En février 1905, un groupe de terroristes, appartenant au parti socialiste révolutionnaire, organisait un attentat à la bombe contre le grand-duc Serge, oncle du tsar de toutes les Russies. Cet attentat et les circonstances singulières qui l’ont précédé et suivi font le sujet des Justes. (…) Ceci ne veut pas dire que Les Justes soient une pièce historique. Mais tous les personnages ont réellement existé et se sont conduits comme je le dis.
(A. Camus, présentation de la pièce dans l’édition de 1950)
« Un
groupe de jeunes révolutionnaires s’apprête à tuer le tyran qui gouverne leur
pays. »
La pièce s’intitule Les Justes, ce qui laisse à penser que
Camus porte le point de vue de ce groupe terroriste.
Dans leur cas, l’utilisation de la violence, le meurtre sont justifiés.
Pourquoi ? Quelle était la situation de la Russie en 1905 ? Pourquoi
peut-on dire que le Tsar et sa famille étaient des tyrans ?
La Russie à la fin du 19e
siècle est un immense pays arriéré, rural et pauvre. Il est dirigé depuis des
siècles par des tsars qui s’appuient sur une noblesse, composée de grands
propriétaires terriens.
Alexandre II (1855-1885) entreprit de réformer et de moderniser le pays : abolition du servage des 30 millions de paysans (1861). Une partie des terres qui appartenaient à la noblesse leur fut vendue, mais les conditions de rachat étaient telles que les paysans demeurent dans la misère ; réforme administrative qui établit dans les provinces des conseils généraux élus (Zemstvo) avec une large autonomie; réforme judiciaire, qui donna aux magistrats des attributions plus définies, avec plus d'indépendance; réforme, dans un sens libéral, des lois sur la presse, sur l'instruction publique, etc. Toutes ces mesures constituent la page glorieuse du règne d'Alexandre Il mais il convient de remarquer que plusieurs d'entre elles n'ont pas été complètement appliquées et que, pour beaucoup d'autres, des règlements complémentaires en ont restreint de bonne heure l'étendue. Rien n'est plus instructif, à cet égard, que la suppression de la police politique (Ille section); en dépit de cette suppression, les arrestations et les déportations par voie administrative, sans intervention des tribunaux, ont toujours continué et se sont multipliées par milliers, à la suite par exemple des attentats contre le tsar, dans les dernières années du règne. Alexandre II est tué lors d’un attentat nihiliste en 1881. Son fils, Alexandre III, puis son petit-fils, Nicolas II, reviennent sur une partie des réformes. Le régime est autocratique (le pouvoir est concentré dans leurs mains). Nicolas II affirme « la force et la stabilité de la sainte Russie résident dans l'union du peuple avec le tsar, dans le dévouement illimité du premier au second. ». Mais le régime est violemment contesté, alors même que partout en Europe, la démocratie fait des progrès. En 1904, l’autocratie tsariste et la bourgeoisie libérale furent ébranlées par la défaite de la Russie devant le Japon. En août 1904, le Tsar annonça qu’il permettrait à la bourgeoisie de tenir un congrès.
Le congrès des zemstvos, qui se tint en novembre 1904, demanda de façon timide
la mise en place de réformes, évitant soigneusement de parler des questions
essentielles comme la Constitution ou la convocation d’une Assemblée
constituante pour l’élaborer. Néanmoins, le Tsar craignait le pire et menaça de
répression tous ceux qui "rêvaient inutilement d’une Constitution".
Durant toute l’année 1905, la révolte gronde et elle éclate en octobre
1905 : grèves, manifestations …. Nicolas. II concède une Douma, une
assemblée élue, afin d’éviter que la bourgeoisie ne s’allie au peuple dans la
révolte contre lui. C’est le contexte qui explique l’attentat de février 1905.
Les attentats contre les
rois ou leur famille ne sont pas une nouveauté. Souvenons-nous de Ravaillac qui
assassina Henri IV, roi de France en 1610. A la fin du 19e siècle,
les attentats sont souvent le fait de révolutionnaires de gauche,
d’anarchistes. Que veulent-ils ?
Le nihilisme est assez proche de
l’anarchisme, pour lequel le pouvoir et l’Etat, sont le mal absolu qui corrompt
toute société puisqu’il soumet les uns au pouvoir des autres. Sa pensée,
apparue en Russie dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, était en vogue
dans les milieux de la jeunesse petite-bourgeoise. De nombreux auteurs de la
littérature russe de cette époque reprennent ses thématiques et les
popularisent.
Il s’agit d’affirmer au niveau individuel
la liberté absolue de l’Homme et donc de n’admettre aucune contrainte de la
société sur l'individu, ni politique, ni morale, ni familiale…Au niveau
collectif, le spectacle de la misère du peuple, alors que la noblesse, très
riche, vit de leur labeur, a conduit les nihilistes a vouloir réveiller dans le
peuple le sentiment de l’injustice pour les amener à se révolter. => un
terrorisme radical se réclamant de cette doctrine à partir de 1870.
En 1877, eut lieu à Moscou le procès des Cinquante ; une des accusés définissait
ainsi, devant les juges, l'oeuvre du nihilisme :
«Le groupe
auquel j'appartiens est celui des propagandistes pacifiques. Faire pénétrer
dans la conscience du peuple l'idéal d'une organisation meilleure, plus
conforme a la justice, ou plutôt éveiller l'idéal encore vague qui dort en lui,
indiquer les vices de l'organisation actuelle, afin de prévenir dans l'avenir
le retour des mêmes erreurs : tel est notre but. Mais quand sonnera-t-elle
l'heure de cet avenir meilleur ? C'est ce que nous ignorons, car il ne dépend
pas de nous de la fixer.»
Le Parti socialiste révolutionnaire est né à Berlin en 1901.
Il se réclame du groupe terroriste Narodnaïa Volia
(Volonté du peuple) , disparu dans la répression provoquée par l'assassinat de
l'empereur Alexandre II en mars 1881. Contrairement au Parti ouvrier social-démocrate
de Russie d’inspiration marxiste (dont le principal leader était Lenine), le SR
met en avant la classe paysanne plutôt que la classe ouvrière. En 1904, « la
brigade terroriste » du parti, sous la direction de Boris Savinkov, organise
l'attentat contre le ministre de l'intérieur.
L’attentat terroriste est-il monstrueux ?
Les terroristes sont-ils des monstres ?
Doc 1 - Contextualisation :
Brève « histoire » du terrorisme politique.
·
1794 : Naissance du mot pendant la période de la
« Terreur ». Il désigne alors les partisans de cette politique.
Son usage se transforme au cours du xixe siècle pour désigner la violence
politique (= l'emploi de la terreur à
des fins politiques). Une caractérisation plus précise de ce qu’est une
action terroriste est plus difficile à faire car sujette à controverse.
Cependant, si le terrorisme naît avec les medias de masse modernes, c’est parce
que les actes terroristes ont pour but de provoquer un mouvement général de prise de
conscience ou de soulèvement d’un peuple contre la politique d’un Etat.
·
1858 : La Fraternité républicaine irlandaise
luttant pour une indépendance radicale du pays est fondée. Les
membres de cette organisation révolutionnaire, appelés « Fenians », tenteront d’accomplir des actes de
violence contre le gouvernement britannique mais sans succès.
·
1870-1905 : Attentats nihilistes
ou anarchistes en Russie contre le régime tsariste. En 1881, le tsar Alexandre
II est assassiné. En 1905, c’est le grand-duc Serge.
Alors qu’Alexandre II était plutôt libéral et réformait son pays
(1861 : suppression du servage), le 1er attentat contre lui
(1866) conduisit à l’arrêt des réformes en cours et au renforcement de l’Etat
policier.
Les attentats anarchistes se multiplient aussi à la fin du 19e
siècle en Europe occidentale. En France, le président de la 3e
République, Sadi Carnot, est assassiné en 1894. Une série de lois restreignant
les libertés fondamentales sont alors prises pour lutter contre les
terroristes.
·
2de
Guerre Mondiale : les résistants sont appelés terroristes par les
armées allemandes d’occupation. Ils font des attentats contre les forces
allemandes, font sauter des trains …
·
1946 :
Une organisation juive sioniste fait sauter un hôtel, ce qui précipite le
départ du Royaume-Uni (mandat palestinien) et le vote par l’ONU d’un plan de
partition de la Palestine pour permettre la naissance de l’Etat d’Israël.
·
Décolonisation :
1954 , le Front de Libération Nationale (FLN) algérien fait exploser 70 bombes
contre des bâtiments administratifs et militaires français. C’est le début de
la guerre en Algérie, appelée par la France « opérations de
pacification ». Le FLN est qualifié d’organisation terroriste.
·
1970 :
Des pirates de l’air palestiniens du FPLP (Front populaire de libération de la
Palestine) font exploser 3 avions qu’ils avaient détournés, après avoir libéré
les passagers.
·
1972 :
Dans le
hall de l'aéroport à Tel-Aviv (Israël), trois
Japonais sortent grenades et
fusils-mitrailleurs et tirent sur la foule, faisant 26 morts et une centaine de
blessés. Les tireurs appartiennent à l'Armée rouge japonaise (ARJ), une organisation d’extrême-gauche, créée en 1969, alliée au FPLP.
·
1972
(septembre) : Onze athlètes
israéliens sont abattus pendant les Jeux Olympiques de Munich par un commando de 8 terroristes palestiniens se revendiquant de l'organisation palestinienne Septembre
noir. Ils s’introduisent dans le village olympique, abattent deux
membres de l’équipe israélienne et en prennent neuf autres en otage. Les neuf otages seront tués et cinq des terroristes abattus, ainsi qu'un policier, au cours de
l'assaut du car qui devait les conduire à un avion pour leur permettre de fuir.
·
1990’s :
série d’attentats contre des intérêts militaires ou des ambassades américaines
en Afrique et au Moyen-Orient. Ces attentats sont revendiqués par Al-Qaïda.
Forte propagande anti-saoudienne.
·
11 sept
2001 : détournements d’avions kamikazes contre le WTC et le Pentagone,
revendiqués par Al-Qaïda. Pas de revendication mais un message anti-américain
et anti-occidental.
Doc 2 – Les Justes, Acte II
L’acte II
identifie le drame : peut-on tuer des enfants ? La justice peut-elle se faire à
n’importe quel prix ? La tension, elle, monte encore d’un cran. Kaliayev n’a
pas pu lancer la bombe. Il est accablé. Mais on le voit soutenu par tous,
excepté Stepan. Celui-ci se trouve isolé, le seul à justifier l’attentat à tout
prix, même la vie des enfants.
« KALIAYEV, égaré.
Je ne pouvais pas prévoir... Des enfants, des enfants
surtout. As-tu regardé des enfants ? Ce regard grave qu'ils ont parfois... Je
n'ai jamais pu soutenir ce regard... Une seconde auparavant, pourtant dans
l'ombre, au coin de la petite place, j'étais heureux. Quand les lanternes de la
calèche ont commencé à briller au loin, mon coeur s'est mis à battre de joie,
je te le jure. Il battait de plus en plus fort à mesure que le roulement de la
calèche grandissait. Il faisait tant de bruit en moi. J'avais envie de bondir.
Je crois que je riais. Et je disais "oui, oui"... Tu comprends?
(…) Il
se tait. Aidez-moi...
Silence.
Voilà
ce que je propose. Si vous décidez qu'il faut tuer ces enfants, j'attendrai la
sortie du théâtre et je lancerai seul la bombe sur la calèche. Je sais que je
ne manquerai pas mon but. Décidez seulement, j'obéirai à l'Organisation.
STEPAN
L'Organisation
t'avait commandé de tuer le grand-duc.
KALIAYEV
C'est
vrai. Mais elle ne m'avait pas demandé d'assassiner des enfants.
ANNENKOV
Yanek
a raison. Ceci n'était pas prévu.
STEPAN
Il
devait obéir.
ANNENKOV
Je
suis le responsable. Il fallait que tout fut prévu et que personne ne pût
hésiter sur ce qu'il y avait à faire. Il faut seulement décider si nous
laissons échapper définitivement cette occasion ou si nous ordonnons à Yanek
d'attendre la sortie du théâtre. Alexis ?
VOINOV
Je
ne sais pas. Je crois que j'aurais fait comme Yanek. Mais je ne suis pas sûr de
moi. (Plus bas.) Mes mains tremblent.
DORA, avec violence.
J'aurais
reculé, comme Yanek. Puis-je conseiller aux autres ce que moi-même je ne pourrais
pas faire ?
STEPAN
Est-ce
que vous vous rendez compte de ce que signifie cette décision ? Deux mois
de filatures, de terribles dangers courus et évités, deux mois perdus à jamais.
Egor arrêté pour rien. Rikov pendu pour rien. Et il faudrait [78] recommencer ?
Encore de longues semaines de veilles et de ruses, de tension incessante, avant
de retrouver l'occasion propice ? Etes-vous fous ?
ANNENKOV
Dans
deux jours, le grand-duc retournera au théâtre, tu le sais bien.
STEPAN
Deux
jours où nous risquons d'être pris, tu l'as dit toi-même.
(…)
DORA
Pourrais-tu,
toi, Stepan, les yeux ouverts, tirer à bout portant sur un enfant ?
STEPAN
Je
le pourrais si l'Organisation le commandait.
(…)
DORA
Ouvre
les yeux et comprends que l'Organisation perdrait ses pouvoirs et son influence
si elle tolérait, un seul moment, que des enfants fussent broyés par nos
bombes.
STEPAN
Je
n'ai pas assez de cœur pour ces niaiseries. Quand nous nous déciderons à
oublier les enfants, ce jour-là, nous serons les maîtres du monde et la
révolution triomphera.
FOKA
Ce
jour-là, la révolution sera haïe de l'humanité entière.
STEPAN
Qu'importe
si nous l'aimons assez fort pour l'imposer à l'humanité entière et la sauver
d'elle-même et de son esclavage.
DORA
Et
si l'humanité entière rejette la révolution ? Et si le peuple entier, pour
qui tu luttes, refuse que ses enfants soient tués ? Faudra-t-il le frapper
aussi ?
STEPAN
Oui,
s'il le faut, et jusqu'à ce qu'il comprenne. Moi aussi, j'aime le peuple.
DORA
L'amour
n'a pas ce visage.
(…)
DORA, avec violence.
Mais j'ai une idée
juste de ce qu'est la honte.
STEPAN
J'ai
eu honte de moi-même, une seule fois, et par la faute des autres. Quand on m'a
donné le fouet. Car on m'a donné le fouet. Le fouet, savez-vous ce qu'il
est ? Véra était près de moi et elle s'est suicidée par protestation. Moi,
j'ai vécu. De quoi aurais-je honte, maintenant ?
ANNENKOV
Stepan,
tout le monde ici t'aime et te respecte. Mais quelles que soient tes raisons,
je ne puis te laisser dire que tout est permis. Des centaines de nos frères
sont morts pour qu'on sache que tout n'est pas permis.
STEPAN
Rien
n'est défendu de ce qui peut servir notre cause.
(…)
STEPAN
Des
enfants ! Vous n'avez que ce mot à la bouche. Ne comprenez-vous donc
rien ? Parce que Yanek n'a pas tué ces deux-là, des milliers d'enfants
russes mourront de faim pendant des années encore. Avez-vous vu des enfants
mourir de faim ? Moi, oui. Et la mort par la bombe est un enchantement à
côté de cette mort-là. Mais Yanek ne les a pas vus. Il n'a vu que les deux
chiens savants du grand-duc. N'êtes-vous donc pas des hommes ? Vivez-vous
dans le seul instant ? Alors choisissez la charité et guérissez seulement
le mal de chaque jour, non la révolution qui veut guérir tous les maux, présents
et à venir.
DORA
Yanek
accepte de tuer le grand-duc puisque sa mort peut avancer le temps où les
enfants russes ne mourront plus de faim. Cela déjà n'est pas facile. Mais la
mort des neveux du grand-duc n'empêchera aucun enfant de mourir de faim. Même dans
la destruction, il y a un ordre, il y a des limites.
STEPAN, violemment.
Il
n'y a pas de limites. La vérité est que vous
ne croyez pas à la révolution. (Tous se lèvent, sauf Yanek.) Vous n'y croyez pas.
Si vous y croyiez totalement, complètement, si vous étiez sûrs que par nos
sacrifices et nos victoires, nous arriverons à bâtir une Russie libérée du
despotisme, une terre de liberté qui finira par recouvrir le monde entier, si
vous ne doutiez pas qu'alors, l'homme, libère de ses maîtres et de ses préjugés,
lèvera vers le ciel la face des vrais dieux, que pèserait la mort de deux
enfants ? Vous vous reconnaîtriez tous les droits, tous, vous m'entendez.
Et si cette mort vous arrête, c'est que vous n'êtes pas sûrs d'être dans votre
droit. Vous ne croyez pas à la révolution.
KALIAYEV
Stepan,
j'ai honte de moi et pourtant je ne te laisserai pas continuer. J'ai accepté de
tuer pour renverser le despotisme. Mais derrière ce que tu dis, je vois
s'annoncer un despotisme qui, s'il s'installe jamais, fera de moi un assassin
alors que j'essaie d'être un justicier.
STEPAN
Qu'importe
que tu ne sois pas un justicier, si justice est faite, même par des assassins.
Toi et moi, ne sommes rien.
KALIAYEV
Nous sommes quelque chose et tu le
sais bien puisque c'est au nom de ton orgueil que tu parles encore aujourd'hui.
STEPAN
Mon
orgueil ne regarde que moi. Mais l'orgueil des hommes, leur révolte,
l'injustice où ils vivent, cela, c'est notre affaire à tous.
KALIAYEV
Les
hommes ne vivent pas que de justice.
STEPAN
Quand
on leur vole le pain, de quoi vivraient-ils donc, sinon de justice ?
KALIAYEV
De
justice et d'innocence.
STEPAN
L'innocence ?
Je la connais peut-être. Mais j'ai choisi de l'ignorer et de la faire ignorer à
des milliers d'hommes pour qu'elle prenne un jour un sens plus grand.
KALIAYEV
Il
faut être bien sûr que ce jour arrive pour nier tout ce qui fait qu'un homme
consente à vivre. (…) Pour savoir qui, de toi ou de moi, a raison, il faudra
peut-être le sacrifice de trois générations, plusieurs guerres, de terribles
révolutions. Quand cette pluie de sang aura séché sur la terre, toi et moi
serons mêlés depuis longtemps à la poussière.
STEPAN
D'autres
viendront alors, et je les salue comme mes frères.
KALIAYEV, criant.
D'autres...
Oui ! Mais moi, j'aime ceux qui vivent aujourd'hui sur la même terre que
moi, et c'est eux que je salue. C'est pour eux que je [89] lutte et que je
consens à mourir. Et pour une cité lointaine, dont je ne suis pas sûr, je
n'irai pas frapper le visage de mes frères. Je n'irai pas ajouter à l'injustice
vivante pour une justice morte. (Plus bas, mais fermement.) Frères, je veux vous
parler franchement et vous dire au moins ceci que pourrait dire le plus simple
de nos paysans : tuer des enfants est contraire à l'honneur. Et, si un
jour, moi vivant, la révolution devait se séparer de l'honneur, je m'en
détournerais. Si vous le décidez, j'irai tout à l'heure à la sortie du théâtre,
mais je me jetterai sous les chevaux.
STEPAN
L'honneur
est un luxe réserve à ceux qui ont des calèches.
KALIAYEV
Non.
Il est la dernière richesse du pauvre. Tu le sais bien et tu sais aussi qu'il y
a un honneur dans la révolution. C'est celui pour lequel nous acceptons de
mourir. C'est celui qui t'a dressé un jour sous le fouet, Stepan, et qui te
fait parler encore aujourd'hui.
(…)
STEPAN
C'est
tuer pour rien, parfois, que de ne pas tuer assez.
----------------------------------
Fallait-il
tuer les enfants ? Quels sont les arguments en présence ?
·
Relevez les arguments d’ordre affectif.
·
Relevez les arguments d’ordre politique.
·
Relevez les arguments d’ordre affectif et politique.
·
Relevez les arguments qui mettent en cause la morale personnelle
et ceux qui engage l’organisation SR.
Résumez la
position de chacun : Kaliayev, Stepan, Dora, Annenkov.
LES
LIMITES DE L’OBEISSANCE
Kaliayev défend sa thèse dans ce débat. Il refuse le terrorisme politique
quand il conduit à tuer des enfants, s’oppose donc à l’Organisation
comme le montre le connecteur : « Mais elle ne m’avait pas demandé de
tuer des enfants ». S’associent à lui Voinov et Dora. Deux arguments sont
avancés.
Le
premier est d’ordre affectif : les
« enfants », terme
récurrent dans le débat, sont le symbole même de
l’innocence, d’où
l’horreur éprouvée à la seule idée de les tuer. Elle est
mise en valeur par les allusions aux réactions physiques face à cette idée :
« Mes mains tremblent », avoue Voinov, « plus bas« ,
comme s’il ne pouvait même évoquer cet acte. La « violence » de
Dora, signalée par la didascalie, reproduit ce sentiment d’horreur que souligne
aussi sa question à Stepan avec l’apposition en son centre :
« Pourrais-tu, toi, Stepan, les yeux ouverts, tirer à bout portant sur un
enfant ? » Elle tente de le mettre en contradiction avec lui-même, en
opposant sa réponse positive, et sa réaction : « Pourquoi fermes-tu les
yeux ? » La défense de Stepan semble bien maladroite face à cette
accusation, d’abord une forme de déni (« Moi, j’ai fermé les yeux
? »), puis une réponse peu convaincante : « C’était pour mieux
imaginer la scène et répondre en connaissance de cause ».
Le second argument est de nature politique, en
envisageant le profit d’un attentat sur le long terme : « l’Organisation
perdrait ses pouvoirs et son influence si elle tolérait, un seul moment, que
des enfants fussent broyés par nos bombes. » Elle met en avant la contradiction entre l’idéal révolutionnaire, « le peuple
entier, pour qui tu luttes », un idéal de justice, et l’assassinat
d’enfants, qui ferait horreur à ce peuple-même : « la révolution
sera haïe par l’humanité entière ». Sous forme hypothèses interrogatives,
elle tente d’enfermer Stepan dans cette contradiction : selon elle, il n’est pas possible de
faire le bonheur du peuple qu’on prétend aimer et conduire à la liberté en
allant contre le libre choix de ce peuple.
=== Dora, Voinov et Kaliayev représentent ceux qui ne
sont pas prêts, pour satisfaire l’espoir d’une libération, à aliéner les
valeurs humanistes qui les
poussent, précisément, à entreprendre la lutte. Sacrifier leur propre vie, oui,
mais sacrifier celle d’innocents, ils refusent avec force ce choix. Ils vivent
donc un déchirement
intérieur.
LE
MILITANTISME POLITIQUE
Face à eux se dresse Stepan, évadé du bagne qui vient de
rejoindre l’Organisation. Cet homme, victime de la tyrannie tsariste, est sans
état d’âme : pour lui, un
militant révolutionnaire doit obéir aux ordres, quels qu’ils soient.
Il
insiste sur ce devoir
d’obéissance comme le
prouve le champ lexical qui parcourt le débat : « l’Organisation t’avait
commandé », « Il devait obéir », « si l’Organisation le
commandait ». C’est un argument qui fait
passer les valeurs collectives avant celles des individus. Désobéir
signifie, en effet, faire prendre des risques à l’ensemble des révolutionnaires
: « nous risquons d’être pris ». De plus cela annule des mois de
travail collectif, avec les efforts énumérés dans les questions de Stepan :
« Deux mois de filature, de terribles dangers courus et évités, deux mois
perdus à jamais ? », « Encore de longues semaines de veilles et de
ruses, de tensions incessantes [...] ? » Plus grave encore, cela enlève tout
sens à la mort de ceux qui se sont sacrifiés pour obéir, ce que renforce la
répétition : « Egor arrêté pour rien. Rikov pendu pour rien. »
Toute cette réplique est prononcée sur un ton
violemment polémique, avec l’interpellation finale qui vise à
faire réagir les adversaires : « Êtes-vous fous ? »
Par contraste le ton du chef, Annenkov, est plus mesuré. Il ne
donne pas tort à Kaliayev, mais, pour autant, réaffirme la puissance de
l’Organisation en prenant sur lui la faute : « Il fallait que tout fût
prévu et que personne ne pût hésiter sur ce qu’il avait à faire. » Cet
aveu, en effet, souligne la puissance d’un ordre donné, face auquel personne ne
doit « hésiter ». D’ailleurs son intervention vise bien à poser collectivement la
décision, de façon à ce personne ne puisse ensuite se dérober à nouveau : « Il faut seulement décider si nous
laissons définitivement échapper cette occasion ou si nous ordonnons à Yanek
d’attendre la sortie du théâtre ». Le choix verbal, « nous
ordonnons », confirme la primauté du collectif sur l’individuel. Il
n’intervient plus dans la suite du débat, comme si pour lui toute cette
argumentation n’était qu’accessoire.
Dans ce débat, Stepan considère que la fin, qu’il pose comme
une certitude avec le futur, justifie tous les moyens mis en oeuvre pour
l’atteindre :
« nous serons les maîtres du monde et la révolution triomphera ». Il
refuse ainsi toute forme de compassion, qu’il assimile à de la sensiblerie :
« Je n’ai pas assez de coeur pour ces niaiseries », dit-il en parlant
des enfants dont Dora suggère l’innocence. C’est en raison de cette
certitude aussi qu’il juge nécessaire de faire le bonheur du peuple malgré
lui, s’il le faut : il
s’agit d’ »imposer [la révolution] à l’humanité entière et [de] la sauver
d’elle-même et de son esclavage ». Cela le conduit au paradoxe de la
dernière réplique, en réponse à la question de Dora qui demande s’il
« faudra [...] frapper » le peuple « aussi » : « Oui,
s’il le faut, et jusqu’à ce qu’il comprenne. Moi aussi, j’aime le peuple. »
Pour rendre libre le peuple, il serait donc indispensable de tout mettre à son
service, quitte à accomplir les actes les plus terribles.
CONCLUSION
Cette analyse a adopté un ordre, qui aurait pu être inversé, car
le débat n’est pas tranché dans ce passage… Il
revient, en fait, au lecteur de délibérer sur le pouvoir politique et sur ses
limites : peut-on
justifier le crime révolutionnaire ? Peut-on justifier une dictature qui se
proposerait pour but de mener au bonheur ? On sait, aujourd’hui, à quels excès
ont conduit ces théories et que la « dictature du prolétariat » n’a
jamais été, elle aussi, qu’une autre forme de dictature… Mais à l’époque de
Camus, le débat restait d’actualité.
D’ailleurs il n’est pas clos aujourd’hui, où le terrorisme et son fanatisme
sont revenus sur le devant de la scène, avec leur cortège d’innocents tués au
nom de la justice. Le théâtre engagé peut certes paraître
parfois trop bavard, trop argumentatif, ce qui lui enlèverait une part de
son dynamisme. Mais Camus a su, en tout cas, créer des personnages attachants,
dont les déchirements nous rappellent qu’il n’est
pas si simple de décider qui sont « les justes » face à l’injustice
que chacun s’accorde plus facilement à reconnaître.