un premier temps
parfait prédicateur du repentir, il opta par la suite pour une voie plus
« humaine » ; susciter chez chacun une prise de conscience et
les ramener vers la véritable religion du Christ.
Dans le peuple également, les angoisses eschatologiques se
font pressantes en ces deux derniers siècles du Moyen Age. Les prophéties
pseudo-joachimistes, les sombres prognostications astrologiques sur la fin des
temps, n’étaient pas connues des seuls cercles lettrés ecclésiastiques. Un
nombre sans cesse croissant de laïcs accédaient à l’écriture, pour les
nécessités administratives des Etats, et ce jusque aux couches les plus élevées
de la paysannerie. Il y avait donc un public pour les textes apocalyptiques.
L’apparition de l’imprimerie amplifia leur diffusion à la fin du XVe siècle.
Ottavia Niccoli[7] compte pour
l’Italie 50 éditions de textes prophétiques entre les années 1480 et 1530, pour
un total d’une vingtaine de prophéties différentes. Ce nombre est énorme si
l’on tient compte de la fragilité de ces éditions, toujours de mauvaise
qualité, composées en général de quelques feuillets, douze au maximum. C’est
pourquoi l’on peut conclure à leur diffusion massive et populaire. Un examen de
ces textes a conduit Mme Niccoli à estimer que « ces éditions sont donc les héritières directes des anthologies
manuscrites de prophéties qui circulaient en grand nombre pendant les XIVe et XVe
siècles »[8]. Remarquons au
passage que les centres les plus actifs pour la diffusion de ces écrits à la
fin du Moyen Age furent Venise et justement Florence : sur les cinquante
éditions recensées, au moins six ont été publiées à Florence avant 1500[9]. L’analyse du
circuit de distribution de ces "feuilles volantes" nous permet de
comprendre comment ce type d’imprimerie fut un formidable facteur
multiplicateur dans la diffusion des thèmes répondant aux angoisses du temps.
A côté des prédicateurs prêchant le repentir -et ils sont
nombreux, il n’est que de lire les chroniques italiennes-, des saltimbanques
s’emparaient également des espaces publics, proposant des lectures de textes
apocalyptiques simplifiés par rapport aux originaux ou des récitations de
prophéties en vers composées pour la circonstance à partir du matériau
pseudo-joachimiste le plus courant (prophétie de Ste Brigitte, prophétie sur le
dernier empereur…). Par leur intermédiaire, la littérature prophétique, à
l’honneur depuis plusieurs siècles dans les milieux culturellement plus élevés,
pénétrait dans le cercle de la culture orale. Ce sont eux également qui
diffusaient les feuillets dont Mme Niccoli fait état. On trouve trace de leurs
contrats dans les livres de compte des ateliers d’imprimerie : ils
commandaient une centaine de feuilles volantes à crédit, qu’ils revendaient
dans l’assistance à la fin de leur spectacle, puis ils remboursaient
l’imprimeur. A leur tour, les auditeurs qui savaient lire, une fois rentrés
chez eux, en faisaient certainement lecture à leur entourage. Ainsi, les
actions des saltimbanques et des prédicateurs itinérants se renforçaient
mutuellement, chacun préparant le terrain à l’autre.
Culture des élites et culture populaire se rejoignaient donc
dans la même angoisse de la fin et dans une connaissance commune des thèmes
apocalyptiques et des spéculations prophétiques les plus courants. Le public de
Savonarole était prêt, de l’humaniste à l’apothicaire.
[2] Marjorie Reeves, The influence of Prophecy in the later
Middle Ages : a study of joachimism, Oxford, 1969.
[5] Même s’il utilise les Ecritures comme matériau de
base de ses sermons. En cela, il se conforme à la tradition dominicaine qui
reste très réticente vis-à-vis des écrits d’inspiration joachimites.
[6] Ce frère dominicain était très révéré à St Marc pour
son prophétisme et son œuvre purificatrice. Fran Angelico l’y a peint quelques
dizaines d’années avant l’arrivée de Savonarole comme prieur du couvent.
[7] Profeti et popolo nell’ Italia del Rinascimento, Rome-Bari, 1987 et “Profezie in piazza: note sul profetismo popolare
nell’Italia del primo Cinquecento” in Quaderni
storici, 41 (Ancône, 1979), pp. 500-539