mercredi 29 mai 2019

Millenarisme au Moyen Age

Joachim de Flore

Les franciscains spirituels puis ceux de l’Observance s’emparèrent de la figure et du message de l’abbé Joachim de Flore pour les besoins de leur lutte contre la hiérarchie ecclésiastique. C’est par leur intermédiaire surtout que ce qu’on a appelé le courant joachimiste se développa à travers tout l’Occident.
Joachim de Flore, né vers 1135 en Calabre, d’abord prédicateur itinérant puis moine cistercien, suscita l’admiration de ses contemporains par sa théorie de l’Histoire, établie à partir d’une analyse de la Bible et des concordances entre les deux Testaments. L’Histoire, pour Joachim de Flore, était divisée en trois périodes marquant les étapes de l’humanité vers son salut. Il y voyait le signe de l’intervention constante du divin, chaque étape de l’histoire du salut correspondant à l’intervention d’une Personne de la Trinité : après le temps des juifs, période dominée par la Loi propre au Père, était advenu avec Jésus Christ le temps du Fils, caractérisé par l’Eglise de l’Evangile. Ce deuxième âge était celui du temps présent. Le troisième âge enfin, serait celui de l’Esprit Saint, l’âge de l’ordo monachorum, où les hommes-moines seraient entièrement voués à la contemplation ; La terre entière communierait dans la même foi, la séparation d’avec l’Orient serait abolie, les Juifs viendraient à la vraie foi et les païens se convertiraient. Alors la Création serait entièrement rénovée et anticiperait le royaume de Dieu. Ainsi Joachim faisait de l’Eglise du Christ une institution imparfaite et provisoire, appelée à disparaître dans sa forme médiévale et à se renouveler. Les instruments de cette transformation seront les moines d’un nouveau type, caractérisés par leur séparation du monde, leur pauvreté absolue, leur pureté du cœur et leur vie contemplative, ce qui n’empêche pas une prédication active de l’Evangile.
On comprend aisément que les Franciscains, et de façon plus générale tous ceux qui voulurent rénover l’Eglise, se soient servis de Joachim de Flore comme d’un instrument de bataille au risque, parfois, d’infléchir ou de déformer son message. Ils firent de lui un prophète (ce qu’il n’avait jamais prétendu être), ayant annoncé St François et les ordres mendiants. Les trois-quarts des prophéties apocryphes circulant en Occident lui furent attribuées. Par ailleurs, alors que Joachim ne voyait qu’un progrès lent et continu de l’Histoire, qu’une amélioration interne de l’Eglise dans le passage du deuxième au troisième âge, de l’Eglise cléricale à l’Eglise spirituelle, ils introduisirent une réelle rupture en mêlant considérations apocalyptiques et millénaristes de traditions diverses : la décadence de la société et de l’Eglise entraînant la colère divine, l’apparition de l’Antéchrist et sa bataille contre les forces du bien dirigées par un « dernier empereur » qui régnerait ensuite sur la Jérusalem terrestre[1], l’apparition d’un pastor bonus, pape angélique dont l’action inaugurerait le troisième âge… De plus, ils cherchèrent dans leur époque les signes du changement en utilisant toutes sortes de prophéties politiques que les rois et les papes. Comme le dit Marjorie Reeves dans son livre sur le courant joachimiste, « la tentation de mettre des noms derrière ces idées d’Antéchrist et de dernier empereur fut irrésistible ».[2]
Ce sont ces thèmes-là, en fait, qui firent le joachimisme, beaucoup plus que les propres écrits du moine calabrais. Les traités pseudo-joachimistes[3] sont nombreux dans les bibliothèques ecclésiastiques médiévales et ils sont disséminés dans toute la chrétienté, preuve de l’extraordinaire intérêt porté aux prophéties de la fin des temps, chez les séculiers jusqu’au plus haut niveau comme chez les mendiants. Ils côtoient parfois les écrits mêmes de Joachim de Flore[4], mais plus souvent des compilations de prophéties : prophéties sibyllines, prophéties de Merlin, oracles byzantins, prophéties de Brigitte de Suède ainsi que des pronostications astrologiques. A Florence, rien que dans la bibliothèque laurentienne -laquelle fut transportée à St-Marc après la fuite de Pierre de Médicis- on compte trois manuscrits se rattachant à Joachim de Flore : le Liber Concordie, le De ultimis tribulationis, le De articuli fidei et l’apocryphe Super Hieremiam. On retrouve une copie illustrée du Liber Concordie dans la bibliothèque de Sta Maria Novella, église des dominicains. Il est presque certain que Savonarole avait connaissance de ces textes. D’ailleurs, dans un de ses sermons sur l’Apocalypse en 1490, il cite comme autorité « diverses prophéties de Joachim, de St Vincent… »[5] Certes, par la suite, pendant son procès, il se récusa, mais certaines thèses de Joachim de Flore avaient été condamnées en 1215, et  Savonarole était jugé pour hérésie...

     Diffusion et ampleur de l’angoisse eschatologique

Le millénarisme de Joachim de Flore et des spirituels franciscains consistait en une vision optimiste de l’Histoire, mais les fléaux qui s’abattirent sur l’Occident à partir de 1348 et le grand schisme rendirent plus angoissée l’attente du troisième âge. Sans que jamais les espoirs en une Eglise renouvelée et en l’instauration d’une Jérusalem terrestre ne disparaissent, l’accent fur plutôt mis sur la persécution finale de l’Antéchrist et la colère divine devant les péchés de la terre. Les plus grandes personnalités de l’Eglise sont touchées par ce phénomène. Ainsi St Vincent Ferrier, célèbre prédicateur dominicain (1355-1419)[6] eut la vision du Christ, entouré de St François et de St Dominique, Christ qui le chargea d’annoncer la fin des temps et de prêcher la pénitence avant la crise imminente du monde. Les terribles prédications de St Vincent Ferrier généraient terreur puis contrition et pénitence parfois la plus extrême. En effet, les convertis, qui suivaient le prédicateur, s’étaient constitués en groupes de flagellants. Le soir du prêche, ils procédaient à la cérémonie de la pénitence publique. L’urgence eschatologique nécessitait cet ascétisme.
Un autre modèle possible de Savonarole est le franciscain Bernardin de Sienne (1380-1444), autre prédicateur apocalyptique, toscan, extrêmement « célèbre » à son époque. Pour lui aussi, la restauration morale de la Chrétienté était nécessaire pour se préparer à l’imminente fin des temps dont la corruption de l’Eglise était le signe le plus certain. Toutefois, il se refusait à toute spéculation sur l’Antéchrist et à toute déviance outrancière, préférant se limiter à susciter chez les individus une foi plus pure, centrée sur le Christ et ses vertus.  Savonarole se situe entre ces deux extrêmes. Dans un premier temps parfait prédicateur du repentir, il opta par la suite pour une voie plus « humaine » ; susciter chez chacun une prise de conscience et les ramener vers la véritable religion du Christ.
Dans le peuple également, les angoisses eschatologiques se font pressantes en ces deux derniers siècles du Moyen Age. Les prophéties pseudo-joachimistes, les sombres prognostications astrologiques sur la fin des temps, n’étaient pas connues des seuls cercles lettrés ecclésiastiques. Un nombre sans cesse croissant de laïcs accédaient à l’écriture, pour les nécessités administratives des Etats, et ce jusque aux couches les plus élevées de la paysannerie. Il y avait donc un public pour les textes apocalyptiques. L’apparition de l’imprimerie amplifia leur diffusion à la fin du XVe siècle. Ottavia Niccoli[7] compte pour l’Italie 50 éditions de textes prophétiques entre les années 1480 et 1530, pour un total d’une vingtaine de prophéties différentes. Ce nombre est énorme si l’on tient compte de la fragilité de ces éditions, toujours de mauvaise qualité, composées en général de quelques feuillets, douze au maximum. C’est pourquoi l’on peut conclure à leur diffusion massive et populaire. Un examen de ces textes a conduit Mme Niccoli à estimer que « ces éditions sont donc les héritières directes des anthologies manuscrites de prophéties qui circulaient en grand nombre pendant les XIVe et XVe siècles »[8]. Remarquons au passage que les centres les plus actifs pour la diffusion de ces écrits à la fin du Moyen Age furent Venise et justement Florence : sur les cinquante éditions recensées, au moins six ont été publiées à Florence avant 1500[9]. L’analyse du circuit de distribution de ces "feuilles volantes" nous permet de comprendre comment ce type d’imprimerie fut un formidable facteur multiplicateur dans la diffusion des thèmes répondant aux angoisses du temps.
A côté des prédicateurs prêchant le repentir -et ils sont nombreux, il n’est que de lire les chroniques italiennes-, des saltimbanques s’emparaient également des espaces publics, proposant des lectures de textes apocalyptiques simplifiés par rapport aux originaux ou des récitations de prophéties en vers composées pour la circonstance à partir du matériau pseudo-joachimiste le plus courant (prophétie de Ste Brigitte, prophétie sur le dernier empereur…). Par leur intermédiaire, la littérature prophétique, à l’honneur depuis plusieurs siècles dans les milieux culturellement plus élevés, pénétrait dans le cercle de la culture orale. Ce sont eux également qui diffusaient les feuillets dont Mme Niccoli fait état. On trouve trace de leurs contrats dans les livres de compte des ateliers d’imprimerie : ils commandaient une centaine de feuilles volantes à crédit, qu’ils revendaient dans l’assistance à la fin de leur spectacle, puis ils remboursaient l’imprimeur. A leur tour, les auditeurs qui savaient lire, une fois rentrés chez eux, en faisaient certainement lecture à leur entourage. Ainsi, les actions des saltimbanques et des prédicateurs itinérants se renforçaient mutuellement, chacun préparant le terrain à l’autre.
Culture des élites et culture populaire se rejoignaient donc dans la même angoisse de la fin et dans une connaissance commune des thèmes apocalyptiques et des spéculations prophétiques les plus courants. Le public de Savonarole était prêt, de l’humaniste à l’apothicaire.




[1] Influence juive
[2] Marjorie Reeves, The influence of Prophecy in the later Middle Ages : a study of joachimism, Oxford, 1969.
[3] Super Hieremiam, Super Esaiam, Liber figurarum, Vaticinia de summis pontificibus
[4] Exposition in Apocalypsim, Liber Concordie, De articuli fideis
[5] Même s’il utilise les Ecritures comme matériau de base de ses sermons. En cela, il se conforme à la tradition dominicaine qui reste très réticente vis-à-vis des écrits d’inspiration joachimites.
[6] Ce frère dominicain était très révéré à St Marc pour son prophétisme et son œuvre purificatrice. Fran Angelico l’y a peint quelques dizaines d’années avant l’arrivée de Savonarole comme prieur du couvent.
[7] Profeti et popolo nell’ Italia del Rinascimento, Rome-Bari, 1987 et “Profezie in piazza: note sul profetismo popolare nell’Italia del primo Cinquecento” in Quaderni storici, 41 (Ancône, 1979), pp. 500-539
[8] Niccoli, Profeti e popolo, p.22
[9] L’atelier d’imprimerie florentin qui imprime ces feuilles existe déjà en 1479.

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