jeudi 30 mai 2019

1527 : le sac de Rome

Le sac de Rome (1527)

Texte 1
« L'armée, renonçant au siège du fort [Château Saint-Ange], se divisa en plusieurs corps et se porta sur différents quartiers. Elle apercevait à son passage les pères et les mères de famille, placés au seuil des palais ou à l'entrée de leurs maisons, désolés de la perte de leurs enfants tués dans le combat, et consternés des malheurs qui menaçaient encore leur misérable cité. Ces infortunés, vêtus de leurs habits de deuil, offraient aux ennemis leurs maisons, leurs meubles, tous leurs biens, et fondant en larmes, demandaient d'une voix suppliante qu'on leur fît grâce de la vie. Ces prières touchantes ne pouvaient fléchir le cœur de ces féroces soldats ; comme si le son des tambours et des trompettes les eût animés au carnage, ils se jetèrent le fer à la main sur ces malheureux, en firent un massacre horrible, et sans distinction d'âge, de sexe, ni de lieu, égorgèrent tout ce qui s'offrait à leur vue. (...)  Exaspérés par la mort de leur chef [le connétable de Bourbon], ils se souillèrent de cruautés dont l'histoire offre à peine d'autres exemples. Ils [les troupes allemandes] se mirent à arrêter les passants ou les Romains qu'ils trouvaient sur le seuil de leurs portes et qui leur demandaient merci ; ils les contraignaient à leur ouvrir leurs appartements, d'où ils emportaient ensuite tout ce qui était à leur convenance. Ils ne se bornèrent pas à ces vols ; ils violèrent indifféremment toutes les femmes qu'ils rencontraient. (...) Les maisons particulières n'étaient pas le seul théâtre de ces scènes abominables ; elles se passaient encore dans les temples saints, dans les chapelles consacrées à Dieu, où des dames et demoisellede tout rang, jetant des cris perçants et fondant en larmes, s'étaient réfugiés, pleines d'espérance dans la protection divine. Les couvents de religieuses ne furent pas plus épargnés que les églises. Ces audacieux contempteurs des objets respectés par les fidèles entrèrent comme des loups enragés dans une bergerie, et transformèrent ces retraites sacrées en un lieu de débauches, où ils assouvissaient par les obscénités les plus révoltes leur atroce brutalité. Ils mettaient le feu partout où les habitants faisaient mine de se défendre. (...) Lorsqu'ils eurent un peu apaisé leur soif de sang, ils portèrent leur attention sur les immenses richesses des lieux saints. Les luthériens, qui composaient en grande partie cette armée, pouvaient ne se croire tenus à aucune espèce de ménagements. À peine avaient-ils mis le pied dans une église, qu'ils portaient leurs mains ensanglantées sur les calices, images, croix ou vases précieux qui frappaient leurs regards. S'ils trouvaient des reliques, ils les jetaient par terre d'un air de dédain. (...) Ils détachaient des murs les images des Saints qui les ornaient, pour les salir, les déchirer ou les brûler. Ils barbouillaient les peintures à fresques. Quelques-uns d'entre eux allèrent dans lesacristies se revêtir des habits sacerdotaux, et, montant sur l'autel, ils officiaient par dérision comme des ministres de la religion ; seulement au lieu de prières, ils proféraient d'horribles blasphèmes. »
Sac de Rome au temps du pape Clément VII de Médicis, en 1527, par Jacques Buanoparte, gentilhomme de San Miniato, dans Choix de chroniques et mémoires sur l'histoire de France, avec notices biographiques, J. A. C. Buchon, Paris, 1836, Desrez, p. 204-206.


Texte 2
Lactance, gentilhomme de la cour, rencontre à Valladolid l'archidiacre du Viso qu'il a connu autrefois à Rome et qui a fui la Ville Eternelle, indigné par ce qu'il a vu et subi.
"L'ARCHIDIACRE : Voyons donc, sire Lactance, vous croyez qu'il y a de quoi se réjouir parce que l'empereur a fait à Rome ce que jamais les infidèles n'y avaient fait, parce que, pour satisfaire sa rancune personnelle et se venger de je ne sais quoi, il a voulu détruire le Siège apostolique avec la plus grande ignominie, la plus grande irrévérence, la plus grande cruauté qu'on ait jamais entendue ou vue ? Je sais bien que les Goths s'emparèrent de Rome, mais ils ne touchèrent pas à l'église Saint-Pierre, ils ne prirent rien des reliques des saints, ils ne touchèrent pas aux choses sacrées. Ces demi-chrétiens marquèrent ainsi leur respect, tandis qu'aujourd'hui nos chrétiens (mais méritent-ils ce nom ? je ne sais) n'ont épargné ni les églises, ni les monastères, ni les reliquaires ; ils ont tout violé, tout volé, tout profané, et je m'étonne que la terre ne s'ouvre pas devant eux et devant ceux qui ont ordonné et laissé faire cela. Que croyez-vous que vont dire les Turcs, les maures, les juifs et les luthériens en voyant qu'on traite si mal la tête de la Chrétienté ? [...] Je me demande si vous vous rendez compte de la situation ici ; et si vous vous en rendez compte, je me demande comment vous pouvez en prendre ainsi votre parti.
LACTANCE : J'ai suivi avec attention tout ce que vous avez dit. Certes, j'ai entendu beaucoup de gens parler de ces événements, mais vos accusations et vos blâmes me semblent plus graves que les autres. Cependant, vous êtes bien mal informé et je crois que ce n'est pas la raison, mais le ressentiment de ce que vous avez perdu qui vous fait parler ainsi. [...] L'empereur n'a aucune responsabilité dans ce qui s'est passé à Rome ; tout ce qui a au lieu a été manifestement voulu par Dieu afin de punir cette ville où, avec un grand mépris de la religion chrétienne, régnaient tous les vices que la malice des hommes a pu inventer. Il s'agissait, par ce châtiment, de réveiller le peuple chrétien pour que, une fois guéri des maux dont il souffre, nous ouvrions les yeux et vivions en chrétiens, nous qui sommes si fiers de ce nom. "
Alfonso de VALDES, Dialogo de las cosas ocurridas en Roma, traduction dans Joseph PEREZ, L'Espagne du XVIe siècle, Paris, Armand Colin, 1973, p. 131 - 133.


+ Complément : la fiche wikipedia


Consigne : présentez oralement un événement historique

1) Caractériser l’événement. Pour cela, relever puis reformuler de façon organisée et synthétique les informations correspondant à l'objectif de caractérisation : Qui sont les protagonistes ? Quoi = que s'est-il passé ? Quand  = ici dans quel contexte historique (voir fiche wikipedia) ?

2) Expliquer l'événement. Dans les documents, relever, classer, reformuler les motivations des protagonistes présentées par les deux auteurs. Quelles autres causes sont aussi invoquées ? A partir la fiche wikipedia, synthétiser l'enchaînement des événements et décisions qui ont conduit au sac de Rome.

3) Porter un regard critique sur les documents. Identifier les points de vue des auteurs (analyse interne du texte -argumentation, champ lexical ...) Répondre à la question suivante : en quoi ces documents témoignent-ils de la portée historique du sac de Rome ?


Patrick Boucheron, Un été avec Machiavel. Sur l'importance de l'événement :


mercredi 29 mai 2019

Millenarisme au Moyen Age

Joachim de Flore

Les franciscains spirituels puis ceux de l’Observance s’emparèrent de la figure et du message de l’abbé Joachim de Flore pour les besoins de leur lutte contre la hiérarchie ecclésiastique. C’est par leur intermédiaire surtout que ce qu’on a appelé le courant joachimiste se développa à travers tout l’Occident.
Joachim de Flore, né vers 1135 en Calabre, d’abord prédicateur itinérant puis moine cistercien, suscita l’admiration de ses contemporains par sa théorie de l’Histoire, établie à partir d’une analyse de la Bible et des concordances entre les deux Testaments. L’Histoire, pour Joachim de Flore, était divisée en trois périodes marquant les étapes de l’humanité vers son salut. Il y voyait le signe de l’intervention constante du divin, chaque étape de l’histoire du salut correspondant à l’intervention d’une Personne de la Trinité : après le temps des juifs, période dominée par la Loi propre au Père, était advenu avec Jésus Christ le temps du Fils, caractérisé par l’Eglise de l’Evangile. Ce deuxième âge était celui du temps présent. Le troisième âge enfin, serait celui de l’Esprit Saint, l’âge de l’ordo monachorum, où les hommes-moines seraient entièrement voués à la contemplation ; La terre entière communierait dans la même foi, la séparation d’avec l’Orient serait abolie, les Juifs viendraient à la vraie foi et les païens se convertiraient. Alors la Création serait entièrement rénovée et anticiperait le royaume de Dieu. Ainsi Joachim faisait de l’Eglise du Christ une institution imparfaite et provisoire, appelée à disparaître dans sa forme médiévale et à se renouveler. Les instruments de cette transformation seront les moines d’un nouveau type, caractérisés par leur séparation du monde, leur pauvreté absolue, leur pureté du cœur et leur vie contemplative, ce qui n’empêche pas une prédication active de l’Evangile.
On comprend aisément que les Franciscains, et de façon plus générale tous ceux qui voulurent rénover l’Eglise, se soient servis de Joachim de Flore comme d’un instrument de bataille au risque, parfois, d’infléchir ou de déformer son message. Ils firent de lui un prophète (ce qu’il n’avait jamais prétendu être), ayant annoncé St François et les ordres mendiants. Les trois-quarts des prophéties apocryphes circulant en Occident lui furent attribuées. Par ailleurs, alors que Joachim ne voyait qu’un progrès lent et continu de l’Histoire, qu’une amélioration interne de l’Eglise dans le passage du deuxième au troisième âge, de l’Eglise cléricale à l’Eglise spirituelle, ils introduisirent une réelle rupture en mêlant considérations apocalyptiques et millénaristes de traditions diverses : la décadence de la société et de l’Eglise entraînant la colère divine, l’apparition de l’Antéchrist et sa bataille contre les forces du bien dirigées par un « dernier empereur » qui régnerait ensuite sur la Jérusalem terrestre[1], l’apparition d’un pastor bonus, pape angélique dont l’action inaugurerait le troisième âge… De plus, ils cherchèrent dans leur époque les signes du changement en utilisant toutes sortes de prophéties politiques que les rois et les papes. Comme le dit Marjorie Reeves dans son livre sur le courant joachimiste, « la tentation de mettre des noms derrière ces idées d’Antéchrist et de dernier empereur fut irrésistible ».[2]
Ce sont ces thèmes-là, en fait, qui firent le joachimisme, beaucoup plus que les propres écrits du moine calabrais. Les traités pseudo-joachimistes[3] sont nombreux dans les bibliothèques ecclésiastiques médiévales et ils sont disséminés dans toute la chrétienté, preuve de l’extraordinaire intérêt porté aux prophéties de la fin des temps, chez les séculiers jusqu’au plus haut niveau comme chez les mendiants. Ils côtoient parfois les écrits mêmes de Joachim de Flore[4], mais plus souvent des compilations de prophéties : prophéties sibyllines, prophéties de Merlin, oracles byzantins, prophéties de Brigitte de Suède ainsi que des pronostications astrologiques. A Florence, rien que dans la bibliothèque laurentienne -laquelle fut transportée à St-Marc après la fuite de Pierre de Médicis- on compte trois manuscrits se rattachant à Joachim de Flore : le Liber Concordie, le De ultimis tribulationis, le De articuli fidei et l’apocryphe Super Hieremiam. On retrouve une copie illustrée du Liber Concordie dans la bibliothèque de Sta Maria Novella, église des dominicains. Il est presque certain que Savonarole avait connaissance de ces textes. D’ailleurs, dans un de ses sermons sur l’Apocalypse en 1490, il cite comme autorité « diverses prophéties de Joachim, de St Vincent… »[5] Certes, par la suite, pendant son procès, il se récusa, mais certaines thèses de Joachim de Flore avaient été condamnées en 1215, et  Savonarole était jugé pour hérésie...

     Diffusion et ampleur de l’angoisse eschatologique

Le millénarisme de Joachim de Flore et des spirituels franciscains consistait en une vision optimiste de l’Histoire, mais les fléaux qui s’abattirent sur l’Occident à partir de 1348 et le grand schisme rendirent plus angoissée l’attente du troisième âge. Sans que jamais les espoirs en une Eglise renouvelée et en l’instauration d’une Jérusalem terrestre ne disparaissent, l’accent fur plutôt mis sur la persécution finale de l’Antéchrist et la colère divine devant les péchés de la terre. Les plus grandes personnalités de l’Eglise sont touchées par ce phénomène. Ainsi St Vincent Ferrier, célèbre prédicateur dominicain (1355-1419)[6] eut la vision du Christ, entouré de St François et de St Dominique, Christ qui le chargea d’annoncer la fin des temps et de prêcher la pénitence avant la crise imminente du monde. Les terribles prédications de St Vincent Ferrier généraient terreur puis contrition et pénitence parfois la plus extrême. En effet, les convertis, qui suivaient le prédicateur, s’étaient constitués en groupes de flagellants. Le soir du prêche, ils procédaient à la cérémonie de la pénitence publique. L’urgence eschatologique nécessitait cet ascétisme.
Un autre modèle possible de Savonarole est le franciscain Bernardin de Sienne (1380-1444), autre prédicateur apocalyptique, toscan, extrêmement « célèbre » à son époque. Pour lui aussi, la restauration morale de la Chrétienté était nécessaire pour se préparer à l’imminente fin des temps dont la corruption de l’Eglise était le signe le plus certain. Toutefois, il se refusait à toute spéculation sur l’Antéchrist et à toute déviance outrancière, préférant se limiter à susciter chez les individus une foi plus pure, centrée sur le Christ et ses vertus.  Savonarole se situe entre ces deux extrêmes. Dans un premier temps parfait prédicateur du repentir, il opta par la suite pour une voie plus « humaine » ; susciter chez chacun une prise de conscience et les ramener vers la véritable religion du Christ.
Dans le peuple également, les angoisses eschatologiques se font pressantes en ces deux derniers siècles du Moyen Age. Les prophéties pseudo-joachimistes, les sombres prognostications astrologiques sur la fin des temps, n’étaient pas connues des seuls cercles lettrés ecclésiastiques. Un nombre sans cesse croissant de laïcs accédaient à l’écriture, pour les nécessités administratives des Etats, et ce jusque aux couches les plus élevées de la paysannerie. Il y avait donc un public pour les textes apocalyptiques. L’apparition de l’imprimerie amplifia leur diffusion à la fin du XVe siècle. Ottavia Niccoli[7] compte pour l’Italie 50 éditions de textes prophétiques entre les années 1480 et 1530, pour un total d’une vingtaine de prophéties différentes. Ce nombre est énorme si l’on tient compte de la fragilité de ces éditions, toujours de mauvaise qualité, composées en général de quelques feuillets, douze au maximum. C’est pourquoi l’on peut conclure à leur diffusion massive et populaire. Un examen de ces textes a conduit Mme Niccoli à estimer que « ces éditions sont donc les héritières directes des anthologies manuscrites de prophéties qui circulaient en grand nombre pendant les XIVe et XVe siècles »[8]. Remarquons au passage que les centres les plus actifs pour la diffusion de ces écrits à la fin du Moyen Age furent Venise et justement Florence : sur les cinquante éditions recensées, au moins six ont été publiées à Florence avant 1500[9]. L’analyse du circuit de distribution de ces "feuilles volantes" nous permet de comprendre comment ce type d’imprimerie fut un formidable facteur multiplicateur dans la diffusion des thèmes répondant aux angoisses du temps.
A côté des prédicateurs prêchant le repentir -et ils sont nombreux, il n’est que de lire les chroniques italiennes-, des saltimbanques s’emparaient également des espaces publics, proposant des lectures de textes apocalyptiques simplifiés par rapport aux originaux ou des récitations de prophéties en vers composées pour la circonstance à partir du matériau pseudo-joachimiste le plus courant (prophétie de Ste Brigitte, prophétie sur le dernier empereur…). Par leur intermédiaire, la littérature prophétique, à l’honneur depuis plusieurs siècles dans les milieux culturellement plus élevés, pénétrait dans le cercle de la culture orale. Ce sont eux également qui diffusaient les feuillets dont Mme Niccoli fait état. On trouve trace de leurs contrats dans les livres de compte des ateliers d’imprimerie : ils commandaient une centaine de feuilles volantes à crédit, qu’ils revendaient dans l’assistance à la fin de leur spectacle, puis ils remboursaient l’imprimeur. A leur tour, les auditeurs qui savaient lire, une fois rentrés chez eux, en faisaient certainement lecture à leur entourage. Ainsi, les actions des saltimbanques et des prédicateurs itinérants se renforçaient mutuellement, chacun préparant le terrain à l’autre.
Culture des élites et culture populaire se rejoignaient donc dans la même angoisse de la fin et dans une connaissance commune des thèmes apocalyptiques et des spéculations prophétiques les plus courants. Le public de Savonarole était prêt, de l’humaniste à l’apothicaire.




[1] Influence juive
[2] Marjorie Reeves, The influence of Prophecy in the later Middle Ages : a study of joachimism, Oxford, 1969.
[3] Super Hieremiam, Super Esaiam, Liber figurarum, Vaticinia de summis pontificibus
[4] Exposition in Apocalypsim, Liber Concordie, De articuli fideis
[5] Même s’il utilise les Ecritures comme matériau de base de ses sermons. En cela, il se conforme à la tradition dominicaine qui reste très réticente vis-à-vis des écrits d’inspiration joachimites.
[6] Ce frère dominicain était très révéré à St Marc pour son prophétisme et son œuvre purificatrice. Fran Angelico l’y a peint quelques dizaines d’années avant l’arrivée de Savonarole comme prieur du couvent.
[7] Profeti et popolo nell’ Italia del Rinascimento, Rome-Bari, 1987 et “Profezie in piazza: note sul profetismo popolare nell’Italia del primo Cinquecento” in Quaderni storici, 41 (Ancône, 1979), pp. 500-539
[8] Niccoli, Profeti e popolo, p.22
[9] L’atelier d’imprimerie florentin qui imprime ces feuilles existe déjà en 1479.

lundi 27 mai 2019

Cartographie à la Renaissance

On pourra compléter avec grand 
profit par cet article consacré à la Cartographie médiévale et avec l'exposition en cours aux archives nationales

Le monde connu en 1492 Le globe de Martin Behaim (1492)


Réalisé en 1492, le globe de Martin Behaim, commerçant et cartographe allemand, est le plus ancien globe terrestre connu. Il reflète la vision du monde des Européens à la fin du Moyen Âge, avant la découverte de l’Amérique. A consulter en 3D dans Gallica => https://c.bnf.fr/CnE et à retrouver en ce moment dans l’exposition "Monde en sphères" à la BnF ou dans l’exposition virtuelle dédiée (http://expositions.bnf.fr/monde-en-sphère). Sur la page Facebook de Gallica, une courte vidéo de présentation

Les Globes étaient à la fois des objets de science et des objets de luxe : Objets coûteux et prestigieux, les globes terrestres peints sont produits majoritairement en Hollande au XVIIe siècle et en Italie. A Paris, un moine vénitien, Vincenzo Coronelli, est encouragé par Louis XIV à faire des réductions de grands globes peints pour toucher un plus vaste public. Seize globes terrestres et célestes de 108cm de diamètre sont ainsi conservés qui témoignent du succès de cette stratégie commerciale. Associé à l'Académie des sciences, l'ingénieur Nicolas Bion publie de nombreuses brochures décrivant les globes, leur fabrication et leurs usages. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, profitant de l'engouement pour les voyages d'exploration, le globe devient un objet plus familier.



Fiche de lecture : Histoire des sciences et des savoirs, Dominique Pestre dir., vol 1, De la Renaissance aux Lumières

Cartographie et grandeur de la Terre. 

Aspects de la géographie européenne (XVIe-XVIIIe siècle) J-M Besse


Un nouveau concept géographique de la Terre

Jusqu'au milieu du XVIe siècle, plusieurs concepts de Terre coexistent sans fusionner : à la fois une sphère participant de l'ordre global du cosmos, lui-même sphérique, étudié par l'astronomie ; un élément qui, avec le feu, l'eau, l'air, entre dans la composition de toute chose et est à ce titre étudié par la physique; une création de Dieu et le reflet de son intention providentielle, donc objet de la théologie; enfin, la demeure des hommes, leur oekoumène, souvent représentée de façon carrée (les 4 points cardinaux). Le XVIe siècle voit l'apparition d'une conception géographique spécifique et unifiée de la Terre. Celle-ci est à la fois pensée, décrite, imaginée et perçue comme Terre universelle, comme surface partout habitable et parcourable. Elle devient l'objet d'un autre discours qui se détache progressivement du discours astronomique, qui lui aussi se modifie. Alors que l'astronomie, après Copernic, tend à considérer la Terre comme un élément parmi d'autres du système cosmique et à le ranger dans l'ensemble plus vaste des planètes à la loi commune, la géographie, en procédant à une unification et à une recomposition des divers discours qui envisagent la Terre, tend à l'identifier comme objet spécifique. Toute entière orientée vers la conquête, c'est-à-dire la description et l a mesure, elle dessine les contours de ce territoire élargi de l'existence humaine pour y désigner les nouvelles possibilités qui s'offrent à l'être humain.

Il ne semble pas possible dans le cas de la géographie d'envisager la question de la "révolution scientifique" sous l'angle du passage brutal d'une théorie à une autre, mais plutôt, il faut concevoir la perspective d'une pluralité des rythmes et des modalités selon lesquelles s'effectuent les diverses opération d'objectivation. Au XVIe s, l'astronomie et la géographie sont des disciplines voisines qui partagent certains de leurs concepts et mobilisent souvent les mêmes acteurs. Pourtant elles n'ont pas la même histoire, ni les mêmes temporalités.

Vermeer, l'astronome, 1668 (?) 

Vermeer, le géographe , 1669

L'unification spatiale du monde terrestre est le résultat des réaménagements successifs des représentations au fur et à mesure des entreprises de découverte et de colonisation menées par les Européens, et à mesure que les livres cosmographiques, les récits de voyage, les cartes et atlas décloisonnent les imaginaires. Autrement dit, l'espace géographique n'est pas un absolu, c'est-à-dire un cadre englobant, neutre et homogène. L'espace dans lequel les géographes travaillent et auquel ils se relient est celui de leurs pratiques spatiales concrètes et des échelles spatiales dans lesquelles les interactions savantes qu'ils tissent se déploient. D'où le fait que les aspects politiques et religieux, la structure des réseaux savants, mais aussi les contraintes interpersonnelles, les patronages, tout autant que les pratiques personnelles de l'espace, jouent un rôle déterminant dans la fabrication des savoirs géographiques.
La géographie européenne a été un des lieux où, sur le plan de l'image (cartes...) et du texte (récits de voyage...), l'image du monde terrestre a été réordonnée, dans un double mouvement de découverte et de réarticulation critique des savoirs. Mais elle a été aussi un opérateur pour la redéfinition de ce qu'on pourrait appeler les valeurs spatiales par rapport auxquelles les Européens avaient jusqu'alors défini le sens de leurs actions et de leurs pensées.

Les géographes de la première modernité transforment le sens de l'espace

Réorganisation des catégories de pensée sur :

  • Le proche/le lointain
  • La taille et la grandeur de l'espace
  • Les orientations de l'espace et ses hiérarchies (centralités, périphéries)
  • Mais aussi renouvellement considérable des réflexions sur les appartenances et les identités.


Concernant les supports de diffusion et d'élaboration du savoir géographiques, au delà de la diversité des propositions , quatre schèmes :

  • Le schème géométrique : méthodes projectives et méthodes des coordonnées initient une conception de l'espace comme une surface en grille : une table de coordonnées
  • Autre schème de découpage et d'organisation de l'espace terrestre, le schème des ordres de grandeur :  Echelles spatiales qui peuvent s’emboîter
  • Schème descriptif (expression exemplaire, la Cosmographie universelle de Sebastian Münster). Le géographe trouve des modèles opératoires, pour mettre en oeuvre sa description du côté des arts de la mémoire, de la méthode des mieux communs ou de la rhétorique de l'éloge
  • Le schème de la méthode : classement généralisé, création de catégories d'espace, sur un modèle en arbre (= du général au particulier)

La place de la géographie dans l'histoire des cultures visuelles

Un exemple : la place de l'iconographie et des cartouches dans la cartographie des XVI et XVIIe s. Une histoire culturelle et sociale de la cartographie permet d'y reconnaître plusieurs fonctions et discours.
Le cartouche est avant tout un élément décoratif qui appartient aux domaines de l'architecture, de la sculpture et de la gravure. Il désigne et détermine a priori le cadre d'interprétation de la carte. C'est aussi un contenant, un espace vide à l'intérieur duquel on place un titre, une inscription, un blason... annonçant le contenu de la carte. Enfin, il donne l'identité politique du lieu ainsi que son possesseur. On peut comprendre le titre comme l'énonciation d'un titre de propriété. Il traduit un type de relation sociale, celle qui existe entre l'auteur et l'éditeur de la carte d'une part et le dédicataire de l'autre : caractéristique de l'économie du patronage, qui oblige le patron (dédicataire) à offrir protection et rémunération en échange du livre ou de la carte dédiés qui en échange doivent manifester la gloire du patron. Quel que soit le niveau d'autorité auquel la carte est présentée (roi, dauphin, ministres et grands commis, autorité ecclésiastiques, celle(ci est supposée traduire les effets positifs de l'exercice de cette autorité.
=> Un même cartouche peut donc développer des discours de niveaux différents, mais le discours du pouvoir est toujours présent.
Il peut contenir ou s'accompagner de vignettes iconographiques. Celles-ci, sur le modèle rhétorique de l'evidentia, donnent la "vérité" visuelle de l'espace représenté en représentant les ressources naturelles du pays, sa faune et sa flore, ses populations et coutumes, ses costumes ... Ou bien, des représentations allégoriques relevant d'un discours de la civilisation : les quatre éléments, la Bible, les allégories des continents, des instruments scientifiques de mesure ... Il s'agit de mettre en évidence l'image du monde terrestre, mais aussi du cosmos, ordonné et mesurable. Remarquons qu'on retrouve là sur la carte une pratique largement diffusée lors des entrées princières , celle des tableaux vivants ou des décorations des arcs de triomphe qui présentent de façon allégorique les territoires soumis à l'autorité du prince. Par exemple, en 1539 à l'occasion du mariage de Cosme de Médicis avec Eleonore de Tolède, un défilé convoque la géographie sus la forme de personnages allégoriques représentant les rivières, montagnes et autres éléments du territoire soumis à Florence. Quelques jours auparavant, Charles Quint paradait Porta del prato entouré de personnifications des pays constituant son empire : on pouvait y voir le "nouveau Pérou", l'Afrique, le Danube et l'océan Atlantique.

C'est le cas également dans d'autres dispositifs décoratifs, comme la galerie des cartes au palais du Vatican, chef d'oeuvre du XVIe siècle.





Ou encore les exceptionnelles cartes de marbre au sol du palais communal d'Amsterdam



Pour prolonger : article de ce blog sur les voyages marchands de la VOC