Une interview accessible à partir d'ici et une autre là |
R. Kempf n'est pas historien, mais avocat au barreau de Paris. Aussi le décorticage auquel il se livre des indicateurs qui permettent de reconnaître une loi scélérate (partie 1), des mécanismes d'élaboration de ces nouvelles normes dans le contexte de la lutte contre les anarchistes à la fin du 19e siècle (partie 2) et des conditions historiques de leur application (partie 3) est particulièrement éclairante car reposant sur une approche certes contextualisées, mais relevant aussi et surtout de l'histoire du droit.
Le propos de l'auteur est de relever les similitudes avec les lois récentes (état d'urgence ...) nées des attentats de 2015 en France. Cependant, je ne retiens ici que ce qui concerne la présentation et l'analyse à proprement parler des lois scélérates, dans la perspective d'un éventuel travail avec les élèves pour le cours de 1ere intitulé "3 République, la mise en oeuvre du projet républicain".
Entre 1893 et 1894, plusieurs lois sont votées en France par le Parlement, prétendument pour faire face à une vague d’attentats anarchistes. Le lien entre professions de foi anarchistes et attentats tout comme celui entre ces nouvelles lois et l'efficacité de la lutte contre les attentats sont les premiers points approfondis par l'auteur. Tout d'abord, R. Kempf fait remarquer le procès de Lyon en 1883 fut une première tentative du gouvernement de brser le mouvement anarchiste au moyen du droit pénal et de la justice, alors même qu'il n'y avait pas alors d'attentats. Ce qui est reproché à l'époque, ce sont les opinions et notamment la propagande révolutionnaire. Les anarchistes sont particulièrement visés car ils revendiquent une "propagande par le fait". Il s'agissait de promouvoir une action politique qui dépasse la simple propagande intellectuelle et qui ne s'interdise pas les moyens "illégaux" pouvant aller jusqu'à la reprise individuelle (le vol pour contester le droit de propriété privée) et la violence politique (l'attentat contre les institutions et leurs représentants)
Gautier (inculpé anarchiste au procès de Lyon) :"[...] je ne crois pas que l'émancipation du prolétariat puisse s'accomplir autrement que par la force insurrectionnelle. C'est déplorable sans doute, mais c'est ainsi.En le constatant, je fais une simple observation de physiologie sociale. L'Histoire, en effet, est là pour nous apprendre que jamais les classes privilégiées -individus ou classes- n'ont volontairement abdiqué leurs privilèges et que jamais un ordre de choses n'a cédé sans combat la place à un nouveau régime. Il n'est guère probable que la bourgeoisie se montre plus accommodante que l'ancienne aristocratie dont elle a recueilli la succession. Au contraire. Rien que le procès actuel en est un témoignage significatif." (p.13)
Les prévenus (dont le célèbre Kropotkine) ont été condamnés (et à nouveau en appel) car le ministère public a réussi à convaincre que des discours dans les réunions publiques, l'abonnement à des journaux anarchistes les affiliaient à une organisation internationale (l'AIT, association internationale des travailleurs, 1ere Internationale) interdite en France depuis une loi de mars 1872. On voit comment le raccourci opéré entre intention et acte, opinion et conjuration dès lors qu'une loi d'exception existait déjà (celle de 1872) a permis de condamner 70 hommes contre qui il n'y avait rien de concret à mobiliser. Le juriste Fabreguettes, chef du parquet général de Lyon à l'époque du procès en appel, en est réduit à dénoncer une "complicité intellectuelle" :
"Qui est le coupable, le vrai coupable ? c'est le journaliste, car c'est lui qui a conduit le bras, sans y avoir pensé, je le veux bien" (p.15)
Aussi, tout est prêt pour faire basculer la législation à l'occasion des attentats qui ont lieu quelques années plus tard : mars 1892, Ravachol fait exploser trois bombes contre les domiciles du président de la cour d'assise Benoit, de l'avocat général Bulot et contre une caserne, en réponse à un procès jugé inique contre des militants anarchistes arrêtés sans motif au café en mai 1891. Il fut exécuté en juillet 1893. En novembre 1892 puis en février 1894, Emile Henry revendique deux attentats anarchistes et finit lui aussi sur l'échafaud. En 1893, autre attentat à la bombe pleine de clous et surtout en décembre, l'anarchiste Vaillant lance un engin explosif dans la Chambre des députés en pleine séance, sans faire de victimes. La première des lois scélérates est votée deux jours plus tard, sans étude préalable. Vaillant est exécuté en février 1894. En juin 1894, l'anarchiste Caserio tue le président de la République Sadi Carnot en montant sur sa calèche lors d'un déplacement public. Il est guillotiné en Août. Voilà pour les attentats les plus connus.
Entre 1893 et 1894, ce sont donc 3 (voire 4) lois d'exception, dites scélérates par les défenseurs des droits de l'Homme, qui sont votées dans la précipitation, mais non sans avoir été pensées et préparées par la période précédente. Leur texte est publié à la fin du livre. Il s'agit de la loi modifiant la loi de 1881 sur la Presse du 12 décembre 1893, de la loi ajoutant un crime d'association de malfaiteurs au code pénal, votée le 18 décembre de la même année, de la loi du 28 juillet 1894 "tendant à réprimer les Menées Anarchistes" et on pourrait rajouter une loi sur la possession d'explosifs tandis qu' une autre augmentait les crédits à la police. 4 de ces 5 lois sont votées en décembre 1893.
Les 3 lois principales sont bien des lois d'exception car elles dérogent au règles usuelles de droit de plusieurs manières : elles établissent une distinction entre le citoyen ("rien dans ces projets n'est une atteinte à la liberté des citoyens, à la liberté de ceux qui méritent ce titre" dira Casimir-Perier, président du Conseil et futur président de la République, lors des débats parlementaires) et un ennemi, en l’occurrence l'anarchiste tel qu'il est ciblé nommément par les lois ("nous avons la résolution de poursuivre seulement ceux qui se placent eux-mêmes hors de la société" -suite de la citation de Casimir-Perier-) et donc, parce qu'il est tel est placé hors du droit commun qui protège le citoyen. Elles sont des lois d'exception car elles punissent l'opinion, censée être le gage d'une intention criminelle, elle-même ouvrant potentiellement la porte, par un glissement hasardeux, à l'acte criminel ou délictueux, qui en droit ordinaire est le seul susceptible d'être puni. Elles punissent également d'un nouveau délit, l'entente, mot volontairement vague et donc susceptible de toutes les interprétations, dont les cas judiciaires réels présentés dans le livre montrent qu'il a couvert des réunions non spécifiquement politiques (une beuverie dans un café, une réunion d'amis pour fêter un anniversaire, un simple échange de lettres dans le cadre privé ...) . Enfin, elles permettent la relégation en Nouvelle Calédonie à la suite de la peine de prison, double peine ici encore qui déroge aux règles démocratiques du droit .
Pour être des lois d'exception, elles ne sont pourtant pas réduites à des circonstances exceptionnelles car l'auteur démontre qu'elles sont toujours concaténées dans notre droit actuel, à l'exception de la loi de 1894 spécifiquement dirigée contre les "menées anarchistes" qui, elle, a été abrogée en 1992.
La suite de l'ouvrage publie le texte des 3 lois, et les textes de la Revue blanche qui argumentent (brillamment) contre les lois. Parus en 1899, dans le contexte de l'Affaire Dreyfus, il s'agit d'une brochure de 62 pages qui se divisent en 3 parties : un argumentaire général de François de Pressensé, journaliste et futur président de la Ligue des droits de l'Homme, une présentation par Leon Blum (mais signée anonymement "un juriste") des conditions indignes dans lesquelles elles ont été adoptées par la représentation nationale et une collection d'exemples de leur application dans des cas judiciaires présentés par Emile Pouget, anarchiste et futur syndicaliste. Les auteurs sont présentés ainsi que les intentions et la ligne éditoriale de la Revue Blanche et le contexte de rédaction (le lien avec l'Affaire Dreyfus). Bref, il y a là une somme de textes d'époque et d'analyse qui peuvent facilement être utilisés pour une ou des études de cas très précise(s) et très instructive(s) pour les élèves sur la République bourgeoise et sa lutte contre les mouvements socialistes et anarchistes (tronc commun de Première), sur l’utilisation du Droit et de la Loi en tant qu'instrument de l'arbitraire ou, au contraire, en tant que contre-pouvoir démocratique (SPE 1ere thème de la démocratie ou option de terminale DGEMC).
Une activité possible avec les élèves autour de ce thème, ici