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jeudi 14 novembre 2019

La conscience politique de Geoffroy de Lagasnerie

Fiche de lecture du livre de Geoffroy de Lagasnerie , La conscience politique, Fayard, 2019.




La thèse principale : "penser politiquement semble impliquer penser par fiction".
Par exemple, quand Hobbes, fondateur de la pensée politique moderne (Leviathan) mentionne deux modes possibles de constitution de la République, la République d'institution dans laquelle des individus rassemblés réaliseraient un accord pour instituer un/des représentant(s) légitime(s) et la République d'acquisition où le pouvoir s'impose par la force, et qu'il affirme que, sous ces deux formes, c'est la même passion de peur qui anime les individus, il interprète notre relation à la politique selon des catégories qui ne correspondent pas à la réalité. Ces deux formes d'entrée dans l'Etat sont en réalité des fictions. Le choix que Hobbes évoque n'existe pas. Nous n'avons jamais le choix. Il n'est pas vrai qu'il y a une alternative à l'appartenance politique. Le fait d'être placé sous la soumission d'un pouvoir qui se donne le droit de disposer de soi nous est imposé à la naissance. Donc la question de l'Etat est la question d'une appartenance obligatoire. Il n'y a pas de contrat, même conclu par peur. Lorsque Hobbes place le consentement au fondement de l'appartenance politique alors qu'il s'agit peut-être de l'un des rares domaine où nous n'avons jamais consenti à rien, lorsque nous disons, selon une logique identique, que la démocratie est fondée sur le principe de la souveraineté populaire, que la souveraineté est transférée à travers le vote, que le peuple s'autoconstitue comme peuple à travers le rassemblement, que la Révolution est un moment de retrait de la souveraineté populaire des institutions étatiques, qu'une assemblée constituante est une institution où le peuple se dote de règles communes ou encore que le droit se construit à partir d'un processus de délibération rationnelle, que fait-on si ce n'est doter les phénomènes politiques et les formes de l'action politique d'une sorte de vie psychique et magique ? A quelle réalité renvoie la formule selon laquelle "le pouvoir réside dans le peuple" ?.
La volonté du peuple n'existe pas et représente une expression dénuée de signification.  L'idée d'une puissance souveraine du peuple institué en corps (Montesquieu) est rendue inopérante par les processus électoraux qui ont pour conséquence de rendre la démocratie indistincte de l'aristocratie : les votants sont en effet toujours une minorité . De plus, la volonté de la majorité peut être aussi tyrannique et oppressive qu'une caste, en ne permettant pas à la minorité de s'exprimer ou de peser, à leur mesure, sur les décisions. Tout au plus pourrait-on dire , pour différencier la démocratie de l'aristocratie, que sous un régime aristocratique, la minorité qui gouverne est fixée une fois pour toutes, tandis qu dans une démocratie, la minorité qui a triomphé aujourd'hui peut être battue demain et remplacée par une autre. Encore que la réalité nous enseigne que la différence entre les deux est minime. Un peu plus tard dans son livre, GdL fait quelques pages sur le vote est l'instrument par lequel un groupe impose sa volonté à un autre. C'est une action qui consiste non pas à sélectionner une Loi d'une rationalité et d'un fondement plus hauts, (les conceptions politiques les plus raisonnables cf Rawls, Théorie de la Justice) mais tout simplement c'est l'action d'imposer à tous, en s'appuyant sur la force de contrainte de l'Etat, la volonté d'un groupe. Autrement dit, voter est un moment de guerre sociale. Il faut donc restituer qui vote au détriment de qui, quel rapport social se reproduit, quel groupe est parvenu à se mobiliser pour étatiser va volonté, quel groupe se sert du vote dans quel but.  Par ailleurs, et c'est le deuxième argument, il n'y a pas d'expérience spontanée ou propre, ce que les individus peuvent éprouver comme "leur" expérience n'est souvent rien d'autre que la façon dont le pouvoir nous inculque un certain nombre de manières de réagir à ce qui nous arrive. Dans les sociétés capitalistes, la manière de conduire les individus à occuper la place qui leur est assignée ne se déploie pas avec une brutalité apparente et assumée. Des processus de dénégation sont à l'oeuvre. le rapport à l'ordre passe par tout un ensemble de médiations, notamment culturelles et scolaires. La culture, l'école, la religion, l'éducation créent les "formes esthétiques du respect de l'ordre établi" et les individus adoptent leur position assignée dans l'ordre social sans avoir besoin du contact direct avec les forces de l'ordre - ils y vont presque par eux-mêmes.
Dès lors, si les critiques du système existant, c'est-à-dire essentiellement les critiques du néolibéralisme, reprennent les fictions du citoyen délibérant, de l'égale participation à la délibération publique, de la souveraineté populaire, de quelle valeur et efficacité est cette critique ? (cf Wendy Brown, Défaire le démos, Paris/Amsterdam, 2018). Par exemple, dans le cas, populaire dans les milieux de l'extrême gauche (voir le Comité Invisible) de la pensée de Giorgio Agamben : Dans L'usage des corps, Agamben en appelle à une nouvelle forme d'action politique qu'il nomme "destituante". Il affirme que l'action politique a été largement pensée et pratiquée sur le mode du pouvoir constituant (Agir politiquement, c'est instituer un pouvoir). Mais la force constituante de l'action sera capturée par le pouvoir qu'elle va constituer pour que lui soit ôtée la possibilité de s'en retirer ou de le défaire pour constituer autre chose, d'où le recours aux révolutions. Agamben appelle à l'élaboration d'une action qui se déploierait sous la forme d'une puissance destituante, là où la révolution nous enferme dans des cycles de capture (retrait/reconstitution). C'est pourquoi, au jeu habituel de la politique, Agamben oppose la figure du désœuvrement, du dépôt, du blocage...Or, pour G. de Lagasnerie, ce projet réélabore en fait des schèmes classiques selon lesquels il suffirait que nous retirions notre consentement pour destituer, ce qui au fond est une reformulation des théories du contrat social et comme si , réellement, c'était la souveraineté populaire qui instituait un régime et qu'il suffisait donc de se retirer pour destituer. Pour l'auteur, la pensée d'Agamben donne des allures subversives à des formes de pensée conservatrices, en faisant passer pour radicales les formes bourgeoises du rapport au monde.

Tout se passe comme si une sorte de magie était à l'oeuvre dans le monde et que, lorsque "la politique" apparaît, le "social" disparaît. Comme si, à ce moment-là, tout changeait : nous ne serions plus des individus dotés de caractéristiques sociales et animés par des intérêts, mais des citoyens ou des êtres raisonnables au sein du peuple ; le langage ne serait plus un outil inscrit dans le jeu de la domination, mais un instrument de la discussion ; les rapports interhumains  ne seraient plus des rapports de force et de guerre mais soudainement des rapports interindividuels de discussion et de délibération. Mais pourquoi nos rapports à l'Etat et à la Loi seraient-ils d'une nature différente que nos rapports aux autres institutions de la vie sociale ? Pourquoi les relations de pouvoir qui se constituent dans et à travers l'Etat ressortiraient-elles d'une autre économie que les autres relations de pouvoir ? Il est beaucoup plus convainquant de penser que les institutions politiques sont inscrites dans les dispositifs de la vie et immergés dans les rapports sociaux et qu'il faut donc les nommer et les penser à travers un langage ordinaire d'observation. La théorie politique est une sous-partie de la théorie du pouvoir et des interactions sociales. En cela, l'auteur s'oppose à ceux (Laclau, La raison populiste) qui  pensent que le politique serait cette activité où, précisément, quelque chose "totaliserait", "rassemblerait" ce qui existe à l'état dispersé dans le champ social. La démocratie supposerait l'existence d'un sujet politique qui se situe au-delà des sujets sociaux et ce sujet politique, ce serait le peuple. Construire une théorie politique , ce serait construire une théorie du peuple. Donc, même si nous ne sommes pas des citoyens qui formeraient une communauté ou un corps politique, il serait néanmoins inéluctable d'invoquer ces concepts. La philosophie politique devient donc chez Laclau et chez d'autres une méditation sur des entités qui n'existent pas, qu'il appelle des "signifiants vides". Mais pourquoi faudrait-il que nous nous identifiions comme citoyen au-delà de nos appartenances sociales, en  dépassant nos demandes singulières pour nous subjectiver comme citoyen au niveau  d'une communauté politique ? Cette conception se fonde sur un acte paradoxal de dépolitisation des luttes concrètes et des identités sociales, telles qu'elles émergent dans la réalité. Pour GdL, la politique ne consiste pas à devenir autre chose que ce qu'on est au sein d'une entité plus générale. Mais accepter une telle définition demande d'assumer le chaos et la complexité dans laquelle nous vivons et de forger un concept de politique immanent à ce qui apparaît dans le champ social, c'est-à-dire de réduire le concept de politique à ceux de pouvoir et de contre-pouvoir.

Qu'est-ce que le peuple ? Qui le représente (s'il existe) ? Judith Butler, dans Nous, le peuple (Paris, 2016) réfléchit sur ce point à partir de l'invocation souvent utilisée dans les mouvements sociaux et politiques de constituer l'incarnation du peuple. Consciente que le peuple ne pre-existe pas et qu'il existe de plus toujours un écart entre le "nous" invoqué" et le "nous" constitué par et à travers le rassemblement, elle cherche néanmoins à caractériser ce qui advient comme peuple lors de ces rassemblement (puisqu'elle ne remet pas en cause la notion de peuple  et le concept de souveraineté populaire). Pour elle, même si les élections sont un moment de transfert de la souveraineté populaire à des représentants, ce transfert reste partiel puisque le principe de souveraineté reste entre les mains du peuple, qui peut la faire jouer contre ses gouvernements élus : "la signification de la souveraineté populaire n'est jamais totalement épuisée par l'acte de voter". Or, ce serait précisément quand ces rassemblements se constituent en "nous, le peuple" et donc que , par définition, ils contiennent la souveraineté populaire, qu'ils remettent en cause l'Etat et les normes que celui-ci impose dans le contrôle public des corps rassemblés (le Parlement...). Sa théorie politique consiste donc à mettre en question ces normes de contrôle et de régulation qui permettent, mal, aux démocraties d'éviter que des formes de souveraineté populaires dépassent, excèdent les formes parlementaires qu'elles fondent et qu'elles instituent. Il est évidemment important de réfléchir sur les modalités contemporaines de contrôle et de limitation de la manifestation et de l'occupation de l'espace public, mais qu'elles que soient les formes, il est significatif de constater que jamais celles et ceux qui manifestent ne sont autre chose qu'une petite minorité de la population. Jamais "le peuple" n'est présent dans ces rassemblements qui disent "nous, le peuple". Partout où se produisent des épisodes révolutionnaires, à part les quelques endroits où se déroulent les mouvements, le reste du pays est calme et la vie continue. Par conséquent, les plus nombreux vivent un rapport à la politique qui se distingue totalement de celui que vivent ceux et celles qui sont entrain de tente de conquérir l'appareil d'Etat ou d'éviter de s'en faire expulser et sur lesquels se focalisent l'attention. Quelle est la vie politique des "voix absentes" (Didier Eribon), de la "majorité silencieuse" ? La captation des faits qui se livrent à nous comme "politiques", à l'aide de catégories dites "politiques" conduit à doter d'une réalité homogène ce qui en fait ne relève que de l'action de groupes particuliers. Par des effets de performativité  c'est-à-dire par le fait de déclarer au nom d'un peuple qui n'existe pas quelque chose et par conséquent de faire advenir, justement par la déclaration, et le peuple et la chose déclarée, on reconnaît aux institutions, aux autorités, aux mouvements organisés cet étrange pouvoir de créer ce qu'ils disent créer. Toute théorie de la performativité est une sorte de légitimisme, même s'il s'agit de reconnaître une légitimité "après coup". Bourdieu qui réfléchit sur le langage performatif dans le champ social, sur la question des groupes, de l'identité et de leur représentation reconnait l'existence et l'efficacité des discours performatifs et parfois en parle comme d'une usurpation, par exemple à propos du phénomène du porte-parolat.

Bilan 1re partie : "Quand nous sommes 300 à nous rassembler devant l'Assemblée nationale en chantant "nous le peuple", nous ne sommes pas le peuple en train de contester les institutions en faisant apparaître une expression dissidente de la "souveraineté populaire". Nous sommes 300 qui nous mobilisons en tant qu'acteurs socialement situés, même si nous le disons autrement. Mais de la même manière, celles et ceux contre qui nous manifestons ne sont pas les "représentants du peuple", au sein d'une institution dont la légitimité proviendrait du transfert de souveraineté accompli au moment du vote. Ils sont 200, peut-être moins, gouvernants eux aussi socialement situés, mais qui sont en position de nous imposer leur volonté en l'appelant Loi. 300 contre 200 : telle est la vérité du rapport  politique. Rien de plus. Ce n'est pas la "République" contre le "peuple". Ces mots sont des abstractions qui ne renvoie pas à un rapport social concret."

La deuxième partie du livre est donc le complément de la première partie qui a cherché à déconstruire les catégories politiques ordinaires et leur vocabulaire. Il s'agit de produire une description "juste" , parce que réaliste, basée sur les concepts de la sociologie, de la réalité politique actuelle.

On vote, mais on ne décide de rien.  "La personnalité de l'Etat est une pure fiction, il n'y a que les organes, c'est-à-dire des individus qui imposent aux autres individus leur volonté, et cela sous la sanction de la contrainte matérielle" (Léon Duguit, l'Etat, le droit objectif et la loi positive) L'Etat, ce sont les gouvernants investis du pouvoir de fait ; ils ne sont pas les dépositaires de ces abstractions que sont la volonté générale, la conscience collective ou la raison de la Loi. L'Etat est un appareil dont des volontés particulières se servent pour s'imposer. Cependant, substituer le concept de gouvernants à celui de l'Etat ne veut pas dire renoncer à une approche sociologique. Les gouvernants sont des individus, par définition porteur d'une éthique, d'un habitus, d'intérêts propres à leur appartenance sociale, en sorte que c'est bien une logique sociale qui est à l'oeuvre dans leur pratique politique. Il en résulte que l'Etat est une entité contradictoire, animé par des logiques hétérogènes. Ensuite, GdL contre-argumente la pensée qu'il y aurait des contraintes argumentatives spécifiques à la sphère du droit, qui s'imposeraient aux acteurs malgré et au-delà de leurs inclinations individuelles et qui feraient que l'on commettrait une erreur à vouloir réduire la Loi à la volonté des gouvernants qui les énoncent et veulent les imposer (c'est une thèse de Bourdieu, entre autres). Pour l'auteur, une telle autonomie des champs juridiques n'existe pas plus qu'ailleurs, et imaginer une situation dans laquelle l'existence d'intérêts particuliers n'est pas antagoniste avec la recherche et la production collective de l'universel est un leurre. Même si affirmer que la Loi est de la volonté étatisée ne signifie pas ramener brutalement les pratiques étatiques aux intérêts directs de celles et ceux qui l'écrivent, puisque ceux-ci le font aussi souvent au nom d'une certaine idée de l'universel. Mais précisément, cette idée de l'universel reste personnelle, individuelle, sous une multitude d'influences spécifiques et particulières. La méthode réductionniste que propose l'auteur pour caractériser l'action politique consiste à prendre en compte systématiquement la multitude des formes que peut prendre l'ancrage individuel et décisionnel des actes étatiques qui sont parfois pris au nom de l'Etat, mais d'une idée singulière et non partagée. (cf sa de-contruction de l'idée de peuple)
Dès lors, la Loi dont un lieu commun est de dire qu'elle existe en démocratie pour protéger nos libertés individuelles, voire normaliser nos comportements devient, dans la logique de l'auteur, un système qui donne du pouvoir à la police et au procureur pour choisir à qui elle va s'en prendre, quels groupes d'individus pour quels types de délit. On connaît l'engagement de GdL aux côtés du Comité Adama. Nul doute qu'il y pense à ce moment de son livre, même s'il n'y fait pas directement référence. Bref, en résumé, pour lui, ce qu'on appelle un "Etat de droit" n'abolit pas l'arbitraire mais  transfère l'arbitraire du souverain au couple parquet-police.

Par ailleurs, Lagasnerie redéfinit la politique, non pas comme la constitution d'un corps politique qui est en fait, toujours déjà constitué et qui s'impose à tous, mais comme le moment de l'affrontement entre la volonté de quelqu'un et ce que dit la Loi. S'il n'y a pas d'écart, la question politique est gommée, il n'y a plus rien à dire, plus rien à analyser, plus rien à fonder puisque chacun se gouverne comme le veut la Loi. "L'expérience politique, dit l'auteur, ce n'est pas le moment où je contracte, c'est le moment où je me fais arrêter, c'est le fait d'être toujours arrêtable." La réalité de la politique se révèle dans la scène de la confrontation. Dans cette confrontation, il suggère pour l'individu/sujet/citoyen qui s'oppose une attitude de retrait et non pas de désobéissance civile, car celle-ci présuppose l’adhésion à l'ordre juridique et la reconnaissance de celui-ci dans ses prétentions.De façon sans doute provocatrice, il affirme "Pour moi, le rapport que j'entretiens avec ce qui est devenu la Loi française est identique au rapport que j'entretiens avec mon voisin. C'est par hasard que nous nous retrouvons face à face. Et quand nous sommes en désaccord, je l'affronte, et je ne lui reconnais pas une prétention à me gouverner et même à me concerner". Il revendique pour lui-même, et semble t-il, pour tous, l'idée que la Loi est coloniale, comme les Black Panthers qui, sur la base d'une analyse du fonctionnement des lois américaines, en concluait qu'ils étaient soumis à un Etat qui n'était pas le leur.Se définir comme une colonie, c'est sortir de l'espace d'application de la Loi. Les analyses des Blacks Panthers ne seraient pas une théorie parmi d'autres, valables pour un groupe socio-racial particulier, mais une expression de la conscience politique, importante parce qu'elle rompt avec la conception abstraite de l'individu et du peuple en démocratie. Fondamentalement, par expérience, être un citoyen, c'est être un sujet "occupé", au sens d'un individu soumis à des lois "occupantes", forces étrangères qui organisent le monde dans lequel il se trouve. Dès lors, désobéir ne suffit pas, car c'est encore dire à la Loi qu'on lui appartient, comme si l'obéissance aux lois était naturelle, mais il faudrait s'en rendre étranger.
Mais cela ne signifie pas que nos vies se déroulent sur le mode exclusif de l'affrontement conscient et explicite. A rebours de toute pensée contractualiste, laquelle présuppose, quelle que soit la théorie politique bâtie ensuite, qu'à la base de toute relation entre l'Etat et le sujet, il y a un consentement, GdL insiste sur le sujet politique comme "spectateur". Ceux qui n"ont jamais consenti à rien et n'ont jamais rien dit sont les majoritaires. La relation à la politique prend plus souvent la forme d'un rapport d'extériorité et de passivité que celle de l'activité et de la co-construction.
Et de conclure " au fond, quand on remet en cause des concepts totalisants comme ceux de peuple, de loi, et que l'on renonce à tout fantasme d'autogouvernement, on se rend compte que c'est bien la valeur du mot "démocratie" que nous devons interroger".

Les derniers chapitres sont consacrés à la question de la violence. Ici encore, GdL déconstruit la notion au coeur de la science politique du monopole de la violence légitime par l'Etat. L'idée classique de l'Etat est que celui -ci ne peut être taxé de violent puisqu'il respecte les procédures et réglementations qui le fondent et qu'il édicte. La violence serai ce qui relève du secteur "privé", de l'arbitraire ; en revanche, on ne code pas comme violent ce qui est légal. Or, l'idée de violence légitime relève d'une impossibilité logique car il n'y a pas nécessairement reconnaissance de la part de ceux qui sont soumis à la Loi de la légitimité de celle-ci. Dans son texte sur 'les trois types de la domination légitime", Max Weber affirme qu'il est nécessaire de recourir au concept de légitimité parce que l'explication du respect de la Loi par la coutume (l'incorporation des structures sociales et l'inertie des habitus) et le jeu des avantages et des inconvénients (l'anticipation de la répression) lui paraît insuffisante. Un ordre politique serait instable s'il n'était considéré comme légitime par ceux qui y sont soumis. Tout ordre de domination serait lié donc à un système de légitimation et Weber place au coeur de la question politique la question des modes de légitimation de l'autorité. En général, le mode de légitimation est purement quantitatif, c'est l'argument de la majorité. Cependant, il faudrait par honnêteté admettre que l'espace culturel et politique est par nature violent puisqu'il s'impose à la minorité/ aux minorités. Toute réflexion  sur la politique doit commencer non pas par une interrogation sur les fins et les finalités des institutions, mais sur les moyens. La question fondamentale est "jusqu'où" ? Jusqu'où un groupe majoritaire est prêt à aller pour imposer sa volonté, sachant qu'aucune procédure ne pourra éradiquer l'extériorité du sujet à la Loi. La conscience politique conduit à placer la question de la police, du système pénal, de la contrainte au centre de toute analyse de la pratique.

dimanche 10 novembre 2019

La démocratie antique en débat

Le dossier documentaire pour les élèves




Doc 5 : Périclès jugé par Thucydide
Le gouvernement d’Athènes par Périclès

« -Les Athéniens- s’affligeaient de leurs souffrances : le peuple se voyait privé des maigres ressources qu’il possédait ; les riches avaient perdu leurs beaux domaines de la campagne (…).
On se plaignait surtout d’avoir la guerre au lieu de la paix. Leur colère à tous ne cessa que lorsqu’ils eurent infligé une amende à Périclès. Pourtant, peu de temps après, par un revirement dont le peuple est coutumier, ils le réélurent stratège en lui confiant la mission suprême des affaires ; (…) on l’estimait le plus capable de remédier à la situation critique de l’Etat. Tout le temps que, pendant la paix, il fut à la tête des affaires, il avait fait preuve de modération et de fermeté dans la conduite de l’Etat, qui sous lui parvint au comble de sa puissance : la guerre une fois déclarée, on constata qu’il avait évalué exactement la puissance d’Athènes. Après sa mort, on vit mieux encore l’exactitude de ses prévisions. Il avait prédit le succès aux Athéniens s’ils donnaient tous les moyens à la marine, s’ils renonçaient à augmenter encore leur empire (…). Mais sur tous ces points, on fit juste le contraire. D’autres entreprises (…) furent menées avec la seule préoccupation de la gloire et de l’intérêt personnels ; elles furent désastreuses pour les Athéniens et leurs alliés. (…)
Voici la cause de ce changement : Périclès avait de l’influence en raison de la considération qui l’entourait et de la profondeur de son intelligence ; il était d’un désintéressement absolu ; il contenait la multitude qu’il menait, beaucoup plus qu’elle ne le menait. (…) il n’avait pas à flatter la foule (…), il pouvait lui tenir tête et même lui montrer son irritation. (…) Mais ses successeurs, dont aucun n’avait sa supériorité et qui voulaient tous se hisser au premier rang étaient portés, pour flatter le peuple, à lui abandonner les affaires. De là tant de fautes, explicables dans un Etat puissant et possesseur d’un empire étendu. »

Thucydide, historien athénien (vers 460-vers 395 av. J.-C.), Guerre du Péloponnèse, II, 65, trad. Jean Voilqui, 1966, Garnier-Flammarion



Doc 6 : Extrait de Plutarque, Vie des hommes illustres, 100-110 après JC
"César, pour reconnaître la bonne volonté des Grecs, plaida contre Antoine, qu'ils accusaient de malversations, devant Marcus Lucullus, préteur de la Macédoine.  Il parla avec tant d'éloquence qu'Antoine, qui craignit d'être condamné, en appela aux tribuns du peuple, sous prétexte qu'il ne pourrait obtenir justice contre les Grecs dans la Grèce même.  À Rome, les grâces de son éloquence brillèrent au barreau, et lui acquirent une grande faveur. En même temps que son affabilité, sa politesse, l'accueil gracieux qu'il faisait à tout le monde, qualités qu'il possédait à un degré au-dessus de son âge, lui méritaient l'affection du peuple ; (5) d'un autre côté, la somptuosité de sa table, et sa magnificence dans toute sa manière de vivre, accrurent peu à peu son influence et son pouvoir dans le gouvernement.  D'abord ses envieux, persuadés que, faute de pouvoir suffire à cette dépense excessive, il verrait bientôt sa puissance s'éclipser, firent peu d'attention aux progrès qu'elle faisait parmi le peuple.  Mais, quand elle se fut tellement fortifiée qu'il n'était plus possible de la renverser, et qu'elle tendait visiblement à ruiner la république, ils sentirent, mais trop tard, qu'il n'est pas de commencement si faible qui ne s'accroisse promptement par la persévérance, lorsqu'en méprisant ses premiers efforts on n'a pas mis obstacle à ses progrès.  Cicéron paraît avoir été le premier à soupçonner et à craindre la douceur de sa conduite politique, qu'il comparait à la bonace de la mer, et à reconnaître la méchanceté de son caractère sous ces dehors de politesse et de grâce dont il la couvrait. (9) « J'aperçois, disait cet orateur, dans tous ses projets et dans toutes ses actions des vues tyranniques ; mais quand je regarde ses cheveux si artistement arrangés, quand je le vois se gratter la tête du bout des doigts, je ne puis croire qu'un tel homme puisse concevoir le dessein si noir de renverser la république. » Mais cela ne fut dit que longtemps après."


Démarche et déroulement de l'activité pour les élèves


·       Parmi ces 6 documents, quels sont ceux qui sont favorables à la démocratie ? Soulignez le passage de chaque texte qui exprime le mieux cette opinion.
·       Quel sont les textes hostiles ou critiques envers la démocratie ? ? Soulignez les passages qui expriment le mieux cette opinion.
·       Quel est le texte le plus impartial ? Pourquoi ?
·       Deux doc. sont des extraits de pièces de théâtre. Lesquels ?
·      Quel(s) auteur n'est/ne sont pas contemporain(s) des faits qu'il(s) relate(nt). 
·       Repérez les auteurs grecs sur la frise chronologique.
 




Les documents nous renseignent sur le fonctionnement de la démocratie athénienne et sur ses limites.
·       Dans le texte 4, Thésée définit les fondements de la démocratie. Reformulez  les 2 principes (un concerne la loi, l'autre concerne la citoyenneté)
·       Tribunal, Conseil et assemblée sont évoqués par Aristote. Donnez leurs autres noms et indiquez quelles sont leurs fonctions.
·       A quoi sert le misthos ? Quel est l'inconvénient de ce système pour Aristophane ?
·       Dans le texte 4, l'envoyé de Thèbes parle d" orateur qui flatte la foule et l'entraîne en tout sens pour son propre intérêt". Expliquez cette phrase.
·       Polybe dit que le problème de la démocratie athénienne fut qu'il n'y avait personne pour diriger la foule. En reprenant l'exemple de Périclès (doc 5), expliquez les qualités de Périclès comme homme d'Etat puis la situation d'Athènes à sa mort.
  • Plutarque raconte la crise de la République Romaine au 1er siècle avant JC. Il présente César comme un ambitieux qui, pour son ambition personnelle, a sacrifié la République et voulait se faire tyran. Comment analyse-t-il les causes de l'ascension politique de César ? En quoi est-ce une critique de la démocratie ? 



Grâce aux idées recueillies dans le travail préparatoire, vous pouvez maintenant compléter le tableau de recensement des idées.



Puis, compléter le plan thématique qui regroupe les idées et explications, non par documents, mais par arguments. L’intérêt ici est de montrer qu’ils se répondent

I/ L’intelligence collective ou la stupidité de la foule ?
II/ Des hommes politiques capables ou des démagogues ?
III/ Les mécanismes régulateurs de la démocratie pour éviter précisément les dangers pointés



jeudi 3 octobre 2019

Socialisme et communisme allemands face à Hitler

Un extrait du livre de Peter Weiss, L'esthétique de la résistance


L'Esthétique de la résistance est le dernier livre de l'allemand Peter Weiss, publié en plusieurs volumes entre 1975 et 1982. Il y opère un travail magistral de recomposition de la mémoire, celle de ses jeunes années, pour lutter contre l'oubli et donner à comprendre, et surtout, en dénonçant, à se révolter contre les forces de la destruction. 
On ne peut donc pas comprendre son texte, écrit dans une langue précise et exigeante, sans références historiques.

Ce passage évoque un groupe d'amis, tous communistes, qui se réunissent secrètement en 1937 dans la cuisine familiale du narrateur, pour discuter de politique.
"Les trois décennies écoulées étaient une période courte, mais la division du prolétariat en deux grands partis et les autres défections suscitées inévitablement par les désaccords  -1- avaient favorisé des revers qui guettaient de toutes parts, chaque signe de faiblesse étant exploité pour attaquer et étouffer toute tentative de rénovation à peine engagée. La lutte menée jusqu’au bord de l’inimitié mortelle entre les partis ouvriers, -2- la destruction de la solidarité, les effets du fractionnement, c’est à tout cela qu’on touchait [...]. Les discussions sur l’unité d’action entre communistes et socialistes se fondaient sur les décisions d’orienter la politique vers la formation de fronts populaires, qui avaient été prises quelques semaines auparavant lors du Septième Congrès Mondial du Komintern -3-. Ne disposant pas de détails sur les débats, nous avions contemplé des photographies de l’immeuble de l’Internationale communiste pour avoir au moins sous les yeux le lieu où siégeaient ceux dont les délibérations déterminaient notre destin. À l’époque, l’édifice aux proportions régulières et aux nombreuses fenêtres, tout à côté de la porte Trojckije donnant sur le Kremlin, nous l’imaginions se teintant de rose sous les petits nuages effilochés dans le ciel du soir ainsi que les coupoles d’or se dressant au-dessus des murs rouges aux créneaux ouverts en forme de lis et de l’autre côté, devant l’énorme place ouverte, le cube tassé, la Kaaba noire contenant le cercueil de l’homme blafard, libéré de tout. Nous tentions d’inscrire notre minuscule espace clandestin dans le grand modèle et de faire coïncider nos expériences solitaires avec des instructions générales, des devises dont le vaste contenu avait été rassemblé, comparé, évalué, révisé, durci et commenté par les délégués au cours de la discussion. [...]  Nous nous accrochions fermement à l’idée qu’au dehors il existait quelque chose, et qui se fortifiait et se préparait à la riposte et plus il devenait difficile de prendre contact les uns avec les autres au sein de ce qui restait de groupements illégaux -4- , de s’entraider et de s’informer réciproquement sur les projets en cours, plus le moindre détail permettant de tirer des conclusions sur la situation, le déroulement d’opérations au-delà de nos frontières, prenait de l’importance. [...] Ce que nous avions entendu dire de l’Espagne, du mouvement révolutionnaire en Chine, des agitations et révoltes en Asie du sud-est, en Afrique, en Amérique Latine ou sur les grèves en général, le regroupement des syndicats et des partis ouvriers en France -3-, nous incitait à penser que l’idée de la victoire sur les forces réactionnaires dans le monde n’était pas si erronée qu’on voulait nous le faire croire dans la phraséologie braillarde consacrée à la mise au pas dans notre pays. Mais lorsque nous essayions de déceler dans les entreprises et les organisations les signes d’un changement, de rébellion, de sabotages, nous ne rencontrions le plus souvent qu’une adaptation résignée, une passivité muette, et nos utopies ne pouvaient pas nous empêcher de voir que bon nombre de ceux qu’en janvier trente-trois nous avions encore vu se rendre, tremblants de froid, habillés pauvrement, à la maison Liebknecht, défilaient maintenant sous les drapeaux dans le rouge desquels les outils croisés des travailleurs avaient été remplacés par le symbole raide et anguleux de notre anéantissement."

Questions :
-1- Présentez les oppositions idéologiques entre les communistes et les socialistes allemands.
-2- Expliquez pourquoi l'auteur parle d'une "inimitié mortelle entre les partis ouvriers".
-3- A quelle date le Komintern passe t-il de la stratégie "classe contre classe" à la stratégie des fronts populaires", et pourquoi ?  En quoi consiste la nouvelle stratégie ?
-4- Que se passe t-il pour les mouvements ouvriers après l'accession de Hitler au pouvoir ?

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Une carte mentale sur le sujet des divisions entre communistes et socialistes qui résume la leçon



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Un sujet corrigé



Consigne : Après avoir présenté les documents, vous expliquerez les revendications du KPD et de ses partisans et décrirez leurs modalités d’actions. Vous préciserez enfin les limites de ces documents pour la compréhension de la diversité du mouvement ouvrier en Allemagne durant l’entre-deux guerres.

Document n° 1 : Roter Wedding (le « Wedding rouge »), Chant d’accompagnement des défilés du Front rouge des combattants, organisations paramilitaires du KPD.

 
               

Document 2 : « Le sens du salut hitlérien ». Couverture du magazine AIZ, octobre 1932. Sur l’affiche, on peut lire : « Des millions sont derrière moi ! » ; « Un petit homme qui demande de grands dons ».

 
 



Le document est extrait de l’hebdomadaire AIZ, Arbeiter-Illustrierte-Zeitung, journal illustré des travailleurs, fondé à Berlin en 1926. Le journal défend une ligne pro-soviétique et s’affirme à cette époque comme le magazine illustré des travailleurs. Le tirage peut atteindre jusqu’à 500 000 exemplaires. John Heartfield, de son vrai nom Helmut Herzfeld (1891-1968), publie dans l’hebdomadaire, entre 1930 et 1938, près de 250 photomontages. C’est en 1916 qu’il anglicise son nom pour protester contre le nationalisme allemand. Membre du parti communiste sous la République de Weimar (1919-1933), figure majeure du mouvement dadaïste de Berlin, il a pu être considéré comme le maître du photomontage de son époque et « le prototype et le modèle de l’artiste antifasciste » (Louis Aragon). Il fuit l’Allemagne nazie.





Proposition de correction 


                Le document n°1 est un chant d’accompagnement des défilés du Front rouge des combattants, organisations paramilitaires du KPD (parti communiste). Créé en décembre 1918, le KPD est membre de la IIIème internationale. Il a été fondé par R. Luxemburg et K. Liebknecht qui échouent dans leur tentative de révolution en Allemagne en 1919. Ils sont assassinés. Au début des années 1930, le KPD est un parti de masse, avec 300 000 militants venus du SPD (parti social-démocrate). Le document n° 2 est un photomontage c’est-à-dire un assemblage de photographies. Les principaux éléments donnent l’impression d’être rapportés, « collés » sur le document. Inventé par les dadaïstes berlinois[1], le photomontage a connu un essor considérable au lendemain de la Première Guerre mondiale. Forme satirique volontairement provocatrice, il est abondamment utilisé par les propagandistes et les publicistes. D’apparence simple, il permet d’être compris par un large public.

Le KPD et ses partisans ont pour revendication le renversement de la République de Weimar. Apparue en 1918, au lendemain du Premier conflit mondial, elle est jugée incapable de répondre aux revendications ouvrières : « Nous arrivons et nous faisons le nettoyage par le vide ». Ce renversement doit se traduire par la mise en place « d’une République soviétique allemande » à l’image de l’URSS, apparue après la révolution d’octobre 1917. Elle se caractérise par la collectivisation des moyens de production et la construction d’une société sans classes. La référence à l’URSS et à l’idéologie marxiste sont récurrentes dans le chant : « avant-garde de l’Armée rouge », « lutte de classe », « camarade », etc. Le texte révèle non seulement la dénonciation de la démocratie libérale symbolisée par la République de Weimar : « La République est un beau palais mais planté au milieu d’un marécage de bêtise et de réaction » mais aussi la mise en cause aussi violente du parti social-démocrate qui rejette toute démarche révolutionnaire : « Ni l’infamie du SPD », « la police du Zörgiebel » (préfet de police social-démocrate de Berlin). Respectueux de la Constitution, le SPD défend une république démocratique et parlementaire : c’est un parti de gouvernement qui participe à de nombreuses majorités. Le KPD considère le SPD comme un parti au service de la « bourgeoisie », ennemie du prolétariat. Enfin, « les fascistes » constituent une menace mais fixée, dans le document n° 1, « encore à l’horizon ». En 1929, les résultats du NSDAP (parti nazi) aux élections législatives, demeurent modestes (moins de 5 %) mais ne cessent de progresser. Le photomontage de J. Heartfield confirme ce présage. En 1932, à la faveur de la crise de 1929, le NSDAP atteint ses meilleurs scores (élections du 31 juillet : 37.3% des voix ; 6 novembre : 33.1%). Il constitue alors une véritable menace pour la démocratie et la révolution communiste voulue par le KPD. La « bourgeoisie » et le « capitalisme » sont accusés de favoriser l’ascension du parti d’Hitler. Si ce « petit homme » connaît un si grand succès, c’est parce que son parti est financé par de grands patrons : le personnage de gauche de grande taille comparativement à Adolf Hitler lui remet une épaisse liasse de billets.
Pour faire valoir leurs revendications, le KPD et ses partisans utilisent diverses modalités d’actions. Il s’agit tout d’abord de manifestations, défilés (le texte fait également référence à celui du 1er mai qui représente la fête du travail), à des chants (Roter Wedding mais aussi l’Internationale), à la violence (section paramilitaire du KPD, « poing serré », etc.), aux techniques artistiques. Ainsi, à travers le photomontage, John Heartfield, trouve un moyen de faire connaître les revendications du KPD au plus grand nombre. L’aspect satirique et volontairement provocateur (choix des titres) d’AIZ en font une revue particulièrement appréciée par les militants et sympathisants communistes.

Les deux documents rendent bien compte des revendications du KPD et de leurs adversaires au sein de la société allemande. La convergence de leurs points de vue ne permet pas de rendre véritablement compte de la diversité du mouvement ouvrier face à la République de Weimar et à la montée du nazisme. En contrepoint, ils révèlent les profonds désaccords existant entre le SPD et le KPD ; cette situation qui profite à Hitler. Après son arrivée au pouvoir, les organisations syndicales et partis politiques ouvriers sont supprimés.


[1]              Mouvement intellectuel et artistique qui, en Allemagne, se diffuse après la Première Guerre mondiale et remet en cause de façon radicale les contraintes imposées par l’art traditionnel, mais aussi la société (la guerre, la bourgeoisie, etc.).

vendredi 6 septembre 2019

1932, le scandale des fraudes fiscales

1932 : l'affaire des fraudes fiscales et le gouvernement Herriot
Sébastien Guex, université de Lausanne. L'Economie politique n° 033 - janvier 2007
L'histoire de la IIIe République durant l'entre-deux-guerres est parsemée de scandales politico-financiers. L'affaire Stavisky est la la plus célèbre. Le scandale dit "des fraudes fiscales" ou "de la Banque commerciale de Bâle", survenu durant les derniers mois de 1932, a sombré dans un profond oubli en France. Pourtant, ce scandale vaut qu'on s'y arrête. Ne serait-ce que parce qu'il a fortement contribué, en Suisse, au renforcement et à l'institutionnalisation, en 1934, du célèbre secret bancaire. Mais dans une perspective française, l'affaire des fraudes fiscales est aussi intéressante.

Le scandale
Le 27 octobre 1932, sur demande provenant du ministère des Finances, le commissaire de la Sûreté générale dirige une minutieuse perquisition dans un appartement discrètement loué par l'une des plus grandes banques suisses de l'époque, la Banque commerciale de Bâle (BCB). La Sûreté saisit de nombreux papiers. Parmi ceux-ci figurent des documents particulièrement sensibles et notamment des carnets où se trouve une longue liste des noms et adresses des clients de la banque. Il ressort des interrogatoires et des papiers saisis que la BCB entretient cette sorte d'agence, non déclarée aux autorités françaises et donc clandestine, depuis 1927 en tout cas, permettant aux propriétaires de frauder l'impôt. L'ampleur de la fraude est gigantesque. La somme de la fortune qui échappe au fisc se situe entre 1 et 2 milliards de francs français de l'époque, privant l'Etat de recettes de plusieurs dizaines de millions de francs par année. Les carnets saisis font apparaître que plus de 1 000 personnes sont impliquées, la très grande majorité appartenant à la haute société: trois sénateurs et un député influents, une douzaine de généraux, deux évêques, deux conseillers à la cour d'appel de Paris, de grands industriels ou brasseurs d'affaires, parmi lesquels la famille Peugeot, la famille Coty, propriétaire du quotidien Le Figaro, le directeur général du grand journal parisien Le Matin, ou encore Maurice Mignon, l'un des plus importants distributeurs de publicité financière auprès de la presse française. A eux seuls, les noms à particule ne constituent pas loin de 10% de la liste.
Une dizaine de jours après la perquisition, l'affaire commence à s'ébruiter. Le 8 novembre 1932, en effet, le député socialiste Fabien Albertin dépose une interpellation à la Chambre des députés "sur les mesures que le gouvernement compte prendre pour réprimer les graves fraudes fiscales récemment découvertes". Le jour même, le principal quotidien socialiste, Le Populaire, publie un long article en première page où, sous le titre "Scandale sur scandale", il commente l'interpellation en exprimant l'espoir que "les malandrins qui fraudent le fisc (seront) impitoyablement châtiés".
La discussion mouvementée à la Chambre, dont la presse se fait largement l'écho, semble accroître la pression sur les autorités gouvernementales et judiciaires et accélère ainsi les choses. Il est convenu, à la demande expresse du ministre de la Justice de demander immédiatement la levée de l'immunité des quatre parlementaires impliqués. Enfin la totalité des trente-huit juges d'instruction du Parquet de la Seine sont mis sur l'affaire, en répartissant entre eux les dossiers ouverts, dont le nombre atteindra finalement 1 084. Durant la semaine suivante, les autorités françaises entreprennent encore deux démarches qui stimulent l'intérêt public pour le scandale. Le 23 novembre, le Parquet rend publique une liste comprenant les noms et les adresses des quelque 130 premiers inculpés. Plusieurs quotidiens la font paraître le lendemain. A partir de la fin du mois de novembre, on entre dans une nouvelle phase, celle où, suite à une politique active de neutralisation et d'enlisement, le scandale retombe. Le Populaire ne s'y trompe pas, qui écrit, le 9 décembre 1932: "petit à petit, l'étouffement s'organise".
Les étapes comme les facteurs qui conduisent à l'étouffement se laissent suivre assez facilement.
·         Premier facteur : les autorités ne mandatent, et cette fois-ci leur décision reste très discrète, que quatre experts-comptables pour examiner les 1 084 dossiers ouverts, dont la plupart sont d'une redoutable complexité. Le Populaire (22 nov. 1932) a beau dénoncer cette décision qui "se moque littéralement de l'opinion" et vise à rendre la "justice (…) paralytique", sa protestation n'aura aucun effet.
·         Second élément: la divulgation des noms des 130 premiers inculpés provoque une très vive réprobation. Plusieurs députés interpellent furieusement le gouvernement à la Chambre. Quant à la presse de droite, elle s'étrangle d'indignation. Le Figaro (25 et 27 nov. 1932) voit par exemple, dans cette disposition, l'expression de l'"anarchie" et de la "dictature de la délation" . Devant cette tempête, les autorités reculent: elles cessent aussitôt la communication des noms.
·         Contrairement à la plupart des autres affaires politico-financières de l'entre-deux-guerres, lors desquelles les quotidiens de gauche mais aussi de la droite musclée ou antiparlementaire ainsi que la presse "à sensation", à l'instar de Paris-Soir, attisent ou déclenchent même l'incendie, les fronts se présentent très différemment dans ce cas-ci. La presse de droite, qu'elle soit modérée ou dure, ainsi que les journaux à sensation tentent, dès le début, d'étouffer l'affaire. Dans ce sens, on emploie deux méthodes. D'une part, le silence. C'est à peine si Paris-Soir mentionne le scandale: quatre minuscules articles, et c'est tout. L'Action Française comme Le Matin sont aussi d'une discrétion inhabituelle. Le Figaro ainsi que les quotidiens de droite plus modérés, comme Le Petit Journal, Le Petit Parisien ou Le Temps, accordent, certes, davantage de place à l'événement (entre une dizaine et une vingtaine d'articles chacun), mais se taisent le plus rapidement possible. L'autre méthode utilisée, parfois en parallèle, relève d'une tactique éprouvée dans ce genre d'affaires. Au lieu de dénoncer la fraude et ceux qui en profitent, on accuse les impôts et le fisc, dépeints comme exorbitants, monstrueux et pousse-au-crime. Ainsi drapée des vertus de la légitime défense, la fraude fiscale est banalisée, bientôt justifiée, le scandale minimisé et l'Etat condamné.

Dans cette voie, ce sont Le Figaro et L'Action française qui se montrent les plus actifs. Commentant l'interpellation d'Albertin, l'éditorial du Figaro dénonce, dès le lendemain (11 nov. 1932), "le fisc, ses excès et ses inquisitions (…) détestables" qui poussent à "se demander si (…) l'impôt abusif ne crée pas nécessairement le délit, si blâmable soit-il". Le ton du Figaro ira crescendo. Le 27 novembre, par exemple, un éditorial s'écrie: "Le vrai scandale est (…) d'abord la spoliation fiscale d'inspiration socialiste et démagogique qui ruine la France et fait naître la fraude". Quelques jours plus tard (9 déc. 1932), François Coty, sous le titre "Termites", n'a pas de mots assez durs pour le fisc qui "écrase la nation française" par "ses appétits déchaînés", son "pillage" et sa "curée démagogique". Même son de cloche à L'Action Française. "Il y a des fraudeurs parce que les taxes sont trop lourdes" (13 nov. 1932).
Seule la presse socialiste ou communiste s'est efforcée de souffler sur la braise. Mais ses moyens d'investigation et son audience étaient beaucoup trop limités, en 1932, pour mettre en échec la stratégie du silence et de la banalisation déployée par le reste des journaux
·         Un quatrième et important facteur a contribué à enliser et étouffer l'affaire. La commission du Sénat refuse la levée de l'immunité des trois sénateurs impliqués.
·         La chute du gouvernement Herriot, le 14 décembre 1932, va également contribuer - et il s'agit du dernier facteur - à enliser l'affaire. Certes, le nouveau garde des Sceaux ne paraît pas décourager la justice de suivre son cours. Ce n'est pas le cas, en revanche, du nouveau ministre des Finances, un pilier de la droite modérée, qui n'est autre que le président de la commission du Sénat dont on vient de parler. Il rejoint, parmi les trois ministères qui s'occupent de l'affaire (Finances, Justice, Affaires étrangères), la position du Quai d'Orsay qui, très vite, a cherché à apaiser le scandale afin, notamment, de ne pas s'aliéner les banques et le marché financier suisses.
En fin de compte, seule toute petite partie des personnes impliquées sera condamnés - à des peines d'amendes - à la suite de jugements qui s'étaleront de 1935 à 1944. Quant aux responsables suisses de l'agence clandestine de la BCB à Paris, ils seront condamnés en juin 1948, seize ans après l'affaire, à des peines de prison (avec sursis), mais bénéficieront immédiatement d'une amnistie.

Les aspects politiques du scandale
La  perquisition de l'agence clandestine de la BCB n'avait "pas été simplement le fait du hasard". En effet, l'attention des plus hautes sphères politiques avait été attirée depuis fort longtemps, six ans au moins, sur les activités déployées dans l'Hexagone par les banques helvétiques dans le but d'attirer la clientèle française en lui permettant de frauder le fisc. Un rapport de mai 1929 citait même nommément la Banque commerciale de Bâle. Mais durant toutes ces années, les autorités ne réagissent pas.
Cela change durant la seconde moitié de 1932. Rappelons que, suite à la victoire de son parti aux élections législatives de mai 1932, Edouard Herriot est nommé pour son second grand mandat en tant que président du Conseil. Début juin, il forme un gouvernement quasiment homogène, au sens où celui-ci ne comprend que des membres du centre et de l'aile droite du Parti radical-socialiste et n'inclut aucun représentant de l'aile gauche du parti et, a fortiori, aucun socialiste. Face à la grave crise économique qui touche la France, ce gouvernement préconise une vigoureuse politique déflationniste, dont la clé de voûte est le rétablissement de l'équilibre budgétaire par la diminution des dépenses. Une telle politique s'attaque particulièrement aux employés de l'Etat et, de manière plus générale, aux salariés, mais elle mécontente aussi de vastes couches parmi les agriculteurs, les commerçants et les artisans. Aussi le ministère Herriot se heurte-t-il non seulement aux socialistes mais, fâchant l'électorat radical, il suscite également l'opposition d'une partie croissante de son propre parti. Le soutien dont il dispose au Parlement s'effrite rapidement. En juillet 1932 déjà, lors de la première discussion que le Palais-Bourbon consacre aux propositions financières du gouvernement, l'atmosphère est si tendue que Herriot estime sa chute possible. C'est ce contexte politique particulier qui permet de comprendre le déclenchement de l'affaire. En déclenchant l'affaire des fraudes fiscales, le gouvernement tente de redorer son blason auprès des socialistes et de l'aile gauche du Parti radical. En s'en prenant spectaculairement à la fraude, il s'agit donc pour le gouvernement de frapper l'opinion publique en lui montrant que, s'il exige des sacrifices des couches populaires, il n'hésite pas, par ailleurs, à s'attaquer aux riches et aux puissants. Autrement dit, il cherche à faire passer l'amertume des mesures d'austérité auprès du public, et plus particulièrement auprès des socialistes et de l'aile gauche des radicaux, en leur offrant, en guise de compensation, le sucre d'une répression accrue de la fraude fiscale.

Mais pourquoi le gouvernement Herriot est-il tombé?
A l'opposition des socialistes et de la droite dure vient s'ajouter celle de nombreux députés du centre et de la droite modérée.  Ainsi, il est difficile de penser que l'inculpation d'un nombre si élevé de personnages aussi considérables, dans le cadre du scandale, n'ait pas puissamment nourri la colère et les rancunes contre le gouvernement et n'ait donc pas considérablement influencé le vote de défiance de la Chambre, vote qui intervient, rappelons-le, un mois seulement après la révélation de l'affaire. D'autant plus - suprême sacrilège - que les noms d'une partie non négligeable d'entre eux ont été livrés à l'opprobre du public.

Dans une tentative désespérée de mieux faire passer sa politique déflationniste sur sa gauche, le gouvernement Herriot s'est risqué à ouvrir cette boîte de Pandore qu'est la fraude fiscale. Mal lui en a pris: suscitant l'ire de tous ceux qui tenaient à refermer cette boîte au plus vite, il n'a pas tardé à être balayé. Pour les fortunes de France, le compte en Suisse avait encore de beaux jours devant lui.


Analyse :
Comment le pouvoir politique utilise-t-il la presse pour des objectifs politiques ?
La presse est-elle indépendante ? Comment reflète-t-elle les divisions politiques de l’époque ?




BILAN


Ce que les faits nous apprennent : la presse à l’époque est libre (depuis la loi de 1881) et elle est largement militante : les partis politiques ont leurs titres de presse. Elle a un rôle d’interpellation du politique. C’est ainsi que le scandale est révélé et alimenté par le quotidien du parti socialiste Le Populaire et des contrefeux sont organisés par la presse de droite Le Figaro ou l’Action française. Donc, 1er enseignement : le débat qui organise l’opinion publique est alimenté et structuré par la presse d’opinion.
En ce qui concerne les rapports entre pouvoir politique et pouvoir médiatique : on comprend à la lecture du document que le gouvernement Herriot (de centre droit) a tenté d’instrumentaliser la presse en permettant qu’éclate le scandale. Son idée, c’est de faire de la politique par la presse (se concilier les forces de gauche en lâchant du lest sur la corruption) mais très vite, il va chuter. Pourquoi ? parce qu’il joue l’opinion publique, qui ne se mobilise pas tellement et ne descend pas dans la rue, contre les élites économiques, qui elles, se mobilisent dans la presse sur des thèmes de lutte contre l’impôt, qui « obligerait les riches à frauder » (!) (= contrefeu)  et qui décrédibilise et étouffe le scandale. La droite mobilise aussi à l’Assemblée les députés de droite qui s’unissent et ont une majorité pour faire chuter le gouvernement.

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