Blog de diffusion de ressources pour l'enseignement en lycée de l'Histoire et de la Géographie, de la HGGSP et de la DGEMC. Ce blog a pour ambition de proposer des pistes pour intégrer certains des éléments les plus récents de la recherche dans l'enseignement secondaire en fonction de mes centres d'intérêts. Parce que je suis par ailleurs doctorante en Histoire médiévale italienne, le Moyen Age tient une place particulière dans ce blog.
Sur la notion de puissance : les composantes de la puissance à partir de la comparaison Chine/Japon
LA NOTION DE PUISSANCE :
criteres de puissance
LA CHINE
LE JAPON
Facteur humain
·Taille
de la pop.
·Dynamiques
·Mentalités
1,380 milliard. 1ère
pop mondiale (devant Inde 1,2 milliard)
Ralentissement de la
croissance=> Pic en 2030 puis début diminution population.
Vieillissement de la population
126,9 millions d’hbts
Le Japon a une des plus fortes
espérances de vie de la planète : 82,5 ans. Les Japonais font peu
d’enfants (fécondité = 1,42). Le pays est vieillissant et la population
diminue depuis 2005.
Territoire
·Superficie
·Ressources
·Contraintes
·Mise
en valeur
≈ 9, 707 millions km²
(frontières actuelles datent de 1949 : proclamation Rép Pop de Chine et
annexion du Tibet en 1950) => 3e rang mondial (<Russie et
Canada)
2 fleuves majeurs (Fleuve jaune
et Yangzé). A l’ouest du pays, les déserts les plus arides du monde mais
riches en minerais et gaz. Tibet = le plus haut plateau du monde (Chine de
l’Himalaya) dont la moitié est fertile grâce aux fleuves Mékong …)
Un territoire de mieux en mieux
maîtrisé (pol du Go west, gds travaux sur le fleuve bleu ex. barrage des
trois gorges) Toutefois, l’Ouest lointain reste un espace très périphérique
(faiblement peuplé)
Le Japon est un archipel
composé de quatre îles principales : Hokkaido, Honshu, Shikoku, Kyushu auxquelles
il faut ajouter plus de 3 000 autres îles. Sa superficie terrestre est de 378
000 km² mais il domine un espace maritime immense (12 fois plus important que
l’espace terrestre) grâce à sa Zone Économique Exclusive (ZEE)
Le relief du Japon est composé
à plus de 80 % des collines et des montagnes. La rareté des plaines est une
contrainte pour les
communications terrestres et oblige la population à se concentrer sur les
plaines littorales. Le Japon se situe au point de contact de plusieurs
plaques tectoniques, ce qui provoque des séismes qui provoquent des tsunamis,
des volcans, des typhons avec des raz de marée. Mais les japonais maîtrisent
ces difficultés en gagnant des terre-pleins sur la mer, par la construction
des bâtiments antisismiques et par une politique de prévention et de
protection de la population.
Le Japon n’a pas ou peu de
ressources énergétiques naturelles propres : il dépend à 92,5% des
importations d’énergies fossiles. L’électricité d’origine nucléaire n’est
plus la solution depuis la catastrophe de Fukushima (2011) = 30% de la
consommation totale.
67% des ménages ont un accès à
Internet et 146 abonnements mobile haut débit pour 100 hbts
Economie
·Richesse
de pop
·Structures
éco
·Production
·Balance
commerciale
·Ententes
commerciales
·Monnaie
·Puissance
financière
2e puissance éco du
monde (<EUA) avec 9% du PIB mondial. Mais seulement 7500$/hbt/an => 39e
rang mondial en 2012.
7% de
croissance en 2013 = parmi les plus fortes croissances mondiales. La Chine
est « l’atelier du monde » : ses exportations (produits
manufacturés) sont toujours > à ses importations (énergie, matières
premières) => 1ere puissance commerciale et solde commercial très positif.
Les excédents commerciaux permettent à la Chine d’être la 1ere puissance
financière du monde par la quantité de ses réserves en or et en devises.
De plus en plus, la Chine
investit dans le monde entier et de façon privilégiée en Afrique (achat de
terres, contrats miniers et pétroliers, contrats de construction)
3e puissance éco du
monde derrière EUA et Chine (elle l’est depuis 1969). Une pop riche :
PIB/hab en 2015 40 408$/hbt/an
Une croissance faible depuis au
moins 20 ans (<1% par an) et le Japon est encore fermé sur lui-même. Le
stock des investissements directs étrangers ne représentait que 2,9% du PIB à
la fin 2007, contre 13,5% aux Etats-Unis ou 35% en France à la fin 2006.
Le Japon reste une puissance
exportatrice : son commerce extérieur représente 35% de son PIB, mais sa
balance commerciale (hors service) est devenue systématiquement déficitaire.
La dette publique japonaise est
à des niveaux très élevés (246% du PIB) mais elle est majoritairement détenue
par les Japonais eux-mêmes.
Une main d’œuvre extrêmement
bien formée. Le Japon se situe en tête de tous les pays de l’OCDE pour ses
résultats scolaires et universitaires. Par ex, 1er en maitrise des
compétences mathématiques et 3e pour les sciences en général.
L’Etat et les familles dépensent en moyenne 8748$ par étudiant.
ðLe
Japon est le pays du monde qui dépose le plus de brevets et il exporte beaucoup
plus qu’il n’importe de produits technologiques (cf avance de la robotique
japonaise)
Les ménages japonais sont
fortement endettés : 131,8% de leur revenu disponible (cherté du loyer notamment)
Géopolitique
·Puissance
militaire
·Influence
·Alliances
·Système
d'alliances
·Zone
d'intervention privilégiée
·Type
d'intervention privilégié
2e pays au monde
pour son budget militaire, la Chine est aussi une puissance nucléaire et
spatiale. Elle projette son armée en Asie du Sud (= « collier de perles »).
Membre permanent du conseil de
sécurité de l’ONU depuis 1971, elle entretient en ce moment une alliance
stratégique avec la Russie pour bloquer les décisions des pays occidentaux.
Longtemps isolée sur la scène
internationale, la Chine a suscité la création de l’OCS (organisation de
coopération de Shanghai en 2001). Depuis 1997, elle participe aux rencontres
de l’ASEAN+3. Elle est aussi membre de l’APEC.
Le Japon revendique un rôle
géopolitique : il réclame un poste permanent au conseil de sécurité de l’ONU,
lance des satellites de
télécommunication… Il veut devenir aussi une puissance militaire en
participant à la lutte contre le terrorisme et pour la police des mers, mais
il lui manque des forces armées puissantes. C’est la conséquence de
l’histoire : le traité de paix et de sécurité signé à San Francisco en
1951 entre le Japon et son occupant qui devient son allié, les EUA, interdit
au Japon de reconstituer sa puissance militaire
Le Japon occupe une position de
leader en Asie de l’Est. Il possède 72 % dans le total du PIB des pays d’Asie
orientale et compte à lui seul ¾ de la production de la région. Membre de
l’APEC, il délocalise ses entreprises vers les NPI et les pays de l’ASEAN
pour contourner les barrières protectionnistes, pour bénéficier d’une main
d’œuvre moins chère mais aussi pour s’intégrer dans les marchés en forte
croissance. Les pays de la région sont donc dépendants de la bonne santé
économique du Japon.
D’ailleurs, historiquement,
c’est la déconcentration des activités industrielles japonaises à partir des
années 1960 (doc 13 p. 318 : un développement en « vol d’oies sauvages »)
qui a lancé les miracles économiques des NPIA
Puissance
culturelle
·Idéologie
·Sciences
·Diffusion
des arts
·Modèle
culturel
La Chine est un des derniers
pays communistes. Si elle maintient le communisme au niveau politique, elle
s’est convertie au capitalisme et à la mondialisation en matière économique.
Trop
d’étudiants en Chine par rapport aux capacités d’accueil, la Chine encourage
ses université à nouer des partenariats et c’est le plus gros
« exportateur » d’étudiants au monde (plus de 0,5 millions)
Diaspora chinoise, présente dans 150 pays
dans le monde mais concentrée à 80% en Asie du SE.
Un soft power qui s’affirme par le voie du 7emeart.
Les films chinois et leurs réalisateurs sont connus et reconnus dans le monde
entier. L’objectif chinois = promouvoir la culture et la langue chinoise via
les instituts Confucius
La Chine a ses pandas. Le
Japon, quant à lui, préfère exporter sa « pop culture », et en particulier
ses mangas , ses animés, mais aussi ses jeux-vidéos, sa musique (J-pop) et sa
cuisine (sushis). Cette évolution vise à renforcer la précédente « vague » de
soft power japonais qui préférait mettre en avant sa culture plus
traditionnelle, telle que les estampes ou la cérémonie du thé. L'idée est
désormais de promouvoir et de valoriser un Japon « Cool » ou « Chic », à la pointe de la
technologie, de la mode et de l'art de vivre. Exit donc l'image d'un
Japon suranné, à l'abri du monde extérieur grâce à sa géographie insulaire,
défendant à tout prix ses traditions et autres coutumes ancestrales
Le soft power
Le ton de la vidéo est, à mon avis, insupportable, mais elle fourmille d'informations précises intéressantes
La Réforme grégorienne est une "révolution" qui permit aux papes d'affirmer leur puissance pleine et entière (plenitudo potestatis) sur l'Eglise, mais aussi qui leur permit de s'affirmer face aux pouvoirs politiques et singulièrement face et en opposition à la magistrature suprême, celle exercée par l'Empereur. Cette affirmation d'une "monarchie pontificale" ne se fit pas sans contestations et crises.
Son origine lointaine peut être cherchée dans l'Eglise primitive (preconstantinienne) avec l'idée d'une primauté du siège de Rome, celui de St-Pierre, au sein de l'Eglise, qui est réaffirmée dans le 1er point du Dictatus papae (l'évêché de Rome est le seul fondé directement par Dieu), mais c'est la période entre Leon IX (1049) et Innocent III (1198) qui s'avère décisive. A cette période, les papes s'affirment comme les seuls chefs de la Chrétienté.
Les dictatus papae sont un texte fondamental de l'histoire politique médiévale. Ils marquent le point de départ doctrinal de la "révolution papale" (Voir H.J. Berman, Law and Revolution. The formation of the western legal tradition, Harvard University Press, Cambridge, 1983). Il s'agit pour le pape Grégoire VII (Hildebrand) d'opérer un véritable coup de force politique et juridique en s'auto-attribuant, de façon purement déclarative, la souveraineté sur l'Eglise, en revendiquant l'indépendance du clergé vis-à-vis du pouvoir séculier et en affirmant la suprématie ultime du pape en matière temporelle. De ce coup de force a découlé toute l'histoire politique de l'Etat moderne européen. (cf Dardot et Laval, Dominer. Enquête sur la souveraineté de l'Etat en Occident, La découverte, Paris, 2021, chap 2 à 5)
Extraits du Dictatus Papae, 1075
(copié/collé depuis le site Cliotexte)
« I – L’Eglise romaine a été fondée par le Seigneur seul.
II – Seul le pontife romain est dit à juste titre universel.
III – Seul, il peut déposer ou absoudre les évêques.
IV – Son légat, dans un concile, est au dessus de tous les évêques.
V – Le pape peut déposer les absents.
VI – Vis-à-vis de ceux qui ont été excommuniés par lui, on ne peut entre autres choses habiter sous le même toit.
VII – Seul, il peut, selon l’opportunité, établir de nouvelles lois, réunir de nouveaux peuples [ou « de nouvelles paroisses »], transformer une collégiale en abbaye, diviser un évêché riche ou unir des évêchés pauvres.
VIII – Seul il peut user des insignes impériaux.
IX – Le pape est le seul homme dont tous les princes baisent les pieds.
X – Il est le seul dont le nom soit prononcé dans toutes les églises.
XI – Son nom est unique dans le monde.
XII – Il lui est permis de déposer les empereurs.
XIII – Il lui est permis de transférer les évêques d’un siège à un autre, selon la nécessité.
XIV – Il a le droit d’ordonner un clerc de n’importe quelle église, où il veut.
XV – Celui qui a été ordonné par lui peut gouverner l’église d’un autre mais non faire la guerre ; il ne doit pas recevoir d’un autre évêque un grade supérieur.
XVI – Aucun synode ne peut être appelé général sans son ordre.
XVII – Aucun texte canonique n’existe en dehors de son autorité.
XVIII – Sa sentence ne doit être réformée par personne et seul il peut réformer la sentence de tous.
XIX – Il ne doit être jugé par personne.
XX – Personne ne peut condamner celui qui fait appel au Siège apostolique.
XXI – Les causæ majores de n’importe quelle église doivent être portées devant lui.
XXII – L’Eglise romaine n’a jamais erré ; et selon le témoignage et l’Ecriture, elle n’errera jamais
XXIII – Le pontife romain, canoniquement ordonné, est indubitablement par les mérites de saint Pierre établi dans la sainteté, au témoignage de saint Ennodius, évêque de Pavie, d’accord avec de nombreux Pères comme on peut le voir dans le décret du bienheureux pape Symmaque.
XXIV – Sur son ordre et avec son consentement, les vassaux peuvent porter des accusations.
XXV – Le pape peut déposer et absoudre les évêques en l’absence de synode.
XXVI – Celui qui n’est pas avec l’Église romaine n’est pas considéré comme catholique.
XXVII – Le pape peut délier les sujets du serment de fidélité fait aux injustes. »
Plusieurs niveaux d'analyse de ce texte : ce qui concerne la nature du pape, ce qui concerne ses pouvoirs au sein de l'institution ecclésiale, ce qui concerne ses rapports avec les pouvoirs politiques et la société laïque. Dans le cadre d'une analyse de texte avec les 1ere HGGSP, les 3 thèmes peuvent faire l'objet d'une consigne simple de relevés. Faire repérer aussi aux élèves l'utilisation récurrente du mot "seul".
1) Le pape devient la plus haute instance juridique de l'Eglise (Dictatus XX, XXI), celui dont toute autorité ecclesiastique procède : à ce titre, il a tout pouvoir sur les autres dignitaires catholiques (Dictatus III, XIII, XIV) qu'il nomme, défait, transfère à sa guise. Il a tout pouvoir aussi sur la géographie et les structures ecclésiastique, la délimitation des diocèses par exemple (Dictatus VII). Sa juridiction est dite universelle (Dictatus II), elle s'étend à) toutes les terres catholiques = l'Eglise est comme un immense diocèse dont il serait l'évêque.
Seul maître de l'Eglise, il n'a pas de contre-pouvoir. Les conciles, qui dirigeaient l'Eglise primitive, sont désormais réputés obéir à sa volonté et le Dictatus IV considère que même son légat est supérieur en autorité à n'importe quel évêque. Ses décisions ne sont pas critiquables puisqu'elles ne peuvent être réformées par personne (Dictatus XVIII). De toutes façons, il est la source du Droit canon (Dictatus XVII).
2) S'il est celui dont tout procède, c'est du fait de sa nature particulière : parce qu'il est installé sur le siège de St Pierre, il est réputé automatiquement saint lui-même (Dictatus XXIII), reprenant en cela des thèses affirmées par les Pères de l'Eglise. De plus, son poste de Vicaire du Christ en fait l'image même du Christ sur terre. Enfin, parce que l'Eglise catholique romaine est considérée comme un tout, un corps dont il est la tête, il est parfait et infaillible (Dictatus XXII, XIX)
3) De ce fait, le pape devient le verus imperator. "Seul il peut utiliser les insignes impériaux" dit le Dictatus VIII. Dans cette construction idéologique, les papes récupèrent la figure de Constantin, fondateur de St Jean de Latran, à la fois empereur et chef de l'Eglise, ce qui leur permet de faire un pont entre l'histoire antique impériale et la temporalité chrétienne et papale. Dans la propagande pontificale, le pape devient l'héritier de Constantin. Son autorité s'affirme donc sans équivalent y compris sur les laïcs (Dictatus IX). Il peut donc déposer les empereurs (Dictatus XII). Il dispose de surcroit, parallèlement à cette autorité politique, d' un outil puissant de pression sur les princes laïcs, la possibilité d'excommunier : dans ce nouveau contexte, l'excommunication délie les vassaux de leur serment de fidélité (Dictatus XXVII), avec même la possibilité pour les vassaux d'en appeler à la justice pontificale (Dictatus XXIV) contre leur seigneur.
BILAN : le pape s'affirme comme l'incarnation de l'Eglise => cf Gilles de Rome/aegidius romanus "le souverain pontife peut être nommé l'Eglise elle-même" (De ecclesiastica potestate, écrit pendant la querelle entre Boniface VIII et Philippe le Bel , vers 1302-1303). Les Dictatus papae sont donc le premier moment dans lequel les prétentions théocratiques des papes médiévaux prennent forme.
Un questionnement possible pour les élèves :
1) Quels sont les "dictatus" qui évoquent le/ les pouvoir.s du pape ? Quelle est donc la liste de ces pouvoirs ? Sur quel.s espace.s s'étend la juridiction papale ?
Seul maître de l'Eglise, il n'a pas de contre-pouvoir. A quoi le voit-on dans le texte ?
2) S'il est celui dont tout procède, c'est du fait de sa nature particulière : quels sont les "dictatus" qui évoquent ce point ? De qui est-il l'héritier (spirituellement et temporellement)
3) De ce fait, son autorité s'affirme donc sans équivalent y compris sur les laïcs (Dictatus ....?). Quelles sont les conséquences de ce points sur les rapports du pape avec les princes laïcs ?
Chercher des informations sur la querelle des investitures et l'épisode de Canossa.
Copié/collé du passage du livredes Dardot-Laval, pour mieux comprendre le texte et ses enjeux
En 1075, la question était de savoir comment, à défaut d’armées qui lui soient propres, la papauté pouvait faire aboutir ses prétentions. C’est là que le droit joua un rôle décisif comme «source d’autorité» et comme «moyen de contrôle». Durant les dernières décennies du XIe siècle, le parti papal commença à rechercher le registre écrit de l’histoire de l’Église pour soutenir la souveraineté du pape sur le clergé aussi bien que l’indépendance du clergé vis-vis de toute la branche séculière de la société, voire une possible suprématie sur celle-ci. Il encouragea les érudits à développer une science du droit qui pourrait fournir une base de travail pour mettre en œuvre ces politiques. Dans le même temps, le parti impérial commença aussi à rechercher d’anciens textes qui pourraient appuyer sa cause contre l’usurpation papale. Des deux côtés, le conflit se porta ainsi sur le terrain du droit. En 1075, Grégoire VII rédigea un document proprement révolutionnaire, le Dictatus papae (« Ce que dicte le pape »), consistant en vingt-sept propositions [...]
Les propositions 2 et 3 font valoir que le pape n’est pas un évêque parmi d’autres, contrairement à ce qu’affirmaient les empereurs, puisqu’il est le seul à mériter en droit l’appellation d’« universel ». La proposition 7 revêt une importance décisive en ce qu’elle affirme une forme de souveraineté législative : le pape seul a le droit de « faire de nouvelles lois selon les besoins du temps » (pro temporis necessitate novas leges condere) et il est manifeste que, dans l’esprit du rédacteur, le pape est seul juge des «besoins du temps». En cela il s’arroge le monopole reconnu par le droit romain aux seuls empereurs. Certes, les « lois » dont il est ici question sont les lois de l’Église, mais elles n’en prétendent pas moins s’imposer à toute la « société chrétienne ». Comme on l’a déjà vu, le modèle de la création divine sera de plus en plus invoqué par la suite pour rendre compte de ce pouvoir de changer les lois : au début du XIIIe siècle, le canoniste Tancrède dira que le pape fait de rien quelque chose comme Dieu, qu’il peut accorder dispense au-dessus du droit et contre lui (super ius et contra ius), qu’il peut rendre injuste ce qui était juste en corrigeant et changeant le droit (corrigendo ius et mutando). La proposition 18 mérite tout particulièrement d’être soulignée : s’il est vrai que, comme le souligne E. Kantorowicz, l’essence de la souveraineté réside dans le fait de pouvoir juger tous les autres sans pouvoir être soi-même jugé par les autres, alors on a là le point central autour duquel gravite toute cette déclaration de souveraineté dans la mesure où le pape s’y proclame incontestablement juge souverain en s’arrogeant la prérogative de réviser tous les jugements rendus par d’autres que lui sans que d’autres puissent réviser les siens. De là, via la bulle Unam Sanctam de Boniface VIII, la maxime pontificale revendiquant la juridiction universelle : «Sancta sedes omnes iudicat, sed a nemine iudicatur». Pour peu que l’on rattache toutes ces propositions les unes aux autres, on s’aperçoit que cette revendication de souveraineté concerne aussi bien la relation du pape à l’Église tout entière (hiérarchie ecclésiastique et fidèles) que la relation du pape en tant que souverain de l’Église aux pouvoirs civils les plus élevés : car non seulement il peut déposer et investir les évêques (proposition 3), mais il peut aussi déposer les empereurs (proposition 11). On voit par là que le pape ne se contente pas d’être le monarque de l’Église, il se fait le champion d’une « papauté impériale » : le Dictatus affirme en effet que seul le pape peut utiliser les insignes impériaux (ceux prétendument donnés par Constantin à Sylvestre) et, de fait, Grégoire VII adopte définitivement le manteau rouge sur le modèle du manteau impérial d’Othon III, mais aussi sur le modèle byzantin. L’Église se voit ainsi assignée une mission universelle, celle d’unir le monde entier sous sa direction.
Ce texte proprement révolutionnaire ne fut pas immédiatement rendu public. Mais, en décembre 1075, Grégoire fit connaître le contenu du « Manifeste papal » dans une lettre à l’empereur Henri IV où il requérait la subordination à Rome de l’empereur et des évêques de son empire. Henri répliqua, comme vingt-six de ses évêques, dans des lettres du 24 janvier 1076. Une lettre de l’empereur commence par ces mots : « Henri, roi non pas par usurpation mais par la sainte ordination de Dieu, à Hildebrand, à présent non pas pape mais moine félon. » Elle se termine ainsi : « Toi, par conséquent, damné par cette orientation et par le jugement de tous nos évêques et le nôtre propre, descends et renonce à la chaire apostolique que tu as usurpée. Laisse un autre monter sur le trône de saint Pierre. Moi, Henri, roi par la grâce de Dieu, je te dis, conjointement à tous nos évêques : Descends, descends [Descende, descende], sois damné pour les siècles. » En guise de réponse, Grégoire VII excommunia et déposa Henri, qui en janvier 1077 voyagea comme un humble pénitent à Canossa, où le pape séjournait, et aurait attendu trois jours pour pouvoir se présenter pieds nus dans la neige, confesser ses péchés et déclarer sa contrition. Ainsi, invoqué dans sa capacité spirituelle, le pape lui donna son absolution et retira son excommunication et sa déposition. Cela donna à Henri une chance de réaffirmer son autorité sur les magnats germaniques, ecclésiastiques ou séculiers, qui s’étaient rebellés contre lui. Mais la lutte avec le pape ne fut différée que pour un court temps. En 1078, le pape promulgua un décret dans lequel il disait : « Nous décrétons que nul dans le clergé ne devra recevoir l’investiture d’un évêché ou d’une abbaye ou d’une église de la main d’un empereur ou d’un roi ou de tout autre personne laïque, homme ou femme. » Il en résulta la reprise du conflit entre l’empereur et le pape et les guerres d’investiture. L’enjeu politique immédiat de ces guerres était celui du pouvoir des empereurs et des rois d’investir les évêques et autres ecclésiastiques des insignes de leurs fonctions. Derrière cette question, il y avait celle de la loyauté et de la discipline du clergé après l’élection et l’investiture. Ces questions étaient d’une importance politique fondamentale. Cependant, quelque chose de plus profond que cet enjeu politique était encore impliqué, à savoir le salut des âmes. Car, précédemment, l’empereur, ou le roi, en tant que « vicaire » du Christ, devait répondre pour les âmes de tous lors du Jugement dernier. À présent, comme on l’a vu, c’est le pape qui prétendait être le seul vicaire du Christ avec la responsabilité de répondre pour les âmes de tous les hommes au Jugement dernier. L’empereur Henri avait écrit au pape Grégoire VII que, selon les Pères de l’Église, l’empereur ne pouvait être jugé par aucun homme, lui seul étant sur Terre « juge de tous les hommes », et qu’il y avait un seul empereur, tandis que l’évêque de Rome n’était que le premier d’entre les évêques. Telle était en fait la doctrine orthodoxe qui avait prévalu pendant des siècles. Cependant, Grégoire voyait dans l’empereur le premier d’entre les rois, un laïc, dont l’élection comme empereur devait être confirmée par le pape et qui pouvait être déposé par le pape pour insubordination. L’argument était formulé en termes scolastiques : « le roi est soit un laïc ou soit un clerc », et, comme il n’est pas ordonné, il est évidemment un laïc et ne peut donc avoir aucune fonction dans l’Église. Mieux, dans un moment de tension, Grégoire VII a pu alléguer que l’autorité des rois et des ducs ne venait pas de Dieu mais du diable, tout en écrivant aussi au roi de Hongrie que son royaume, « comme les autres royaumes les plus nobles », ne devait être soumis à personne d’autre qu’à l’Église de Rome. Une telle prétention ne laissait aux empereurs et rois aucune légitimité, car l’idée d’un État séculier, c’est-à-dire sans fonction ecclésiastique, n’était pas encore née, étant seulement en train de naître. Elle attribuait aussi au pape des pouvoirs théocratiques car la division des fonctions ecclésiastiques en spirituelles et temporelles n’était pas encore née, étant seulement en train de naître. Regardée sous cet angle, l’Église issue de la révolution papale apparaît comme un État avant la lettre, mais qui, à la différence des États séculiers encore à venir, reposait sur une assise spirituelle et s’attribuait pour cette raison une vocation universelle, tout en ne répugnant pas à recourir à la violence et à la guerre pour s’imposer face aux pouvoirs concurrents : Grégoire VII aurait inlassablement répété l’exclamation du Prophète (Livre de Jérémie, 48, 10) « Maudit soit l’homme qui détourne son glaive du sang ! ». En fin de compte, en dépit de leurs prétentions à la domination universelle, ni le pape ni l’empereur ne purent maintenir leurs revendications originelles. Sous le concordat de Worms en 1122, l’empereur garantit que les évêques et les abbés seraient librement élus par la seule Église et il renonça à son droit de les investir avec les symboles spirituels de l’anneau et de la crosse, qui impliquaient le pouvoir de soigner les âmes. Le pape, pour sa part, concédait à l’empereur le droit d’être présent aux élections et, là où les élections étaient contestées, d’intervenir. De plus, les prélats germaniques n’étaient pas consacrés par l’Église jusqu’à ce que l’empereur les ait investis, par le sceptre, avec ce que l’on appelait les regalia, c’est-à-dire les droits féodaux de propriété, de justice et de gouvernement séculier, lesquels entraînaient le devoir réciproque de rendre hommage et fidélité à l’empereur (hommage et fidélité qui impliquaient de s’acquitter de services féodaux et de droits sur les grands domaines fonciers qui allaient avec les hautes fonctions ecclésiastiques). En Angleterre et Normandie, avec l’accord obtenu à Bec en 1107, le roi Henri Ier avait également accordé des élections libres, quoique en sa présence, et renoncé à son droit d’investiture. Le fait décisif est que le pouvoir de nomination ait été partagé, puisque soit le pape soit l’empereur pouvait en fait opposer un veto. Cependant, les concordats (Worms, Bec) laissaient au pape une autorité extrêmement large sur le clergé et une autorité considérable sur la société laïque. Sans son approbation, le clergé ne pouvait pas être ordonné. Il établissait les fonctions et les pouvoirs des évêques, des prêtres, des diacres et d’autres titulaires de fonctions cléricales. Il pouvait créer de nouveaux évêchés, diviser ou supprimer les anciens, transférer ou déposer les évêques. Son autorisation était requise pour instituer un nouvel ordre monastique ou pour changer la règle d’un ordre existant. Qui plus est, le pape était appelé le « principal dispensateur » de toute la propriété de l’Église, qui était comprise comme le « patrimoine du Christ ». Le pape était aussi souverain en matière de culte et de foi religieuse. Seul il pouvait donner l’absolution pour certains crimes (telle une agression contre un clerc), canoniser les saints et distribuer les indulgences. Aucun de ces pouvoirs n’avait existé avant 1075. Selon les mots de Gabriel Le Bras cités par H. J. Berman : « Le pape gouvernait l’Église tout entière. Il était l’universel législateur, son pouvoir n’étant limité que par la loi naturelle et la loi divine positive (consignée dans la Bible et dans des documents similaires de la Révélation). Il convoquait des conciles généraux, les présidait, et sa confirmation était nécessaire pour donner force de loi à leurs décisions. Il mettait fin aux controverses sur de nombreux points au moyen de décrétales. Il était l’interprète du droit et garantissait privilèges et dispenses. Il était aussi l’administrateur et le juge suprême. Les causes d’importance (maiores causae), dont il n’y avait jamais d’énumération définitive, furent réservées pour son jugement. » Là encore, aucun de ces pouvoirs n’avait existé avant 1075. Grégoire déclara que la cour pontificale était la « cour de toute la chrétienté ». Désormais, le pape avait une juridiction générale sur toutes les causes qui lui étaient soumises par quiconque, il était « juge ordinaire de toutes les personnes » et cela était entièrement nouveau. Sur les laïcs, le pape exerçait son gouvernement en matière de foi et de morale aussi bien que dans des matières civiles telles que le mariage et l’héritage. À certains égards, son gouvernement dans ces matières était absolu ; à d’autres, il était partagé avec l’autorité séculière. En d’autres matières encore qui étaient considérées comme relevant de la juridiction séculière, l’autorité papale devint souvent invoquée. Avant 1075, la juridiction du pape sur les laïcs avait été subordonnée à celle des empereurs et des rois et n’était généralement pas plus grande que celle d’autres évêques ayant un rôle dirigeant. Au-delà donc de la seule question des investitures, ce qui était profondément en question était la délimitation de deux sphères de juridiction, celle du temporel et celle du spirituel. Le conflit entre Henri II d’Angleterre et Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry et ancien chancelier démissionnaire, est à cet égard emblématique. Un âpre combat politique se déroula pendant six ans (1164-1170) entre ces deux hommes, combat qui prit fin avec l’assassinat de Becket dans la cathédrale de Cantorbéry par des chevaliers du roi. Un article des « constitutions » de Clarendon décrétées par le roi fut à l’origine du scandale : il stipulait que tout clerc accusé de crime, au cas où sa culpabilité serait établie par un tribunal ecclésiastique, devrait être renvoyé au tribunal royal pour la fixation de la sentence. Le conflit portait donc sur l’étendue de la juridiction ecclésiastique et mettait en pleine lumière une concurrence entre deux types de juridiction et les deux types d’autorité leur correspondant.
DARDOT, Pierre; LAVAL, Christian. Dominer (pp. 123-131). La Découverte.
Extraits article de Annliese Nef dans Actes de la table ronde "le monde de l’itinérance en méditerranée de l’antiquité à l’époque moderne (Madrid 2004- Istanbul 2005)", De Boccard 2009
Entre 1223 et 1246, Frédéric II, qui a consolidé son pouvoir dans l'’Empire germanique, peut consacrer une partie de son énergie à
reprendre le contrôle de la Sicile. Il y écrase une série de révoltes fomentées
par des communautés musulmanes perchées dans ce que l’on a désigné comme le
“refuge corléonais”, au sud de Palerme. Après plusieurs campagnes militaires,
il déporte alors une partie non négligeable (pars non modica, selon un chroniqueurRichard di San Germano) des rebelles à Lucera, en Pouille. Il
s’agit à la fois d’un bannissement (interdiction de revenir en Sicile), qui
s’accompagne pour les exilés de la perte de leurs biens, et d’une relégation
dans la mesure où, sauf ordre contraire, ils ne peuvent quitter les alentours
de Lucera. Toutefois, ce déplacement
s’accompagne également d’une mise en valeur du territoire de cette cité qui se
rapproche d’une forme decolonisation.
"Au sujet des Sarrasins de Lucera et de Girofalcum qui, à l’occasion de tractations commerciales, se rendent en Calabre, et tentent ensuite de gagner la Sicile, toi tu ne dois pas leur permettre de passer en Sicile. Nous désirons qu’à partir de maintenant tu agisses [en ce sens] et nous voulons que tu l’empêches tout à fait et que tu fasse exercer un contrôle de manière à ce qu’aucun de ces Sarrasins ne passe en Sicile. Nous voulons aussi et t’ordonnons que dans les régions de Calabre où il arrivera que ces mêmes Sarrasins se rendent avec leurs marchandises, tu fasses mettre en place une surveillance afin que nul d’entre eux ne demeurent en ces lieux ni y élisent domicile afin d’y vivre”. (Huillard-Bréholles, V/1, 590)
Cette décision qui plonge ses racines dans le XIIe siècle sicilien. On peut distinguer trois temps : d’abord la
période qui va des dernières années du règne de Roger II (1150 environ-1154) jusqu’auxannées 1190,
durant laquellelestatutdes musulmans de Sicile est progressivement mis à mal ; puis, de 1190 environ aux années 1220, on assiste
au durcissement de la situation et au début de la révolte musulmane, avant que
ne s’ouvre une dernière phase de vingt années au terme de laquelle Frédéric ii mate définitivement lesrebelles. Du fait de l'alourdissement des taxes qui pesaient sur eux et de la dégradation connexe de leur statut, on assiste à un "décampement" important des musulmans siciliens durant la période, selon des processus encore mal connus. De plus, il est indéniable
que l’immigration lombarde développée par les Hauteville aboutit à la formation
d’un cordon de castra entre le val de
Noto et le val de Mazara, les deux
régions les plus arabisées. Sperlinga,
Vaccaria, Maniace, Nicosia,
Randazzo, Capizzi, Piazza, Mazzarino, Butera voient ainsi augmenter leur
population latine. On analyse
généralement comme le premier signe tangible du fossé creusé entre les groupes
culturels, qui ne va pas tarder à s’élargir, le procès de l’eunuque Philippe de
Mahdia, émir de Roger II ; accusé de trahison lors de l’attaque de Bône par les troupes siciliennes
en 1153 (car il aurait facilité la
fuite des élites arabo-musulmanes de la ville), il fut brûlé devant le palais royal de Palerme lamême année. Dans un contexte politique de tensions entre les grands et le souverain,
en 1161 les communautés musulmanes
sont victimes de violences collectives,d’abord
à Palerme où elles ont été désarmées l’année précédente sur ordre du plus
proche conseiller du roi, Maion de Bari, puis comme en écho, dans le val deNoto. Les massacres collectifs de musulmans qui ensanglantent à nouveau Palerme à la mort de Guillaume II, en 1189, illustrent clairement la relation qui existe entre, d’une part, l’affaiblissement de l’autorité royale, garante du statut des musulmans, et, d’autre part, à la fois le rejet de la tyrannie dont sont rendus responsables les eunuques de la cour et la dégradation de la situation des communautés musulmanes insulaires. Mais c’est l’accession au pouvoir de Tancrède, un des initiateurs des massacres de 1161, qui précipite les événements en 1190. Les musulmans de Palerme gagnent cette fois le “refuge” du Corléonais et les régions plus méridionales, sous la houlette de cinq reguli qui refusent de servir le nouveau souverain.
A la mort de l’impératrice Constance (1198), alors que des clans se déchirent pour prendre le contrôle de la régence, les musulmans se rangent dans le camp de Markwald von Anweiler contre la papauté (Innocent III est le tuteur du futur Frédéric II) et ses représentants locaux, les prélats de Palerme. Les premiers appels lancés par le pape aux musulmans insulaires ne semblent avoir rencontré que le silence. En juillet 1200, entre Palerme et Monreale, Markwald et ses alliés connaissent une défaite cuisante après avoir soumis la capitale à un siège de trois semaines. Cette victoire, suivie d’une période mal documentée mais qui ne semble pas caractérisée par des affrontements violents, offre l’occasion à Innocent iii, d’une nouvelle ouverture pour tenter d’obtenir la neutralité des musulmans. En 1206, il adresse une missive aux qâdî et qâ’id/s et à tous les Sarraceni de Sicile ; il leur demande à nouveau d’être fidèles au jeune roi. Cette tentative reste sans lendemain. Les années qui suivent voient Frédéric II occupé en Allemagne, et cette vacance du pouvoir favorise l’émergence d’une autorité musulmane au cœur de la Sicile où Muhammad Ibn ‘Abbad devient, à une date inconnue, le chef de la rébellion. Il prend alors une titulature califale et frappe monnaie. De retour en Sicile, en 1220, Frédéric II ordonne aux Sarrazins de retourner chez eux et de reprendre leur condition antérieure. À partir de 1221, une importante contre-offensive impériale est lancée. Dans une lettre qu’il envoie à l’abbé du Mont Cassin la même année, le souverain définit exactement son intention : "Cum Sarracenos Sicilie qui Regni nostri tranquillitatem perturbant proponamus penitus exterminare de insula", exterminare signifiant ici “porter hors des confins. Les premiers prisonniers sont alors emmenés à Lucera.
En réalité, la déportation d’une population n’est pas une pratique nouvelle dans le cadre insulaire. Sans même remonter à l’époque islamique qui offre quelques exemples de ce type de mesure, on peut rappeler d’autres déplacements forcés de l’époque normande en Sicile (XIe-XIIe siècles) ou bien décidés par Frédéric II lui-même. Cependant, la déportation des musulmans rebelles à Lucera n’est toutefois pas tout à fait comparable aux autres déplacements de population dont la Sicile avait été le cadre auparavant. La distance entre la terre d’origine et le lieu d’exil est bien plus grande qu’elle ne l’était en général et, symboliquement, le départ de l’île, qui entretient des relations intenses avec l’Afrique et est encore caractérisée au début du XIIIe siècle par une culture en partie islamisée, semble donner au châtiment une dimension plus radicale. La rébellion des musulmans de Sicile est-elle donc définie comme un crime de lèse-majesté ? L’hypothèse paraît d’autant plus séduisante que ce crime a, dans la définition qu’en donnent les juristes à l’époque précisément, partie liée avec la foi (fides) et la fidélité (fidelitas), deux fondements de la soumission au souverain mis à l’épreuve par les minorités religieuses non-chrétiennes en révolte. De fait, Dans la documentation relative à l’épisode de Lucera et à la période qui la précède, la question religieuse n’apparaît pas. Ni les lettres de Frédéric II à ce sujet ni celles d’Innocent III ne laissent à lire quoi que ce soit qui aille dans ce sens. Les missives pontificales (1199 et 1206) sont particulièrement révélatrices car elles établissent nettement la différence entre la fides des musulmans, exhortés à la maintenir (alors même que le souverain pontife compare Markwald von Anweiler à Saladin et l’effort exigé contre lui à une croisade, ce qu’il ne fera jamais pour les musulmans), et la fidelitas qu’il leur faut manifester à l’égard du jeune Frédéric. Quant à Frédéric, il définit les révoltes comme une “perturbation de la tranquillité du royaume”, crime grave s’il en est car le souverain est le garant de la paix interne.
Mais la lèse-majesté n'est pas convoquée dans les justifications. La déportation apparaît comme la condition nécessaire de la refondation du pacte entre les
musulmans rebelles et le souverain. Lorsque Frédéric II propose aux rebelles de regagner les champs qu’ils cultivaient, une grande partie d’entre eux refuse. Il ne peut donc faire l’économie d’un nouveau statut pour les Arabo-musulmans de Sicile, désormais qualifiés de servi camere regie, une expression qui fait son apparition dans la documentation impériale en 1236, lors de la contre-offensive menée par Frédéric, mais dont on connaît d’autres occurrences dans l’Occident chrétien à partir de la fin du XIIe siècle. L’empereur étend ainsi aux communautés musulmanes une conception, relativement récente, élaborée dans un premier temps pour les juifs, qui mêle infériorité religieuse et service du prince. Cela signifie, en outre, que toute atteinte aux musulmans est, plus clairement encore qu’auparavant, conçue comme une atteinte au souverain lui-même, qui les protège. Les communautés arabo-musulmanes sont désignées comme une des assises économiques du royaume, mais aussi, plus largement, de la royauté et, comme telles, doivent être respectées par l'ensemble des sujets. La déportation, dans ce cadre, a pour objectif de soustraire les musulmans à la servitude de fait que cherchaient à leur imposer les institutions ecclésiastiques ou les feudataires siciliens, distincte de leur soumission absolue à l’autorité impériale. Leur est offerte une nouvelle possibilité d’intégration dans l’ensemble monarchique, non plus seulement dans l’administration comme sous les Hauteville, mais par le service militaire, dans l’ensemble de l’Italie au besoin. Enfin, cette solution ne concerne pas toute la communauté musulmane, mais ceux qui refusent les autres solutions proposées : le retour à la situation et au statut antérieur aux révoltes (travail de la terre, sous l'autorité d'un seigneur, avec des impôts supplémentaires spécifiques) ou la conversion.
Les rois angevins ont fini par réduire en esclavage les habitants de Lucera, comme si de l’idée de servi camere regie n’était restée que le premier terme, mais cette évolution ultérieure reflète surtout la politique de christianisation menée par la dynastie. La refondation de Lucera sous le nom de civitas S. Mariae ne laisse guère de doute sur les motivations de cette décision mais aussi sur la nature de la difficulté elle-même. Cet aboutissement reflète les limites de la tentative de Frédéric II puisqu’en réalité il n’y a jamais eu de place pour les hérétiques dans l’Occident médiéval, aussi déracinés et proches du pouvoir fussent-ils. L’empereur n’avait fait que gommer l’aspect religieux de la question, les Angevins, eux, l’ont remis sur le devant de la scène.