mercredi 22 mai 2019

Dalarun Gouverner, c'est servir

  • « De la religion des faibles et des esclaves est sortie une civilisation d’une puissance incomparable, dont le génie constant a été de prendre le contre-pied des apparences de la puissance. » Marcel Gauchet

  • Il se lève de table, pose ses vêtements ; et, ayant pris un linge, il s’en ceignit. Ensuite, il met de l’eau dans un bassin et commence à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge dont il s’était ceint. [...] Après donc qu’il eut lavé leurs pieds et repris ses vêtements, il s’assit de nouveau et leur dit : « Savez-vous ce que je viens de faire pour vous ? Vous, vous m’appelez maître et Seigneur ; et vous dites bien, car je le suis. Si donc moi, le Seigneur et maître, je vous lave les pieds, vous aussi devez vous laver les pieds les uns aux autres. Car je vous ai donné l’exemple pour que, ce que moi j’ai fait, ainsi vous aussi le fassiez. » Jean 13, 4-5 et 12-15.

  • Matthieu 20, 28  « C’est ainsi que le Fils de l’homme est venu, non pour être servi, mais pour servir.»


Dalarun, Jacques. Gouverner c'est servir. C'est un essai très accessible, à l'écriture fluide, qui s'appuie sur des sources citées et analysées avec précision. A travers trois exemples, qui composent les trois parties, son projet est d'explorer une hypothèse : "les communautés religieuses médiévales ont servi de laboratoire à l’élaboration de la « gouvernementalité » moderne, non pas une souveraineté s’exerçant sur un territoire, mais un art de gouverner les hommes qui les enrobe plus qu’il ne les domine."
Giotto, fresques d'Assise, François renonce à l'héritage paternel

On entre dans le sujet avec un infime passage de la Vie de Sainte Claire, dans lequel la fondatrice et abbesse de l'ordre des Pauvres Dames (clarisses), disciple de François d'Assise, s'humilie volontairement et dont Jacques Dalarun va démêler scrupuleusement les strates d'interprétation, le contexte, la tradition, les contre-conduites sanctifiées a posteriori... "Elle lave bien souvent les pieds des servantes qui rentrent de l’extérieur et, quand ils sont lavés, leur imprime des baisers. Une fois où elle lavait les pieds d’une servante, comme elle s’apprête à les baiser, celle-ci, ne supportant pas si grande humilité, retire son pied ; et elle envoya à sa dame un coup de pied dans la bouche. Mais elle, elle reprit avec douceur le pied de la servante et y imprima un vigoureux baiser sous la plante." 
Sa deuxième partie présente les formes de direction des nouvelles communautés religieuses qui fleurissent à partir du XIIe siècle et s'intitule "l'indignité au pouvoir". A Fontevraud, au Paraclet, à Grandmont, chez les frère Mineurs, on a voulu mettre à la tête des communautés,, par principe, "des membres de la communauté a priori indignes de la charge qui leur était confiée. Non point, certes, indignes par leur inconduite personnelle. Mais indignes parce que relevant d’une des catégories internes à la communauté considérée comme de moindre prestige que les autres". Autrement dit, cette partie recense et parcoure des expériences religieuses qui ont intégré à leur protocole la stricte application du renversement évangélique des derniers devenus les premiers. 
Enfin, l'auteur consacre sa dernière partie à un billet autographe de St François d'Assise, qui lui permet de  montrer qu'on peut comprendre une articulation médiévale entre société aristocratique et  rituels d'humilité passant par l'exercice d'un pouvoir pastoral, "tout entier défini par sa bienfaisance". Ce faisant, il reprend et approfondit des pistes ouvertes par Michel Foucault dans ses leçons au Collège de France de l'année 1978.

Ces trois passionnantes parties permettent de comprendre de manière sensible et concrète  les thèses de l'auteur qui sont exprimées dès le texte mis en exergue :

"Voici une société où le fossé est abrupt entre les puissants et les humbles, fossé éternellement symbolisé par la masse du donjon surplombant la masure paysanne. Voici une société qui repose sur la domination, encore visiblement liée à la force physique, à l’art de tuer ou, au moins, de terrasser l’adversaire, une domination qui justifie les exactions en tous genres. Voici un temps où le savoir ouvre une autre faille, qui semble infranchissable, entre les doctes et les simples. Voici un monde d’empereurs, de rois, de princes, de comtes, de chevaliers – et son rameau clérical, issu des mêmes souches, avec ses papes, ses cardinaux, ses évêques, ses abbés, ses chanoines, qui n’ont rien à envier à leurs frères laïques en matière de pompe et de richesse. Mais tous, puissants et humbles, doctes et simples, clercs et laïques, peuvent soudain communier dans une même dévotion au va-nu-pieds qui a dénoncé la violence comme une injure à la création, la puissance comme un aveuglement, l’argent comme une lèpre, le savoir comme une vanité. Saint non pas malgré cela, mais pour cela. Cette intrigue du renversement de valeurs pourrait paraître anecdotique, ponctuelle, cousue de fil blanc de surcroît. Une fête des fous, des fous pour le Christ. Une parenthèse, exutoire, avant que ne retombe l’ordre du monde. En fait, l’intrigue est structurelle. Elle scande le millénaire médiéval, ne cessant de se rejouer au gré des vents de réforme, des vagues de retour à une plus stricte observance de la vie religieuse, du détail de ces vies saintes, singulières et semblables, en un élan toujours fondé sur une remontée aux sources, à la source : l’Écriture en général et l’Évangile en particulier. Le bois de la croix est à la fois la charpente et l’écharde des sociétés médiévales. En d’autres termes : le Moyen Âge occidental s’est déployé à l’ombre d’une religion dominante mal douée pour être une idéologie dominante, du moins dans les circonstances politiques particulières qui étaient les siennes. Ce que j’appelle le paradoxe chrétien de l’Occident médiéval. La promesse évangélique que « les derniers seront les premiers et les premiers les derniers » n’est pas, a priori, des plus propices à stabiliser l’ordre social. Elle ne le menace pas non plus vraiment, puisqu’elle renvoie ce renversement dans l’espérance de l’au-delà. Elle sème le trouble. Sur le millénaire médiéval, plus que des révoltes sociales ou des révolutions politiques, ce sont des réformes religieuses qui s’opérèrent au nom de l’Évangile, jusqu'à la Réforme protestante qui déborde la période. Mais l’inversion des premiers et des derniers a eu, au Moyen Âge, une influence décisive sur le mode de gouvernement, des communautés religieuses en particulier ; pour la raison qu’elles prétendaient se soumettre absolument aux préceptes et aux conseils de l’Évangile, par un contrôle continu de la vie de chacun de leurs membres en tous ses aspects, de l’habit aux pensées en passant par les moindres détails du comportement. "

Gouverner , c'est servir: essai de démocratie médiévale, Alma ed., 2012

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