dimanche 7 novembre 2021

La longue durée, à la loupe.

 Compte-rendu de la série de 4 conférences de Carlo Ginzburg au collège de France (mai 2015)




A l'occasion d'un raccourci facile que je faisais dans un de mes écrits ("plutôt Ginzburg que Braudel"), ma DT m'a invitée à sortir des facilités et à étayer bien davantage la question épistémologique du rapport du chercheur à la longue durée ainsi que le moyen de sortir de l'opposition entre micro-histoire et histoire globale. Je me retrouve donc à vous proposer le résumé des 4 heures de conférence d'un des plus grands historiens de la fin du XXe siècle.


Points de repère :

Essai de Fernand Braudel sur la longue durée : 1ere publication en 1958 dans les Annales (Braudel Fernand, “Histoire et Sciences sociales: La longue durée”, Annales. Histoire, Sciences sociales, Vol. 13, No. 4, 1958, p. 725-753) et  Écrits sur l’histoire (1ère édition 1969)

Gérard Noiriel, dans "Comment on récrit l’histoire. Les usages du temps dans les Écrits sur l’histoire de Fernand Braudel", article publié en 2002 dans la Revue d'Histoire du XIXe siècle (n°25). Disponible dans son intégralité sur internet.

The History Manifest a paru en octobre 2014 à l'initiative de David Armitage, président du département Histoire à Harvard et Jo Guldi, professeur assistant à la Brown University (article disponible en open access aux Cambridge University Press). Ce texte a suscité peu après sa publication de nombreuses critiques sur lesquelles revient la Revue des Annales en 2015 (n°2, la longue durée en débat)


Les réflexions de Braudel sur le temps et ses articulations lui font formaliser dans la préface de 1946 à la Méditerranée la distinction suivante qui fonde les trois grandes articulations de son oeuvre. "La première (partie) met en cause une histoire quasi immobile, celle de l’homme dans ses rapports avec le milieu qui l’entoure, une histoire lente à couler, à se transformer, faite souvent de retours insistants, de cycles sans cesse recommencés. Je n’ai pas voulu négliger cette histoire-là, presque hors du temps (…)

" Au dessus de cette histoire immobile se distingue une histoire lentement rythmée : on dirait volontiers si l’expression n’avait pas été détournée de son sens plein, une histoire sociale, celle des groupes et des groupements. Comment ces vagues de fond soulèvent-elles l’ensemble de la vie méditerranéenne, voilà ce que je me suis demandé dans la seconde partie du livre (…)

" Troisième partie enfin, celle de l’histoire traditionnelle, si l’on veut de l’histoire à la dimension non de l’homme, mais de l’individu, l’histoire événementielle de Paul Lacombe ou de François Simiand : une agitation de surface, les vagues que les marées soulèvent sur leur puissant mouvement. Une histoire à oscillations brèves, rapides, nerveuses. Ultrasensible par définition, le moindre pas met en alerte tous ses instruments de mesure (…) "


conférence 1ere heure

  1.     La première hypothèse de Braudel est donc celle d'une histoire profonde, liée à la longue durée.

Dans son article (voir ref au début), Gérard Noiriel cite l'extrait du "compte rendu  élogieux" que donne F. Braudel en 1944, du livre de Gaston Roupnel, Histoire et destin (1943), "Braudel estime que l’auteur est parvenu dans ce livre à conjuguer les points de vue sur l’histoire de la Revue de synthèse et des Annales. Il précise :  La plus grande satisfaction que m’apporte ce livre ce sont les pages denses, intelligentes, qui mettent en cause une histoire de profondeur et de masse : il l’intitule assez heureusement histoire structurale ». Et Braudel ajoute : « Au-delà d’une histoire de surface, événementielle disait François Simiand, historisante écrit Gaston Roupnel, le livre nous a appris à distinguer une histoire profonde (une histoire structurale), celle-ci portant celle-là dans son large mouvement. Cette distinction est même admirablement faite ». Dans Histoire et Destin, on lit : "l'histoire historisante est la couche mince dont est recouvert le passé. Sous elle se dissimule la réalité profonde et les gestes musclés de l'Histoire. "

Dans un premier temps, Ginzburg revient ainsi sur le contexte de la fin des années 1930 et 1940, moment où F. Braudel élabore et rédige sa thèse à la construction si originale, celle de l'histoire à trois niveaux. Carlo Ginzburg montre, comme l'avait fait avant lui Gérard Noiriel, les points de rencontre des approches de Roupnel et de Braudel. Celui-ci a en effet élaboré son plan avant d'avoir lu Histoire et Destin. Par ailleurs, la durée ne s'impose pas encore avec toute sa force dans la première préface de la Méditerranée, et il faudra attendre le texte de 1958. 

Remarque : Une des raisons de ce décalage est peut-être à chercher dans le premier débat autour du "temps long". Ce débat s'insère dans le contexte de la deuxième guerre mondiale. Pour Lucien Febvre sans doute (car il étrille Roupnel), le thème du temps long se mêle d'un "retour à la terre" qui n'est pas sans évoquer les thématiques vichyssoises. Le livre par ailleurs souffre dans sa méthodologie : il est peu documenté par les archives et, selon Gérard Noiriel, il se "résume à la philosophie de l'histoire qu'il véhicule" (comprendre les préférences de l'historien qui conditionnent l'architecture globale de sa recherche).

Je reprends ici une citation de l'article de Gérard Noiriel (souvent plus clair dans son argumentation que Ginzburg !) : Au terme de cette analyse, l’anomalie de vocabulaire évoquée plus haut peut être éclaircie. Dans la préface de 1949, « événementiel » ne vit pas en couple avec « longue durée » parce que les deux partenaires ne se sont pas encore rencontrés. Braudel baigne dans la vision du temps qui est à la mode à son époque, inspirée par Bergson. Le temps est saisi dans sa dimension subjective. Il est ressenti, intériorisé. Il n’est pas possible de le mesurer car il est ancré dans l’expérience vécue des individus. Lorsqu’on lit attentivement le compte-rendu du livre de Gaston Roupnel Histoire et destin, on constate que Braudel utilise déjà un couple de termes pour nommer cette approche subjective du temps. « Événementiel »/« surface » s’oppose alors à « structure »/« profondeur ».

    2.        Qu'est-ce que la "longue durée" braudélienne ?

Dans l'article de 1958 où la formule apparaît pour la première fois, voici comment Braudel la définit « La formule bonne ou mauvaise, m’est devenue familière pour désigner l’inverse de ce que François Simiand, l’un des premiers après Paul Lacombe, aura baptisé "histoire événementielle". Peu importent ces formules ; en tout cas c’est de l’une à l’autre, d’un pôle à l’autre du temps, de l’instantané à la longue durée, que se situera notre discussion ».

Cette approche amène plusieurs points de réflexion.

=> Tension entre temps vécu (histoire-récit, l'événement, l'anecdotique ?) et temps mesurable (qui doit être celui de l'historien). Braudel dans son essai de 1958 se questionne sur la différence quant à la manière dont les historiens et les sociologues conçoivent le temps. "Notre temps", i.e. celui des historiens, "est mesure" dit Braudel, et donc il insiste sur le temps objectif et mesurable.

Maurice Aymard, qui fut proche de Braudel, réduit un peu cette opposition pour donner une définition plus fine de ce qu'est la longue durée."La longue durée ne s'oppose à l'événement que dans la mesure où celui-ci est identifié couramment avec l'exceptionnel, ce qui n'arrive qu'une fois. Elle est constituée des petits faits et des gestes régulièrement répétés, sans y penser, comme allant de soi. Elle est tissée des régularités silencieuses, un silence que le rôle de l'Histoire est précisément d'expliciter et de faire parler. Pourtant, même si elle est faite de régularités et de répétitions qui peuvent apparaître presque à l'identique, elle est construction, sédimentation et changement". 

Selon Carlo Ginzburg, cette dimension du vécu faite de macro-répétitions et de micro-changements indique la difficulté principale suscitée par l'essai de Braudel. L'insistance sur la longue durée n'était pas accompagnée d'une réflexion sur les processus qui la rendent possible. Le mécanisme de fonctionnement de la longue durée consiste en la répétition par les individus, mais aussi par les groupes et par les institutions, des gestes, des comportements, des façons de pensée qui tendent à ne s'écarter que peu de la norme, de la règle quitte, en l'interprétant, à légèrement l'infléchir.

=> L'exceptionnel et le normal

Evoquant longuement le travail de Marc Bloch sur l'histoire de longue durée des moulins à eau au Moyen Age (essai de 1935), Carlo Ginzburg souligne les potentialités renfermées par les discontinuités historiques dans les évolutions de temps long.

Il montre que les démarches de Bloch et de Braudel sont presque opposées."Quand Braudel insiste sur la longue durée comme continuité, dit-il, il la considère comme un phénomène qui va de soi. Il ne se pose pas dans une perspective expérimentale. Bloch au contraire, dans son essai sur les moulins à eau, avait fait fond sur la discontinuité des témoignages pour se demander quelles forces avaient interrompu la continuité et quelles forces avaient pu la faire émerger à nouveau". Pour C. Ginzburg, le modèle proposé par l'essai de Bloch sur les moulins à eau ("Avénement et conquête du moulin à eau", Annales d'Histoire économique et sociale, vol. 36,‎ 1935 , p. 538-563) est bien plus fécond. Celui-ci se fonde sur l'usage d'un cas pour éclairer des processus de longue durée. Dans la foulée et sans transition, C. Ginzburg évoque la micro-histoire, d'après lui "la meilleure manière de repenser la longue durée". Il définit comme définition de la micro-histoire "l'étude intensive, à la loupe, d'un cas conçu de manière à ce qu'il puisse ouvrir la voie à une généralisation convaincante".

3- Enfin, C. Ginzburg égratigne le texte de Armitage et Guldi qui voudraient promouvoir la longue durée comme une une solution à tous les problèmes, y compris en dehors des débats épistémologiques et qui combattent la mode de la micro-histoire.

Pour le sujet qui nous interesse plus précisément, à savoir comprendre les enjeux méthodologiques d'une approche d'un sujet par la longue durée, je préfère reprendre et traduire un très court passage de la recension du History Manifest dans « La longue durée en débat », (Annales, n° 2, Avril-juin 2015). Les auteurs "utilisent les termes “longue durée”  et "grande échelle de temps" comme s'ils étaient identiques et recoupaient la même chose. La longue durée de Braudel permet d'élaborer tout un système causal grâce aux interactions dialectiques des trois niveaux de temps, celui de la longue durée, celui de la durée moyenne des conjonctures, et l' histoire événementielle, tandis que Armitage et Guldi se contente de militer pour des recherches sur phénomènes de longue durée, sans établir une quelconque théorie d'histoire comparée ou de réflexion sur la causalité en Histoire."


Conférences 2e heure et 3e heure

Je passe très vite car cette 2e conférence se compose d'abord d'une sorte de cours sur la mort et la représentation du squelette à la fin de l'Antiquité entre paganisme et christianisme, puis au Moyen Age central. C. Ginzburg cherche à montrer comment s'applique le modèle de Marc Bloch.

La conférence est interessante pour elle-même et j'y reviendrai dans un prochain post consacré aux gisants et aux danses macabres (avec des ressources pour le lycée), mais fait bien peu avancer la réflexion sur les théories de l'Histoire qui nous occupent ici.

La 3e conférence consiste également en une longue présentation d'une étude de cas, cette fois consacrée à l'omniprésence iconique de la mort (les crânes...) dans la culture mexicaine. Pour être honnête, parce que je ne connais rien de l'histoire et la culture latino-américaine, j'ai été moyennement interessée. Toujours est-il que l'on comprend bien l'objectif de C. Ginzburg : montrer que temps long et microhistoire sont compatibles, que leur rencontre est fructueuse et ce à travers des études de cas ultra-précises consacrées à la compréhension des évolutions (permamences, résurgences, bifurcations, nouvelles recompositions, imitations/appropriations) sur le temps long d'un "petit" objet d'étude, un point de détail dit-il plusieurs fois. De ceci, je crois pourtant que la démonstration n'était plus à faire.


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