Un géant
industriel : l’usine Krupp à Essen en 1912.
L'exemple le plus grandiose peut-être d'une concentration
embrassant de multiples objets est offert par l'usine Krupp qui, en 1845
occupait 122 ouvriers; en 1887, 45 000 ouvriers et employés; en 1912, 70 000
ouvriers en chiffres ronds. Le charbon est extrait des fosses qui sont la
propriété de l'établissement, et sa consommation annuelle s'élève à plus de 2
millions et demi de tonnes, dont 900 000 pour la seule aciérie d'Essen. Cela
correspond par jour de travail à une arrivée d'environ sept trains de chemins
de fer complets et à pleine charge. Plus de 7 500 machines-outils, 18
laminoirs, 80 presses hydrauliques, 430 générateurs, 550 machines à vapeur et
presque 1 000 grues sont mis en marche à Essen. À la place du marteau-pilon,
autrefois célèbre sous le nom de Fritz, qui possédait un poids de chute de 50
tonnes et contribua, pendant plus de 50 ans, à la renommée de la maison, se
trouvent aujourd'hui de puissantes presses à forger hydrauliques, dont la
monstrueuse puissance de 5000 tonnes peut être à peine conçue par notre
imagination. [...] En fait de machines-outils et de machines de travail,
l'aciérie en renferme 7 200 qui produisent les objets pacifiques les plus
variés, mais aussi le matériel de guerre. Un chemin de fer étreint l'ensemble
de l'usine de ses 150 kilomètres de voies, relie les ateliers séparés et assure
les transports au moyen de 50 locomotives et de 2 400 wagons. [...1 Dans le
laboratoire chimico-physique, où chaque coulée de l'usine est éprouvée dans sa
composition et ses qualités, il est annuellement accompli environ 60 000
essais, dont l'exécution finale nécessite plus de 500 000 opérations séparées.
[...] Les forges Frédéric-Alfred sont ainsi les plus importantes de leur espèce
en Europe. Un port long de plus de 500 mètres forme la voie nécessaire à leurs
arrivages. Les bateaux du Rhin leur amènent les minerais des armateurs de
Rotterdam, aussi bien que ceux des mines de l'Allemagne occidentale. Le long du
quai vertical, de puissants ponts roulants assurent le transport du minerai
vers les places de déchargement et les réservoirs. Des ascenseurs l'élèvent de
là jusqu'aux gueulards des hauts-fourneaux pour y subir la fusion après mélange
avec le coke. Toutes les quatre ou six heures environ a lieu la coulée. Fort
heureusement avec les progrès techniques marche de pair le développement
grandiose des institutions de prévoyance ouvrière. La caisse auxiliaire de
maladie, fondée en 1853, s'est développée par l'adjonction d'une caisse de
retraite pour les veuves et les orphelins qui dispose, aujourd'hui, d'un avoir
de plus de 22 millions de marks. En outre, il existe une société d'assurances
sur la vie, qui facilite aux employés les contrats de cette nature; une
fondation pour les ouvriers et invalides, destinée à compléter les versements
des différentes caisses et possédant un capital supérieur à 7 millions de
marks; une assurance contre les accidents des employés et une caisse d'épargne.
Comme autres institutions prospères en faveur des ouvriers, il faut citer
l'économat d'Essen, le casino des employés, le casino des maîtres ouvriers, une
école ménagère, quatre écoles industrielles, une salle de lecture de plus de
soixante mille volumes, une bibliothèque scientifique professionnelle de
cinquante mille volumes, une société d'éducation, une clinique dentaire, un
hôpital, etc.; enfin, un asile de vieillards, où les ouvriers infirmes ou
retraités peuvent, près de leurs femmes, terminer leurs jours.
Wilhelm
Roscher, Économie industrielle, Paris, Giard et Brière, 1918, p.
185-187. Traduit
de la 8e édition allemande, 1913. La première édition avait été publiée en
1881.
Doc
d’accompagnement : une biographie
de Krupp . Alfred Krupp, 1812-1887,
né à Essen. Il reprend l’entreprise familiale fondée par son père qui ne
comptait alors que 7 personnes. Il mit au point un procédé de production de
l’acier (1847), fabriqua les 1ers canons lourds en acier, dont le tube était
coulé d’une seule pièce et importa de Grande Bretagne, le procédé Bessemer
(1862). Il développa considérablement le site de Essen en concentrant
différentes activités depuis les mines de charbon et de fer, jusqu’aux
chantiers navals et à l’armement.
- Présenter le
document
- En quoi l’usine
Krupp est elle à la fois le reflet de la 1ère révolution
industrielle et de la modernité technologique de la 2e
révolution industrielle ?
- Quels sont les
différents facteurs de développement qui ont permis la naissance de ce
géant industriel ?
- Expliquer en quoi la
politique sociale de Krupp est une avancée, un modèle dans l’ Europe de
l’époque et met à mal l’idéologie marxiste ?
- Concluez en évoquant
l’intérêt et la portée générale d’un tel document
Proposition de correction.
Présenter le document :
Le texte présenté ici est extrait d’un livre intitulé
l’Economie industrielle s’attachant à décrire les aspects de l’industrie et de
son développement. L’auteur W. Roscher, probablement un économiste allemand, a
réédité et mis à jour son travail depuis 1881. L’édition présentée ici est
celle de 1913 qui a été traduite en français en 1918 ce qui est un signe du
succès de son ouvrage. La date de 1913 est importante. En effet, l’Allemagne
qui s’est industrialisée tardivement est, à cette date, la 1ère
puissance industrielle d’Europe devant les Britanniques et les Français. Par
ailleurs la situation internationale est tendue du fait d’une compétition
internationale entre les puissances européennes. L’auteur présente dans cet extrait l’usine
sidérurgique Krupp à Essen en 1912. Il s’attache à montrer la puissance industrielle
de cette usine par une description flatteuse de ses dimensions. Mais il évoque
également les progrès sociaux que cette industrie permet. La fierté nationale
apparaît derrière cet « exemple le plus grandiose » d’industrie.
En quoi l’usine Krupp est elle à la fois le reflet de
la 1ère révolution industrielle et de la modernité technologique de
la 2e révolution industrielle ?
L’entreprise Krupp est d’abord une entreprise
familiale fondée au début du XIXe siècle et elle reste d’une taille modeste encore
en 1845 puisqu’elle emploie « 122 ouvriers ». Cette entreprise
s’appuie sur les ressources de la 1ère révolution industrielle qui
est d’abord le charbon, lequel est « propriété de l’établissement »
(l3) La spécialité de l’entreprise est d’abord la métallurgie, autre secteur de
la 1ère révolution industrielle avec un marteau pilon « d’un
poids de chute de 50 tonnes » mais également des « forges Frederic
Alfred » et des hauts fourneaux. L’entreprise a ainsi pu se développer
avec la demande croissante de charbon et de fer permettant de développer les
machines à vapeur, mises au point par James Watt en 1769 et qui sont au nombre
de 550 dans l’usine (L6), mais également les chemins de fers et les rails qui
se développe dans toute l’Europe depuis l’Angleterre mais également en
Allemagne puisque autour de l’usine Krupp existent « 150 kilomètres de
voies, relaint les ateliers séparés (…) au moyen de 50 locomotives et de 2400
wagons. »
Mais l’entreprise s’est surtout développée à la fin du
XIXe siècle puisqu’en 1887, « 45000 ouvriers et employés
« travaillent à Essen. Alfred Krupp
a mis au point un procédé de production de l’acier et importé le procédé
Bessemer (1862) permettant une production massive d’acier « puisque une
coulée à lieu toutes les quatre ou six heures ».(L21) et que la production
nécessite 900000 tonnes de charbon à elle seule (L4). L’acier, nouveau produit
beaucoup plus résistant bénéficie des recherches en physique-chimie puisque un
laboratoire réalise environ 60000 essais. La chimie est effectivement une
branche industrielle développée en Allemagne. La production bénéficie également
d’une nouvelle source d’énergie à travers les « 430 générateurs »
fournissant l’électricité permettant un travail plus sûr et plus rapide avec un
gain de place pour remplacer certaines machines à vapeur. Enfin, les nouvelles
machines pour la production et le travail de l’acier sont légions chez Krupp
« 7500 machines outils, 18 laminoirs, 1000 grues » et de puissantes
presses à forger hydrauliques » d’ ‘une « monstrueuse puissance
de 5000 tonnes » (L8-10)
Quels sont
les différents facteurs de développement qui ont permis la naissance de ce
géant industriel ?
L’auteur nous livre dès la 1ère ligne son
admiration devant « l’exemple le plus grandiose (…) d’une concentration
embrassant de multiples objets. » Le mot est lâché. La concentration
financière et verticale des Konzern allemands permettent de prendre le contrôle
d’une filière à tous les stades de production puisque Krupp est propriétaire
des mines de charbon (L3) et produits « des objets pacifiques les plus
variés mais aussi le matériel de guerre » (L 12 ) Ce contrôle permet
de réaliser des économies sur les stades de production en limitant les
intermédiaires et d’être en situation de contrôle des prix afin d’être compétitif
face à la concurrence.
Le rôle de l’entrepreneur est ensuite évoqué par le
document d’accompagnement puisque Alfred Krupp met au point un procédé de
production de l’acier et se dote des meilleures techniques par l’achat
outre-manche du procédé des fours Bessemer en 1862. C’est l’essor des progrès
techniques (L21).
Les transports jouent également un rôle clé dans le
développement de l’usine Krupp qui est doté « d’un port long de 500
mètres » permettant les importations de minerais de Rotterdam et d’Allemagne occidentale. (L 17) Les
chemins de fer permettent également la circulation des matières 1ères et des
produits. Les échanges peuvent donc se développer et les ports permettent
l’essor du commerce qui tire la croissance et la production industrielle.
Le rôle de l’Etat est évoqué dans le texte à travers
ses commandes de « matériel de guerre » (L12) ce qui témoigne du
contexte tendu de l’époque et de la réussite d’une entreprise à s’adapter à des
demandes militaires.
La main d’œuvre abondante fournit ensuite une
explication au développement de Krupp qui emploie « 70000 ouvriers en
1912 ». L’industrie bénéficie d’un exode rural massif et d’une population
abondante, vivant près du site, permettant d’augmenter la production. Cette
productivité est d’ailleurs accentuée par les nouvelles méthodes de travail
évoquées dans le texte. L’exécution finale de l’acier nécessite « plus de
500 000 opérations séparées » (L15) C’est un référence à l’OST
organisation scientifique du travail qui est divisé, simplifié,
chronométré selon les méthodes de
F.Taylor. La productivité s’en trouve accrue et les coûts de production
réduits.
Expliquer en quoi la politique sociale de Krupp est une
avancée, un modèle dans l’ Europe de l’époque et met à mal l’idéologie
marxiste ?
L’auteur évoque le « développement grandiose
des institutions de prévoyance ouvrière » allant de pair avec les progrès
techniques (L21). Visiblement, l’entrepreneur Krupp mène une politique sociale
avant gardiste pour l’époque puisqu’il fonde une caisse auxiliaire de maladie
dès 1853 (L 23) qu’il y adjoint une caisse de retraite pour les veuves et les
orphelins, des sociétés d’assurance, un économat, des casions, des écoles,
bibliothèques, cliniques etc. (L27 à 32). C’est une avancée pour les ouvriers
d’Essen car en Europe, les caisses de
retraite, les allocations diverses, les assurances maladies sont encore rares.
En France, il faut attendre l’intervention de l’Etat et des lois au début du
XXe siècle pour voir une amélioration des conditions de vie des ouvriers
(1910 : loi sur les retraites ouvrières ; 1930 assurances
sociales ». dans la majorité des cas, les ouvriers sont mal lotis et ont
des conditions de vie et de travail déplorables.
Krupp semble faire exception et mène une politique
sociale favorable aux ouvriers, empêchant ainsi les conflits et les luttes de
classes développées par Marx. Mais cette politique paternaliste d’aide « aux veuves, aux orphelins, aux
vieillards »(l 27-32) a des objectifs. Elle peut attirer la main d’œuvre
vers l’entreprise mais elle la garde également.
Les « quatre écoles industrielles, les société d’éducation »
permettent de former une main d’œuvre pour l’avenir tandis que les hôpitaux
permettent de soigner et de recueillir les naissances qui feront de futurs
ouvriers. Derrière cette politique sociale se cache une politique de
recrutement.
Concluez en évoquant l’intérêt et la portée
générale d’un tel document
L’auteur de ce texte nous montre à travers sa
description emphatique de l’usine Krupp toute sa fierté du développement
industriel de l’Allemagne qui est venue tardivement à l’industrialisation.
L’auteur est fier de la réussite industrielle de son pays qui est passé
rapidement en tête des pays industrialisés européens. Sa description précise,
détaillée de l’usine et de son développement permettent de mieux cerner le
processus de développement industriel d’une entreprise et d’un pays. Mais
l’optimisme, la joie des progrès sociaux permis par les progrès techniques ne
doivent pas cacher certains aspects moins joyeux. Les conditions de travail
restent pénibles, même avec le fordisme et le taylorisme qui se mettront en
place. De plus, la pratique paternaliste de Krupp a pour effet de garder
l’ouvrier sur place, disponible en permanence et de permettre un renouvellement
facilité de la main d’œuvre.