samedi 18 septembre 2021

Le peuple au bas Moyen-Age français : quand il se révolte

 Les sources narratives font rarement état du peuple, sauf à l’occasion de ses révoltes, et toujours avec un point de vue surplombant. Si de rares auteurs sont relativement « neutres » dans leur compte-rendu des faits, la majeure partie des auteurs livrent un jugement de valeur, stéréotypé et négatif, sur les actions de la population laborieuse dès lors qu’elle s’organise et qu’elle revendique.

 Samuel Kline Cohn (Lust for liberty. The politics of social revolts in medieval Europe (1200-1425), Harvard University Press, 2008), à partir des chroniques anglaises, bourguignonnes, françaises et italiennes ainsi que des lettres de rémission et autres documents judiciaires des 13e et 14e siècles a dressé une typologie des mouvements de révoltes, de leurs réussites et de leurs échecs. Il en a trouvé 1112, beaucoup plus urbaines que rurales. D'après lui, les révoltes du petit peuple urbain contre les élites apparaissent dans la documentation en premier lieu dans le royaume de France et en Flandres, dans la première moitié du XIIIe siècle tandis que la première mention d’une révolte  de ce type en Italie remonterait à 1289 dans la ville de Bologne, avec la révolte des foulons. 


Comment rendait-on compte des révoltes populaires ?

Marie-Thérèse de Médeiros (Jacques et chroniqueurs, une étude comparée de récits contemporains relatant la jacquerie de 1358, Paris, 1979) a étudié la grande Jacquerie et elle compare très précisément les récits des différents chroniqueurs sur la révolte paysanne qui a tant effrayé la noblesse française. Elle constate qu’au-delà des nuances et si l’on excepte Jean de Venette, l’accent est mis partout sur la sauvagerie, la brutalité des actes de paysans, leur supposé appétit de destruction. Les paysans brisent, "mus de mauvais esprit", ils détruisent par le feu, n'épargnent rien ni personne. Ils témoignent d'une cruauté inhumaine en violant les femmes devant leurs maris (c'est Froissart qui insiste le plus sur cet aspect) : ce sont des faits "horribles", "deshonnêtes", des "dyableries"... Ils sont "forcenés".


Dans un autre contexte (urbain et non pas rural) et pour une autre époque, voici le témoignage du Religieux de St Denisauteur de la chronique officielle du règne de Charles VI,  sur une révolte antifiscale des Parisiens de 1380, alors que le jeune Charles VI va être couronné roi et que le gouvernement de la France se trouve dans les mains de ses oncles, qui sont eux-mêmes divisés. On y retrouve le même vocabulaire de la violence et du manque de mesure : « Dans tout le royaume de France on désirait ardemment jouir de la liberté et s'affranchir du joug des subsides, et l'on était enflammé et agité d'une fureur semblable. Ainsi à Paris plus de deux cents hommes de la lie du peuple se portèrent vers le Palais, et entraînant avec eux, malgré ses refus et ses efforts, le prévôt des marchands, Jean dit Culdoé, homme d'une modération et d'une probité éprouvées, ils ramenèrent à cet effet devant le duc régent. À son arrivée, le duc étonné lui demanda pourquoi il venait ainsi en désordre et contre l'usage. Le prévôt répondit à genoux, que la nécessité n'avait point de loi, que contraint par la fureur du peuple, il était venu conjurer le régent de faire abolir les impôts que le roi défunt avait fait supporter et avait augmentés sans mesure ; et il montra par beaucoup de preuves que le peuple en était surchargé d'une façon intolérable. À peine eut-il fini de parler, que les assistants poussant des cris terribles déclarèrent qu'ils ne les paieraient plus, et qu'ils mourraient mille fois plutôt que de souffrir un tel déshonneur et dommage. Ces démonstrations effrayèrent le duc : sachant que pour une multitude désordonnée rien n'est plus aisé que de passer tout à coup de la colère aux actes de violence et désirant éviter d'exposer sa majesté à quelque offense dans la confusion d'une mêlée, il les flatta par de douces paroles, (…) Et un peu plus loin, il évoque les « conciliabules insensés et dangereux » dans des « assemblées secrètes », si bien qu’il « ne semblait leur manquer qu'un chef pour se soulever ». Quelques temps plus tard, alors que le roi a été couronné, c’est une homme « grossier et plein d’emportement » (sordidissimus et inconsulti pectoris vir) qui excite « le feu de la colère du peuple par ses clameurs séditieuses ».


Par ailleurs, on peut déduire des textes que les révoltes populaires sont vues comme des événements perturbant l'ordre naturel des choses. Symptomatiquement, quand le religieux de St Denis raconte le soulèvement des maillotins à Paris, peu après la révolte rouennaise, il fait suivre son récit des faits par un chapitre consacré aux « prodiges extraordinaires, avant-coureurs de l’avenir [qui] avaient présagé, à ce que nous croyons, cet horrible attentat ». En effet, « la veille de l’émeute susdite, près de la ville de Saint-Denys, dans une maison qu’on appelle Mereville, une vache avait mis bas un veau monstrueux qui, ayant la forme d’un animal à deux têtes, avait trois yeux et deux langues séparées dans sa gueule fourchue. » D'ailleurs, les révoltés eux-mêmes mettent en scène la subversion de l'ordre social ordinaire : à Rouen, en 1382, « plus de deux cents compagnons des métiers, qui travaillaient aux arts mécaniques, égarés sans doute par l'ivresse, saisirent de force un simple bourgeois riche marchand de draps et surnommé le Gras, à cause de son embonpoint excessif, placèrent insolemment son nom en tête de leurs actes […] en firent aussitôt leur roi. Ils l’élevèrent comme un monarque, sur un trône placé dans un char, et le promenant par les carrefours de la ville, ils parodiaient les acclamations dont on entoure le roi." (RSD, vol 1, p.131)

La bestialité

Au-delà du simple constat de mouvements violents, on trouve aussi un préjugé et un mépris de classe. ce qui n'est pas particulièrement nouveau, ni réservé au seul Moyen Age. De l'Antiquité au 19e siècle, le peuple n'est pas seulement violent, il est dépourvu d'intelligence.
 
 L’italienne Christine de Pisan a été élevée en France et elle écrit pour un public français. Dans le livre qu’elle consacre, sur commande du duc de Bourgogne, au règne de Charles V (Le livre des faits et des bonnes mœurs du sage roi Charles V, J. Blanchard (éd), Pocket, coll. Agora, 2013) et dans lequel elle fait œuvre de réflexion politique, comme dans tous ses livres, voici ce qu’elle dit du peuple : "Le peuple, c'est Végèce qui le dit, est souvent fort utile durant la bataille quand il est emmené et commandé par de bons capitaines ; il y a même des auteurs pour affirmer que le peuple, surtout celui des villages, est mieux apte au combat que les gentilshommes ; la raison en est selon eux qu'ils sont davantage habitués que les nobles au travail physique, à faire des efforts, à mener une vie rude, loin de tous les raffinements, en conséquence de quoi le métier des armes ne leur est pas aussi pénible. Mais à mon avis il y a une motivation supérieure qui réduit à néant cette argumentation, c'est l'intelligence et la réflexion, la noblesse de cœur, le désir de gloire, la peur du déshonneur, qui incite davantage aux exploits guerriers que l'effort et la peine physique ; or ces dernières caractéristiques sont plus fréquentes dans la noblesse que dans le peuple. " (p. 186)

C'est ce défaut d'intelligence qui fait faire aux révoltés des choses insensées. Au contraire des autres catégories sociales, à savoir les élites, y compris issues du peuple, les gens du peuple sont insensibles à la raison. A propos de la révolte des Rouennais en 1382 que l’on a évoquée plus haut, le jugement que porte Michel Pintoin, le religieux de St Denis, est sans appel : « Une scène si ridicule [qui] excita à droit les rires des hommes sensés ». Débutant son récit de la Caboche, au début du livre 34, il oppose les cinquanteniers, « gens sages et modérés », les « plus notables bourgeois », le prévôt des marchands et les échevins d’un côté à la foule et ses chefs de l’autre, et il commente l’échec du discours modéré des premiers aux seconds par ces mots : « Vouloir parler raison aux chefs de la sédition, c’est s’adresser à des sourds ; ils répondirent à ces sages conseils par des clameurs tumultueuses. »

Le moyen français a un mot pour désigner cette absence de comportement rationnel, le fait d'être mû avant tout par ses émotions et ses humeurs, c'est la bestialité. Elle caractérise bien plus souvent le peuple que les élites et elle s'oppose dans les sources à  l’honorabilité des élites et à l’esprit chevaleresque revendiqué pour la noblesse.

Enfin, même si c'est un cas rare et extrême, la comparaison des gens du peuple à des animaux peut être faite explicitement chez certains nobles ou à des moments de danger et de crainte de la part de la noblesse comme pour la grande Jacquerie. Michel Pintoin, le religieux de St Denis, écrit à propos de Huguet de Guisay, un des brûlés du bal des ardents du 28 janvier 1393 : « Huguet de Guisay était un homme perdu de vices et passait pour un misérable aux yeux de tous les honnêtes gens ; sa perversité était telle que, dans sa haine pour les gens du petit peuple qu’il appelait des chiens, ils les forçaient souvent à imiter toutes sortes d’aboiements. Souvent aussi pendant son dîner, il les obligeait à soutenir sa table et si l’un d’eux avait le malheur de lui déplaire en quelque chose, il le faisait coucher à terre, montait sur son dos et le frappait de l’éperon jusqu’au sang, en disant qu’avec des gens de cette espèce il fallait employer, non pas des coups de poing, mais le fouet comme avec les bêtes brutes. » (Chronique du religieux de St Denis  dans l’édition et la traduction de L. Bellaguet, Vol 2, p.69)

 D'ailleurs, dans certains récits de la répression de la grande Jacquerie, le vocabulaire de la chasse est convoqué. Les nobles "pendent aux premiers arbres qu'ils trouvoient" ; ils les "tuoient comme des pourceaulx" ou "ainsi que bêtes". On retrouve aussi ce type de formulation, quoique moins explicites, dans le récit que fait Olivier de la Marche, chroniqueur bourguignon, de la répression de la révolte des Gantois.

 

Terminons en précisant, s'il en était besoin, que la peur générée par les révoltes populaires est générale et bien évidemment non limitée au royaume de France. L'exemple du tumulte des Ciompi, en 1378, à Florence en témoigne également. Pour la première fois depuis le XIIIe siècle, une Seigneurie dominée par la plèbe contrôlait la cité. Ceci a été rendue possible par la violence du mouvement et par l'alliance, bien éphémère, des Arts mineurs avec les travailleurs pauvres de la laine. Elise Leclerc dans sa thèse, Affaires de famille et affaires de la cité, la transmission d'une pensée politique dans les livres de famille florentins, fait la remarque que cet épisode est dominant dans ses sources : c'est le moment de l'histoire de Florence le plus cité et narré par les Florentins eux-mêmes. Or, comme l'écrit Gene Brucker ("The Ciompi revolution" dans Florentine Studies, Politics ans Society in Renaissance Florence, ed. Nicolaï Rubinstein, 1968) :

"[...] au XVe siècle, les Florentins continuèrent de décrire la révolution en termes apocalyptiques et comme une expérience déchirante qui ne devrait jamais sombrer dans l'oubli. La légende de la Terreur Ciompi se mit ainsi en place, et la nature diabolique et dépravée de ces travailleurs fut inculquée à des générations entières de citoyens."

 Je tire un exemple de ce type de jugement sur le peuple de la communication de Alessandro Stella dans Le petit peuple dans l'Occident médiéval (une publication de l'EHESS coordonnée par Pierre Boglioni et Robert Delort) et dont le titre est « Ciompi... gens de la plus basse condition... crasseux et dépenaillés » : désigner, inférioriser, exclure.
« Oh mon Dieu, quels gens eurent à réformer une si noble ville et son gouvernement ! Certainement, plus de la moitié de ceux qui avaient droit de vote et jugeaient les bons et aimés citoyens, c’étaient des maquereaux, des filous, des voleurs, des batteurs de laine, des semeurs de mal, et gent dissolue et de toute sorte de méchante condition, et très peu de bons citoyens, et presque pas d’artisans connus ; il n’y avait là que des déracinés ne sachant pas eux-mêmes d’où ils venaient, ni de quelle contrée. [...] Et l’on vit ensuite clairement à leurs procès qu’il n’y en avait aucun de famille connue, ni aucun citoyen de bonne souche, et bien peu de bons artisans, seulement des gens vils et inutiles. Ils ne voulaient entendre aucun honnête homme, et encore moins voir au Palais aucun citoyen honorable, vêtu de bons habits, mais seulement des gens comme eux »

L'auteur appartient à la famille Acciaiuoli, puissante famille de citoyens-banquiers florentins, qui a donné au XIVe siècle de nombreux dirigeants à la cité du lys et dont une branche a été annoblie par le service des Angevins de Naples.

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