mardi 23 juin 2020

Les miroirs des princes au Moyen Age

 Un point sur les Miroirs des princes qui se base principalement sur la lecture du livre de Michel Sennelart, Les Arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouvernement, Paris, Seuil, 1995.

Pour comprendre ces textes dédiés aux rois et aux princes et présentés comme des "manuels de bon gouvernement", il faut remonter aux principes de ce qui fonde la communauté chrétienne. En tant que chrétiens, la recherche en soi de la ressemblance divine qui doit conduire la vie du croyant rend les individus en société parties prenantes d'une communauté d'un type nouveau par rapport aux communautés politiques antiques. Les premiers auteurs chrétiens présentent la chose ainsi : "Ceux qui vivent selon la religion n'ont pas besoin que des magistrats les corrigent" (Jean Chrysostome -v.354-407). À la crainte qui régit les relations humaines dans la cité impériale s'opposait le libre choix dans la communauté des croyants, l'Eglise. Non qu'elle forme une communauté parfaite, mais le désordre s'il y survient, doit être corrigé sans violence, par la persuasion. Car l'Eglise est composée d'égaux, pensés comme libres et maîtres d'eux-mêmes et dont le gouvernement ne peut que s'appuyer sur la volonté. C'est le principe du libre arbitre, dont Pélage fut le principal promoteur (v.350-v.420). Cependant, avec St Augustin, qui s'est opposé aux disciples de Pélage, l'homme est aussi vu comme marqué du péché originel et donc portant en lui une corruption consubstantielle qui détruisit la liberté totale accordée par Dieu au premier homme, Adam : concupiscence et désirs sont une maladie de l'âme et une rébellion de la chair qui empêchent la volonté de s'exercer librement. Le chrétien n'a  donc d'autre choix que celui d'obéir strictement aux préceptes de Dieu, sa discipline. L'Etat a donc un rôle à jouer dans cette discipline des corps et des âmes en vue du salut et aucun chrétien ne peut vivre une vie autonome. C'est donc sur ces bases que l'institution ecclésiale a pu penser, en termes de violence nécessaire, les conditions d'un regimen chrétien. Il faut comprendre le regimen comme une modalité d'un gouvernement qui s'apparente à la gouvernance (le prince doit diriger, conduire sur la voie) et non comme la pratique simplement d'une domination.

J'en viens donc au Miroirs des princes.

Ces textes apparaissent quand des Etats se reconstituent et que le pouvoir temporel (le roi) s'affirme face au pouvoir spirituel (l’évêque, l'Eglise). Pourtant, il sont le fruit d'une évolution qui peut sembler à première vue paradoxale. En effet, l'enseignement des Pères de l'Eglise fut rassemblé aux VIIIe-IXe siècles par les auteurs carolingiens à l'intérieur de la doctrine, originale et cohérente, du ministère royal : absorption du droit naturel de l'Etat dans la justice chrétienne, subordination du pouvoir séculier à l'autorité sacerdotale. La royauté est désormais conférée par l'Eglise. Elle devient un office. Loin d'humilier le prestige du roi, cette conception relevant de ce que l'on appelle l'"augustinisme politique", a contribué à le renforcer fortement en lui conférant une dimension sacrale, par la grâce de l'onction. Le gouvernement qui consistait , pour le roi, à corriger, juger les récalcitrants et à protéger les autres, va impliquer la tâche de conduire également son peuple. De même, la "direction" qu'il organise va progressivement s'enrichir, à partir de sa mission de permettre le salut des âmes, du concept de salus publica, le Bien commun, qui a des finalités explicitement terrestres.

Les premiers "Miroirs" médiévaux sont donc carolingiens (Via regia de Smaragde de Saint-Mihiel vers 813, probablement dédié à Robert le pieux, semble être le premier) mais il faut noter que ce genre de textes politiques à destination des gouvernants n'est pas non plus complètement nouveau. Dans l'Antiquité aussi, la Cyropédie de Xenophon est un modèle dont les humanistes italiens se ré-empareront. Au Moyen Age, on trouve des textes de ce genre aussi bien au Nord (Speculum regale pour le roi norvégien Hakon le vieux avant 1263) que les Règles de conduite du gouvernant dans le monde arabe à partir du VIIe jusqu'à Ibn Khaldoun au début du XVe s. Le genre s'étoffe à partir du XIIe siècle, avec par exemple, le Policraticus de Jean de Salisbury.
Le terme de "Miroir"/Speculum n'est pas utilisé systématiquement. Il désigne des textes qui offrent au roi un idéal de justice et de bonté, censé correspondre au bon gouvernant, dans lequel le prince réel va puiser un modèle et chercher à conformer son image. Le roi lui-même peut être le miroir vivant dans lequel se reflètent les vertus qui sont enseignées dans les textes. Le roi chrétien use donc d'une autorité déléguée par Dieu. Il a pour tâche essentielle de protéger ses sujets et ils les protège d'abord dans la mesure où il règne justement, afin de les protéger de la tyrannie de leurs propres désirs. Pour cela, la foi est un pré-requis qui doit s'accompagner de la sagesse. Le roi est sapiens et litteratus, instruit en histoire et en droit, par exemple. Remarquons au passage que, quand les Italiens, aux XIV et XVes critiquent les rois de France, ils insistent sur l'ignorance des rois de France. C'est le cas par exemple de Pétrarque qui a eu l'occasion de rencontrer personnellement plusieurs rois de France et qui exprime des jugements sévères, sur Philippe VI par exemple. (Voir Patrick Gilli, Au miroir de l'humanisme. Les représentations de la France dans la culture savante italienne à la fin du Moyen Age, Ecole française de Rome, 1997, p.54 sqq.) 
De livre en livre se constitue un schème de propagande qui concilie les exigences nouvelles de la gestion de l'Etat territorial avec l'éthique sacerdotale de la royauté ministérielle. La vertu du bon gouvernant doit contrebalancer sa colère, sa violence, sa superbe et le Miroir lui indique comment moraliser sa force. L'utilité publique doit être le but du prince : en veillant à l'intérêt de chacun et de tous, le prince dirige (i.e. embarque tout le monde sur le bon chemin) en s'efforçant de maintenir dans le meilleur ordre la communauté humaine. Chez Jean de Salisbury, il domine ses sujets comme la tête dans le corps, commande aux membres, et bénéficie de privilèges qui font resplendir la hauteur de sa fonction. Ceci lui est dû à bon droit, puisque sa volonté ne saurait s'opposer à le justice. De là vient qu'on le définit habituellement comme la puissance publique et comme l'image, en quelque sorte, de la majesté divine. Le prince est transfiguré par son identification avec la loi, laquelle est un invariant, inscrit dans l'ordre même des choses voulu par Dieu.
Cependant, le renouveau du Droit latin à partir du XIIIe tend à s'opposer à cette vision d'un pouvoir royal immuable contraint par les lois de nécessité. Au nom d'une nécessité supérieure, qu'elle soit la défense du royaume, l'intérêt même du prince, les juristes créent un espace d'exception où va progressivement germer l'idée de raison d'Etat, dans laquelle le prince est au-dessus de la loi. Le concept moderne de l'Etat, qui suppose la suprématie de la puissance législative du prince sur une communauté territoriale, naît précisément au moment où s'épanouit les Miroirs des princes comme genre littéraire et politique. On en trouve aussi la trace dans certains de ces textes- voir par exemple le De morali principis institutione de Vincent de Beauvais, rédigé à la demande de St Louis vers 1260-1263. Le roi image de Dieu (Rex imago Dei), tel que le présentent ces textes, est une affirmation de la transcendance de l'Etat par rapport au corps social : cette transcendance est d'abord mystique au XIIIe siècle (cf St Louis, rare conjonction d'humilité christique et de majesté royale), puis les juristes la transposeront dans les siècles suivants en termes de souveraineté. Selon Sennelart, il ne faut pas assimiler cette doctrine nouvelle du XIIIe siècle à la doctrine traditionnelle du vicariat impérial, celle des premiers temps de l'histoire chrétienne dans laquelle l'empereur était le vicaire du Christ. Bien plus, le prince devient celui qui participe à la toute puissance divine tout comme le Christ qui fut à la fois homme et divinité. Comme dans les textes de la période précédente, il doit s'autolimiter et ne pas exercer une puissance absolue, mais une puissance vertueuse et modérée. Mais la rupture opérée est d'importance, puisqu'elle rompt avec l'idée d'une origine humaine au pouvoir temporel. Le roi n'est plus celui auquel l'Eglise accorde le "droit" de régner, ce qui est l'argumentaire principal de la doctrine théocratique affirmée par Grégoire VII et ses successeurs depuis la querelle des Investitures entre la fin du XIe siècle et le début du XIIe. Il s'agit d'un "paradoxal chassé-croisé d'arguments, où les défenseurs de l'autorité royale la théologisent et ses adversaires, au contraire, la laïcisent".
Enfin, c'est toujours au XIIIe siècle, en s'appuyant sur Saint Thomas d'Aquin, lisant Aristote, que l'on aboutit à une refondation de l'éthique gouvernementale. Notons que les écrits politiques du philosophe grec ne sont pas connus avant le milieu du XIIIe (Ethique à Nicomaque); La Politique est traduite du grec vers 1260 par Guillaume de Moerbeke, sur les instances de Thomas d'Aquin. Avec le De regno de Thomas d'Aquin et la Somme théologique (1267-1274), puis de ses successeurs comme Gilles de Rome ( De regimine principum, autre miroir des princes, à destination de Philippe le bel) rompus à la pratique de l'aristotélisme politique médiéval, on voit aussi l'évolution de la conception du mode de gouvernement : on passe de la contrainte exercée sur les corps corrompus à l'art, exercé par le prince, de créer les conditions de la "meilleure vie" d'une manière qui soit digne de la vocation du chrétien, et en même temps, puisqu'il est guide (rex sagittator chez Gilles de Rome, l'archer qui seul sait où diriger la flèche), il est l' agent de cohésion d'un corps social qui se dissoudrait s'il ne la maintenait en acte par sa volonté et son action. Par lui, la multiplicité s'organise en totalité et son rôle est de s'assurer que le lien social de la multitude soit parfait, c'est-à-dire qu'il subvient aux besoins de la vie, au premier chef à la paix. C'est à ce titre que pour Thomas d'Aquin, la monarchie est le meilleur des régimes politiques et le seul naturel, puisque le seul à pouvoir procurer l'unité de la paix, par la paix. L'autre originalité de Thomas d'Aquin, c'est qu'il est le premier à poser la question de l'Etat à travers les catégories de l'expérience et non de la morale, ce qui lui permet de reconnaître une relative autonomie de la pratique gouvernementale par rapport aux normes éthiques.

En conclusion, j'ai essayé de présenter de la façon la plus claire possible un pan entier de la pensée politique du Moyen Age, tel qu'il est exposé dans le livre de Michel Sennelart. L'entreprise est difficile, et la lecture de son livre l'est tout autant, car il n'y a pas une linéarité simple, avec des inflexions tranchées selon les périodes, mais plutôt des auteurs qui dialoguent par delà les époques et qui innovent tout en restant dans les cadres de la tradition. Par ailleurs, j'ai insisté davantage sur les contenus et donc les idées politiques que sur l'histoire des textes eux-mêmes. Quelles sont les conditions de réception de telles oeuvres ? Quel est le "régime de textualité" auquel elles appartiennent (conditions externes et contraintes internes)? Par quels chemins et procédures ont-elles été sélectionnées comme "oeuvre" et donc digne de mémoire (et donc de copies et de commentaires) ?


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