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samedi 18 septembre 2021

Le peuple au bas Moyen-Age français : quand il se révolte

 Les sources narratives font rarement état du peuple, sauf à l’occasion de ses révoltes, et toujours avec un point de vue surplombant. Si de rares auteurs sont relativement « neutres » dans leur compte-rendu des faits, la majeure partie des auteurs livrent un jugement de valeur, stéréotypé et négatif, sur les actions de la population laborieuse dès lors qu’elle s’organise et qu’elle revendique.

 Samuel Kline Cohn (Lust for liberty. The politics of social revolts in medieval Europe (1200-1425), Harvard University Press, 2008), à partir des chroniques anglaises, bourguignonnes, françaises et italiennes ainsi que des lettres de rémission et autres documents judiciaires des 13e et 14e siècles a dressé une typologie des mouvements de révoltes, de leurs réussites et de leurs échecs. Il en a trouvé 1112, beaucoup plus urbaines que rurales. D'après lui, les révoltes du petit peuple urbain contre les élites apparaissent dans la documentation en premier lieu dans le royaume de France et en Flandres, dans la première moitié du XIIIe siècle tandis que la première mention d’une révolte  de ce type en Italie remonterait à 1289 dans la ville de Bologne, avec la révolte des foulons. 


Comment rendait-on compte des révoltes populaires ?

Marie-Thérèse de Médeiros (Jacques et chroniqueurs, une étude comparée de récits contemporains relatant la jacquerie de 1358, Paris, 1979) a étudié la grande Jacquerie et elle compare très précisément les récits des différents chroniqueurs sur la révolte paysanne qui a tant effrayé la noblesse française. Elle constate qu’au-delà des nuances et si l’on excepte Jean de Venette, l’accent est mis partout sur la sauvagerie, la brutalité des actes de paysans, leur supposé appétit de destruction. Les paysans brisent, "mus de mauvais esprit", ils détruisent par le feu, n'épargnent rien ni personne. Ils témoignent d'une cruauté inhumaine en violant les femmes devant leurs maris (c'est Froissart qui insiste le plus sur cet aspect) : ce sont des faits "horribles", "deshonnêtes", des "dyableries"... Ils sont "forcenés".


Dans un autre contexte (urbain et non pas rural) et pour une autre époque, voici le témoignage du Religieux de St Denisauteur de la chronique officielle du règne de Charles VI,  sur une révolte antifiscale des Parisiens de 1380, alors que le jeune Charles VI va être couronné roi et que le gouvernement de la France se trouve dans les mains de ses oncles, qui sont eux-mêmes divisés. On y retrouve le même vocabulaire de la violence et du manque de mesure : « Dans tout le royaume de France on désirait ardemment jouir de la liberté et s'affranchir du joug des subsides, et l'on était enflammé et agité d'une fureur semblable. Ainsi à Paris plus de deux cents hommes de la lie du peuple se portèrent vers le Palais, et entraînant avec eux, malgré ses refus et ses efforts, le prévôt des marchands, Jean dit Culdoé, homme d'une modération et d'une probité éprouvées, ils ramenèrent à cet effet devant le duc régent. À son arrivée, le duc étonné lui demanda pourquoi il venait ainsi en désordre et contre l'usage. Le prévôt répondit à genoux, que la nécessité n'avait point de loi, que contraint par la fureur du peuple, il était venu conjurer le régent de faire abolir les impôts que le roi défunt avait fait supporter et avait augmentés sans mesure ; et il montra par beaucoup de preuves que le peuple en était surchargé d'une façon intolérable. À peine eut-il fini de parler, que les assistants poussant des cris terribles déclarèrent qu'ils ne les paieraient plus, et qu'ils mourraient mille fois plutôt que de souffrir un tel déshonneur et dommage. Ces démonstrations effrayèrent le duc : sachant que pour une multitude désordonnée rien n'est plus aisé que de passer tout à coup de la colère aux actes de violence et désirant éviter d'exposer sa majesté à quelque offense dans la confusion d'une mêlée, il les flatta par de douces paroles, (…) Et un peu plus loin, il évoque les « conciliabules insensés et dangereux » dans des « assemblées secrètes », si bien qu’il « ne semblait leur manquer qu'un chef pour se soulever ». Quelques temps plus tard, alors que le roi a été couronné, c’est une homme « grossier et plein d’emportement » (sordidissimus et inconsulti pectoris vir) qui excite « le feu de la colère du peuple par ses clameurs séditieuses ».


Par ailleurs, on peut déduire des textes que les révoltes populaires sont vues comme des événements perturbant l'ordre naturel des choses. Symptomatiquement, quand le religieux de St Denis raconte le soulèvement des maillotins à Paris, peu après la révolte rouennaise, il fait suivre son récit des faits par un chapitre consacré aux « prodiges extraordinaires, avant-coureurs de l’avenir [qui] avaient présagé, à ce que nous croyons, cet horrible attentat ». En effet, « la veille de l’émeute susdite, près de la ville de Saint-Denys, dans une maison qu’on appelle Mereville, une vache avait mis bas un veau monstrueux qui, ayant la forme d’un animal à deux têtes, avait trois yeux et deux langues séparées dans sa gueule fourchue. » D'ailleurs, les révoltés eux-mêmes mettent en scène la subversion de l'ordre social ordinaire : à Rouen, en 1382, « plus de deux cents compagnons des métiers, qui travaillaient aux arts mécaniques, égarés sans doute par l'ivresse, saisirent de force un simple bourgeois riche marchand de draps et surnommé le Gras, à cause de son embonpoint excessif, placèrent insolemment son nom en tête de leurs actes […] en firent aussitôt leur roi. Ils l’élevèrent comme un monarque, sur un trône placé dans un char, et le promenant par les carrefours de la ville, ils parodiaient les acclamations dont on entoure le roi." (RSD, vol 1, p.131)

La bestialité

Au-delà du simple constat de mouvements violents, on trouve aussi un préjugé et un mépris de classe. ce qui n'est pas particulièrement nouveau, ni réservé au seul Moyen Age. De l'Antiquité au 19e siècle, le peuple n'est pas seulement violent, il est dépourvu d'intelligence.
 
 L’italienne Christine de Pisan a été élevée en France et elle écrit pour un public français. Dans le livre qu’elle consacre, sur commande du duc de Bourgogne, au règne de Charles V (Le livre des faits et des bonnes mœurs du sage roi Charles V, J. Blanchard (éd), Pocket, coll. Agora, 2013) et dans lequel elle fait œuvre de réflexion politique, comme dans tous ses livres, voici ce qu’elle dit du peuple : "Le peuple, c'est Végèce qui le dit, est souvent fort utile durant la bataille quand il est emmené et commandé par de bons capitaines ; il y a même des auteurs pour affirmer que le peuple, surtout celui des villages, est mieux apte au combat que les gentilshommes ; la raison en est selon eux qu'ils sont davantage habitués que les nobles au travail physique, à faire des efforts, à mener une vie rude, loin de tous les raffinements, en conséquence de quoi le métier des armes ne leur est pas aussi pénible. Mais à mon avis il y a une motivation supérieure qui réduit à néant cette argumentation, c'est l'intelligence et la réflexion, la noblesse de cœur, le désir de gloire, la peur du déshonneur, qui incite davantage aux exploits guerriers que l'effort et la peine physique ; or ces dernières caractéristiques sont plus fréquentes dans la noblesse que dans le peuple. " (p. 186)

C'est ce défaut d'intelligence qui fait faire aux révoltés des choses insensées. Au contraire des autres catégories sociales, à savoir les élites, y compris issues du peuple, les gens du peuple sont insensibles à la raison. A propos de la révolte des Rouennais en 1382 que l’on a évoquée plus haut, le jugement que porte Michel Pintoin, le religieux de St Denis, est sans appel : « Une scène si ridicule [qui] excita à droit les rires des hommes sensés ». Débutant son récit de la Caboche, au début du livre 34, il oppose les cinquanteniers, « gens sages et modérés », les « plus notables bourgeois », le prévôt des marchands et les échevins d’un côté à la foule et ses chefs de l’autre, et il commente l’échec du discours modéré des premiers aux seconds par ces mots : « Vouloir parler raison aux chefs de la sédition, c’est s’adresser à des sourds ; ils répondirent à ces sages conseils par des clameurs tumultueuses. »

Le moyen français a un mot pour désigner cette absence de comportement rationnel, le fait d'être mû avant tout par ses émotions et ses humeurs, c'est la bestialité. Elle caractérise bien plus souvent le peuple que les élites et elle s'oppose dans les sources à  l’honorabilité des élites et à l’esprit chevaleresque revendiqué pour la noblesse.

Enfin, même si c'est un cas rare et extrême, la comparaison des gens du peuple à des animaux peut être faite explicitement chez certains nobles ou à des moments de danger et de crainte de la part de la noblesse comme pour la grande Jacquerie. Michel Pintoin, le religieux de St Denis, écrit à propos de Huguet de Guisay, un des brûlés du bal des ardents du 28 janvier 1393 : « Huguet de Guisay était un homme perdu de vices et passait pour un misérable aux yeux de tous les honnêtes gens ; sa perversité était telle que, dans sa haine pour les gens du petit peuple qu’il appelait des chiens, ils les forçaient souvent à imiter toutes sortes d’aboiements. Souvent aussi pendant son dîner, il les obligeait à soutenir sa table et si l’un d’eux avait le malheur de lui déplaire en quelque chose, il le faisait coucher à terre, montait sur son dos et le frappait de l’éperon jusqu’au sang, en disant qu’avec des gens de cette espèce il fallait employer, non pas des coups de poing, mais le fouet comme avec les bêtes brutes. » (Chronique du religieux de St Denis  dans l’édition et la traduction de L. Bellaguet, Vol 2, p.69)

 D'ailleurs, dans certains récits de la répression de la grande Jacquerie, le vocabulaire de la chasse est convoqué. Les nobles "pendent aux premiers arbres qu'ils trouvoient" ; ils les "tuoient comme des pourceaulx" ou "ainsi que bêtes". On retrouve aussi ce type de formulation, quoique moins explicites, dans le récit que fait Olivier de la Marche, chroniqueur bourguignon, de la répression de la révolte des Gantois.

 

Terminons en précisant, s'il en était besoin, que la peur générée par les révoltes populaires est générale et bien évidemment non limitée au royaume de France. L'exemple du tumulte des Ciompi, en 1378, à Florence en témoigne également. Pour la première fois depuis le XIIIe siècle, une Seigneurie dominée par la plèbe contrôlait la cité. Ceci a été rendue possible par la violence du mouvement et par l'alliance, bien éphémère, des Arts mineurs avec les travailleurs pauvres de la laine. Elise Leclerc dans sa thèse, Affaires de famille et affaires de la cité, la transmission d'une pensée politique dans les livres de famille florentins, fait la remarque que cet épisode est dominant dans ses sources : c'est le moment de l'histoire de Florence le plus cité et narré par les Florentins eux-mêmes. Or, comme l'écrit Gene Brucker ("The Ciompi revolution" dans Florentine Studies, Politics ans Society in Renaissance Florence, ed. Nicolaï Rubinstein, 1968) :

"[...] au XVe siècle, les Florentins continuèrent de décrire la révolution en termes apocalyptiques et comme une expérience déchirante qui ne devrait jamais sombrer dans l'oubli. La légende de la Terreur Ciompi se mit ainsi en place, et la nature diabolique et dépravée de ces travailleurs fut inculquée à des générations entières de citoyens."

 Je tire un exemple de ce type de jugement sur le peuple de la communication de Alessandro Stella dans Le petit peuple dans l'Occident médiéval (une publication de l'EHESS coordonnée par Pierre Boglioni et Robert Delort) et dont le titre est « Ciompi... gens de la plus basse condition... crasseux et dépenaillés » : désigner, inférioriser, exclure.
« Oh mon Dieu, quels gens eurent à réformer une si noble ville et son gouvernement ! Certainement, plus de la moitié de ceux qui avaient droit de vote et jugeaient les bons et aimés citoyens, c’étaient des maquereaux, des filous, des voleurs, des batteurs de laine, des semeurs de mal, et gent dissolue et de toute sorte de méchante condition, et très peu de bons citoyens, et presque pas d’artisans connus ; il n’y avait là que des déracinés ne sachant pas eux-mêmes d’où ils venaient, ni de quelle contrée. [...] Et l’on vit ensuite clairement à leurs procès qu’il n’y en avait aucun de famille connue, ni aucun citoyen de bonne souche, et bien peu de bons artisans, seulement des gens vils et inutiles. Ils ne voulaient entendre aucun honnête homme, et encore moins voir au Palais aucun citoyen honorable, vêtu de bons habits, mais seulement des gens comme eux »

L'auteur appartient à la famille Acciaiuoli, puissante famille de citoyens-banquiers florentins, qui a donné au XIVe siècle de nombreux dirigeants à la cité du lys et dont une branche a été annoblie par le service des Angevins de Naples.

jeudi 1 octobre 2020

"Ils lui concédèrent la justice pour le maintien de la paix"

 Notes de lecture de l'article de Fredéric Boutoulle dans Des chartes aux constitutions : autour de l'idée constitutionnelle en Europe (XIIe-XVIIe siècle), F. Foronda et J.-P. Genet (dir.), Editions de la Sorbonne, Ecole française de Rome.

Cet ouvrage fait partie de la vaste entreprise menée par les deux directeurs de publications de publier des communications tenues en divers lieux et temps, mais ayant comme point commun "le pouvoir symbolique en Occident (1300-1600)".


Sous-titre de l'article : Une image du contrat politique et de l’origine des franchises au sein de la paysannerie gasconne au XIIIe siècle


Parmi les milieux sociaux dont on scrute la politisation à partir du XIIIe siècle, on retient généralement les milieux universitaires, voire curiaux et nobiliaires, mais quasiment jamais la paysannerie, même lors des grandes révoltes du milieu du XIVe siècle. Une des idées reçues (biais des sources ?) est que "l’expression d’une conscience politique paysanne s’accompagne nécessairement de violence sociale et qu’en dehors de ces formes d’explosion de colère et de fureur destructrice cette catégorie de la population est dépourvue de conscience politique". À l’inverse de ces positions, citons notamment M. Arnoux, Le temps des laboureurs. Travail, ordre social et croissance en Europe (xie-xive siècle), Paris, Albin Michel, 2012, ou H. R. Oliva Herrer, « La circulation des idées politiques parmi les élites paysannes », dans F. Menant, J.-P. Jessenne (dir.), Les élites rurales dans l’Europe médiévale et moderne, Actes des XXVIIe journées internationales d’histoire de l’abbaye de Flaran (9-11 septembre 2005), Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2007, p. 179-195.

Parallèlement, dans le royaume de France, s'élabore une idéologie royale qu'on pourrait qualifier de cesaropapiste. Signalons les premières utilisations du crime de lèse-majesté par la justice royale en 1259 et le "travail de Gilles de Rome, dont le De regimine principum (1279) est le premier miroir du prince à ne pas porter la marque d’une culture monastique et littéraire, et qui demeure, avec plus de 250 manuscrits conservés, le plus grand succès de la littérature politique du Moyen Âge. Pour Gilles de Rome, le roi idéal est un roi absolu qui règle tout dans son royaume de sa pleine autorité, et devant qui les sujets ne peuvent qu’obéir."

L'exemple qui est développé dans cet article va à l'encontre de ces a priori. Il s'agit d'une analyse du procès-verbal d’une enquête royale, menée en février 1237 en Bordelais, diligentée par le roi d’Angleterre et duc d’Aquitaine Henri III, à propos des exactions commises par ses baillis. Ce texte remarquable à plusieurs points de vue, qui a été copié in extenso dans le Petit cartulaire de l’abbaye de La Sauve-Majeure au milieu du XIIIe siècle, résulte de la déposition de 120 représentants de 34 paroisses rurales. Le procès-verbal qui détaille, paroisse par paroisse, les exactions commises par les prévôts et sénéchaux du roi à l’encontre des habitants de la région, présente aussi les franchises des habitants de la région, puisque Henri III avait demandé à ses commissaires de recueillir des informations sur les franchises dont se prévalaient les habitants. Ce faisant, le texte fournit la version écrite la plus ancienne des coutumes et franchises d’une communauté d’habitants dans cette région, ce qui est d’autant plus intéressant que les habitants qui s’en prévalent ne sont pas des bourgeois, mais des paysans d’une sorte de communauté de pays.


Un contrat politique

Réfléchissant sur l'emploi du terme "concedere" utilisé à plusieurs reprises dans le texte, l'auteur dégage donc l’idée que le pouvoir du prince sur ses sujets est conçu par les déposants comme venant d’eux-mêmes et qu’il procède de délégation populaire. Ces hommes auraient "jadis cédé au comte (de Poitiers) le droit de justice, celui d’avoir des cautions, le droit de leur demander des hébergements, de les convoquer au service militaire ou de suivre son prévôt."

Schématiquement, il découle donc des dépositions des témoins une conception une relation à trois pôles : à la base, les sujets qui délèguent au roi leurs pouvoirs ; ce dernier au centre en tant que distributeur ; et, relégués en bout de chaîne, les seigneurs châtelains.

Les prudhommes des campagnes

La forme du texte, plus fidèle à l’enquête normande qu’à la procédure romano-canonique, laisse l’identité des 120 représentants en suspens car le contenu des dépositions a été réécrit par les commissaires royaux, un abbé cistercien saintongeais et un noble anglais, qui ont en quelque sorte digéré la parole des 120 jurés pour en faire des chapitres distincts. Cependant, puisque l’identité des jurés est présentée à part, au début du procès-verbal, et que l’enquête prosopographique dans les sources foncières contemporaines a permis d’en retrouver quelques-uns, un profil se dessine.

Ils appartiennent à un groupe social bien particulier, celui des élites non nobles que les sources anglaises désignent préférentiellement par le vocable de « prud’hommes », même si eux-mêmes se désignent par d’autres termes : « bons hommes », « francs », ou « voisins ». Ce sont de gros paysans, à la fois alleutiers et tenanciers.

Pour ce qui est de leurs responsabilités, deux niveaux apparaissent à travers cette enquête, les chartes de coutumes et les mandements qui leur sont adressés par la chancellerie du roi d’Angleterre. Vis-à-vis de leurs co-paroissiens d’abord, les prud’hommes arbitrent des conflits, contrôlent l’accès aux incultes à la manière d’un syndicat de co-propriétaires, sont associés à la gestion du système ecclésial (tout au moins des dîmes, car pour le patronage des églises c’est moins clair), participent à la désignation des sergents-messagers (mandatores) et, en matière de sécurité collective, veillent au respect de la mobilisation de tous par le cri d’appel Biafora. Vis-à-vis des exigences ducales ensuite, les prud’hommes sont des répartiteurs dans trois domaines spécifiques : les hébergements, les semonces à l’ost et les questes ou tailles payables à la fête de Saint-Michel.

Or ce système de médiation traditionnelle des exigences ducales dans les campagnes du domaine est mis à mal par des évolutions récentes de l'administration ducale à savoir l'établissement des prévôtés. Justement cette seigneurie de l'entre-deux-mers est réorganisée en prévôté dans les années 1210. Ce système des prévôts interfère sur les attributions des élites locales...alors que dans le même temps, leurs exigences augmentent. D'où plusieurs niveaux de réactions. Les premières attestées sont des demandes adressées au roi de la part des hommes francs de la région, dès 1214, de confirmations de leurs franchises jointes à des appels pour faire revenir les émigrants, ayant déguerpi pour cause de conjoncture frumentaire mauvaise. Ces appels du roi sont réitérés en 1222 et probablement en 1233. Des plaintes sont aussi émises contre les prévôts et baillis du roi, accusés de multiplier les extorsions sous couvert d’hébergements, semonces et autres levées de questes. C’est à partir de celle qu’ils ont adressée au roi en 1236, de concert avec le clergé de la région, qu’est lancée l’enquête de 1237. Enfin, par l’élaboration d’un argumentaire dont on a vu les principaux éléments pour légitimer l’idée que le pouvoir du roi procède de ces élites paysannes.

Ce discours mobilise des thèmes culturels et politiques qui soulignent l’existence d’une culture politique parmi ces élites roturières : les références à l’origine carolingienne de leurs alleux et franchises ou les allusions à l’idéologie de la paix pour souligner l’association des milices communales avec l’épiscopat sont la marque d’une mémoire sociale fondée sur des faits remontant d’un à quatre siècles en arrière. Ce qui se révèle de la mémoire sociale à l’occasion de cette enquête semble  issu de la captation de thèmes culturels à la mode en ces premières décennies du XIIIe siècle, la grande popularité de la geste carolingienne (Chanson de Roland voire l'Historia Karoli Magni du pseudo Turpin...) et dont l’audience dépasse manifestement les catégories privilégiées de la population. La maîtrise du passé ne sert pas seulement à justifier les actes de l’aristocratie. Cela vaut aussi pour les élites paysannes. L’existence d’écoles ou de confréries rurales, celle d’anciennes familles sacerdotales assurant à au moins un de leurs enfants l’éducation nécessaire pour accéder à la cléricature, concourent à cette réceptivité des ruraux non nobles à la geste carolingienne dans sa forme littéraire. La transmission orale ne peut pas non plus être négligée.


Aux fondements d’une vision contractualiste et gasconne du pouvoir royal 

Le schéma contractualiste porté par les représentants de la paysannerie de l’Entre-deux-Mers n’émerge donc pas spontanément et isolément.

Il est malaisé de reconstituer l'origine et le cheminement d'une telle conception de la distribution du pouvoir. On peut penser que se mêlent une réminiscence des prêches sur l'Ancien Testament, quand les anciens d'Hébron choisirent David pour roi, peut-être aussi une attention portée aux discours de la dissidence religieuse qui remet en cause l'autorité de l'Eglise romaine (?). Il n’est pas non plus impossible que la fréquence des serments mutuels entre les différents sénéchaux (au nombre de 11 pour la Gascogne entre 1216 et 1237) et leurs administrés ait aidé à la théorisation du pacte entre les hommes et leur roi, puisque ces serments reposent sur le principe d'obligations réciproques.

Les jurés réunis dans cette enquête ne doivent pas non plus méconnaître ce qui se passe au sein de deux régions d’Europe avec lesquelles cette partie de la Gascogne entretient des liens privilégiés : l’Angleterre, avec qui les contacts commerciaux sont étroits, et la Navarre. Depuis la Grande Charte (15 juin 1215) se diffuse en Angleterre l’idée que le roi est responsable devant ses sujets et qu’il est un sujet de la loi. Les versions révisées de la Magna Carta (1217, 1225, 1235) constituent le fondement d’un consensus inédit entre le roi et une communauté politique sur laquelle les barons gardent la haute main. Mais alors que celle-ci s’élargit peu à peu aux chevaliers des comtés et à la bourgeoisie des villes, le roi Henri III remet en cause les libertés garanties par la Charte. Une telle ligne politique, comme les abus des sheriffs qui la relaient, favorise l’émergence de communautés locales au sein de chaque comté, constituées des hommes libres les plus en vue, et qui finissent par devenir une force politique pesant lourdement dans les réformes de 1258-1262. Cette partie de la Gascogne a aussi des contacts étroits, familiaux et économiques, avec la Navarre où le changement dynastique et le couronnement de Thibaud IV de Champagne, le 5 mai 1234, provoquent l’émergence d’un modèle de monarchie pactiste, dans lequel le roi, tel que le précise le Fuero Antiguo, est choisi par le peuple.

Un autre texte vient confirmer la diffusion des idées contractualistes : l’autorisation de se regrouper derrière une enceinte collective accordée par le prince Édouard aux hommes de Cocumont, en Bazadais, le 23 mars 1255, à la fin d’une période troublée, à savoir la révolte des Gascons soutenus par le roi de Castille contre le gouvernement de Simon de Montfort (1248-1254). Dans ce texte, le prince Edouard affirme se réserver l'exercice de la totalité de la justice,  auparavant « concédée par eux » (ces éleveurs soucieux de conserver la main sur des terrains de parcours des bêtes et demandant, au nom de leur sécurité, le droit d’être protégés par une enceinte collective et un fort villageois).

Les travaux qui se sont intéressés aux sociétés de la Gascogne méridionale du xie au xve siècle, celles des vallées pyrénéennes comme celles du Piémont, tels ceux de Benoit Cursente, ont mis en évidence l’existence de larges attributions judiciaires chez les élites gasconnes non nobles vivant dans les campagnes ou dans les castra, dans le cadre de la maisonnée, voire au-delà dans certaines circonstances précises. Notamment un droit à la violence légale, à la faide (vengeance) et à la poursuite de malfaiteurs.

Mais dans le texte qui nous occupe, il y a pourtant plus. Aux yeux des jurés en effet, ce n’est pas seulement la justice que le roi tient d’eux ou de leurs ancêtres, mais aussi le service militaire, le droit de lever des questes et de demander des hébergements qui découlent de ce transfert fondateur. C’est donc la pleine puissance du roi dans ses attributs régaliens qui vient de ces paysans et non seulement une partie de celle-ci.

Pourtant, Henri III, qui a reçu le procès-verbal de cette enquête, ne semble pas s’en être offusqué outre mesure. Le 3 août 1237, il répond aux hommes de l’Entre-deux-Mers : après avoir accusé réception de leur « lettre », il leur annonce la nomination d’un « sénéchal pacifique » pour remédier aux abus de ses baillis et la confirmation des libertés et coutumes telles que Jean sans Terre les a autorisées à leurs ancêtres.

Conclusion

La Gascogne constitue donc une région particulièrement intéressante pour mesurer la diffusion d’une idéologie contractualiste au XIIIe siècle au sein des groupes sociaux où l’on ne pense pas a priori la rencontrer. Ce cas montre aussi qu’il est difficile d’analyser la production de thèmes culturels et la politisation d’une partie de la société indépendamment d’un contexte. Avec leurs interrelations, ces différents éléments fonctionnent comme un système.

– Extraits du procès-verbal de l’enquête de 1236-1237 en Bordelais (trad. de l’auteur).

De même ils lui concédèrent qu’il aurait le jugement du sang, à savoir ce qui entraîne la peine de mort et la mutilation des membres, ce qui est la justice des violeurs de la paix tels que sont les routiers, les bandits, les voleurs de grands chemins, ceux qui s’attaquent nuitamment aux maisons habitées, aux champs et aux vignes, ceux qui oppriment les femmes violemment ou commettent quelque autre forfait. Sur ces causes en effet, ils lui concédèrent la justice afin de conserver la paix et, pour la connaissance de ces excès, un engagement sur tous les laïcs, quels que soient ces hommes ; cependant le seigneur roi, ainsi que nous le croyons, donna ensuite ses vigueries à un petit groupe de chevaliers qui exercent cette justice du sang à sa place, pour tout ou partie et en certains lieux qui appartiennent au seigneur roi, comme le seigneur de Benauges, le seigneur de Latresne, le seigneur de Vayres et le seigneur de Monferrand. Il donna également, ainsi qu’on le dit, des privilèges à La Sauve-Majeure relatifs à tout cela sur les hommes du monastère. De même, ils lui concédèrent que si un prévôt du seigneur roi veut mettre à l’amende un rebelle ou que celui-ci lui résiste, il peut solliciter les paroisses de son choix afin que quelques hommes lui soient envoyés pour l’aider, à condition qu’à la nuit tombée, s’ils ne peuvent pas rentrer chez eux, il les nourrisse avec lui.

[...] les paysans du roi appelés pour cela doivent venir pour faire ce que les hommes grossiers et sans armes savent et peuvent faire. Les autres paysans du roi ne doivent pas le service militaire, pas davantage que ceux des chevaliers parce que leurs seigneurs font le service militaire à leur place, ou ceux des églises parce que les églises combattent à leur place par les prières aussi efficacement que les laïcs avec leurs armes. Chacun pouvant et devant porter des armes doit se déplacer avec ses armes dès qu’il entend la clameur de Biafora contre un assaut ou une rapine en cours sur cette terre, quel que soit le responsable de ces violences ; et ceux qui ne viendraient pas devront une peine et gage qu’aura statuée le seigneur de cette contrée avec les prud’hommes du pays, car il n’y a nulle peine certaine définie sur ce point, soit parce que selon les époques diverses peines ont été définies, soit en raison de la diversité des statuts de paix.















samedi 27 juin 2020

Pouvoir et marges : La pensée de l'empire chez Ibn Khaldoun et ses avatars dans Dune de Frank Herbert

A partir du livre de Gabriel Martinez-Gros, La fascination du djihad, PUF 2016
A partir des livres de Frank Herbert, la série des Dune




Pourquoi Dune ?
Livre de science fiction, fondateur du genre space-opera et prototype de ce que l'on appelle un "livre-monde", Dune dont le premier volume a paru en 1965 (6 tomes écrits par Frank Herbert jusqu'en 1985), en plus d'être le livre de science-fiction le plus vendu au monde, a irrigué tout l'imaginaire de la science-fiction depuis les années 1970. Il inspire notamment Star Wars de G. Lucas, sorti sur les écrans américains en 1977 dont l'esthétique et les codes artistiques furent eux aussi très prolifiques. 
Par ailleurs, les thématiques qui s'entrecroisent dans le tissu narratif sont  universelles (pouvoir, religion, relation homme/science/nature) mais résonnent particulièrement dans la période actuelle : la foi en un absolu permet-elle ou anéantit-elle la liberté des hommes ? comment les sociétés humaines peuvent-elles s'adapter au changement permanent et néanmoins brutal de leur environnement ? comment gérer politiquement et économiquement la rareté des ressources ? 

Bref lire les romans de Frank Herbert, c'est ouvrir un univers vaste de questions, souvent sans réponse unique et ce pour plusieurs raisons : Tout d'abord parce que  presque tous les protagonistes de l'histoire étant des "ordinateurs humains" (mentats ou formés aux techniques bene gesserit), ils ont des raisonnements particulièrement complexes, et les dialogues et "voix off" sont volontairement elliptiques (ils sont censés penser plus vite que nous et donc ils "sautent des étapes", c'est souvent exaspérant, il faut bien le dire) ; ensuite parce que la pensée de Herbert n'est ni figée ni didactique et expose les points de vue différents des différents personnages sans parti-pris affirmé. Sur la longueur du cycle, en revanche, une constante apparaît : Dune est bien une dystopie, elle présente les dangers de la pensée figée, que ce soit les absolus en politique et dans la religion ou même le respect trop strict des codes sociaux, car elle empêche les sociétés de s'adapter au changement. Toute tentative de contrôle du changement (la sélection génétique par l'ordre féminin du bene gesserit par exemple) est également vouée à l'échec.

Dans le cadre des programmes d'HGGSP, il y a de multiples portes d'entrée pour utiliser Dune. 

  1. La géopolitique de l'épice, ressource essentielle aux déplacements et donc au contrôle de l'empire peut être aisément reliée à la prise de contrôle de la production de pétrole par les pays de l'OPEP à partir de 1960, mettant en échec, par la nationalisation, les cartels pétroliers occidentaux (les majors, les "7 soeurs", la CHOM dans Dune). C'est précisément le contexte de rédaction du premier volume de Dune. Il y a là indéniablement un écho de l'Histoire. Le pétrole, comme l'épice sont indispensables aux déplacements et à l'économie des empires, occidental et intergalactique. Or, c'est une ressource "rare" car strictement géolocalisée dans une région qui, par conséquent, a été soumise au contrôle de la puissance dominante. Paul Muad'Dib, fils du duc Leto Atréides à qui l'empereur a confié le gouvernement de la planète Arrakis, se réfugie dans le désert à la suite d'un complot de l'ennemi héréditaire le baron Harkonnen, soutenu en sous-main par l'empereur lui-même, il s'allie aux Fremen pour reconquérir Arrakis mais aussi pour prendre le contrôle de l'empire. Pour cela, il doit forcer et la guilde des navigateurs intergalactiques et la CHOM qui contrôle le commerce et le conseil des grandes familles régnantes (le Landsraat) de lui faire allégeance : pour cela, il menace de détruire l'épice car "qui peut détruire l'épice détient le vrai pouvoir", dit-il.
  2. Le thème de la transformation environnementale est également au programme de Terminale et ici encore, Dune peut être utile. Le lien entre transformation environnementale et transformation sociale est au cœur du volume 3, Les enfants de Dune. -suivre ce lien pour une conférence sur l'écologie dans Dune- C'est une piste sans doute plus facile à mettre en oeuvre à partir d'extraits du livre.
Car le souci, c'est la mise en oeuvre didactique. Le volume 1 est épais, les fils à tirer sont dispersés et ténus. Il n'est pas envisageable d'en prendre un extrait pour en faire l'analyse. Quant au film de David Lynch, il est tellement daté et mauvais qu'on ne peut pas décemment le recommander aux élèves. Il existe une mini-série, mais ancienne, aussi je doute qu' elle soit visible sur le web et 4 jeux vidéos, eux aussi anciens.

Aussi, la piste qui me semble la plus intéressante est celle que je vous propose ici : un peu de sciences politique médiévale...

Qu'est-ce qu'un empire ? Comment se crée t-il ? Comment se maintient -il ?

Il me semble qu'on peut utiliser la pensée d'Ibn Khaldoun comme grille d'analyse de Dune, et inversement, se servir de Dune pour illustrer et incarner les théories d'IK.

Ibn Khaldoun (1332-1406) né en Tunisie d'une famille andalouse émigrée. 


L'empire de Tamerlan (1336-1405)
Le rôle de l'économie
Sa théorie de l'histoire, née en terre d'Islam mais d'ambition universelle, pense le "mouvement des sociétés", dans une approche très originale pour l'époque (IK est contemporain de la grande vague de peste noire) c'est-à-dire l'explication de la politique par l'économie, alors même que les progrès économiques sont si lents qu'ils sont invisibles donc impensés par les intellectuels depuis l'antiquité jusqu'au 18e siècle.
On peut résumer l'enjeu de la pensée d'Ibn Khaldoun en une seule question : comment créer de la richesse dans une société qui n'en crée pas spontanément, ou dont on ne perçoit pas le progrès ? La réponse, c'est qu'il faut la mobiliser artificiellement par la coercition. Le tribut qu'infligent les conquérants aux conquis, ou l'impôt qu'exige le pouvoir de ses sujets permettent l'accumulation des richesses, et donc des hommes et des compétences, dans un lieu dédié, la ville. La tâche fondamentale et fondatrice de l'État, c'est en effet la collecte de l'impôt. Or celui-ci n'est pas consenti spontanément. Il faut donc exercer une force coercitive pour l'imposer à une population qui doit être désarmée. D'où l'opposition fonctionnelle opéré par IK entre sédentaires (le peuple de l'Empire pacifié) et bédouins (la force au service de l'empire). En échange de l'impôt, l'empire offre à ses sujets soumis toutes les protections souhaitables – militaire, policière, judiciaire, sociale. 

Dans cet extrait d'un reportage de ARTE, l'empire perse de Darius a conquis puis pacifié un vaste empire, dont les habitants lui doivent l'impôt. Or l'impôt est la forme impériale du tribut que le conquérant impose aux peuples vaincus.

Le rôle de la violence
Dans le même temps, l'empire doit mobiliser une armée coûteuse, à la fois pour intimider son troupeau producteur et lui faire rendre l'impôt, mais surtout pour protéger ce troupeau qu'il maintient désarmé contre les prédateurs extérieurs.
Le pouvoir impérial n'a d'autre recours que de confier la charge de violence qu'il interdit à ses sujets à quelques-unes de ces tribus hostiles afin de s'en assurer l'alliance contre les autres. La part violente et « bédouine » (pour reprendre les termes d'Ibn Khaldoun) de l'empire peut être acquise par l'achat de tribus mercenaires (c'est déjà le cas dans l'empire chinois au Ier siècle avant notre ère), ou tout simplement par l'invasion, dont la victoire fournit paradoxalement au système impérial les forces qui lui sont nécessaires. À terme, le résultat est à peu près le même : le pouvoir revient à ceux qui ont la charge des fonctions de violence, parce qu'ils ont les armes, qu'ils conquièrent ce pouvoir par l'invasion, ou qu'ils en héritent en assurant les fonctions armées qui leur ont été volontairement confiées (les Barbares des dernières générations de l'Empire romain sont ainsi dans les deux rôles d'envahisseurs et de défenseurs).

Ces tribus sont violentes à la mesure de la privation de violence des majorités qu'elles protègent, gardent ou intimident. L'empire crée, à ses frontières, des réserves de violence que la tribu naturelle, ignorante de l'existence de l'État impérial, ne montre jamais. Il s'y ajoute le mépris et l'aversion que les tribus manifestent pour la civilisation urbaine, et parfois la haine religieuse pour la décadence de la civilisation impériale (dans le cas des arabes musulmans historiquement)
Si l'empire aiguise la violence à ses marges, c'est parce qu'il est radicalement pacifique en son centre.
Mais il survit et se développe car, comme l'explique Ibn Khaldoun, c'est sur l'infinie fragmentation du monde bédouin que repose la fragile tranquillité du monde sédentaire. Le rôle du pouvoir est donc de jouer des divisions, de tenir l'équilibre instable des tensions.

Mais la violence solidaire des bédouins plongés dans la société sédentaire s'y érode et s'y corrompt. Le processus de désarmement et de pacification de l'État s'exerce aussi sur sa propre violence. La tribu disparaît parce qu'elle ne sert plus à rien, parce que l'État impérial pourvoit à tout.
Dans sa volonté de régner seul au détriment des chefs qui partageaient autrefois avec lui la décision dans le conseil, le roi accentue puis précipite la décomposition de sa tribu, qui l'a pourtant hissé au pouvoir. Ses sages ministres lui font en outre voir que la tribu, tant qu'elle est armée, est une menace pour l'essence même de l'État, c'est-à-dire pour la tranquille levée de l'impôt. Enfin, la crise finale des dynasties selon Ibn Khaldoun : l'hypertrophie de l'appareil d'État y écrase une économie déjà anémiée.

Selon Ibn Khaldoun, l'histoire est ce processus de déperdition qui dissout des ethnies créatrices d'empires pour en faire des populations sédentarisées, désolidarisés, indifférenciées, incapables de création historique. En un siècle ou deux, ceux dont les ancêtres ont forgé l'histoire la quittent pour rejoindre le troupeau sans nom des producteurs contribuables. L'empire tue ceux qui le font.

Le rôle de la religion
IK s'en explique dans les chapitres qu'il consacre au califat et dans la comparaison qu'il mène, dans ces mêmes pages, entre les trois monothéismes. Fidèle à la vision unanime des auteurs médiévaux, il ne sépare pas la religion de son incarnation impériale, ou du moins de sa forme politique. Par définition, la religion est ce qui donne corps et forme à un peuple, et à l'inverse, un peuple se définit d'abord par sa religion. La preuve de la véracité de la religion, c'est qu'elle règne. Le christianisme, c'est Rome – et les chrétiens sont couramment nommés Rûm, « Romains » ; le judaïsme, c'est le royaume d'Israël ; l'islam (la religion musulmane), c'est l'Islam (l'empire islamique) ; s'il l'avait mieux connue, Ibn Khaldoun aurait ajouté que le bouddhisme, c'est la Chine.
La fondation de ces empires religieux suppose donc à la fois une croyance prosélyte – une dawa, un appel, une cause – et ce qu'Ibn Khaldoun nomme une assabiya, c'est-à-dire un rassemblement de solidarités tribales ou bédouines animées par cette cause religieuse et par l'ambition commune de conquérir l'espace sédentarisé dont l'existence d'un empire est inséparable. En un mot, un empire naît d'une conquête souvent dictée par une foi religieuse.
Mais c'est ici qu'apparaissent déjà les différences. Le judaïsme fut d'emblée une dawa – une foi et surtout une Loi, que Moïse reçut sur le Sinaï –, mais sans assabiya, sans peuple capable d'en faire un royaume. Les Hébreux vers lesquels Moïse revint avec les commandements divins étaient des sédentaires, les plus vils des sédentaires, puisqu'ils sortaient de l'esclavage et donc d'une totale dévirilisation. Pour en faire ce peuple qui conquit Canaan, nous dit Ibn Khaldoun, il fallut que Moïse l'entraîne pendant quarante ans dans le désert, de sorte que la génération qui avait reçu la marque infâmante de l'esclavage disparaisse, et qu'un peuple nouveau, né du désert, acquière les vertus bédouines qui lui permirent de mettre en œuvre la Loi divine et de fonder le royaume d'Israël. Puis le royaume se sédentarisa, sombra, et le judaïsme se réduisit à une pure religion sans État. En somme, Israël en revint à la condition mutilée – une dawa sans assabiya – de ses origines.
Dans aucun de ces cas – judaïsme, christianisme, bouddhisme –, la religion et la conquête (dawa et assabiya) n'ont coïncidé, au contraire de l'Islam. La geste fondatrice de l'Islam confond en effet déploiement bédouin et message religieux, fonctions de guerre et fonctions du sacré dans la personne du Prophète, puis, dans une moindre mesure, dans celle de ses Compagnons les premiers califes. La preuve de cette union, c'est le califat, succession du Prophète à la tête du peuple et dans tous les pouvoirs qu'il a exercés – à l'exception de la prophétie, bien sûr ; et c'est le djihad, qu'il a ordonné et que ses Compagnons ont mené à bien en lançant les Arabes à la conquête du monde. La guerre associée à la religion est un caractère propre de l'Islam : Le djihad est de tous les âges. Ibn Khaldoun fixe à un siècle ou un peu plus la durée de la vie moyenne d'une dynastie, au terme duquel, souvent, un djihad venu des confins l'emporte. La religion ne s'y manifeste avec une particulière véhémence que dans le camp des assaillants. La violence des nouveaux venus fait contraste avec le vieillissement timoré du pouvoir en place. Le souverain et la ville apparaissent comme déconcertés par l'intrusion d'une réalité étrangère, alors que les révoltés réformateurs ou rénovateurs ne rappellent, le plus souvent, que les principes de la geste originelle de l'Islam. (Les Almoravides, les Almohades, les Ottomans ou les Safavides ont commencé comme des sectes des confins)





Mise en oeuvre
Partir de la question : "A quoi servent les théories politiques ?"
Exemple de la théorie de l'empire d'Ibn Khaldoun (voir ici la fiche sur Ibn Khaldûn distribuée aux élèves)

Proposer un tableau synoptique structuré autour des problématiques proposées ci-dessus (qu'est-ce qu'un empire ....) : colonne 1 pensée de IK/ colonne 2 les exemples historiques sur lesquels il a réflechi / colonne 3 les extraits de Dune qui illustrent

Travail sur l'argumentation pour les élèves : justifier les relations faites dans le tableau synoptique entre la théorie politique d'IK et les extraits de Dune de Frank Herbert.

mardi 23 juin 2020

Les miroirs des princes au Moyen Age

 Un point sur les Miroirs des princes qui se base principalement sur la lecture du livre de Michel Sennelart, Les Arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouvernement, Paris, Seuil, 1995.

Pour comprendre ces textes dédiés aux rois et aux princes et présentés comme des "manuels de bon gouvernement", il faut remonter aux principes de ce qui fonde la communauté chrétienne. En tant que chrétiens, la recherche en soi de la ressemblance divine qui doit conduire la vie du croyant rend les individus en société parties prenantes d'une communauté d'un type nouveau par rapport aux communautés politiques antiques. Les premiers auteurs chrétiens présentent la chose ainsi : "Ceux qui vivent selon la religion n'ont pas besoin que des magistrats les corrigent" (Jean Chrysostome -v.354-407). À la crainte qui régit les relations humaines dans la cité impériale s'opposait le libre choix dans la communauté des croyants, l'Eglise. Non qu'elle forme une communauté parfaite, mais le désordre s'il y survient, doit être corrigé sans violence, par la persuasion. Car l'Eglise est composée d'égaux, pensés comme libres et maîtres d'eux-mêmes et dont le gouvernement ne peut que s'appuyer sur la volonté. C'est le principe du libre arbitre, dont Pélage fut le principal promoteur (v.350-v.420). Cependant, avec St Augustin, qui s'est opposé aux disciples de Pélage, l'homme est aussi vu comme marqué du péché originel et donc portant en lui une corruption consubstantielle qui détruisit la liberté totale accordée par Dieu au premier homme, Adam : concupiscence et désirs sont une maladie de l'âme et une rébellion de la chair qui empêchent la volonté de s'exercer librement. Le chrétien n'a  donc d'autre choix que celui d'obéir strictement aux préceptes de Dieu, sa discipline. L'Etat a donc un rôle à jouer dans cette discipline des corps et des âmes en vue du salut et aucun chrétien ne peut vivre une vie autonome. C'est donc sur ces bases que l'institution ecclésiale a pu penser, en termes de violence nécessaire, les conditions d'un regimen chrétien. Il faut comprendre le regimen comme une modalité d'un gouvernement qui s'apparente à la gouvernance (le prince doit diriger, conduire sur la voie) et non comme la pratique simplement d'une domination.

J'en viens donc au Miroirs des princes.

Ces textes apparaissent quand des Etats se reconstituent et que le pouvoir temporel (le roi) s'affirme face au pouvoir spirituel (l’évêque, l'Eglise). Pourtant, il sont le fruit d'une évolution qui peut sembler à première vue paradoxale. En effet, l'enseignement des Pères de l'Eglise fut rassemblé aux VIIIe-IXe siècles par les auteurs carolingiens à l'intérieur de la doctrine, originale et cohérente, du ministère royal : absorption du droit naturel de l'Etat dans la justice chrétienne, subordination du pouvoir séculier à l'autorité sacerdotale. La royauté est désormais conférée par l'Eglise. Elle devient un office. Loin d'humilier le prestige du roi, cette conception relevant de ce que l'on appelle l'"augustinisme politique", a contribué à le renforcer fortement en lui conférant une dimension sacrale, par la grâce de l'onction. Le gouvernement qui consistait , pour le roi, à corriger, juger les récalcitrants et à protéger les autres, va impliquer la tâche de conduire également son peuple. De même, la "direction" qu'il organise va progressivement s'enrichir, à partir de sa mission de permettre le salut des âmes, du concept de salus publica, le Bien commun, qui a des finalités explicitement terrestres.

Les premiers "Miroirs" médiévaux sont donc carolingiens (Via regia de Smaragde de Saint-Mihiel vers 813, probablement dédié à Robert le pieux, semble être le premier) mais il faut noter que ce genre de textes politiques à destination des gouvernants n'est pas non plus complètement nouveau. Dans l'Antiquité aussi, la Cyropédie de Xenophon est un modèle dont les humanistes italiens se ré-empareront. Au Moyen Age, on trouve des textes de ce genre aussi bien au Nord (Speculum regale pour le roi norvégien Hakon le vieux avant 1263) que les Règles de conduite du gouvernant dans le monde arabe à partir du VIIe jusqu'à Ibn Khaldoun au début du XVe s. Le genre s'étoffe à partir du XIIe siècle, avec par exemple, le Policraticus de Jean de Salisbury.
Le terme de "Miroir"/Speculum n'est pas utilisé systématiquement. Il désigne des textes qui offrent au roi un idéal de justice et de bonté, censé correspondre au bon gouvernant, dans lequel le prince réel va puiser un modèle et chercher à conformer son image. Le roi lui-même peut être le miroir vivant dans lequel se reflètent les vertus qui sont enseignées dans les textes. Le roi chrétien use donc d'une autorité déléguée par Dieu. Il a pour tâche essentielle de protéger ses sujets et ils les protège d'abord dans la mesure où il règne justement, afin de les protéger de la tyrannie de leurs propres désirs. Pour cela, la foi est un pré-requis qui doit s'accompagner de la sagesse. Le roi est sapiens et litteratus, instruit en histoire et en droit, par exemple. Remarquons au passage que, quand les Italiens, aux XIV et XVes critiquent les rois de France, ils insistent sur l'ignorance des rois de France. C'est le cas par exemple de Pétrarque qui a eu l'occasion de rencontrer personnellement plusieurs rois de France et qui exprime des jugements sévères, sur Philippe VI par exemple. (Voir Patrick Gilli, Au miroir de l'humanisme. Les représentations de la France dans la culture savante italienne à la fin du Moyen Age, Ecole française de Rome, 1997, p.54 sqq.) 
De livre en livre se constitue un schème de propagande qui concilie les exigences nouvelles de la gestion de l'Etat territorial avec l'éthique sacerdotale de la royauté ministérielle. La vertu du bon gouvernant doit contrebalancer sa colère, sa violence, sa superbe et le Miroir lui indique comment moraliser sa force. L'utilité publique doit être le but du prince : en veillant à l'intérêt de chacun et de tous, le prince dirige (i.e. embarque tout le monde sur le bon chemin) en s'efforçant de maintenir dans le meilleur ordre la communauté humaine. Chez Jean de Salisbury, il domine ses sujets comme la tête dans le corps, commande aux membres, et bénéficie de privilèges qui font resplendir la hauteur de sa fonction. Ceci lui est dû à bon droit, puisque sa volonté ne saurait s'opposer à le justice. De là vient qu'on le définit habituellement comme la puissance publique et comme l'image, en quelque sorte, de la majesté divine. Le prince est transfiguré par son identification avec la loi, laquelle est un invariant, inscrit dans l'ordre même des choses voulu par Dieu.
Cependant, le renouveau du Droit latin à partir du XIIIe tend à s'opposer à cette vision d'un pouvoir royal immuable contraint par les lois de nécessité. Au nom d'une nécessité supérieure, qu'elle soit la défense du royaume, l'intérêt même du prince, les juristes créent un espace d'exception où va progressivement germer l'idée de raison d'Etat, dans laquelle le prince est au-dessus de la loi. Le concept moderne de l'Etat, qui suppose la suprématie de la puissance législative du prince sur une communauté territoriale, naît précisément au moment où s'épanouit les Miroirs des princes comme genre littéraire et politique. On en trouve aussi la trace dans certains de ces textes- voir par exemple le De morali principis institutione de Vincent de Beauvais, rédigé à la demande de St Louis vers 1260-1263. Le roi image de Dieu (Rex imago Dei), tel que le présentent ces textes, est une affirmation de la transcendance de l'Etat par rapport au corps social : cette transcendance est d'abord mystique au XIIIe siècle (cf St Louis, rare conjonction d'humilité christique et de majesté royale), puis les juristes la transposeront dans les siècles suivants en termes de souveraineté. Selon Sennelart, il ne faut pas assimiler cette doctrine nouvelle du XIIIe siècle à la doctrine traditionnelle du vicariat impérial, celle des premiers temps de l'histoire chrétienne dans laquelle l'empereur était le vicaire du Christ. Bien plus, le prince devient celui qui participe à la toute puissance divine tout comme le Christ qui fut à la fois homme et divinité. Comme dans les textes de la période précédente, il doit s'autolimiter et ne pas exercer une puissance absolue, mais une puissance vertueuse et modérée. Mais la rupture opérée est d'importance, puisqu'elle rompt avec l'idée d'une origine humaine au pouvoir temporel. Le roi n'est plus celui auquel l'Eglise accorde le "droit" de régner, ce qui est l'argumentaire principal de la doctrine théocratique affirmée par Grégoire VII et ses successeurs depuis la querelle des Investitures entre la fin du XIe siècle et le début du XIIe. Il s'agit d'un "paradoxal chassé-croisé d'arguments, où les défenseurs de l'autorité royale la théologisent et ses adversaires, au contraire, la laïcisent".
Enfin, c'est toujours au XIIIe siècle, en s'appuyant sur Saint Thomas d'Aquin, lisant Aristote, que l'on aboutit à une refondation de l'éthique gouvernementale. Notons que les écrits politiques du philosophe grec ne sont pas connus avant le milieu du XIIIe (Ethique à Nicomaque); La Politique est traduite du grec vers 1260 par Guillaume de Moerbeke, sur les instances de Thomas d'Aquin. Avec le De regno de Thomas d'Aquin et la Somme théologique (1267-1274), puis de ses successeurs comme Gilles de Rome ( De regimine principum, autre miroir des princes, à destination de Philippe le bel) rompus à la pratique de l'aristotélisme politique médiéval, on voit aussi l'évolution de la conception du mode de gouvernement : on passe de la contrainte exercée sur les corps corrompus à l'art, exercé par le prince, de créer les conditions de la "meilleure vie" d'une manière qui soit digne de la vocation du chrétien, et en même temps, puisqu'il est guide (rex sagittator chez Gilles de Rome, l'archer qui seul sait où diriger la flèche), il est l' agent de cohésion d'un corps social qui se dissoudrait s'il ne la maintenait en acte par sa volonté et son action. Par lui, la multiplicité s'organise en totalité et son rôle est de s'assurer que le lien social de la multitude soit parfait, c'est-à-dire qu'il subvient aux besoins de la vie, au premier chef à la paix. C'est à ce titre que pour Thomas d'Aquin, la monarchie est le meilleur des régimes politiques et le seul naturel, puisque le seul à pouvoir procurer l'unité de la paix, par la paix. L'autre originalité de Thomas d'Aquin, c'est qu'il est le premier à poser la question de l'Etat à travers les catégories de l'expérience et non de la morale, ce qui lui permet de reconnaître une relative autonomie de la pratique gouvernementale par rapport aux normes éthiques.

En conclusion, j'ai essayé de présenter de la façon la plus claire possible un pan entier de la pensée politique du Moyen Age, tel qu'il est exposé dans le livre de Michel Sennelart. L'entreprise est difficile, et la lecture de son livre l'est tout autant, car il n'y a pas une linéarité simple, avec des inflexions tranchées selon les périodes, mais plutôt des auteurs qui dialoguent par delà les époques et qui innovent tout en restant dans les cadres de la tradition. Par ailleurs, j'ai insisté davantage sur les contenus et donc les idées politiques que sur l'histoire des textes eux-mêmes. Quelles sont les conditions de réception de telles oeuvres ? Quel est le "régime de textualité" auquel elles appartiennent (conditions externes et contraintes internes)? Par quels chemins et procédures ont-elles été sélectionnées comme "oeuvre" et donc digne de mémoire (et donc de copies et de commentaires) ?


mardi 16 juin 2020

Mémoires de Philippe de Commynes : contre les princes ?

Qui est Philippe de Commynes ?

Petit seigneur bourguignon, né en 1447, il devient écuyer de Charles de Bourgogne, le futur duc en 1464 et employé par lui dans plusieurs missions diplomatiques entre 1465 et 1472, date à laquelle il passe au service du roi de France, Louis XI, adversaire du duc Charles. Ses biens patrimoniaux sont confisqués et désormais, Philippe de Commynes, qui comme beaucoup d'hommes de son temps, consacra une partie de son énergie à jongler entre les dettes et les faveurs royales, devint la créature du roi. Très proche de lui, il lui servit de conseiller et de diplomate, pour toutes les affaires qui touchaient les villes de Flandres, le duché de Bourgogne, l'Italie du nord ...A la mort de Louis XI en 1483, il subit une semi-disgrâce, supplanté auprès du jeune roi Charles VIII par de jeunes conseillers, dont il ne cesse de disqualifier les mauvais conseils dans ses Mémoires. Il a participé à la première descente française en Italie en 1494. En 1498, alors que Louis XII devient roi, il quitte le conseil royal, termine la rédaction de ses Mémoires. Il meurt en 1511. Les premières éditions de ses Mémoires datent des années 1520.


Buste de Philippe de Commynes - calcaire polychrome du début du XVIe siècle
musée du Louvre


Un nouveau mode d'écriture de l'Histoire
Les 5 premiers livres de ses Mémoires sont dictés en 1489-1490, pour répondre à une demande de Angelo Cato, napolitain d'origine, astrologue, humaniste, médecin et aumônier de Louis XI, archevêque de Vienne en 1482. Le 6ème est écrit en 1492-1493. Les livres VII et VIII sont marqués par les guerres italiennes menées par Charles VIII : ils sont rédigés pour le livre VII entre décembre 1495 et le printemps 1496 et pour le dernier entre 1497 et la fin de l'année 1498.

Dédicace d'un manuscrit des Mémoires. Angelo Cato reçoit le manuscrit.
 Miniature d'Étienne Colaud, BNF NAF20960.

"On assiste, au fur et à mesure qu'avance l'oeuvre de Commynes, à la naissance d'un genre (en France) puisque dans le prologue [...] il ne s'agit que d'un mémoire composé pour Angelo Cato, c'est-à-dire d'un écrit sommaire dicté pour se souvenir, de matériaux qui serviront à l'oeuvre définitive que Cato envisage d'écrire en latin (langue que Commynes s'excuse de ne pas maîtriser) sur le roi Louis XI. [...] Plus loin, nous avons affaire à des Mémoires écrits non seulement pour leur premier destinataire, mais aussi pour les princes et les gens de cour." (Présentation de Jean Dufournet dans l'édition des Mémoires, t.1,  pour Garnier Flammarion. Idem pour le texte entre guillemet qui suit) On y trouve donc un récit des faits, des relations diplomatiques dont Commynes a été témoin, entremêlés de considérations plus générales sur la nature du pouvoir, sur la meilleure manière de gouverner pour un roi, sur le malheur pour les peuples d'être mal gouverné. Il s'agit donc pour Commynes, à la fin de sa carrière de conseiller et d'ambassadeur, de délivrer son "enseignement" ; la longue proximité avec les princes (le duc de Bourgogne puis le roi de France) et la connaissance intime de leurs négociations, de leurs "pratiques" comme il le dit, lui ont permis d'élaborer une praxis dont les Mémoires constituent le volet réflexif. 
"Il semble d'entrée de jeu prendre le contre-pied des Chroniques de Jean Molinet dont les deux prologues ont été écrits en 1475 et 1477. C'est sans doute Molinet qu'il vise  -et peut-être aussi Olivier de La Marche, qui a commencé à écrire ses Mémoires vers 1470 - quand il dénonce ces chroniqueurs qui répugnent à critiquer leur maître. A l'opposé d'une écriture de l'Histoire traditionnelle qui était "chronologique, immédiate, encomiastique", l'oeuvre de Commynes, peut-être parce qu'elle n'était pas à l'origine destinée à être publiée est beaucoup plus libre et se réclame du réel. S'y dessine aussi une subjectivité : Commynes se met discrètement en scène, n'hésite pas à dire "je" (J'y étais, j'ai vu, on m'a dit...), resserrant le récit au travers de sa propre expérience, ceci bien sûr pour se montrer sous un jour favorable et pourquoi pas, revenir au conseil du roi après sa "disgrâce" (Louis XII étant toujours partie prenante des affaires italiennes et Commynes le poussant à retourner en Italie).


Une lecture historique profondément pessimiste
Lire les Mémoires de Commynes, c'est plonger dans les méandres de la diplomatie et de la guerre à l'époque de Louis XI, marquée par l'affrontement entre le roi de France et le duc de Bourgogne. Complots, chausse-trappes, dissimulations et duperies, promesses en général non tenues, méfiance généralisée, le tout compliqué par les fortunes diverses des batailles ... Pour le lecteur contemporain, le tout donne une impression de profond pessimisme de l'auteur sur la nature du pouvoir royal et du tempérament des princes. "J'ai vu beaucoup de tromperies en ce monde" (Livre I, chap X, p. 133, ed. GF)
"Il a voulu donner des princes et des grands le tableau le plus complet possible, multiplier les spécimens et les cas qui ont tous valeur d'exemples, en prenant le contre-pied des biographies chevaleresques qui tendent à offrir un portrait stéréotypé et glorifiant [...] Des princes les plus importants, il donne un portrait qui se veut total, fait de notations quelquefois regroupées, le plus souvent dispersées, et attentif à chaque individualité si bien qu'aucun de ses personnages n'est semblable à un autre. Il se produit une sorte d'émiettement dont la fonction est de rendre compte de la complexité et de la singularité quasi insurmontables du réel. Dans tous les domaines s'introduit une logique du particolare, du singulier, de l’irréductible, ce que Commynes a sans doute plus pressenti qu'exposé clairement, à la différence de Guichardin et de Machiavel."


La pensée politique de Philippe de Commynes s'élabore donc au contact des grands de son monde. Elle mêle certaines considérations issues du tout-venant des idées de son temps  -comme la théorie des climats pour expliquer la nature des peuples voir ci-dessous, comme le recours à la volonté divine pour expliquer les aléas des batailles ou le tempérament des princes, comme l'assimilation des italiens à des empoisonneurs (vol 3 GF p.221)- à des considérations plus personnelles et plus pragmatiques, nées de l'expérience. 


La théorie de l'équilibre de la puissance
"En fin de compte, il me semble que Dieu n'a rien créé en ce monde, ni homme ni bête, sans lui opposer son contraire, pour le tenir dans l'humilité et la crainte [...] au royaume de France, il a opposé les Anglais, aux Anglais les Écossais, au royaume d'Espagne le Portugal. Je ne parle pas de Grenade, car ses habitants sont les ennemis de la religion ; toutefois, jusqu'à aujourd'hui, le pays de Grenade a causé de graves difficultés au pays de Castille. Aux princes d'Italie dont la plupart possèdent leur terre sans titre légitime, à moins qu'il ne leur soit donné dans le ciel (et sur ce point nous ne pouvons que faire des hypothèses), et qui exercent sur leurs peuples une domination assez cruelle et violente pour ce qui est de prélever des deniers, Dieu a opposé les villes souveraines qui se trouvent en Italie comme Venise, Florence, Gênes et quelquefois Bologne, Sienne, Lucques et d'autres, qui sont opposées aux seigneurs sur plusieurs points, comme ceux-ci leur sont opposés, et chacun veille à ce que son compagnon ne s'accroisse pas. Pour en parler plus précisément, à la maison d'Aragon il a opposé la maison d'Anjou ; aux Visconti, ducs de Milan, la maison d'Orléans, et bien que ceux-ci soient faibles, ceux-là, qui sont sages, les craignent encore parfois. Aux Vénitiens, il a opposé ces seigneurs italiens, comme j'ai dit, et encore plus les Florentins. Aux Florentins, il a opposé les Siennois, leurs voisins, et les Génois. Aux Génois, leur mauvais gouvernement et leur déloyauté les uns envers les autres ; leurs divisions naissent de leurs ligues, comme celle des Fregosi, des Adorni, des Doria et d'autres : on l'a vu tant de fois qu'on en a été assez informé." (livre V, chap. XVIII, p. 271 dans l’édition de J. Dufournet, GF, 2007)

Commynes a une approche globale qui conduit à une représentation équitable, une "bilancia". Elle est inspirée par cette pratique de la "bilancia" que les diplomates italiens cherchent à mettre en oeuvre dans la politique italienne et européenne. La conceptualisation en a été donnée plus tard par Francesco Guicciardini, dans une célèbre page que l'historien consacre à Laurent de Médicis, lequel agit "in modo bilanciato" et parvient, grâce à un jeu habile et manœuvrier d'équilibre à instaurer un climat de paix dans la péninsule.

La bilancia n'est pas une vision médiévale du "juste milieu" ni de l'état moyen qui serait adaptée au fonctionnement des relations politiques internationales.  Ce n'est pas non plus un modèle fixe et immuable qui occulterait les rapports de force auxquels se soumettent les Etats, mais bien plutôt un équilibre instable. C'est le rôle de la diplomatie que de travailler à consolider cet équilibre. C. étend le champ d'application du modèle italien à l'ensemble du théâtre européen. Pour lui, le monde est bâti sur des antagonismes fondamentaux qui se mesurent et s'équilibrent. La bilancia est le mode d'existence pacifique que les Etats peuvent trouver entre eux. Ainsi se construit une pensée qui discerne les corrélations, qui relie les êtres et les choses par couples antagonistes. La figure syntaxique propre à exprimer ce mouvement est la concession : beaucoup de phrases de C. sont rythmées par ces oppositions grammaticales qui disent ensemble, dans le même instant, le même et l'autre. Loin de figer les êtres et les objets, le mémorialiste fait travailler leurs différences. (p.216 de Commynes l'européen de Blanchard)



Sa typologie des princes :  "sagesse" et "bestialité"

p222  du livre de Blanchard

Le système des vertus morales du prince, tel que la tradition aristotélicienne l'avait légué, éclate sous l'effet de deux affirmations complémentaires dans les Mémoires : le rabaissement des rois à l'humanité commune d'une part, ce qui exclut du champ de la réflexion politique l'idéal exalté dans les Miroirs des princes et de l'autre, la reconnaissance d'un champ spécifique de l'expérience politique mettant en jeu des valeurs nouvelles. => Les qualités du prince ne se définissent pas à l'intérieur d'un cadre où s'opposent la vertu et le vice, mais renvoient à un ensemble plus vaste de références politiques et culturelles qui permettent de caractériser la sagesse ou la bestialité d'un prince. L'intellect ou l'intelligence politique tend à supplanter la morale : le prince "savio", "sottile" peut être cruel (cf la présentation dans les Mémoires des rois de Naples, si sages alors même que C. vient d'énumérer la longue litanie de leurs crimes et exactions. A l'opposé", un prince est dit "bestial" dans le sens de l'ancien français qui l'apparente à inconsidéré, irresponsable : c'est le prince qui démissionne de ses responsabilités politiques. Ces princes accumulent les échecs car ils ignorent où se trouvent leurs intérêts ; ils dédaignent de s'occuper des affaires de l'Etat et se laissent conduire par leurs serviteurs. Cette démission du roi renonçant aux obligations de sa charge favorise le développement des factions.

C. pose explicitement la question de la fin et des moyens. Ses considérations sur le prince sage imposent la vision d'un prince pragmatique, plus attentif à la diffusion des valeurs comptables et marchandes qui placent le bien dans l'utile, le droit dans la force et Dieu même dans le succès. Un prince prompt à adopter les petits moyens de la ruse, de la prudence perfide grâce auxquels, dans un environnement hostile, il prend le dessus sur la difficulté et le malheur. Si C. reste tributaire d'une image traditionnelle de la cruauté, il innove également par une approche du problème qui ne se retrouve pas chez les chroniqueurs de son temps. Il rattache l'idée de cruauté à celle d'inutilité. Ce point de vue rejoint assez bien celui des Italiens.


Dans la présentation de l'édition bilingue GF des Mémoires, Jean Dufournet établit pour nous la typologie de Commynes (vol 1 p.22) :
- Au plus bas, les princes que caractérise leur mauvaistié, leur cruauté. Il range les rois aragonais de Naples et Ludovic le More dans cette catégorie
- Puis les princes bestiaux, dont l'incapacité politique se traduit par l'absence de lucidité, la primauté accordée aux plaisirs, la toute-puissance des favoris. ce sont souvent de jeunes princes, comme Charles VIII
- Des princes incomplets qui manquent soit de force de caractère (vertu), soit de sens (sagesse) comme Charles de Bourgogne
-Enfin, au sommet de la hiérarchie, les princes qui cumulent les deux atouts, vertu et sagesse : Louis XI, mais aussi les Italiens, Francesco Sforza à Milan, Côme et Laurent de Médicis à Florence, Agostino Barbarigo à Venise. Philippe de Bourgogne avant de vieillir et de sombrer dans l'aveuglement, était lui aussi un bon prince.
 
Son jugement sur Louis XI
Ainsi, pour Commynes, Louis XI fut l'un des princes les plus sages de son temps. Il lui reconnaît l'intelligence dans la compréhension des équilibres de puissance et donc dans sa capacité à agir, l'esprit manœuvrier dans  les relations diplomatiques, une capacité à mettre sa puissance de travail au service de sa volonté. "Sans user de flatterie, il y avait en lui beaucoup plus de qualités nécessaires à la fonction de roi ou de prince qu'en aucun des autres" (livre VI, fin du chapitre X). Il n'en est pas pour autant le panégyriste. Le tableau qu'il dresse de sa nature soupçonneuse qui déchaîne à la fin de sa vie des craintes infondées (Louis XI finit malade dans une résidence fortifiée comme une prison à Plessis -les-Tours cf p. 417) est pitoyable. Commynes n'occulte pas non plus l'aspect despotique du gouvernement de Louis XI (que Thomas Basin, auteur d'une Histoire de Charles VII et de Louis XI,  lui reproche longuement cf son "désir effréné de domination")

"Ainsi désirait-il de tout son cœur pouvoir instaurer une réglementation générale dans ce royaume, principalement sur la longueur des  procès et, sur ce point, bien brider cette cour de Parlement, sans diminuer leur nombre ni leur autorité, mais il avait sur le cœur plusieurs pratiques dont ils usaient. De plus, il désirait ardemment que, dans ce royaume, l'on usât d'une seule coutume, d'un seul poids, d'une seule mesure, et que toutes les coutumes fussent rédigées en français dans un beau livre pour échapper à la rouerie et aux vols des avocats qui sont si grands en ce royaume qu'il n'y a rien de semblable ailleurs, et les nobles de ce royaume-ci doivent sûrement en avoir fait l'expérience ? Si Dieu lui avait donné la grâce de vivre encore cinq ou six ans sans être accablé par la maladie, il aurait fait beaucoup de biens à son royaume [car tous ses ennemis étaient morts] Aussi bien avait-il fort accablé d'impôts ses sujets, plus que ne le fit jamais roi de France ; mais ni autorité ni admonestations n'ont réussi ) lui en faire alléger le poids : il fallait que l'initiative vînt de lui, comme il l'aurait fait si Dieu avait voulu le préserver de la maladie." (livre VI, chap V, p. 361, ed GF)
"Quand il avait la guerre, il désirait la paix ou des trêves ; quand il avait la paix, c'est à grand peine qu'il pouvait la supporter. Il se mêlait dans son royaume de maintes broutilles, et d'un assez grand nombre dont il se serait bien passé ; mais sa nature était telle, et il vivait ainsi." (Livre VI, chap XII, p. 425, ed GF)
"Regardez donc comment lui-même avait fait vivre sous son règne beaucoup de gens dans les soupçons et la crainte [...] Il est vrai qu'il avait utilisé de rigoureuses prisons, comme des cages de fer et d'autres de bois, recouvertes de plaques de fer en dehors et en dedans, munies de terribles serrures, larges de quelque  huit pieds et hautes d'un pieds de plus que la taille d'un homme. Le premier qui les conçut fut l'évêque de Verdun qui fut aussitôt mis dans la première qui fut fabriquée et où il a couché quatorze ans? Plusieurs l'ont depuis maudit, et moi aussi qui en ai goûté sous le roi actuel pendant huit mois. A d'autres moments, il avait fait fabriquer par des Allemands des fers très pesants et très effroyables à mettre aux pieds : c'était un anneau à mettre à un seul pied, difficile à ouvrir, une sorte de carcan avec une chaîne grosse et pesante et au bout une grosse boule de fer, beaucoup plus lourde qu'il n'était raisonnable et convenable. On les appelait les fillettes du roi. Toutefois je les ai vues au pied de beaucoup de gens de valeur, qui étaient prisonniers, et qui depuis en sont sortis entourés d'honneur et d'allégresse, et qui depuis ont obtenu de lui de grands biens."  (Livre VI, chap XI, p.415, ed GF)

Les pouvoirs urbains
Commynes évoque longuement les révoltes urbaines des Flandres.
Pour l'année  1467, à propos de l'entrée du duc Philippe de Bourgogne à Grand, il dit :
"En raison du péril où il se voyait, il fut contraint de leur accorder toutes leurs demandes et les privilèges qu'ils voulaient. Dès qu'il eut donné son accord, après plusieurs allées et venues, ils plantèrent sur le marché ces bannières qui étaient déjà confectionnées ; ainsi montrèrent-ils nettement qu'ils auraient arboré ces bannières contre sa volonté, s'il ne les leur avait pas accordées. Il avait bien raison de dire que les autres villes prendraient exemple sur l'entrée qu'il faisait à Gand, car plusieurs villes se rebellèrent à l'exemple de cette cité, en tuant des officiers et en commettant d'autres excès. S'il avait suivi le proverbe de son père, il n'aurait pas été ainsi trompé : il disait que les Gantois aimaient bien le fils de leur prince, mais jamais leur prince. Et, à dire la vérité, après le peuple de Liège, il n'en est pas de plus inconstant. Ils ont un côté assez louable, compte-tenu de leur méchanceté, car ils ne toucheront jamais à la personne de leur prince, et les bourgeois et les notables sont de très bonne gens, qui sont très mécontents de la folie du peuple."
"[...]dans toutes les autres villes de Flandres, le prince renouvelle tous les échevins chaque année et il leur fait rendre des comptes ; mais à Gand, à cause de ce privilège, il ne pouvait créer que quatre échevins, et les Gantois nommaient le reste, c'est-à-dire vingt-deux car en tout ils sont vingt-six échevins. Quand ceux qui composent l'échevinage des villes sont bien disposés envers le comte de Flandre, il est cette année-là en paix et ils lui accordent ce qu'il demande ; au contraire, quand les échevins ne sont pas bien disposés, il se lève volontiers contre lui des rebellions. [...] ils (ici les Liègeois) persistaient dans leur folie et leur malignité, sans qu'ils eussent su dire ce qui les poussait, hormis une richesse excessive et un grand orgueil."
 (livre II, chap IV, p.211 et p. 213 ibid.)
Pas plus par les villes de Flandres que par les communes italiennes, Commynes n'est séduit par l'idée d'un pouvoir "démocratique" (avec tous les guillemets nécessaires à une notion étrangère au Moyen Age). Pour lui, le pouvoir des princes est un état de fait universel qu'il n'y a pas à contester.

L'impossibilité de régner durablement sur des territoires étrangers
"Je ne doute nullement que c'est par une notable et sage décision, et de plus en bénéficiant de la grâce divine, que l'on a établi en France cette loi et cette ordonnance que les filles n'héritaient pas dans le royaume, pour éviter que celui-ci ne fût dans la main d'un prince d'une nation étrangère et des étrangers, car les Français auraient pu difficilement le supporter, et les autres nations ne le font pas : à la longue, il n'en est aucune des grandes dont le pays ne finisse par demeurer ) ses habitants. Vous pouvez le voir par l'exemple de la France où les Anglais ont possédé des seigneuries pendant quarante ans et à cette heure n'ont plus que Calais (...) aussi l'exemple de ce royaume de Naples, de l'île de Sicile et des autres provinces que les Français ont possédé pendant de longues années : pour toutes preuves, il n'y est mémoire d'eux que par les sépultures de leurs prédécesseurs.  Et quand bien même on le supporterait bien d'un prince venu d'un pays étranger qui serait accompagné de peu de gens disciplinés et qui fût lui-même sage, cependant on ne peut le souffrir aisément d'un grand nombre de gens (car il les amène avec lui ou les fait venir pour quelque cause de guerre, s'il en a, avec ses sujets) tant pour l'opposition des moeurs et des caractères que pour les violences qu'ils perpètrent, et parce qu'ils ne portent pas au pays l'amour qu'éprouvent ceux qui en sont natifs, et surtout quand ils veulent obtenir les offices, les bénéfices et la haute main sur les affaires du pays. Ainsi un prince a t-il grand besoin d'être sage quand il va dans un pays étranger, pour arriver à un accord avec toutes ces villes. Et si un prince n'est pas loué pour cette vertu plus que pour toutes les autres, pour cette vertu qui vient seulement de la grâce de Dieu, quelque autre qualité qu'on sût lui trouver, cette estime ne vaut rien ; et s'il vit une vie d'homme, il rencontrera de grands troubles et de grosses difficultés, ainsi que tous ceux qui vivront sous son autorité, et spécialement quand il parviendra à la vieillesse et que ses sujets et ses serviteurs n'auront plus aucun espoir d'amélioration en lui."  (livre VI, chap II, ibid.)

Ses préférences politiques

 Dans le chapitre XIX du livre V, Commynes continue des réflexions théoriques entamées plus tôt sur la nature du gouvernement et les modalités idoines pour l'exercer et livre le jugement suivant  (je crois que tout Commynes est dans cet extrait) :

" Donc pour poursuivre mon propos, y a t-il sur terre un roi ou un seigneur qui ait le pouvoir, en dehors de son propre domaine, d'imposer un seul deniers à ses sujets sans l'accord et le consentement de ceux qui doivent le payer, sinon par tyrannie et violence ? On pourrait répondre qu'il y a des saisons où il ne faut pas attendre l'assemblée et que ce serait trop long pour commencer la guerre et l'entreprendre. Il ne faut pas se hâter, et on a assez de temps ; j'ajoute que les rois et les princes sont bien plus forts quand ils entreprennent sur le conseil de leurs sujets, et plus craints de leurs ennemis. [...] sur ce point, ils ne faut pas user de ruse, ni entretenir une petite guerre à volonté et hors de propos, afin d'avoir une raison de prélever de l'argent. Je sais bien qu'il faut de l'argent pour défendre les frontières, et aussi pour les garder quand on n'est pas en guerre, afin de ne pas être surpris, mais il faut agir en tout avec modération En tout cela l'intelligence d'un roi sage est utile car, s'il est bon, il distingue ce qui est à Dieu et ce qui est au monde, et ce qu'il doit et peut faire et laisser. Or, à mon avis, parmi toutes les seigneuries du monde que je connais, là où la chose publique est la mieux traitée, là où sévit le moins de violence contre le peuple, là où aucun édifice n'est abattu ni démoli par suite de la guerre, c'est l'Angleterre, où l'infortune et le malheur retombe sur ceux qui font la guerre.
Notre roi est le seigneur au monde qui a le moins de raison d'utiliser cette phrase : "J'ai le privilège de prélever sur mes sujets ce qui me plaît", car ni lui ni un autre ne l'ont ; et ceux qui parlent ainsi pour le faire estimer plus grand, loin de l'honorer, le font craindre et haïr de ses voisins qui pour rien ne voudraient être sous sa domination, et même certaines personnes de son royaume ou qui en dépendent  s'en passeraient bien. Mais si notre roi, ou ceux qui veulent l’anoblir et le grandir disaient : "J'ai des sujets d'une bonté et d'une loyauté si exceptionnelles qu'ils ne me refusent rien que je puisse leur demander, et dont je suis plus craint, mieux obéi et servi qu'aucun autre prince qui vive sur la terre, et qui plus patiemment endurent tous les maux et toutes les brutalités, et qui se rappellent le moins les dommages qu'ils ont subis dans le passé", il me semble que ce serait pour lui une plus grande louange, et que ce serait la vérité [...] Pour donner un exemple, tiré de l'expérience, de la bonté des Français, il suffit d'alléguer pour notre temps les états généraux tenus à Tours après le décès de notre bon maître le roi Louis (que Dieu lui pardonne !) en l'an 1484. L'on pouvait estimer que cette assemblée était dangereuse ; quelques individus de basse condition et de peu de mérite disaient, et ont dit depuis à plusieurs reprises, que c'est un crime de lèse-majesté, que de parler d'assembler les états généraux et que c'était fait pour diminuer l'autorité du roi ; mais ce sont eux qui commettent ce crime envers Dieu, le roi et la chose publique ; et ils serraient, et servent encore, ces paroles à ceux qui ont du crédit et de l'autorité sans l'avoir en rien mérité, et qui n'ont pas l'aptitude requise pour cette fonction, habitués seulement à susurrer et à énoncer des choses de peu de valeur et craignant les grandes assemblées de peur qu'ils ne soient percés à jour ey que leurs actions ne soient blâmées.[...] Dans ce royaume si accablé et si opprimé de mainte manière, y eut-il, après la mort de notre roi, rébellion du peuple contre celui qui règne ? Les princes et les sujets prirent-ils les armes contre leur jeune roi ? [...] Grand dieu, pas du tout.[...] car tout le monde vient vers lui? Tant les princes et les seigneurs que les habitants des bonnes villes le reconnurent comme roi, lui firent serment et hommage ; les princes et les seigneurs exprimèrent leurs demandes humblement, un genou en terre, en indiquant pat leur requête ce qu'ils demandaient ; ils constituèrent un conseil dans lequel ils s'associèrent aux douze qui y furent nommés. Dès lors, le roi, qui n'avait que treize ans, commandait d'après le rapport de ce conseil. A cette assemblée des états généraux, on fit certaines requêtes et recommandations, très humblement, pour le bien du royaume, en remettant toujours la décision au bon plaisir du roi et de son conseil. Ils lui accordèrent tout ce qu'on voulut bien leur demander et ce qu'on leur montra par écrit être nécessaire aux affaires du roi sans élever d'objection, alors que la somme demandée était de deux millions cinq cent mille francs, ce qui était suffisant et tout à fait satisfaisant [...]
Mais pour les grands princes et princesses, pour les puissants ministres, pour les conseillers des grosses villes anarchiques et rebelles envers leurs princes, pour leurs dirigeants, qui enquêtera sur leur vie ? L'enquête terminée, qui la portera devant le juge ? quel sera le juge qui en prendra connaissance et qui en exécutera la punition ? Je parle des méchants et non pas des bons, mais il en est peu. Et quelles sont les causes pour lesquelles ils commettent, eux et tous les autres, tous ces crimes dont j'ai parlé ci-dessus, et bien d'autres que j'ai tus pour faire bref, sans prendre en considération la puissance divine et sa justice ? Dans ce cas-ci, je dis que c'est par manque de foi et, pour les ignorants, c'est par manque tout à la fois d'intelligence et de foi, mais principalement du manque de foi qu'il me semble que proviennent [...] spécialement les maux pour lesquels des parties se plaignent d'avoir subi des préjudices et des dommages de la part d'autrui et de plus forts. Car le prince qui aurait vraiment la foi, ainsi que n'importe quel homme, et qui croirait fermement que les peines de l'enfer sont telles qu'elles le sont véritablement, et qui croirait avoir pris injustement le bien d'autrui [suit une longue liste des méfaits des puissants] feraient-ils ce qu'ils font ? 
[...] "J'ai donc demandé dans un développement précédent qui fera l'information contre les grands, et qui la portera devant le juge, et qui sera le juge qui en punira les méchants. l'information sera faite par les plaintes et les cris du peuple qu'ils foulent aux pieds et oppriment de tant de manières sans avoir de compassion ni de pitié ; elle sera faite par les douloureuses lamentations des veuves et des orphelins dont ils auront fait mourir les maris et les pères et souffrir ceux qui leur survivront, et d'une manière générale de tous ceux qu'ils auront persécutés tant dans leurs personnes que dans leurs biens? C'est par tout cela que sera faite l'information, et leurs grands cris, leurs plaintes et leurs larmes pitoyables les présenteront devant Notre-Seigneur qui en sera le juge véridique, et qui ne voudra peut-être pas attendre l'autre monde pour les punir, mais les punira dans ce monde-ci.[...] Aussi faut-il affirmer qu'il est nécessaire que Dieu leur montre de tels indices et de tels signes afin qu'eux-mêmes et tout le monde croient que les punitions les frappent pour leur cruauté et leurs fautes, et que Dieu manifeste contre sa force, sa puissance et sa vertu, car personne d'autre n'en a eu le pouvoir.[...] A l'heure qu'il y pensera le moins, Dieu fera surgir contre lui un ennemi dont il se peut qu'il ne l'eût jamais soupçonné."
 
Lors de la première des guerres d'Italie, en 1494,  Commynes séjourne longuement à Venise en tant qu'ambassadeur du roi de France. Il est impressionné, comme tous les voyageurs du temps, par la beauté et la richesse de la ville. Il connaît bien sûr le topos politique sur la République oligarchique de Venise, souvent présentée comme le meilleur des gouvernements, inspiré du modèle romain, car le plus stable. Il en reprend l'essentiel à son compte.

"C'est la plus opulente cité que j'aie jamais vue, et qui honore le plus les ambassadeurs et les étrangers ; son gouvernement est le plus sage qui soit. " 
"Je présentai mes lettres au doge qui préside tous les conseils et qui, élu à vie, est honoré comme un roi. C'est à lui qu'on adresse toutes les lettres, mais il ne peut pas faire grand-chose à lui seul. Cependant, le doge actuel a une grande autorité et plus que n'eut jamais aucun prince qu'ils eussent? Aussi y a-t-il douze ans qu'il est doge, et je l'ai trouvé homme de bien, sage et très expérimenté dans les affaires de l'Italie, et personnage doux et affable."
"Ils ne thésaurisent pas l'or et l'argent comptant ; et le doge m'a dit, en présence de la Seigneurie, que parmi eux, on encourt la peine capitale à dire qu'il faut constituer un trésor. je crois qu'ils ont raison, parce qu'ils redoutent les divisions entre eux."[...]  " Ils ne sont pas partisans de s'accroître rapidement comme le firent les Romains, car leurs personnes n'en ont pas les qualités ; aussi aucun d'entre eux ne participe à la guerre sur la terre ferme, à la manière des Romains, exception faite des provéditeurs et des trésoriers qui accompagnent leur capitaine et le conseillent, et qui approvisionnent l'armée. Mais sur mer, toute le guerre est conduite par leurs gentilshommes en tant que chefs et capitaines des galées et des naves, et par d'autres de leurs sujets. Mais un autre avantage compense le fait de ne pas participer en personne aux armées de terre : il ne se dresse aucun homme assez courageux ni assez ferme pour pouvoir gouverner en seigneur, comme à Rome. C'est pourquoi ils n'ont dans leur cité nulle dissension d'ordre civil : c'est la plus grande richesse que je vois chez eux. Ils ont merveilleusement paré à ce danger, et de maintes manières, car ils n'ont point de tribun du peuple comme les Romains, ce qui fut en partie la cause de leurs dissensions. Le peuple n'y a nul crédit, il n'y est sollicité en rien ; tous les offices reviennent aux gentilshommes, sauf ceux de leurs secrétaires qui ne sont pas gentilshommes. Aussi bien, dans sa majorité, leur peuple est étranger." (Livre VII, chap XIX, p.161, ed GF)
On a la confirmation que Commynes, pour critique qu'il soit des princes, n'est pas un "démocrate". Le système communal ne trouve grâce à ses yeux que s'il est organisé de façon oligarchique (voir son jugement plus que négatif sur les communes de Flandres). Il dit plusieurs fois que nul ne peut échapper au pouvoir du prince et qu'il faut lui obéir, en espérant en sa sagesse. Pour renforcer cette sagesse, il faudrait pouvoir toujours adjoindre au prince un conseil d'hommes "sachants", les professionnels de la diplomatie que sont en train de devenir des hommes comme Commynes, que la République de Venise honore et utilise, elle, depuis déjà longtemps. On trouve Commynes en fait assez indifférent aux institutions politiques, comme en témoigne ce passage sur Venise. Il conçoit non le pouvoir, mais le gouvernement c'est-à-dire qu'il réfléchit en termes de rapport de force, toujours mouvants, dont les appétits et les ambitions individuels sont toujours le ressort.

Bilan

p331 du livre de Blanchard

Les Mémoires illustrent un moment de crise de la royauté, une étape de développement nécessaire d'un processus politique. Les notions abordées par C. (utilité…) sont à l'ordre du jour des préoccupations des principautés territoriales et des cités-Etats : qu'il s'agisse le l'expansionnisme du Téméraire ou de la souveraineté de Florence, la question du profit est au cœur des débats. Les humanistes comme L. Bruni en ont fait l'argument de la l'affirmation de la souveraineté  de la République. Il n'est pas impossible que C. ait été sensible à ces courants, mais pas de façon livresque, par ce qu'il a vu et su. L'importance des expériences diplomatiques a été également déterminante : l'"échange diplomatique" pour reprendre une formule d'Alessandro Fontana, produit des savoirs, accumule les références, qui ne manquent pas d'avoir des effets sur l'intelligence des décisions politiques. Louis XI l'a bien compris, lui qui était avide d'informations sur tout ce que l'Europe comptait comme "gens d'autorité".

 

Cet art de gouverner qui est la matière de C. est assez proche de ce que prôneront les théoriciens de la raison d'Etats aux XVIe puis XVIIe s. L'idée de nécessité et d'adversité, au centre des réflexions de Guicciardini et de Machiavel est  essentielle dans les Mémoires. De même l'idée d'une autonomie du politique par rapport à d'autres sphères de la réflexion humaine. (Remarque- on sait que C. a servi de source à plusieurs reprises dans la rédaction de la Storia d'Italia)


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