jeudi 16 mai 2019

Rome, histoire médiévale et mythe

notes de lecture de Le mythe impérial et l'allégorie de Rome,entre St Empire, Papauté et Commune, Juan Carlos d'Amico, Caen, 2009

La déesse Rome

Les Romains vouaient un culte à une déesse nommée Rome, comme aux autres dieux de leur panthéon. L'origine de ce culte peut être grec (en Grande Grèce, on honorait une Pallas roma). Le culte officiel de Rome s'épanouit avec l'arrivée d'Auguste et il était étroitement lié au caractère impérialiste du pouvoir

La manière de figurer la déesse n'était pas uniforme. En tant qu'image de pouvoir, de souveraineté : Elle pouvait être assise ou debout sur un globe, la tête couronnée par le génie romain ou par une victoire ailée. D'autres représentations la montrent avec le sceptre dans la main droite (R/ le sceptre, bâton confié à l'orateur en assemblée dans la cité grecque) et l'épée ou le globe dans la main gauche.
En tant que figure guerrière, elle peut être armée d'un bouclier et d'une lance et coiffée d'un heaume romain à cimier. Dans un fragment de fresque datant du premier quart du IVe siècle, elle est assise sur un trône, enveloppée dans un manteau pourpre (couleur impériale), entourée de ses armes (lance et bouclier). elle porte dans sa main droite une statuette ailée féminine, une Victoire. (Déesse Barberini, Palazzo Massimo, Rome)

Après Constantin le Grand (306-337) qui décida de transférer la capitale de l'empire à Constantinople en 330 et inaugura une ère de liberté religieuse qui bénéficia au christianisme, Rome s'appauvrit. En 395, Théodose partage l'empire en deux : Constantinople devient lors la capitale de l'empire d'Orient et Ravenne prend la place de Rome pour l'Occident. la même année, le paganisme est définitivement proscrit. Dans les œuvres littéraires, Rome personnifiée est souvent présentée comme une vieille femme, supportant difficilement le poids de ses armes, plaidant pour retrouver sa liberté et sa grandeur passée. Dans le De bello Gildonico de Claudien (398), Rome se hisse jusqu'à l'Olympe pour demander de l'aide pour nourrir son peuple affamée. Son discours émeut Jupiter. Un "miracle" se produit et un souffle divin rajeunit la déesse qui retrouve sa splendeur. Ce retour à la jeunesse deviendra un lieu commun dans les représentations futures : Même si elle vieillit historiquement, chaque renovatio de Rome est censée lui permettre de retourner sa jeunesse, consolidant ainsi le mythe de la ville éternelle.
C'est dans un autre poème de Claudien que l'on voit réapparaître la figure de la Roma mater, dont les qualités sont l'affection et la quête du bonheur de ses enfants. Il est clair qu'il s'agit d'une période de transition entre la "mort" de la déesse et la naissance de l'allégorie.

La Rome chrétienne

Dans le deuxième livre de Contre Symmaque (lequel tente de reintroduire le paganisme à Rome), le poète Prudence introduit une longue histoire providentielle de Rome-urbs. La Rome de Prudence est la mise en scène d'une renovatio de la ville sous le signe de la religion chrétienne. Rome prend la parole : sa longue existence, dit-elle, lui a appris à mépriser la mort, et maintenant, on lui manifeste la déférence qui lui est due en appelant "venerabilis et caput orbis". Rome accuse son ancien maître Jupiter d'avoir été cruel, à l'origine de tous les crimes commis dans son histoire. Elle invite l'empereur à ne pas écouter Symmaque qui défend un culte mort. Sous la croix du Christ, elle a retrouvé sa liberté, elle a pu se purifier de ses crimes et laver ses mains qui avaient trempé dans le sang sacré de justes (des martyrs). Désormais, elle et son prince règnent sur l'univers et grâce au Christ, l'Empire de Rome se prolonge au ciel => romanisation de l'Eglise et christianisation de l'Empire

Mais le sac de Rome en 410 par les Goths d'Alaric provoque un traumatisme. Certains, comme Augustin d'Hippone (St Augustin) y voient un châtiment de Dieu pour punir les péchés des chrétiens et l'orgueil de la ville. Il s'agirait d'une incitation à se détourner des ambitions mondaines pour se consacrer au royaume céleste. La cité terrestre devient l’antithèse de la cité céleste.
Mais pour d'autres, Rome doit devenir le centre de  diffusion d'un nouvel universalisme, religieux cette fois. Les papes de cette époque et principalement Léon le Grand inaugurent un programme de reconstruction et d'embellissement de Rome, sur un programme urbanistique et architectural typiquement romain : restauration et transformation des édifices anciens, forum, aqueduc et transformation des basiliques en vastes églises. cf Ste Marie Majeure... jusque Grégoire le Grand, pape entre 590 et 604 qui achève de faire de Rome un lieu de pèlerinage, alternative au pèlerinage à Jérusalem. L'image de la Rome chrétienne, avec ses basiliques, sans sanctuaires (cf tombe de St Pierre) , ses catacombes, se superposait progressivement à celle de la Rome païenne, et les lieux symboliques du pouvoir impérial, qui tombaient en ruine, étaient utilisés pour exhiber la suprématie de la religion chrétienne. L'exaltation de la gloire de la nouvelle Rome chrétienne qui a définitivement triomphé de la Rome antique devient un topos chez les écrivains ecclésiastiques. A la domination éternelle exercée sur le peuple chrétien s'opposait la décadence physique de la ville, autrefois domina orbis terrarum. Si Rome n'est plus le centre du pouvoir temporel, elle reste le centre du monde spirituel, représenté par la gloire du pape.
Pourtant, l'époque de la "renaissance carolingienne" (voir fausse donation de Constantin et sacre chez les carolingiens) voit Rome devenir la capitale d'un empire à la fois temporel et spirituel, même si son nouveau statut n'élimine pas la position de faiblesse de l'Eglise vis-à-vis des Empereurs. D'ailleurs, à maintes reprises, les grandes familles romaines cherchèrent l'appui des empereurs pour réduire la puissance du pape. Ainsi, en 817, après l'élection de Pascal 1er (817-824) : bien qu'à cette occasion, Louis le pieux eût confirmé à la Papauté la possession des territoires du patrimonium Petri et les privilèges et immunités de l'Eglise de Rome, une rébellion de l'aristocratie romaine opposée à la seigneurie temporelle des papes se termina par la répression exercée par le nouveau pape, qui fit aveugler et décapiter les révoltés. Dans l'aristocratie romaine, il y a la réutilisation des titres antiques comme consul, patricius ou princeps romanorum, référence aussi bien à l'époque républicaine qu'impériale, pour affirmer une tradition "laïque" face au pape. A cette époque, Louis le pieux fit rédiger un Libellus de imperatoria potestate pour fixer les rapports entre les deux institutions et il institua des missi dominici pour contrôler la justice papale.


Rome et la monarchie universelle

Othon 1er le grand (912-963) réussit à se faire sacrer empereur et obtient du pape que seuls les rois germaniques (les dirigeants de ce qui s'appellera à partir de Frédéric 1er -1155/1190- le St Empire romain germanique) pourraient ceindre la couronne d'empereur. En échange, le couronnement devait avoir lieu à Rome. Le mythe de la Rome antique revient sur le devant de la scène avec Otton III (973-1002) que celui-ci revendique comme la capitale réelle de son empire. Les textes de l'époque célèbrent la renaissance de l'Empire de Rome et les deux astres/luminaires qui éclairent la nouvelle monarchie universelle : le pape (Grégoire V) illustrant l'Eglise par le rayonnement de sa parole, et l'empereur Otton chassant les ténèbres par son glaive. Cependant l'idée impériale qui ressort de ces textes (et du cérémonial du sacre) diffère de celle carolingienne ; il s'agit ici de représenter Cesar comme le seul vicaire de Dieu sur terre. C'est un pouvoir laïc qui renvoie davantage à Auguste qu'à Constantin. Sur un sceau d'Otton III, est figuré Rome en jeune femme avec l'iconographie antique de la déesse Rome (son bouclier et sa lance) accompagnée de l'inscription [REN]OVATIO IMP.ROMANO. La mort d'Otton III et de Gerbert d'Aurillac, le pape Sylvestre II, ancien précepteur de l'empereur, mirent fin au projet politique qui utilisait le mythe de la monarchie universelle pour installer concrètement le pouvoir politique impérial au coeur de Rome. Ce qui n'empêcha pas les successeurs (Henri II) de se proclamer "roi des Romains" avant même la cérémonie du sacre.

Evangéliaire d'Henri II : Rome tend le globe à Henri II. Figure de la translatio imperii

Rome et Babylone

La seconde moitié du XIe siècle marque le début d'un long conflit entre la papauté et l'Empire dans le cadre de la "querelle des investitures". L'Eglise de Rome revendique la plenitudo potestatis, la supériorité du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel. En Italie, l'Eglise de Rome revendique son autonomie politique et son rôle de puissance féodale. L'Etat pontifical se structure et se centralise. Dans cette lutte, la Papauté utilise les Normands, arrivés dans la péninsule pour combattre les Sarrasins en Italie du Sud et qui créent un royaume de Sicile dont le roi est investi par le pape. A Rome, faction impériale et faction papale s'affrontent régulièrement : en 1075, un complot contre Grégoire VII (auteur des Dictatus papae qui résument en 27 points l'idéologie théocratique affirmée par ce pape) blesse et enferme le pape la nuit de Noël. Le pape est libéré le lendemain "a furor di popolo" et l'animateur du complot, Cencius, fils d'un préfet de Rome, doit se réfugier auprès de l'empereur, Henri IV. C'est dans ce contexte qu'apparaît le thème, voué à une grande popularité dans les siècles suivants, de la Rome corrompue, nouvelle Babylone. Dans le texte de la chronique du moine benedictin Geoffroi Malaterra, De rebus gestis Rogerii Calabriae et Siciliae comitis et Roberti Guiscardi ducis fratis eius, alors que jadis Rome, resplendissante sur toute le terre, imposait ses lois et rabaissait par son épée les superbes, au contraire aujourd'hui, elle nourrit en son sein tous les vices, la luxure, l'avarice, l'hérésie simoniaque. L'ordre sacré tombe en ruine et Rome est responsable de son déclin. Le texte a probablement été écrit lors du schisme cause par la double élection papale de 1130 : Anaclet II,élu par les cardinaux romains et Innocent II, proche des milieux français, ce qui entraîna des guerres en Italie entre les Normands de Roger II de Sicile qui soutenaient Anaclet et une coalition suscitée par Bernard de Clairvaux, réunissant l'empereur et le roi de France, qui soutenaient Innocent.

Il faut relier cette thématique de la décadence de Rome aux texte prophétiques médiévaux qui circulaient largement. Une des plus anciennes ré-élaborations médiévales des prophéties antiques concernant Rome est celle de la prophétie de la Sibylle de Tibur. G.L. Potesta en compte 130 manuscrits pour la période médiévale. ("Roma nelle profezia ai secoli XI-XIII", in Roma antica nel Medioevo, p. 365-398). Il s'agit d'un texte probablement élaboré en Syrie entre les années 378 et 390, racontant l'arrivée à Rome d'Hécube, fille de Priam, pour interpréter un rêve que cent sénateurs avaient eu la même nuit. Sur l'Aventin, la sibylle associent les 9 soleils du rêve aux âges du monde. Le 4e âge est celui de la monarchie universelle d'Auguste et de l’avènement du Christ. le 5e correspond à celui des Apôtres et des pères de l'Eglise. Le 6e âge voit la décadence de Rome. La prophétie annonce que Rome est destinée à endurer d'innombrables souffrances avant une rénovation impériale qui l’amènera à dominer le monde entièrement catholique ne fois la conversion des Juifs. Puis ce sera le jugement dernier. Ce qui rejoint la prophétie de la Sibylle de Cumes, texte probablement composé au XIe siècle, dans lequel la fin de Rome est reliée au rêve de Daniel, tel que Jérôme l'avait interprété. Rome sera détruite par un empereur venu de l'extérieur.

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