mardi 16 juin 2020

Mémoires de Philippe de Commynes : contre les princes ?

Qui est Philippe de Commynes ?

Petit seigneur bourguignon, né en 1447, il devient écuyer de Charles de Bourgogne, le futur duc en 1464 et employé par lui dans plusieurs missions diplomatiques entre 1465 et 1472, date à laquelle il passe au service du roi de France, Louis XI, adversaire du duc Charles. Ses biens patrimoniaux sont confisqués et désormais, Philippe de Commynes, qui comme beaucoup d'hommes de son temps, consacra une partie de son énergie à jongler entre les dettes et les faveurs royales, devint la créature du roi. Très proche de lui, il lui servit de conseiller et de diplomate, pour toutes les affaires qui touchaient les villes de Flandres, le duché de Bourgogne, l'Italie du nord ...A la mort de Louis XI en 1483, il subit une semi-disgrâce, supplanté auprès du jeune roi Charles VIII par de jeunes conseillers, dont il ne cesse de disqualifier les mauvais conseils dans ses Mémoires. Il a participé à la première descente française en Italie en 1494. En 1498, alors que Louis XII devient roi, il quitte le conseil royal, termine la rédaction de ses Mémoires. Il meurt en 1511. Les premières éditions de ses Mémoires datent des années 1520.


Buste de Philippe de Commynes - calcaire polychrome du début du XVIe siècle
musée du Louvre


Un nouveau mode d'écriture de l'Histoire
Les 5 premiers livres de ses Mémoires sont dictés en 1489-1490, pour répondre à une demande de Angelo Cato, napolitain d'origine, astrologue, humaniste, médecin et aumônier de Louis XI, archevêque de Vienne en 1482. Le 6ème est écrit en 1492-1493. Les livres VII et VIII sont marqués par les guerres italiennes menées par Charles VIII : ils sont rédigés pour le livre VII entre décembre 1495 et le printemps 1496 et pour le dernier entre 1497 et la fin de l'année 1498.

Dédicace d'un manuscrit des Mémoires. Angelo Cato reçoit le manuscrit.
 Miniature d'Étienne Colaud, BNF NAF20960.

"On assiste, au fur et à mesure qu'avance l'oeuvre de Commynes, à la naissance d'un genre (en France) puisque dans le prologue [...] il ne s'agit que d'un mémoire composé pour Angelo Cato, c'est-à-dire d'un écrit sommaire dicté pour se souvenir, de matériaux qui serviront à l'oeuvre définitive que Cato envisage d'écrire en latin (langue que Commynes s'excuse de ne pas maîtriser) sur le roi Louis XI. [...] Plus loin, nous avons affaire à des Mémoires écrits non seulement pour leur premier destinataire, mais aussi pour les princes et les gens de cour." (Présentation de Jean Dufournet dans l'édition des Mémoires, t.1,  pour Garnier Flammarion. Idem pour le texte entre guillemet qui suit) On y trouve donc un récit des faits, des relations diplomatiques dont Commynes a été témoin, entremêlés de considérations plus générales sur la nature du pouvoir, sur la meilleure manière de gouverner pour un roi, sur le malheur pour les peuples d'être mal gouverné. Il s'agit donc pour Commynes, à la fin de sa carrière de conseiller et d'ambassadeur, de délivrer son "enseignement" ; la longue proximité avec les princes (le duc de Bourgogne puis le roi de France) et la connaissance intime de leurs négociations, de leurs "pratiques" comme il le dit, lui ont permis d'élaborer une praxis dont les Mémoires constituent le volet réflexif. 
"Il semble d'entrée de jeu prendre le contre-pied des Chroniques de Jean Molinet dont les deux prologues ont été écrits en 1475 et 1477. C'est sans doute Molinet qu'il vise  -et peut-être aussi Olivier de La Marche, qui a commencé à écrire ses Mémoires vers 1470 - quand il dénonce ces chroniqueurs qui répugnent à critiquer leur maître. A l'opposé d'une écriture de l'Histoire traditionnelle qui était "chronologique, immédiate, encomiastique", l'oeuvre de Commynes, peut-être parce qu'elle n'était pas à l'origine destinée à être publiée est beaucoup plus libre et se réclame du réel. S'y dessine aussi une subjectivité : Commynes se met discrètement en scène, n'hésite pas à dire "je" (J'y étais, j'ai vu, on m'a dit...), resserrant le récit au travers de sa propre expérience, ceci bien sûr pour se montrer sous un jour favorable et pourquoi pas, revenir au conseil du roi après sa "disgrâce" (Louis XII étant toujours partie prenante des affaires italiennes et Commynes le poussant à retourner en Italie).


Une lecture historique profondément pessimiste
Lire les Mémoires de Commynes, c'est plonger dans les méandres de la diplomatie et de la guerre à l'époque de Louis XI, marquée par l'affrontement entre le roi de France et le duc de Bourgogne. Complots, chausse-trappes, dissimulations et duperies, promesses en général non tenues, méfiance généralisée, le tout compliqué par les fortunes diverses des batailles ... Pour le lecteur contemporain, le tout donne une impression de profond pessimisme de l'auteur sur la nature du pouvoir royal et du tempérament des princes. "J'ai vu beaucoup de tromperies en ce monde" (Livre I, chap X, p. 133, ed. GF)
"Il a voulu donner des princes et des grands le tableau le plus complet possible, multiplier les spécimens et les cas qui ont tous valeur d'exemples, en prenant le contre-pied des biographies chevaleresques qui tendent à offrir un portrait stéréotypé et glorifiant [...] Des princes les plus importants, il donne un portrait qui se veut total, fait de notations quelquefois regroupées, le plus souvent dispersées, et attentif à chaque individualité si bien qu'aucun de ses personnages n'est semblable à un autre. Il se produit une sorte d'émiettement dont la fonction est de rendre compte de la complexité et de la singularité quasi insurmontables du réel. Dans tous les domaines s'introduit une logique du particolare, du singulier, de l’irréductible, ce que Commynes a sans doute plus pressenti qu'exposé clairement, à la différence de Guichardin et de Machiavel."


La pensée politique de Philippe de Commynes s'élabore donc au contact des grands de son monde. Elle mêle certaines considérations issues du tout-venant des idées de son temps  -comme la théorie des climats pour expliquer la nature des peuples voir ci-dessous, comme le recours à la volonté divine pour expliquer les aléas des batailles ou le tempérament des princes, comme l'assimilation des italiens à des empoisonneurs (vol 3 GF p.221)- à des considérations plus personnelles et plus pragmatiques, nées de l'expérience. 


La théorie de l'équilibre de la puissance
"En fin de compte, il me semble que Dieu n'a rien créé en ce monde, ni homme ni bête, sans lui opposer son contraire, pour le tenir dans l'humilité et la crainte [...] au royaume de France, il a opposé les Anglais, aux Anglais les Écossais, au royaume d'Espagne le Portugal. Je ne parle pas de Grenade, car ses habitants sont les ennemis de la religion ; toutefois, jusqu'à aujourd'hui, le pays de Grenade a causé de graves difficultés au pays de Castille. Aux princes d'Italie dont la plupart possèdent leur terre sans titre légitime, à moins qu'il ne leur soit donné dans le ciel (et sur ce point nous ne pouvons que faire des hypothèses), et qui exercent sur leurs peuples une domination assez cruelle et violente pour ce qui est de prélever des deniers, Dieu a opposé les villes souveraines qui se trouvent en Italie comme Venise, Florence, Gênes et quelquefois Bologne, Sienne, Lucques et d'autres, qui sont opposées aux seigneurs sur plusieurs points, comme ceux-ci leur sont opposés, et chacun veille à ce que son compagnon ne s'accroisse pas. Pour en parler plus précisément, à la maison d'Aragon il a opposé la maison d'Anjou ; aux Visconti, ducs de Milan, la maison d'Orléans, et bien que ceux-ci soient faibles, ceux-là, qui sont sages, les craignent encore parfois. Aux Vénitiens, il a opposé ces seigneurs italiens, comme j'ai dit, et encore plus les Florentins. Aux Florentins, il a opposé les Siennois, leurs voisins, et les Génois. Aux Génois, leur mauvais gouvernement et leur déloyauté les uns envers les autres ; leurs divisions naissent de leurs ligues, comme celle des Fregosi, des Adorni, des Doria et d'autres : on l'a vu tant de fois qu'on en a été assez informé." (livre V, chap. XVIII, p. 271 dans l’édition de J. Dufournet, GF, 2007)

Commynes a une approche globale qui conduit à une représentation équitable, une "bilancia". Elle est inspirée par cette pratique de la "bilancia" que les diplomates italiens cherchent à mettre en oeuvre dans la politique italienne et européenne. La conceptualisation en a été donnée plus tard par Francesco Guicciardini, dans une célèbre page que l'historien consacre à Laurent de Médicis, lequel agit "in modo bilanciato" et parvient, grâce à un jeu habile et manœuvrier d'équilibre à instaurer un climat de paix dans la péninsule.

La bilancia n'est pas une vision médiévale du "juste milieu" ni de l'état moyen qui serait adaptée au fonctionnement des relations politiques internationales.  Ce n'est pas non plus un modèle fixe et immuable qui occulterait les rapports de force auxquels se soumettent les Etats, mais bien plutôt un équilibre instable. C'est le rôle de la diplomatie que de travailler à consolider cet équilibre. C. étend le champ d'application du modèle italien à l'ensemble du théâtre européen. Pour lui, le monde est bâti sur des antagonismes fondamentaux qui se mesurent et s'équilibrent. La bilancia est le mode d'existence pacifique que les Etats peuvent trouver entre eux. Ainsi se construit une pensée qui discerne les corrélations, qui relie les êtres et les choses par couples antagonistes. La figure syntaxique propre à exprimer ce mouvement est la concession : beaucoup de phrases de C. sont rythmées par ces oppositions grammaticales qui disent ensemble, dans le même instant, le même et l'autre. Loin de figer les êtres et les objets, le mémorialiste fait travailler leurs différences. (p.216 de Commynes l'européen de Blanchard)



Sa typologie des princes :  "sagesse" et "bestialité"

p222  du livre de Blanchard

Le système des vertus morales du prince, tel que la tradition aristotélicienne l'avait légué, éclate sous l'effet de deux affirmations complémentaires dans les Mémoires : le rabaissement des rois à l'humanité commune d'une part, ce qui exclut du champ de la réflexion politique l'idéal exalté dans les Miroirs des princes et de l'autre, la reconnaissance d'un champ spécifique de l'expérience politique mettant en jeu des valeurs nouvelles. => Les qualités du prince ne se définissent pas à l'intérieur d'un cadre où s'opposent la vertu et le vice, mais renvoient à un ensemble plus vaste de références politiques et culturelles qui permettent de caractériser la sagesse ou la bestialité d'un prince. L'intellect ou l'intelligence politique tend à supplanter la morale : le prince "savio", "sottile" peut être cruel (cf la présentation dans les Mémoires des rois de Naples, si sages alors même que C. vient d'énumérer la longue litanie de leurs crimes et exactions. A l'opposé", un prince est dit "bestial" dans le sens de l'ancien français qui l'apparente à inconsidéré, irresponsable : c'est le prince qui démissionne de ses responsabilités politiques. Ces princes accumulent les échecs car ils ignorent où se trouvent leurs intérêts ; ils dédaignent de s'occuper des affaires de l'Etat et se laissent conduire par leurs serviteurs. Cette démission du roi renonçant aux obligations de sa charge favorise le développement des factions.

C. pose explicitement la question de la fin et des moyens. Ses considérations sur le prince sage imposent la vision d'un prince pragmatique, plus attentif à la diffusion des valeurs comptables et marchandes qui placent le bien dans l'utile, le droit dans la force et Dieu même dans le succès. Un prince prompt à adopter les petits moyens de la ruse, de la prudence perfide grâce auxquels, dans un environnement hostile, il prend le dessus sur la difficulté et le malheur. Si C. reste tributaire d'une image traditionnelle de la cruauté, il innove également par une approche du problème qui ne se retrouve pas chez les chroniqueurs de son temps. Il rattache l'idée de cruauté à celle d'inutilité. Ce point de vue rejoint assez bien celui des Italiens.


Dans la présentation de l'édition bilingue GF des Mémoires, Jean Dufournet établit pour nous la typologie de Commynes (vol 1 p.22) :
- Au plus bas, les princes que caractérise leur mauvaistié, leur cruauté. Il range les rois aragonais de Naples et Ludovic le More dans cette catégorie
- Puis les princes bestiaux, dont l'incapacité politique se traduit par l'absence de lucidité, la primauté accordée aux plaisirs, la toute-puissance des favoris. ce sont souvent de jeunes princes, comme Charles VIII
- Des princes incomplets qui manquent soit de force de caractère (vertu), soit de sens (sagesse) comme Charles de Bourgogne
-Enfin, au sommet de la hiérarchie, les princes qui cumulent les deux atouts, vertu et sagesse : Louis XI, mais aussi les Italiens, Francesco Sforza à Milan, Côme et Laurent de Médicis à Florence, Agostino Barbarigo à Venise. Philippe de Bourgogne avant de vieillir et de sombrer dans l'aveuglement, était lui aussi un bon prince.
 
Son jugement sur Louis XI
Ainsi, pour Commynes, Louis XI fut l'un des princes les plus sages de son temps. Il lui reconnaît l'intelligence dans la compréhension des équilibres de puissance et donc dans sa capacité à agir, l'esprit manœuvrier dans  les relations diplomatiques, une capacité à mettre sa puissance de travail au service de sa volonté. "Sans user de flatterie, il y avait en lui beaucoup plus de qualités nécessaires à la fonction de roi ou de prince qu'en aucun des autres" (livre VI, fin du chapitre X). Il n'en est pas pour autant le panégyriste. Le tableau qu'il dresse de sa nature soupçonneuse qui déchaîne à la fin de sa vie des craintes infondées (Louis XI finit malade dans une résidence fortifiée comme une prison à Plessis -les-Tours cf p. 417) est pitoyable. Commynes n'occulte pas non plus l'aspect despotique du gouvernement de Louis XI (que Thomas Basin, auteur d'une Histoire de Charles VII et de Louis XI,  lui reproche longuement cf son "désir effréné de domination")

"Ainsi désirait-il de tout son cœur pouvoir instaurer une réglementation générale dans ce royaume, principalement sur la longueur des  procès et, sur ce point, bien brider cette cour de Parlement, sans diminuer leur nombre ni leur autorité, mais il avait sur le cœur plusieurs pratiques dont ils usaient. De plus, il désirait ardemment que, dans ce royaume, l'on usât d'une seule coutume, d'un seul poids, d'une seule mesure, et que toutes les coutumes fussent rédigées en français dans un beau livre pour échapper à la rouerie et aux vols des avocats qui sont si grands en ce royaume qu'il n'y a rien de semblable ailleurs, et les nobles de ce royaume-ci doivent sûrement en avoir fait l'expérience ? Si Dieu lui avait donné la grâce de vivre encore cinq ou six ans sans être accablé par la maladie, il aurait fait beaucoup de biens à son royaume [car tous ses ennemis étaient morts] Aussi bien avait-il fort accablé d'impôts ses sujets, plus que ne le fit jamais roi de France ; mais ni autorité ni admonestations n'ont réussi ) lui en faire alléger le poids : il fallait que l'initiative vînt de lui, comme il l'aurait fait si Dieu avait voulu le préserver de la maladie." (livre VI, chap V, p. 361, ed GF)
"Quand il avait la guerre, il désirait la paix ou des trêves ; quand il avait la paix, c'est à grand peine qu'il pouvait la supporter. Il se mêlait dans son royaume de maintes broutilles, et d'un assez grand nombre dont il se serait bien passé ; mais sa nature était telle, et il vivait ainsi." (Livre VI, chap XII, p. 425, ed GF)
"Regardez donc comment lui-même avait fait vivre sous son règne beaucoup de gens dans les soupçons et la crainte [...] Il est vrai qu'il avait utilisé de rigoureuses prisons, comme des cages de fer et d'autres de bois, recouvertes de plaques de fer en dehors et en dedans, munies de terribles serrures, larges de quelque  huit pieds et hautes d'un pieds de plus que la taille d'un homme. Le premier qui les conçut fut l'évêque de Verdun qui fut aussitôt mis dans la première qui fut fabriquée et où il a couché quatorze ans? Plusieurs l'ont depuis maudit, et moi aussi qui en ai goûté sous le roi actuel pendant huit mois. A d'autres moments, il avait fait fabriquer par des Allemands des fers très pesants et très effroyables à mettre aux pieds : c'était un anneau à mettre à un seul pied, difficile à ouvrir, une sorte de carcan avec une chaîne grosse et pesante et au bout une grosse boule de fer, beaucoup plus lourde qu'il n'était raisonnable et convenable. On les appelait les fillettes du roi. Toutefois je les ai vues au pied de beaucoup de gens de valeur, qui étaient prisonniers, et qui depuis en sont sortis entourés d'honneur et d'allégresse, et qui depuis ont obtenu de lui de grands biens."  (Livre VI, chap XI, p.415, ed GF)

Les pouvoirs urbains
Commynes évoque longuement les révoltes urbaines des Flandres.
Pour l'année  1467, à propos de l'entrée du duc Philippe de Bourgogne à Grand, il dit :
"En raison du péril où il se voyait, il fut contraint de leur accorder toutes leurs demandes et les privilèges qu'ils voulaient. Dès qu'il eut donné son accord, après plusieurs allées et venues, ils plantèrent sur le marché ces bannières qui étaient déjà confectionnées ; ainsi montrèrent-ils nettement qu'ils auraient arboré ces bannières contre sa volonté, s'il ne les leur avait pas accordées. Il avait bien raison de dire que les autres villes prendraient exemple sur l'entrée qu'il faisait à Gand, car plusieurs villes se rebellèrent à l'exemple de cette cité, en tuant des officiers et en commettant d'autres excès. S'il avait suivi le proverbe de son père, il n'aurait pas été ainsi trompé : il disait que les Gantois aimaient bien le fils de leur prince, mais jamais leur prince. Et, à dire la vérité, après le peuple de Liège, il n'en est pas de plus inconstant. Ils ont un côté assez louable, compte-tenu de leur méchanceté, car ils ne toucheront jamais à la personne de leur prince, et les bourgeois et les notables sont de très bonne gens, qui sont très mécontents de la folie du peuple."
"[...]dans toutes les autres villes de Flandres, le prince renouvelle tous les échevins chaque année et il leur fait rendre des comptes ; mais à Gand, à cause de ce privilège, il ne pouvait créer que quatre échevins, et les Gantois nommaient le reste, c'est-à-dire vingt-deux car en tout ils sont vingt-six échevins. Quand ceux qui composent l'échevinage des villes sont bien disposés envers le comte de Flandre, il est cette année-là en paix et ils lui accordent ce qu'il demande ; au contraire, quand les échevins ne sont pas bien disposés, il se lève volontiers contre lui des rebellions. [...] ils (ici les Liègeois) persistaient dans leur folie et leur malignité, sans qu'ils eussent su dire ce qui les poussait, hormis une richesse excessive et un grand orgueil."
 (livre II, chap IV, p.211 et p. 213 ibid.)
Pas plus par les villes de Flandres que par les communes italiennes, Commynes n'est séduit par l'idée d'un pouvoir "démocratique" (avec tous les guillemets nécessaires à une notion étrangère au Moyen Age). Pour lui, le pouvoir des princes est un état de fait universel qu'il n'y a pas à contester.

L'impossibilité de régner durablement sur des territoires étrangers
"Je ne doute nullement que c'est par une notable et sage décision, et de plus en bénéficiant de la grâce divine, que l'on a établi en France cette loi et cette ordonnance que les filles n'héritaient pas dans le royaume, pour éviter que celui-ci ne fût dans la main d'un prince d'une nation étrangère et des étrangers, car les Français auraient pu difficilement le supporter, et les autres nations ne le font pas : à la longue, il n'en est aucune des grandes dont le pays ne finisse par demeurer ) ses habitants. Vous pouvez le voir par l'exemple de la France où les Anglais ont possédé des seigneuries pendant quarante ans et à cette heure n'ont plus que Calais (...) aussi l'exemple de ce royaume de Naples, de l'île de Sicile et des autres provinces que les Français ont possédé pendant de longues années : pour toutes preuves, il n'y est mémoire d'eux que par les sépultures de leurs prédécesseurs.  Et quand bien même on le supporterait bien d'un prince venu d'un pays étranger qui serait accompagné de peu de gens disciplinés et qui fût lui-même sage, cependant on ne peut le souffrir aisément d'un grand nombre de gens (car il les amène avec lui ou les fait venir pour quelque cause de guerre, s'il en a, avec ses sujets) tant pour l'opposition des moeurs et des caractères que pour les violences qu'ils perpètrent, et parce qu'ils ne portent pas au pays l'amour qu'éprouvent ceux qui en sont natifs, et surtout quand ils veulent obtenir les offices, les bénéfices et la haute main sur les affaires du pays. Ainsi un prince a t-il grand besoin d'être sage quand il va dans un pays étranger, pour arriver à un accord avec toutes ces villes. Et si un prince n'est pas loué pour cette vertu plus que pour toutes les autres, pour cette vertu qui vient seulement de la grâce de Dieu, quelque autre qualité qu'on sût lui trouver, cette estime ne vaut rien ; et s'il vit une vie d'homme, il rencontrera de grands troubles et de grosses difficultés, ainsi que tous ceux qui vivront sous son autorité, et spécialement quand il parviendra à la vieillesse et que ses sujets et ses serviteurs n'auront plus aucun espoir d'amélioration en lui."  (livre VI, chap II, ibid.)

Ses préférences politiques

 Dans le chapitre XIX du livre V, Commynes continue des réflexions théoriques entamées plus tôt sur la nature du gouvernement et les modalités idoines pour l'exercer et livre le jugement suivant  (je crois que tout Commynes est dans cet extrait) :

" Donc pour poursuivre mon propos, y a t-il sur terre un roi ou un seigneur qui ait le pouvoir, en dehors de son propre domaine, d'imposer un seul deniers à ses sujets sans l'accord et le consentement de ceux qui doivent le payer, sinon par tyrannie et violence ? On pourrait répondre qu'il y a des saisons où il ne faut pas attendre l'assemblée et que ce serait trop long pour commencer la guerre et l'entreprendre. Il ne faut pas se hâter, et on a assez de temps ; j'ajoute que les rois et les princes sont bien plus forts quand ils entreprennent sur le conseil de leurs sujets, et plus craints de leurs ennemis. [...] sur ce point, ils ne faut pas user de ruse, ni entretenir une petite guerre à volonté et hors de propos, afin d'avoir une raison de prélever de l'argent. Je sais bien qu'il faut de l'argent pour défendre les frontières, et aussi pour les garder quand on n'est pas en guerre, afin de ne pas être surpris, mais il faut agir en tout avec modération En tout cela l'intelligence d'un roi sage est utile car, s'il est bon, il distingue ce qui est à Dieu et ce qui est au monde, et ce qu'il doit et peut faire et laisser. Or, à mon avis, parmi toutes les seigneuries du monde que je connais, là où la chose publique est la mieux traitée, là où sévit le moins de violence contre le peuple, là où aucun édifice n'est abattu ni démoli par suite de la guerre, c'est l'Angleterre, où l'infortune et le malheur retombe sur ceux qui font la guerre.
Notre roi est le seigneur au monde qui a le moins de raison d'utiliser cette phrase : "J'ai le privilège de prélever sur mes sujets ce qui me plaît", car ni lui ni un autre ne l'ont ; et ceux qui parlent ainsi pour le faire estimer plus grand, loin de l'honorer, le font craindre et haïr de ses voisins qui pour rien ne voudraient être sous sa domination, et même certaines personnes de son royaume ou qui en dépendent  s'en passeraient bien. Mais si notre roi, ou ceux qui veulent l’anoblir et le grandir disaient : "J'ai des sujets d'une bonté et d'une loyauté si exceptionnelles qu'ils ne me refusent rien que je puisse leur demander, et dont je suis plus craint, mieux obéi et servi qu'aucun autre prince qui vive sur la terre, et qui plus patiemment endurent tous les maux et toutes les brutalités, et qui se rappellent le moins les dommages qu'ils ont subis dans le passé", il me semble que ce serait pour lui une plus grande louange, et que ce serait la vérité [...] Pour donner un exemple, tiré de l'expérience, de la bonté des Français, il suffit d'alléguer pour notre temps les états généraux tenus à Tours après le décès de notre bon maître le roi Louis (que Dieu lui pardonne !) en l'an 1484. L'on pouvait estimer que cette assemblée était dangereuse ; quelques individus de basse condition et de peu de mérite disaient, et ont dit depuis à plusieurs reprises, que c'est un crime de lèse-majesté, que de parler d'assembler les états généraux et que c'était fait pour diminuer l'autorité du roi ; mais ce sont eux qui commettent ce crime envers Dieu, le roi et la chose publique ; et ils serraient, et servent encore, ces paroles à ceux qui ont du crédit et de l'autorité sans l'avoir en rien mérité, et qui n'ont pas l'aptitude requise pour cette fonction, habitués seulement à susurrer et à énoncer des choses de peu de valeur et craignant les grandes assemblées de peur qu'ils ne soient percés à jour ey que leurs actions ne soient blâmées.[...] Dans ce royaume si accablé et si opprimé de mainte manière, y eut-il, après la mort de notre roi, rébellion du peuple contre celui qui règne ? Les princes et les sujets prirent-ils les armes contre leur jeune roi ? [...] Grand dieu, pas du tout.[...] car tout le monde vient vers lui? Tant les princes et les seigneurs que les habitants des bonnes villes le reconnurent comme roi, lui firent serment et hommage ; les princes et les seigneurs exprimèrent leurs demandes humblement, un genou en terre, en indiquant pat leur requête ce qu'ils demandaient ; ils constituèrent un conseil dans lequel ils s'associèrent aux douze qui y furent nommés. Dès lors, le roi, qui n'avait que treize ans, commandait d'après le rapport de ce conseil. A cette assemblée des états généraux, on fit certaines requêtes et recommandations, très humblement, pour le bien du royaume, en remettant toujours la décision au bon plaisir du roi et de son conseil. Ils lui accordèrent tout ce qu'on voulut bien leur demander et ce qu'on leur montra par écrit être nécessaire aux affaires du roi sans élever d'objection, alors que la somme demandée était de deux millions cinq cent mille francs, ce qui était suffisant et tout à fait satisfaisant [...]
Mais pour les grands princes et princesses, pour les puissants ministres, pour les conseillers des grosses villes anarchiques et rebelles envers leurs princes, pour leurs dirigeants, qui enquêtera sur leur vie ? L'enquête terminée, qui la portera devant le juge ? quel sera le juge qui en prendra connaissance et qui en exécutera la punition ? Je parle des méchants et non pas des bons, mais il en est peu. Et quelles sont les causes pour lesquelles ils commettent, eux et tous les autres, tous ces crimes dont j'ai parlé ci-dessus, et bien d'autres que j'ai tus pour faire bref, sans prendre en considération la puissance divine et sa justice ? Dans ce cas-ci, je dis que c'est par manque de foi et, pour les ignorants, c'est par manque tout à la fois d'intelligence et de foi, mais principalement du manque de foi qu'il me semble que proviennent [...] spécialement les maux pour lesquels des parties se plaignent d'avoir subi des préjudices et des dommages de la part d'autrui et de plus forts. Car le prince qui aurait vraiment la foi, ainsi que n'importe quel homme, et qui croirait fermement que les peines de l'enfer sont telles qu'elles le sont véritablement, et qui croirait avoir pris injustement le bien d'autrui [suit une longue liste des méfaits des puissants] feraient-ils ce qu'ils font ? 
[...] "J'ai donc demandé dans un développement précédent qui fera l'information contre les grands, et qui la portera devant le juge, et qui sera le juge qui en punira les méchants. l'information sera faite par les plaintes et les cris du peuple qu'ils foulent aux pieds et oppriment de tant de manières sans avoir de compassion ni de pitié ; elle sera faite par les douloureuses lamentations des veuves et des orphelins dont ils auront fait mourir les maris et les pères et souffrir ceux qui leur survivront, et d'une manière générale de tous ceux qu'ils auront persécutés tant dans leurs personnes que dans leurs biens? C'est par tout cela que sera faite l'information, et leurs grands cris, leurs plaintes et leurs larmes pitoyables les présenteront devant Notre-Seigneur qui en sera le juge véridique, et qui ne voudra peut-être pas attendre l'autre monde pour les punir, mais les punira dans ce monde-ci.[...] Aussi faut-il affirmer qu'il est nécessaire que Dieu leur montre de tels indices et de tels signes afin qu'eux-mêmes et tout le monde croient que les punitions les frappent pour leur cruauté et leurs fautes, et que Dieu manifeste contre sa force, sa puissance et sa vertu, car personne d'autre n'en a eu le pouvoir.[...] A l'heure qu'il y pensera le moins, Dieu fera surgir contre lui un ennemi dont il se peut qu'il ne l'eût jamais soupçonné."
 
Lors de la première des guerres d'Italie, en 1494,  Commynes séjourne longuement à Venise en tant qu'ambassadeur du roi de France. Il est impressionné, comme tous les voyageurs du temps, par la beauté et la richesse de la ville. Il connaît bien sûr le topos politique sur la République oligarchique de Venise, souvent présentée comme le meilleur des gouvernements, inspiré du modèle romain, car le plus stable. Il en reprend l'essentiel à son compte.

"C'est la plus opulente cité que j'aie jamais vue, et qui honore le plus les ambassadeurs et les étrangers ; son gouvernement est le plus sage qui soit. " 
"Je présentai mes lettres au doge qui préside tous les conseils et qui, élu à vie, est honoré comme un roi. C'est à lui qu'on adresse toutes les lettres, mais il ne peut pas faire grand-chose à lui seul. Cependant, le doge actuel a une grande autorité et plus que n'eut jamais aucun prince qu'ils eussent? Aussi y a-t-il douze ans qu'il est doge, et je l'ai trouvé homme de bien, sage et très expérimenté dans les affaires de l'Italie, et personnage doux et affable."
"Ils ne thésaurisent pas l'or et l'argent comptant ; et le doge m'a dit, en présence de la Seigneurie, que parmi eux, on encourt la peine capitale à dire qu'il faut constituer un trésor. je crois qu'ils ont raison, parce qu'ils redoutent les divisions entre eux."[...]  " Ils ne sont pas partisans de s'accroître rapidement comme le firent les Romains, car leurs personnes n'en ont pas les qualités ; aussi aucun d'entre eux ne participe à la guerre sur la terre ferme, à la manière des Romains, exception faite des provéditeurs et des trésoriers qui accompagnent leur capitaine et le conseillent, et qui approvisionnent l'armée. Mais sur mer, toute le guerre est conduite par leurs gentilshommes en tant que chefs et capitaines des galées et des naves, et par d'autres de leurs sujets. Mais un autre avantage compense le fait de ne pas participer en personne aux armées de terre : il ne se dresse aucun homme assez courageux ni assez ferme pour pouvoir gouverner en seigneur, comme à Rome. C'est pourquoi ils n'ont dans leur cité nulle dissension d'ordre civil : c'est la plus grande richesse que je vois chez eux. Ils ont merveilleusement paré à ce danger, et de maintes manières, car ils n'ont point de tribun du peuple comme les Romains, ce qui fut en partie la cause de leurs dissensions. Le peuple n'y a nul crédit, il n'y est sollicité en rien ; tous les offices reviennent aux gentilshommes, sauf ceux de leurs secrétaires qui ne sont pas gentilshommes. Aussi bien, dans sa majorité, leur peuple est étranger." (Livre VII, chap XIX, p.161, ed GF)
On a la confirmation que Commynes, pour critique qu'il soit des princes, n'est pas un "démocrate". Le système communal ne trouve grâce à ses yeux que s'il est organisé de façon oligarchique (voir son jugement plus que négatif sur les communes de Flandres). Il dit plusieurs fois que nul ne peut échapper au pouvoir du prince et qu'il faut lui obéir, en espérant en sa sagesse. Pour renforcer cette sagesse, il faudrait pouvoir toujours adjoindre au prince un conseil d'hommes "sachants", les professionnels de la diplomatie que sont en train de devenir des hommes comme Commynes, que la République de Venise honore et utilise, elle, depuis déjà longtemps. On trouve Commynes en fait assez indifférent aux institutions politiques, comme en témoigne ce passage sur Venise. Il conçoit non le pouvoir, mais le gouvernement c'est-à-dire qu'il réfléchit en termes de rapport de force, toujours mouvants, dont les appétits et les ambitions individuels sont toujours le ressort.

Bilan

p331 du livre de Blanchard

Les Mémoires illustrent un moment de crise de la royauté, une étape de développement nécessaire d'un processus politique. Les notions abordées par C. (utilité…) sont à l'ordre du jour des préoccupations des principautés territoriales et des cités-Etats : qu'il s'agisse le l'expansionnisme du Téméraire ou de la souveraineté de Florence, la question du profit est au cœur des débats. Les humanistes comme L. Bruni en ont fait l'argument de la l'affirmation de la souveraineté  de la République. Il n'est pas impossible que C. ait été sensible à ces courants, mais pas de façon livresque, par ce qu'il a vu et su. L'importance des expériences diplomatiques a été également déterminante : l'"échange diplomatique" pour reprendre une formule d'Alessandro Fontana, produit des savoirs, accumule les références, qui ne manquent pas d'avoir des effets sur l'intelligence des décisions politiques. Louis XI l'a bien compris, lui qui était avide d'informations sur tout ce que l'Europe comptait comme "gens d'autorité".

 

Cet art de gouverner qui est la matière de C. est assez proche de ce que prôneront les théoriciens de la raison d'Etats aux XVIe puis XVIIe s. L'idée de nécessité et d'adversité, au centre des réflexions de Guicciardini et de Machiavel est  essentielle dans les Mémoires. De même l'idée d'une autonomie du politique par rapport à d'autres sphères de la réflexion humaine. (Remarque- on sait que C. a servi de source à plusieurs reprises dans la rédaction de la Storia d'Italia)


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