lundi 20 décembre 2021

Jouons à la diplomatie internationale en temps de crise avec la série The Brink

 Une proposition pour le thème "Puissance" du programme d'HGGSP 1ere.

The Brink (une seule saison, la saison 2 ayant été annulée)


Dans l'article de Pierre Langlais (Télérama, 22/06/2015) , cette mini-série de HBO est présenté comme un objet "quelque part entre "Docteur Folamour" et un "Homeland" du rire.

En voici l'argument (repris de l'article cité ci-dessus) :

"Créée par Roberto Benabib (ancien de Weeds) et son frère Kim sous influence du Docteur Folamour de Stanley Kubrick, The Brink place littéralement le monde « au bord » d'une guerre nucléaire quand un militaire illuminé prend le pouvoir au Pakistan, et menace d'effacer Israël de la surface du globe. Le voisin Indien n'étant pas rassuré non plus, on est à deux doigts de la catastrophe. Deux hommes semblent pouvoir l'éviter : Walter Larson (Tim Robbins), le Secrétaire d'état américain – un séducteur à la santé sexuelle inversement proportionnelle à sa santé, tout court – et Alex Talbot (Jack Black), un employé de l'ambassade américaine à Islamabad – incompétent, maquereau du dimanche quand Larson est de passage en ville.
Produite et mise en scène par Jay Roach, réalisateur de Austin Powers et du téléfilm politique d'HBO Game Change (l'homme de la situation, donc), cette pochage géopolitique oscille entre blagues énormes à la nullité assumée et satire de la politique internationale (...). Le délire complet n'est jamais loin, mais les frères Benabib semblent vouloir conserver un fond de satire, et donc une once de réalisme dans les relations diplomatiques – on se doute bien qu'une série qui implique Washington, Jérusalem et Islamabad tient de quoi être politiquement très incorrecte, et peut se payer la tête des amitiés plus ou moins hypocrites des uns et des autres. En effet, pour éviter une Troisième Guerre mondiale, Larson et Talbot vont décider de soutenir un autre fou (plus conciliant, quoi que…), de provoquer un autre coup d'état, tout en tâchant de calmer les pulsions belliqueuses des uns et des autres."

La proposition a de quoi réjouir le prof d'Histoire-Géographie tant elle fourmille d'allusions, voire de clins d'oeil appuyés à des événements historiques. Par exemple, des jeunes filles réfugiées à l'ambassade américaine du Pakistan sont l'enjeu d'une négociation entre le secrétaire d'Etat américain et l'homme que ce dernier souhaite mettre au pouvoir au Pakistan pour remplacer son frère complètement dingue. Lors de leur conversation, Walter Larson rappelle comment Reagan a utilisé l'affaire des otages de l'ambassade américaine à Téhéran pour renforcer sa popularité et il sous-entend que leur libération, juste après l'élection présidentielle, a été négociée entre Reagan et l'ayatollah Khomeiny. De même, les quelques scènes de l'évacuation de l'ambassade à Islamabad sont filmées de manière à rappeler l'évacuation en urgence de l'ambassade de Saïgon en 1975. 
D'autres moments jouent avec les clichés et les idées reçues sur la puissance et le poids diplomatiques des différents pays. La réplique sur les tambours chinois de la cérémonie d'ouverture des JO de 2008 à Pékin  m'a personnellement fait sourire car elle exprime exactement ce que j'ai pensé en la découvrant.



Certes, la satire reste superficielle et en dépit des très nombreuses références, elle manque de fond et de réflexion. The Brink n'est en aucun cas une série qui permettrait d'engager avec les élèves un travail de compréhension des enjeux internationaux, même pas ceux de la géostratégie. En revanche, on peut l'utiliser dans une première approche et pour changer un peu des supports sérieux qu'on utilise d'habitude pour les  "relevés d'information".

Je joins à ce post les liens vers le découpage vidéo 1 et le découpage vidéo 2, ainsi que le questionnaire pour les élèves. L'idée est ensuite d'organiser un kahoot.

samedi 13 novembre 2021

L'organisation politique de Florence au moment savonarolien

Si, dans les programmes scolaires, nous n'avons le temps que de présenter le système démocratique mis en place à Athènes à la fin du VIe siècle avant JC, il serait pourtant utile de prendre du temps pour présenter d'autres systèmes d'organisation de gestion et de vie politique, notamment au Moyen Age. Etudier avec les élèves, dans une démarche comparative les différentes formes de systèmes républicains (Athènes, Rome, les communes italiennes médiévales) permettrait d'aiguiser leur regard sur la longue durée de la mise en place de l'idéal démocratique.



Le palais de la Seigneurie (dit "palazzo vecchio")
qui abritait les conseils de la commune.


Dans le "laboratoire italien" des formes politiques, Florence tient une place particulière étant donné la masse de documentation et donc d'études qui lui sont consacrées. A partir du XIIe siècle, cette commune a expérimenté toutes les formes d'organisation civique : partant d'une autonomie communale, elle devient République plus ou moins oligarchique selon les époques, puis passe sous la domination quasi seigneuriale des Medicis, puis au XVIe siècle la capitale de leur duché. J'ai consacré un billet de blog à une sommaire présentation de la première république et aux ordonnances de Giano della Bella, dans le cadre d'un cours de DNL italien. Aujourd'hui, je vais présenter de façon plus classique le fonctionnement du "regime democratico temperato" mis en place en décembre 1494, alors que la descente du roi de France Charles VIII avait initié les guerres d'Italie et après que la Seigneurie a chassé Pierre de Médicis, le fils de Laurent le magnifique. Je m'appuye sur l'article de Guidobaldo Guidi, "Il Savonarola e la partecipazione alla vita politica", paru dans Savonarole. Enjeux, débats, questions, Actes du Colloque International (Paris, 25-26-27 janvier 1996), Paris, 1997, p.35-44. Mais avant, je reprends, pour introduire le propos, une large citation de l'article de Jean Bourier et Yves Sintomer, "La République de Florence (12e-16e siècle). Enjeux historiques et politiques" (dans Revue française de Sciences politiques, 2014/6, vol.64, p.1055-1081) ainsi que la chronologie qui est fournie en annexe. Cet article constitue une bonne entrée en matière pour ceux qui voudraient avoir un aperçu général de l'histoire institutionnelle de Florence.


"Du 13e au 16e siècle, et plus particulièrement lors du moment « républicain » où elle se fait le héraut de la « liberté florentine » (Florentina libertas), Florence constitue une référence centrale pour l’histoire politique du monde occidental. Tôt libérée des rapports féodaux, elle est, pendant deux siècles et demi, et malgré quelques éclipses, le lieu d’une véritable réinvention de la politique, au sens où Moses I. Finley et Christian Meier entendent celle-ci [1]Moses I. Finley, L’invention de la politique. Démocratie et… – un débat public sur les choses de la cité appuyé sur des procédures permettant aux citoyens une participation politique institutionnalisée. Mais elle l’est aussi au sens des luttes et intrigues pour le pouvoir lorsqu’elles sont tranchées in fine sur la place publique, plutôt que confinées dans les coulisses, et qu’elles s’effectuent dans un champ largement autonome, en particulier à l’égard de la religion, et partiellement professionnalisé. Si les origines et les premiers temps de la Commune de Florence restent en partie dans l’ombre, c’est avec l’affirmation du Popolo, en liaison étroite avec les associations de métiers, qu’elle devient une cité de premier plan. (les phrases en gras sont de mon fait) Avec Venise et Gênes, c’est l’une des cités-États qui, durant la Renaissance, résiste le plus longtemps à la montée des nouvelles Seigneuries princières, celles des Visconti puis des Sforza à Milan, des Gonzague à Mantoue ou des Este à Ferrare et à Modène. Dans les représentations et discours de l’époque, elle incarne la version « populaire » de la République, quand la ville des doges en représente la version « aristocratique ». La mutation politique que Florence expérimente dès le 13e siècle participe de l’invention ou de la réinvention de techniques délibératives ou électives et de modes de scrutin qui seront typiques de la politique moderne. La cité-État a rompu progressivement avec l’univers de pensée féodal, avec la théologie politique de l’empire et avec les formes institutionnelles et idéologiques de l’autorité qui en étaient le corollaire. Quelques siècles avant que ne s’impose l’idée de la souveraineté populaire, une communauté politique quasi fédérative basée initialement sur les corporations (les Arts) et d’autres groupes fondés sur un statut spécifique reconnu par la cité (les quartiers, l’organisation regroupant les partisans du guelfisme, etc.), typique des communes médiévales, cède progressivement la place, au cours des 14e et 15e siècles, à une République plus unitaire.

La politique est dans la cité toscane tout à la fois étonnamment proche et foncièrement différente de la nôtre. Quelques aspects méritent ici d’être mentionnés. La délibération publique se déploie de façon importante, en particulier à partir de la fin du 14e siècle, mais dans des assemblées quasi informelles, les consulte e pratiche, qui discutent presque quotidiennement des questions sensibles, et non dans les Conseils législatifs, lieux qui sembleront son habitat « naturel » quelques siècles plus tard. L’élection et le vote au scrutin majoritaire sont employés et affinés mais, jusqu’à la fin du 15e siècle, ces modes de scrutin ne sont pas couplés à l’idée du consentement du peuple, typique des gouvernements représentatifs modernes. Florence voit émerger une véritable classe politique, quasi professionnalisée en ce qu’elle pratique cette activité à plein temps, dominée par les grandes familles qui exercent un large contrôle, à travers leurs réseaux, sur la vie politique. Mais elle voit aussi s’affirmer la participation active de milliers de citoyens à la gestion des affaires publiques à travers un mélange de cooptation, de tirage au sort et de rotation rapide des mandats. Elle développe nombre des techniques d’administration modernes, comme l’impôt proportionnel fondé sur un recensement très précis des richesses immobilières et mobilières, dans le cadre d’un vaste État territorial en cours de constitution, qui occupe au 15e siècle toute la vallée de l’Arno, des Apennins à la mer, au niveau de Pise et de Livourne. C’est aussi à Florence que la notion moderne de république est créée, à partir du moment où Leonardo Bruni (1ere moitié du XVe siècle) oppose le régime républicain au régime princier et où la république n’est plus simplement synonyme de bon gouvernement. Cependant, l’idéologie officielle de la cité toscane est marquée par l’idéal d’une représentation politique qui n’est pas la représentation-mandat mais la désignation des personnes les plus impartiales, les plus justes et les plus utiles pour l’harmonie communale, personnes qui forment une pars pro toto pouvant engager la collectivité."


Une longue chronologie commentée accompagne l'article dont je tire l'exercice suivant :

Une exercice pour les 1ere SPE HGGSP, thème démocratie

Rapide historique de la commune de Florence

1154-1159 : la commune qui a reçu l’autorisation de la part de son seigneur, l’empereur, d’administrer elle-même la justice civile et criminelle, se dote de ses premiers statuts constitutionnels

1166 : première mention d’un Conseil de Boni Homines (les « bons hommes »)

1180-1220 : années de la mise en place du système des Arts (les corporations de Florence qui se dotent de représentants)

1244 : le popolo (ensemble des citoyens non nobles et non riches = petit peuple des artisans et des ouvriers, à jour de leurs impôts) s’organise et se dote de deux capitaines. En 1250, une insurrection renverse le groupe des notables qui dirigeait la cité et met en place le premier régime du Popolo. Celui-ci va durer 10 ans.

Tensions entre deux factions rivales : les guelfes et les gibelins.

1293 : approbation des Ordonnances de Justice qui visent à diminuer la puissance politique des plus riches et à expulser les nobles de la vie politique florentine. Création du gonfalonier de justice et du gouvernement élu de la « Seigneurie », constitué de prieurs des Arts.

1342-1346 : krach financier. Les grandes familles de la banque florentine font faillite. Les Arts mineurs par la suite rééquilibrent le pouvoir à leur profit.

1378 : révolte populaire des Ciompi (artisans du textile) qui imposent une nouvelle constitution ouvrant la vie politique aux petits ouvriers et artisans.

1382 : Fin du gouvernement des Arts. Etablissement d’un régime oligarchique, hostile au popolo minuto (les plus pauvres) qui perd tout accès au gouvernement. Officiellement cependant, le cadre de la République est conservé.

1434 : A partir de cette date, la famille des Medicis parvient à s’imposer comme l’unique famille dirigeant effectivement la ville. Les institutions sont conservées, mais sans autonomie.

1478 : échec de la tentative de coup d’Etat menée par les Pazzi contre les Medicis

1494 : la commune de Florence chasse Pierre de Medicis et met en place un régime constitutionnel à nouveau élargi aux plus pauvres.

1512 : retour des Medicis au pouvoir à Florence.


En 1ere SPE sur le thème de la démocratie, j'insiste sur les antagonismes de classes à Athènes et surtout à Rome qui ont conduit à la mise en place d'institutions de compromis permettant aux riches comme aux pauvres,, aux aristocrates comme au plébéiens de constituer un seul peuple de citoyens, participant, chacun à leur mesure, à la vie politique. Les dosages sont le résultat de rapports de force constamment renégociés et mouvants. On retrouve cette même idée dans l'histoire de Florence. La chronologie a aussi l'avantage de montrer que noblesse et richesse ne sont pas forcément synonyme : à Florence, des magnats de la banque et de la finance s'imposent au pouvoir, sans être nobles et en ayant précisément profité de l'expulsion de la noblesse féodale après les Ordonnances de Justice.

Le questionnement pour les élèves pourrait être le suivant

1)      Repérer les différents types de pouvoir à Florence :

·         Avant le milieu du XIIe siècle, qui est le seigneur de Florence ? Avant 1293, quelle classe sociale dirigeaient la ville ? Que vous suggère l’appellation « Bons Hommes » pour désigner ceux qui dirigent Florence à cette époque ? A partir de 1280, quel groupe social prend de plus en plus d’importance et s’organise ?

·         Au XIVe siècle, quelles organisations contrôlent la commune ? Est-ce toujours le cas au XVe siècle ?

·         Qu’est-ce qu’un « régime du popolo » ?

2)      Comprendre les luttes sociales et politiques à Florence

·         « Fluotez » dans la chronologie toutes les mentions témoignant de tensions sociales et politiques.

·         Quelle typologie des tensions peut-on établir ?




Focus sur un régime du popolo : la "République savonarolienne"

(remarque : l'expression est impropre, mais ce n'est pas l'objet ici d'un débat de spécialiste)




 R) coquille : lire pratica et non praticha

+ le Grand Conseil ne débat pas, il vote les lois. En de très rares cas seulement, la Seigneurie appelle au débat au sein du Grand Conseil. En temps ordinaire, cela se faisait au sein des pratiche.


Précision sur le système d’élection aux magistratures de la commune

C’est un système extrêmement compliqué en 3 étapes et que je simplifie sans être d'ailleurs certaine d'avoir tout compris. Ce n’est donc pas un suffrage direct, mais indirect.

Les membres du Grand Conseil sont réunis dans un premier temps par quartier. L’élection dure toute la journée.

Etape 1 : tirage au sort. Trois bourses/sacs ont été préparées pour chaque quartier et pour chaque collège électoral (2 bourses pour les arts majeurs, 1 pour les arts mineurs) avec les noms des personnes qui pouvaient prétendre participer à la désignation des candidats (faire partie du Grand Conseil, être majeur, être à jour des devoirs de citoyens, être membre d’un Art…). En tout, on tirait au sort 108 personnes (3 par quartier pour chaque mandat à désigner).

Etape 2 : désignation des candidats à l’élection. Juste après le tirage au sort, chacun de ces tirés au sort proposait son candidat pour la Seigneurie en choisissant parmi les membres de Grand Conseil. Leurs candidats doivent habiter leur quartier et faire partie soit des Arts majeurs (6 « seigneurs + gonfalonier soit 7 postes à pourvoir) soit des Arts mineurs (2 postes), comme eux d’ailleurs.

Etape 3 : élection. Puis tous les membres du Grand conseil procédaient au vote (non = fève blanche, oui = fève noire) pour chaque poste (9) et pour chaque nom proposé (12x9), en respectant le fait que chaque quartier devait avoir deux élus. Un notaire procédait le jour suivant au dépouillement. On conservait la personne qui avait reçu le plus grand nombre de fèves noires, à condition qu’il ait reçu au moins 50% des suffrages. Il fallait au moins 1000 votes. Sinon, on recommençait (!)

Pour les magistratures mineures, on se contentait d’un tirage au sort.

Pour les élèves, avec un peu de concentration car c'est compliqué, ils peuvent repérer le rôle souverain du Grand Conseil, le rôle de la Seigneurie comme organe du pouvoir exécutif, la séparation des pouvoir, les mandats courts et la collégialité des magistratures, le contrôle de l'action des magistrats.

Dans un 2e temps, on peut leur demander (comme pour la comparaison avec Rome) si ce système est réellement démocratique au regard des critères athéniens. Ils repéreront que les participants à la vie politique sont, comme à Athènes, une minorité, mais que , contrairement à Athènes, le petit peuple est désavantagé à plusieurs niveaux (exclu du Grand Conseil, minoritaire à la Seigneurie). Cependant, la procédure de désignation des magistratures, leur garantit (contrairement au cursus honorum romain) d'avoir des élus.

Enfin, on peut leur faire identifier les différentes échelles administratives (le quartier, la commune) et les niveaux de compétence enchassés. Puis l'importance à Florence du monde économique qui structure en fait la vie politique.


Remarque : Le mode de scrutin pour la désignation des magistrats florentins a fait l’objet de nombreux débats et a changé en juin 1495 puis en mai 1498 et en mai 1499. Il est un enjeu de la "liberté florentine", c'est-à-dire de l'effectivité de son autonomie. Il vise à éviter la mainmise des factions sur le gouvernement (Seigneurie, 10 de Liberté ...) et notamment le retour au pouvoir des partisans des Medicis. En 1499, l'institution du gonfaloniérat de Justice à vie, confié à Piero Soderini, veut faire de Florence une République enfin stable.


Ci dessous, la version simplifiée pour les élèves, avec le questionnaire



dimanche 7 novembre 2021

La longue durée, à la loupe.

 Compte-rendu de la série de 4 conférences de Carlo Ginzburg au collège de France (mai 2015)




A l'occasion d'un raccourci facile que je faisais dans un de mes écrits ("plutôt Ginzburg que Braudel"), ma DT m'a invitée à sortir des facilités et à étayer bien davantage la question épistémologique du rapport du chercheur à la longue durée ainsi que le moyen de sortir de l'opposition entre micro-histoire et histoire globale. Je me retrouve donc à vous proposer le résumé des 4 heures de conférence d'un des plus grands historiens de la fin du XXe siècle.


Points de repère :

Essai de Fernand Braudel sur la longue durée : 1ere publication en 1958 dans les Annales (Braudel Fernand, “Histoire et Sciences sociales: La longue durée”, Annales. Histoire, Sciences sociales, Vol. 13, No. 4, 1958, p. 725-753) et  Écrits sur l’histoire (1ère édition 1969)

Gérard Noiriel, dans "Comment on récrit l’histoire. Les usages du temps dans les Écrits sur l’histoire de Fernand Braudel", article publié en 2002 dans la Revue d'Histoire du XIXe siècle (n°25). Disponible dans son intégralité sur internet.

The History Manifest a paru en octobre 2014 à l'initiative de David Armitage, président du département Histoire à Harvard et Jo Guldi, professeur assistant à la Brown University (article disponible en open access aux Cambridge University Press). Ce texte a suscité peu après sa publication de nombreuses critiques sur lesquelles revient la Revue des Annales en 2015 (n°2, la longue durée en débat)


Les réflexions de Braudel sur le temps et ses articulations lui font formaliser dans la préface de 1946 à la Méditerranée la distinction suivante qui fonde les trois grandes articulations de son oeuvre. "La première (partie) met en cause une histoire quasi immobile, celle de l’homme dans ses rapports avec le milieu qui l’entoure, une histoire lente à couler, à se transformer, faite souvent de retours insistants, de cycles sans cesse recommencés. Je n’ai pas voulu négliger cette histoire-là, presque hors du temps (…)

" Au dessus de cette histoire immobile se distingue une histoire lentement rythmée : on dirait volontiers si l’expression n’avait pas été détournée de son sens plein, une histoire sociale, celle des groupes et des groupements. Comment ces vagues de fond soulèvent-elles l’ensemble de la vie méditerranéenne, voilà ce que je me suis demandé dans la seconde partie du livre (…)

" Troisième partie enfin, celle de l’histoire traditionnelle, si l’on veut de l’histoire à la dimension non de l’homme, mais de l’individu, l’histoire événementielle de Paul Lacombe ou de François Simiand : une agitation de surface, les vagues que les marées soulèvent sur leur puissant mouvement. Une histoire à oscillations brèves, rapides, nerveuses. Ultrasensible par définition, le moindre pas met en alerte tous ses instruments de mesure (…) "


conférence 1ere heure

  1.     La première hypothèse de Braudel est donc celle d'une histoire profonde, liée à la longue durée.

Dans son article (voir ref au début), Gérard Noiriel cite l'extrait du "compte rendu  élogieux" que donne F. Braudel en 1944, du livre de Gaston Roupnel, Histoire et destin (1943), "Braudel estime que l’auteur est parvenu dans ce livre à conjuguer les points de vue sur l’histoire de la Revue de synthèse et des Annales. Il précise :  La plus grande satisfaction que m’apporte ce livre ce sont les pages denses, intelligentes, qui mettent en cause une histoire de profondeur et de masse : il l’intitule assez heureusement histoire structurale ». Et Braudel ajoute : « Au-delà d’une histoire de surface, événementielle disait François Simiand, historisante écrit Gaston Roupnel, le livre nous a appris à distinguer une histoire profonde (une histoire structurale), celle-ci portant celle-là dans son large mouvement. Cette distinction est même admirablement faite ». Dans Histoire et Destin, on lit : "l'histoire historisante est la couche mince dont est recouvert le passé. Sous elle se dissimule la réalité profonde et les gestes musclés de l'Histoire. "

Dans un premier temps, Ginzburg revient ainsi sur le contexte de la fin des années 1930 et 1940, moment où F. Braudel élabore et rédige sa thèse à la construction si originale, celle de l'histoire à trois niveaux. Carlo Ginzburg montre, comme l'avait fait avant lui Gérard Noiriel, les points de rencontre des approches de Roupnel et de Braudel. Celui-ci a en effet élaboré son plan avant d'avoir lu Histoire et Destin. Par ailleurs, la durée ne s'impose pas encore avec toute sa force dans la première préface de la Méditerranée, et il faudra attendre le texte de 1958. 

Remarque : Une des raisons de ce décalage est peut-être à chercher dans le premier débat autour du "temps long". Ce débat s'insère dans le contexte de la deuxième guerre mondiale. Pour Lucien Febvre sans doute (car il étrille Roupnel), le thème du temps long se mêle d'un "retour à la terre" qui n'est pas sans évoquer les thématiques vichyssoises. Le livre par ailleurs souffre dans sa méthodologie : il est peu documenté par les archives et, selon Gérard Noiriel, il se "résume à la philosophie de l'histoire qu'il véhicule" (comprendre les préférences de l'historien qui conditionnent l'architecture globale de sa recherche).

Je reprends ici une citation de l'article de Gérard Noiriel (souvent plus clair dans son argumentation que Ginzburg !) : Au terme de cette analyse, l’anomalie de vocabulaire évoquée plus haut peut être éclaircie. Dans la préface de 1949, « événementiel » ne vit pas en couple avec « longue durée » parce que les deux partenaires ne se sont pas encore rencontrés. Braudel baigne dans la vision du temps qui est à la mode à son époque, inspirée par Bergson. Le temps est saisi dans sa dimension subjective. Il est ressenti, intériorisé. Il n’est pas possible de le mesurer car il est ancré dans l’expérience vécue des individus. Lorsqu’on lit attentivement le compte-rendu du livre de Gaston Roupnel Histoire et destin, on constate que Braudel utilise déjà un couple de termes pour nommer cette approche subjective du temps. « Événementiel »/« surface » s’oppose alors à « structure »/« profondeur ».

    2.        Qu'est-ce que la "longue durée" braudélienne ?

Dans l'article de 1958 où la formule apparaît pour la première fois, voici comment Braudel la définit « La formule bonne ou mauvaise, m’est devenue familière pour désigner l’inverse de ce que François Simiand, l’un des premiers après Paul Lacombe, aura baptisé "histoire événementielle". Peu importent ces formules ; en tout cas c’est de l’une à l’autre, d’un pôle à l’autre du temps, de l’instantané à la longue durée, que se situera notre discussion ».

Cette approche amène plusieurs points de réflexion.

=> Tension entre temps vécu (histoire-récit, l'événement, l'anecdotique ?) et temps mesurable (qui doit être celui de l'historien). Braudel dans son essai de 1958 se questionne sur la différence quant à la manière dont les historiens et les sociologues conçoivent le temps. "Notre temps", i.e. celui des historiens, "est mesure" dit Braudel, et donc il insiste sur le temps objectif et mesurable.

Maurice Aymard, qui fut proche de Braudel, réduit un peu cette opposition pour donner une définition plus fine de ce qu'est la longue durée."La longue durée ne s'oppose à l'événement que dans la mesure où celui-ci est identifié couramment avec l'exceptionnel, ce qui n'arrive qu'une fois. Elle est constituée des petits faits et des gestes régulièrement répétés, sans y penser, comme allant de soi. Elle est tissée des régularités silencieuses, un silence que le rôle de l'Histoire est précisément d'expliciter et de faire parler. Pourtant, même si elle est faite de régularités et de répétitions qui peuvent apparaître presque à l'identique, elle est construction, sédimentation et changement". 

Selon Carlo Ginzburg, cette dimension du vécu faite de macro-répétitions et de micro-changements indique la difficulté principale suscitée par l'essai de Braudel. L'insistance sur la longue durée n'était pas accompagnée d'une réflexion sur les processus qui la rendent possible. Le mécanisme de fonctionnement de la longue durée consiste en la répétition par les individus, mais aussi par les groupes et par les institutions, des gestes, des comportements, des façons de pensée qui tendent à ne s'écarter que peu de la norme, de la règle quitte, en l'interprétant, à légèrement l'infléchir.

=> L'exceptionnel et le normal

Evoquant longuement le travail de Marc Bloch sur l'histoire de longue durée des moulins à eau au Moyen Age (essai de 1935), Carlo Ginzburg souligne les potentialités renfermées par les discontinuités historiques dans les évolutions de temps long.

Il montre que les démarches de Bloch et de Braudel sont presque opposées."Quand Braudel insiste sur la longue durée comme continuité, dit-il, il la considère comme un phénomène qui va de soi. Il ne se pose pas dans une perspective expérimentale. Bloch au contraire, dans son essai sur les moulins à eau, avait fait fond sur la discontinuité des témoignages pour se demander quelles forces avaient interrompu la continuité et quelles forces avaient pu la faire émerger à nouveau". Pour C. Ginzburg, le modèle proposé par l'essai de Bloch sur les moulins à eau ("Avénement et conquête du moulin à eau", Annales d'Histoire économique et sociale, vol. 36,‎ 1935 , p. 538-563) est bien plus fécond. Celui-ci se fonde sur l'usage d'un cas pour éclairer des processus de longue durée. Dans la foulée et sans transition, C. Ginzburg évoque la micro-histoire, d'après lui "la meilleure manière de repenser la longue durée". Il définit comme définition de la micro-histoire "l'étude intensive, à la loupe, d'un cas conçu de manière à ce qu'il puisse ouvrir la voie à une généralisation convaincante".

3- Enfin, C. Ginzburg égratigne le texte de Armitage et Guldi qui voudraient promouvoir la longue durée comme une une solution à tous les problèmes, y compris en dehors des débats épistémologiques et qui combattent la mode de la micro-histoire.

Pour le sujet qui nous interesse plus précisément, à savoir comprendre les enjeux méthodologiques d'une approche d'un sujet par la longue durée, je préfère reprendre et traduire un très court passage de la recension du History Manifest dans « La longue durée en débat », (Annales, n° 2, Avril-juin 2015). Les auteurs "utilisent les termes “longue durée”  et "grande échelle de temps" comme s'ils étaient identiques et recoupaient la même chose. La longue durée de Braudel permet d'élaborer tout un système causal grâce aux interactions dialectiques des trois niveaux de temps, celui de la longue durée, celui de la durée moyenne des conjonctures, et l' histoire événementielle, tandis que Armitage et Guldi se contente de militer pour des recherches sur phénomènes de longue durée, sans établir une quelconque théorie d'histoire comparée ou de réflexion sur la causalité en Histoire."


Conférences 2e heure et 3e heure

Je passe très vite car cette 2e conférence se compose d'abord d'une sorte de cours sur la mort et la représentation du squelette à la fin de l'Antiquité entre paganisme et christianisme, puis au Moyen Age central. C. Ginzburg cherche à montrer comment s'applique le modèle de Marc Bloch.

La conférence est interessante pour elle-même et j'y reviendrai dans un prochain post consacré aux gisants et aux danses macabres (avec des ressources pour le lycée), mais fait bien peu avancer la réflexion sur les théories de l'Histoire qui nous occupent ici.

La 3e conférence consiste également en une longue présentation d'une étude de cas, cette fois consacrée à l'omniprésence iconique de la mort (les crânes...) dans la culture mexicaine. Pour être honnête, parce que je ne connais rien de l'histoire et la culture latino-américaine, j'ai été moyennement interessée. Toujours est-il que l'on comprend bien l'objectif de C. Ginzburg : montrer que temps long et microhistoire sont compatibles, que leur rencontre est fructueuse et ce à travers des études de cas ultra-précises consacrées à la compréhension des évolutions (permamences, résurgences, bifurcations, nouvelles recompositions, imitations/appropriations) sur le temps long d'un "petit" objet d'étude, un point de détail dit-il plusieurs fois. De ceci, je crois pourtant que la démonstration n'était plus à faire.


Retour à la reflexion épistémo en 4e heure de conférence


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