« les Ytaliens, lesquieulx sont les plus caultes gens et les plus malicieux que nacions du monde"
Les préjugés français à l' encontre de la gens italica ont une longue histoire, qui précèdent le loin l'arrivée au 19e siècle des travailleurs italiens chassés par la pauvreté et migrant en France. Les rapports entre les deux nations sont anciens et ont toujours été importants. De nombreux italiens résidaient ou traversaient le royaume de France et ses grands duchés (comme la Bourgogne) au Moyen Age.
Une tentative d'essentialisation
Il est frappant de lire
dans presque tous les textes des considérations négatives sur les Italiens qui
essentialisent les défauts qu’on leur attribue.
L’explication la plus commune réside
dans la théorie des climats. Même Commynes, qui use rarement de jugement de
valeur à l’emporte-pièce, l’utilise pour expliquer que les Français, de par
leur localisation ni trop au nord ni trop au sud, ont un avantage sur les
autres peuples («’Ainsi appartenons-nous à la région chaude et aussi à la
froide ; c’est pourquoi nous avons des gens des deux humeurs »).
Le climat froid produit des personnes colériques et impulsives car elles sont
censées compenser le froid du climat par une chaleur des humeurs et à
l’inverse, les habitants des pays du sud auraient « le sang plus
froid », ils seraient donc calculateurs et dissimulateurs.
C’est donc la ruse qui est, pour les
chroniqueurs, le trait dominant des Italiens. « Les Lombards, qui
combattent toujours par surprise plutôt qu’à découvert et qui ne savent rien
faire sans employer la ruse ». Telle est le jugement définitif porté
par Michel Pintoin alors qu’il raconte l’échec de la guerre menée en Lombardie
par le comte d’Armagnac en 1391. Le comte succombe devant Alessandria, pour
avoir commis un péché d’orgueil : « Le comte attribua à leur
lâcheté ce qui n’était de leur part qu’un stratagème. Plein de mépris pour ces
gens [les habitants d’Alessandria, reclus derrière leurs murailles] qu’il
regardait comme de vils manants, il fit dresser ses tentes autour de la ville
et préparer les machines de siège. Mais la fortune ne disposait à déjouer ses
projets. » Les
habitants de la ville eurent le dessus sur son armée et le prirent, lui,
l’orgueilleux chevalier français, dans le piège où il perdit la vie. « Ainsi
périt de la trahison ce noble et vaillant chevalier. » conclut Michel
Pintoin.
Une certaine manière de faire de la politique : le choc des cultures politiques
Déloyauté et dissimulation sont des
traits fréquents des potentats italiens dans les chroniques. Il y a une longue
série d’explications des échecs des seigneurs français en Italie par la
trahison, ou du moins le non-respect de la parole donnée.
À propos des Napolitains, Christine de Pisan dans le Livre des faits et des bonnes mœurs du sage roi Charles V explique l’échec de la conquête du royaume de Naples par Louis d’Anjou, frère du roi, par la déloyauté des princes de ce pays : « Le duc d'Anjou, en dépit de la résistance de son ennemi, finit par conquérir à peu près tout le royaume. Il reçut la couronne de Naples et fut appelé le roi Louis. Il le resta longtemps, ne cessant de guerroyer. Si ce pays, qu'il avait conquis et dont les princes lui avaient fait allégeance, s'était montré loyal envers lui (ce qui n'était guère dans les usages de ces gens-là) et s'il avait pu disposer de vivres en suffisance (la contrée était déserte et dévastée), il n'aurait pas manqué de soumettre ses ennemis, puis de conquérir l'empire de Rome, ce qui lui tenait particulièrement à cœur. Mais faute de trouver des alliés loyaux dans le pays, faute d'un approvisionnement suffisant en vivres, il vit s'épuiser les forces de ses gens."
C’est pourquoi on attribue fréquemment aux seigneurs italiens l’utilisation du poison pour « régler » leurs affaires . C’est d'ailleurs une pratique que reconnaissent les Italiens eux-mêmes : Voir Guicciardini au début de la Storia d’Italia : « était presque inconnue au-delà des monts cette méchante coutume d’empoisonner les hommes qui est fort usitée en plusieurs endroits d’Italie » (livre 1, p. 51)
Les exemples sont relativement nombreux dans les chroniques françaises. Dans la chronique du religieux de St Denis, il est rapporté par exemple, parlant de Charles de Duras, adversaire de Louis d’Anjou pour le trône de Sicile que :
« Mais d’après le
conseil de ses partisans, il avait résolu de triompher, non par la force, mais
par une trahison secrète. Convaincu qu’il était surtout de son intérêt de
priver l’armée de son chef, il imagina la ruse suivante : il fit partir un
messager perfide qui, sous prétexte d’accorder le défi au duc, portait une
petite lance envenimée dont la pointe renfermait un poison tellement subtil
que, s’il touchait le duc avec ce fer, ou seulement si le duc dirigeait son œil
vers la pointe, il eût été à l’instant même empoisonné. Le projet échoua, grâce
au duc de Potenza. Cet homme prudent et avisé, sachant bien les mœurs et le
caractère des Siciliens, et
se doutant de la ruse, fit surveiller le messager. »
Plus loin, Michel Pintoin évoque la
haine entre la famille d’Armagnac et Galéas Visconti car celui-ci avait « dépouillé
de leur patrimoine son neveu Charles et sa sœur, femmes de messire Bernard
d’Armagnac ; il avait traitreusement surpris et fait empoisonner leur
père, messire Barnabo, avec ses autres fils et ses autres filles. » Pareillement, quand il s’agit d’expliquer les rumeurs malveillantes contre la
duchesse d’Orléans, Valentine Visconti, seule femme à continuer à jouir des
faveurs du roi Charles VI lors de ses périodes de démence, il indique que les
« soupçons, que rien ne semblait justifier, étaient fondés sur ce que,
dans la Lombardie qui était la patrie de la duchesse, on faisait plus
qu’en tout autre pays usage de poisons et de sortilèges. »
(quelques éléments explicatifs = Charles Visconti avait épousé Beatrix d’Armagnac. Les deux familles étaient donc liées par un double mariage. C’était le cas aussi de la famille royale puisque Louis d’Orléans avait épousé Valentine Visconti, fille de Giovanni Galeazzo. Le coup d’état de Giovanni Galeazzo contre son oncle Barnabo date de 1385. Pintoin en reparle dans le volume 3 (p.153) à l’occasion de la mort de Galeazzo en évoquant à nouveau l’empoisonnement de Barnabo.)
Au moment de dresser le bilan de la
domination de son père, Galéas, Michel Pintoin revient une nouvelle fois sur le
poison pour évoquer sa crainte de l’empoisonnement : « scrupuleux
observateur de l’hospitalité, surtout lorsque de nobles seigneurs venaient le
visiter, il les comblait de prévenance et leur faisait bonne chère, mais jamais
il ne se mettait à table avec eux ; car il avait coutume de manger seul,
et dans la crainte qu’on empoisonnât ses mets, comme il n’est que trop d’ordinaire
en ce pays, il les faisait goûter avant lui par vingt de ses officiers. »
Donc les potentats sont réduits aux
calculs politiques et aux manœuvres. L’habilité politique des seigneurs
italiens, et ce qui faisait leur réputation (« Galeas, le seigneur de
Milan, qui passait pour le plus habile de tous les princes de l’Occident »),
consistait dans leur capacité à nouer des intrigues, au mieux de leurs
intérêts, selon les rapports de force du moment. A propos des négociations
entre Gênes et la couronne de France à l’époque de Charles VI, le portrait que
livre Michel Pintoin du duc de Milan témoigne du jugement français sur la ruse
et la dissimulation dont il fait preuve. Alors que Charles VI a envoyé à Milan
des ambassadeurs pour rappeler au duc leur alliance (« pacte juré
naguère lui faisait un devoir de défendre l’honneur et l’intérêt de la couronne
de France »), traité de quasi-vasselage dans l’esprit du roi puisque
ses ambassadeurs requièrent de Galeas Visconti l’aide et le conseil :
« Cette ambassade déplut fort au
duc de Milan. Toutefois il dissimula son mécontentement et feignit de recevoir
les députés avec plaisir. Il les paya de belles paroles et leur déclara qu’il
se mettait à la discrétion du roi et qu’il offrait de le servir envers et
contre tous, à l’exception de l’empereur qui, l’année précédente, l’avait créé
duc et auquel il avait prêté serment d’obéissance et de fidélité. Toutes ces
protestations n’étaient que mensonge et artifice. […] Les agents du duc de
Milan, qui sous le faux prétexte de terminer quelques affaires, étaient venus
séjourner dans la ville [de Génes],y réveillèrent les anciennes dissensions et
rivalités des Guelfes et des Gibelins. Les envoyés du roi partirent donc sans
avoir rien conclu, au grand déplaisir des principaux citoyens. »
Cette ruse italienne est toujours
condamnée. Cependant elle a pu être vue comme un modèle, mais assez tardivement,
avec Louis XI et Commynes.
le non-respect des hiérarchies : imaginaire féodal vs imaginaire républicain ?
Pour l’année 1416, Michel Pintoin rapporte un épisode
significatif de l’orgueil de la République de Gênes, qui manifeste sa volonté
de ne pas accepter de se laisser traiter en sujets soumis de l’empereur
Sigismond. A cette époque, les Génois ont envoyé des bateaux pour aider le roi
de France à débloquer le port d’Harfleur contre les Anglais. L’empereur
Sigismond « écrivit aux Génois pour les détacher de la France. Il
déployait dans sa lettre l’éloquence la plus fleurie […] néanmoins à la fin, il
prenait à la fin le ton de la menace, pour le cas où ils n’obéiraient pas à sa
volonté. Les Génois mécontent lui répondirent […] qu’ils entendaient
ne jamais rompre le pacte d’amitié qui les unissait depuis si longtemps au roi
de France […] Quant à ses menaces, ils y répondirent, dit-on, d’une manière
emblématique en dessinant au-dessous de la suscription de leur lettre une main
avec le pouce entre l’index et le doigt du milieu : c’était ainsi que dans
plusieurs pays et royaumes, les nobles et le peuple se témoignaient leur
mépris, lorsqu’ils voulaient se railler les uns des autres. »
L’Italie a vraiment une place très particulière dans le
paysage politique de l’Europe occidentale de cette époque. Patrick Boucheron
parle de « laboratoire italien ». De fait, traditions, pratiques et
vocabulaires sont, à première vue, bien différents.
Pour illustrer le « dialogue de sourds » entre deux traditions et deux rapports au pouvoir, on peut se focaliser sur l’épisode de la vente de Pise rapporté par l’auteur anonyme du Livre des fais du mareschal Boucicaut :
(Il s’agit d’une biographie contemporaine de la vie du maréchal Boucicaut, entrepris entre avril 1406 et avril 1407 et qu'il fut achevé le 9 avril 1409. L’auteur, anonyme, fait office de chroniqueur. C'est dans l'entourage de Boucicaut à Gênes qu'il faut sans doute chercher les commanditaires du livre (même si certains, Kervyn de Lettenhove par exemple) ont voulu faire de Christine de Pisan l’autrice de la chronique. Il n'est pas invraisemblable de penser que, derrière les commanditaires anonymes, il n'y ait Boucicaut lui-même. Si l'on en croit le chroniqueur, celui-ci n'aurait entrepris son œuvre que pour glorifier la chevalerie en la personne de Boucicaut. Ces déclarations, assez traditionnelles, du narrateur ne doivent pas nous dissimuler les causes réelles qui sont à l'origine du Livre des fais, à savoir un plaidoyer en faveur du maréchal. L'ouvrage relève de la littérature engagée (p.XXVI) contre la propagande vénitienne, pour justifier la vente de Pise aux Florentins et enfin, faire, d'une façon plus générale, l'apologie d'une politique qui soulevait, à Gênes, bien des oppositions et qui débouche (quelques semaines ou mois après la fin de la rédaction de ce livre) sur la révolte anti-française des Génois.)
Il faut d’abord rapidement situer le contexte. A la suite de négociations serrées, la République de Gênes se donne au roi de France par traité en 1396 et celui-ci y place en 1401 Boucicaut en tant que gouverneur. A ce titre, Boucicaut entre sur le théâtre politique de l’Italie du nord où les territoires et les seigneurs (Florence, Milan, Venise pour les plus puissants) sont dans une lutte d’influence qui débouche parfois sur des luttes ouvertes, mais d’où n’émerge jamais un vainqueur durable. Or,
"Si fu voir que, en l'an mil CCCC et
cinq, les Pisains se rebellerent contre leur seigneur, et le chacierent de la
seignourie de Pise, selon les generales coustumes qui sont qui sont ou pays de
la de non eulx tenir longuement soubz une seigneurie, quant ilz se treuvent les
plus fors. »
Boucicaut est
approché par les ambassadeurs de Pise, car la ville est sous la menace de
Florence, sa puissante voisine et de Milan : elle vient en effet en 1402 de
chasser son nouveau seigneur
Gabriel-Marie Visconti, fils naturel de l’ancien duc de Milan et donc
demi-frère du duc actuel. Parallèlement, Gabriel-Marie se tourne auprès de
Boucicaut pour qu’il l’aide à récupérer son héritage :
Dont quant le dit
seigneur se vid ainsi debouter de son heritage par ses mauvais subgés,
pour ce que il sentoit que il n'avoit mie assez gens et force pour les remettre
en subgecion, se va tirer vers le mareschal, comme a lieutenant du roy de
France son souverain seigneur, a qui il avoit fait hommage de son dit heritage,
lui querir ayde au nom du roy, si comme seigneur doit au besoing secourir son
vassal qui le requiert a son ayde.
D’après le Livre des faits,
les Pisans font monter les enchères entre les seigneurs potentiels, la
République de Florence ou le roi de France, tout en refusant catégoriquement de
revenir sous la domination de Gabriel-Marie. Boucicaut voit une bonne occasion
d’accroitre l’influence et la puissance de la France en Italie et accepte la
reconnaissance de suzeraineté du roi de France sur le territoire de Pise, comme
cela avait été fait quelques années plus tôt avec Gênes. On comprend bien que
la politique des Pisans a été de préférer un seigneur lointain plutôt que la
soumission à Florence, et que les négociations avec Florence n’avaient d’autres
objectifs que d’obtenir de Boucicaut, qui négociait pour le roi, les conditions
les plus avantageuses pour la cité.
« Et en ces entrefaites que ilz batissoient ceste chose, les ambassadeurs de Pise retournerent devers le mareschal […] ilz vouloient que ainçois qu'ilz s'i donnassent [au roi], que le mareschal leur baillast et delivrast .III. Chasteaulx en leurs mains, c'est assavoir la citadelle, le chastel de Ligourne, et celui de Lipe-et-faite, que tenoit ancore messire Gabriel en sa main. Et le mareschal leur respondi adont : " Que voulez vous faire de la citadelle ?" Et ilz respondirent : "Nous la voulons raser par terre, et tenir les autres .II. chasteaulx en nos mains." -"Quel seigneurie, ce dit le mareschal, ara donques le roy sur vous, ne quel pouoir aroit il de justicier les mauvais et de les punir ?"- "Nous ne voulons, ce dirent ilz, qu'il y ait autre seignourie fors que le nom d'en estre seigneur"-"Pou de chose, ce dit le mareschal, seroit au roy cellui tiltre ; mais donnez vous y si comme ceulx de Jannes ont fait, ou ainsi que vous vous donnastes a messire Sirart de Plombin, duquel le duc de Milan ot puis le seigneurie et le tiltre. »
Deux logiques se rencontrent donc ici.
Pour les Pisans, la seigneurie ne doit être que nominale : elle est un
rapport théorique de sujétion et ne se traduit dans les faits que par les
obligations fiscales qui doivent être les plus légères possibles pour être
acceptables. Avoir comme seigneur le roi de France ne doit pas empêcher la
République de Pise d’exercer en réalité un gouvernement autonome et c’est pour
cela que châteaux et place-fortes sont réclamés : ils sont les conditions
nécessaires de l’autonomie de fait. Pise veut être une République et,
symboliquement comme pratiquement, elle ne veut plus de citadelle dans l’espace
urbain. En revanche, Boucicaut, dans une vision très française, ne conçoit pas
qu’une ville puisse être autonome autrement que dans l’administration des
affaires courantes. La justice relève de la haute prérogative du seigneur ;
le pouvoir du seigneur doit être manifeste (la citadelle) comme effectif. Dans
les chroniques françaises, quand les auteurs disent des habitants qu’ils
souhaitent leur liberté ou les libertés, c’est en référence au refus de
paiement des taxes. Retrouver les anciennes libertés, c’est en fait appliquer
les anciennes franchises et être exemptés des taxes, notamment royales. En
Italie, la liberté a un sens plus large : il s’agit là
vraiment de se gouverner de façon autonome.
Pour clôturer le récit de cette
péripétie, on apprend dans le Livre des faits que les Pisans adressèrent
une fin de non-recevoir aux exigences françaises. Et même, les messagers génois
de Boucicaut à Pise reçurent la réponse suivante :
"leur respondirent les Pisains tieulx
parolles : " De tout ce que vous nous requerez nous ne ferons rien, et ne
nous en parlez plus, mais faites mieulx : levez la seigneurie a vostre roy, et
tuez Bouciquaut et tous ses François, et vivez a peuple comme nous, et soions
tout un comme freres, et vous ferez que sages."
« Vivre à peuple » c’est
vivre, si ce n’est en République, du moins en respectant l’autonomie de la cité.
Et voici que la boucle se referme : dans leur désir de liberté, les Pisans
chassent leur seigneur, qui n’était ni naturel, ni traditionnel puisqu’imposé
par Milan depuis peu. En cherchant à préserver leur autonomie, ils mènent des
négociations parallèles et sont conduits à se révolter contre les Français, ce
qui renforce le préjugé anti-italien des Français. La grille de lecture des
Français, que l’on va retrouver tout le temps est donc la suivante : les Italiens
ne fonctionnent qu’au rapport de force.