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dimanche 6 octobre 2019

L'autel de Pergame




"Tout autour de nous les corps surgissaient de la pierre, pressés en groupes, entrelacés ou éclatés en fragments, esquissant la silhouette d’un torse, d’un bras qui s’appuyait, d’une hanche fendue, d’un fragment d’escarre, toujours dans l’attitude du combat, esquivant, rebondissant, attaquant, se protégeant, dressés ou courbés ça et là, anéantis, avec pourtant un pied libre arc-bouté, un dos tourné, le contour d’un mollet pris dans un seul et même mouvement. Une lutte gigantesque émergeant du mur gris avec le souvenir de sa forme achevée, retombant dans l’informe. Une main surgie du fond gris, prête à l’empoignade, reliée à l’épaule par-dessus la surface vide, un visage écorché aux fissures béantes, la bouche ouverte, les yeux fixes et vides, encadré par les boucles foisonnantes de la barbe, le drapé impétueux du vêtement, le tout sur le seuil de sa fin dans l’effritement et sur le seuil de son origine. Chaque détail conservant son expression, fragments friables dans lesquels pouvait se lire l’ensemble, des moignons rugueux à côté d’une glissance polie animée par le jeu des muscles et des ligaments, chevaux de combat aux harnais tendus, boucliers arrondis, lances dressées, une tête fendue en un ovale grossier, un bras levé, triomphant, des talons en plein saut, battus par la tunique, le poing fermé sur une épée disparue, des chiens de chasse ébouriffés, les gueules accrochées dans les hanches et les nuques, un homme, en tombant il visait de la base du doigt l’œil de la bête au-dessus de lui, un lion qui se précipitait, protégeant une guerrière, la patte prête à frapper, des mains dont les extrémités sont des serres, des cornes surgissant de fronts puissants, des jambes qui se tortillaient, couvertes d’écailles, partout une engeance de serpents enserrant le ventre et le cou, étranglant, sifflant, montrant des dents acérées, fonçait sur une poitrine nue. Ces visages tout justes créés et s’effaçant à nouveau, ces mains puissantes et déchiquetées, ces ailes largement déployées englouties par le roc inerte, ce regard de pierre, ces lèvres ouvertes pour crier, cette démarche, ces pas pesants, ces coups venus d’armes lourdes, ce roulement de roues blindées, ces faisceaux d’éclairs jaillissants, ces gestes qui piétinaient, se cabraient et s’effondraient, cet effort infini pour s’extirper des blocs grenus. Et quelle grâce dans la chevelure frisée, quel art dans la robe légèrement relevée et retenue par une ceinture, qu’ils étaient délicats les ornements sur les brides du bouclier et l’avant du casque, qu’il était doux l’éclat de la peau prête pour les caresses mais pourtant exposée à l’impitoyable compétition, aux déchirements et à l’anéantissement. Les visages comme des masques, se retenant et se bousculant réciproquement, s’étranglant, grimpant les uns sur les autres, glissant du cheval, empêtrés dans les rênes, d’une extrême vulnérabilité dans leur nudité, puis de nouveau distants et d’une froideur olympienne, invincibles en apparence comme un monstre marin, griffon, centaure, mais grimaçant de douleur et de désespoir, ainsi luttaient-ils ensemble, exécutant une mission supérieure, rêvant, immobiles dans leur démence, muets dans un vrombissement inaudible, tous unis en une métamorphose de la torture, frissonnant, persévérant, attendant un réveil, constants dans l’endurance et constants dans la révolte, d’une force inouïe, et tendus à l’extrême pour maîtriser la menace, pour provoquer la décision. De temps à autre on entendait un léger tintement et un bruissement, l’écho des pas et des voix nous enveloppait par moments, puis la seule chose de nouveau proche était ce combat, notre regard glissait sur les orteils dans la sandale, quittant brusquement le crâne d’un homme tombé, frôlant le mourant dont la main en train de se raidir était posée tendrement sur le bras de la déesse qui le tenait par les cheveux. Le rebord servait de sol aux combattants, de cette bande étroite et régulière ils se dressaient pour se jeter dans la cohue, sur lui cognaient les sabots des chevaux, les ourlets des vêtements le frôlaient et les jambes aux formes de serpents venaient s’y tordre, en un seul endroit seulement la base était percée, c’est là que se dressait la démone de la terre, le visage arraché sous les orbites, les seins massifs couverts d’un voile léger, l’une des mains, moignon détaché, levée d’un geste quêteur, l’autre qui demandait grâce surgissait de l’arête de la pierre et des doigts noueux, longs, se tendaient vers le profil en saillie comme si elles étaient encore sous la terre et tentaient d’atteindre le poignet de la main de femme ouverte, privée de pouce, ils bougèrent en longeant le dessous du rebord, cherchèrent les tracés effacés de lettres gravées là et le visage de Coppi avec ses yeux de myope derrière les lunettes cerclées de fin métal, s’approcha des lettres que Heilmann déchiffrait à l’aide du livre qu’il avait apporté. Coppi se tourna vers lui, attentif, sa large bouche au dessin précis, son grand nez en saillie et, pris dans la foule nous donnâmes des noms aux adversaires, discutant dans ce déluge de bruits, des causes du combat. Heilmann âgé de quinze ans, qui repoussait toute incertitude, qui ne tolérait aucune interprétation non fondée mais tenait également au dérèglement délibéré des sens qu’exigeait le poète, qui voulait être un scientifique et un visionnaire, lui que nous appelions notre Rimbaud, nous expliqua à nous qui avions déjà près de vingt ans et qui avions quitté l’école depuis quatre ans et connaissions le monde du travail, et aussi celui du chômage – pour Coppi, parce qu’il avait distribué des écrits hostiles à l’État ce fut même la prison – Heilmann nous expliqua le sens de cette danse où la horde des dieux tout entière conduite par Zeus avançait vers la victoire par-dessus une race de géants et de créatures fabuleuses.






 Les géants, fils de Gaia devant le torse de laquelle nous nous tenions, s’étaient soulevés, sacrilèges, contre les dieux, mais d’autres combats qu’avait connus le royaume de Pergame se cachaient derrière cette représentation. Les régents de la dynastie des Attalides chargèrent leurs maîtres sculpteurs de traduire ce qui rapidement passe, que des milliers d’entre eux payèrent de leur vie, de le transférer sur le plan de l’intemporel, édifiant ainsi un monument à leur propre grandeur et à leur immortalité. L’asservissement des peuples gaulois venus du nord s’était transformé en triomphe de la pureté noble sur des forces frustes et viles et les ciseaux et marteaux des tailleurs de pierre et de leurs compagnons avaient présenté aux sujets pour leur inspirer soumission et respect le tableau d’un ordre immuable. Sous un travestissement apparaissaient des événements historiques, incroyablement tangibles, suscitant la frayeur, l’admiration, on n’y décelait pas le travail des hommes, mais seulement la puissance supra-personnelle qui exigeait des êtres asservis, réduits en esclavage, innombrables, quelques-uns tout en haut désignant d’un doigt la fatalité. C’est à peine si le peuple, passant là les jours de fête, osait lever les yeux vers cette image de sa propre histoire alors que les philosophes et poètes auxquels s’étaient joints les prêtres, les artistes arrivés de partout, tournaient déjà autour du temple, en experts, et ce qui pour les ignorants restait plongé dans une obscurité magique n’était qu’un métier à apprécier prosaïquement par ceux qui savent. Les initiés, les spécialistes, parlaient d’art, ils louaient l’harmonie du mouvement, les gestes qui emboîtent, mais les autres qui n’avaient pas même une idée de ce qu’est la culture, fixaient furtivement les gueules grandes ouvertes, ressentant le coup de la patte dans leur propre chair. Le plaisir que procurait cette œuvre était réservé aux privilégiés, les autres pressentaient ce qui, sous l’effet d’une loi sévèrement hiérarchique, les en séparait. Certaines sculptures pourtant, dit Heilmann, n’avaient pas besoin d’être détachées de leur symbolique, le Gaulois tombant, sur le point de mourir, révélait le tragique sans concession d’une situation réelle mais ceux-là, répondit Coppi, ne s’étaient pas trouvés à l’air libre, ils étaient dans les salles du trône parmi les trophées uniquement pour montrer à qui les boucliers et les heaumes, les faisceaux d’épées et de javelots avaient été enlevés. L’enjeu de ces guerres était uniquement d’assurer la sphère de domination des rois. Les dieux qui affrontaient les démons terrestres maintenaient vivante la représentation de certains rapports de pouvoir. Une frise remplie de soldats anonymes, instruments des grands, qui assaillaient d’autres anonymes en des combats qui duraient des années, aurait modifié la vue de ceux qui servaient, aurait relevé leur position, ce n’étaient pas les guerriers mais les rois qui remportaient la victoire et celui qui triomphait pouvait se sentir l’égal des dieux tandis que ceux qui avaient succombé étaient l’objet de leur mépris. Les privilégiés savaient qu’il n’y avait pas de dieux car eux qui se couvraient du masque de ceux-ci se connaissaient eux-mêmes. D’autant plus insistaient-ils pour s’entourer de splendeur et de dignité. L’art servait à conférer à leur rang, à leurs attributions l’apparence du surnaturel. Aucun doute ne devait naître quant à leur perfection. Le visage clair de Heilmann avec ses traits réguliers, ses épais sourcils, son front haut s’était tourné vers la démone de la terre. Elle avait produit Uranus, le ciel, Pontos, la mer et toutes les montagnes. Elle avait mis au monde les géants, les titans, les cyclopes et les Erinyes. C’était cela notre race. Nous avons évalué l’histoire des êtres terrestres. Nos yeux se levèrent de nouveau vers elle qui surgissait du sol. Les vagues de sa chevelure défaite l’enveloppaient. Sur les épaules, elle portait une coupe pleine de grenades. Autour de son cou s’enroulait du feuillage avec des grappes de raisin. Sur l’aplat rude du visage levé de côté on pouvait reconnaître l’amorce de la bouche implorant la grâce. Une blessure s’étirait, béante, du menton au larynx. Alcyon, son fils préféré, fléchissant les genoux, se détournait d’elle. Le moignon de sa main gauche se tendait vers elle, tâtonnant. Son pied gauche suspendu à la jambe disloquée qui se dilatait, la touchait encore. Les cuisses, le bas-ventre et la poitrine se bombaient dans des convulsions. De la petite blessure que lui avait brutalement infligée entre les côtes le reptile venimeux, s’irradiait la mortelle douleur. Les ailes largement déployées du martin-pêcheur qui sortaient de ses épaules au-dessus de lui, la ligne dure du cou, des cheveux relevés fourrés sous le casque, exprimaient l’impitoyable Athéna. Sous l’impulsion du mouvement sa large robe à ceinture flottait en arrière. Les voiles glissant légèrement laissaient voir sur le sein gauche la cuirasse d’écailles avec le petit visage gonflé de la Méduse. Le poids du bouclier rond dont son bras tenait les brides, la tirait en avant, vers de nouvelles actions. Nikê, bondissant, les ailes puissantes, les voiles légers, aériens, tenait au-dessus de sa tête la couronne, invisible mais le geste la laissait deviner. Heilmann, d’un signe, désigna Nixe, la déesse de la nuit qui s’estompait et lançait son vase rempli de serpents vers une des figures accablées, vers Zeus qu’enveloppaient les plis de son manteau ouvert et qui, avec Égine et sa toison de laine, celle de sa perte, fouettait à mort trois adversaires, et vers Éos, déesse de l’aurore chevauchant tel un nuage devant le double attelage d’Hélios, dieu du soleil, tout nu. C’est ainsi, dit-il doucement, qu’après ce terrible carnage, un autre jour se lève, et alors la salle au plafond de verre fut remplie du bruit des pas qui raclaient le sol lisse, de l’écho d’un clic clac de semelles sur les marches raides qui longeaient la façade ouest du temple érigé là pour aboutir aux colonnades de la cour intérieure. Nous nous tournâmes une fois encore vers le relief qui, sur tous ses bandeaux indiquait la seconde où allait se produire une énorme transformation, l’instant où la force rassemblée fait pressentir ce qui va suivre inéluctablement. Tandis que nous voyions la lance juste avant qu’elle fût brandie, la massue sur le point de s’abattre, la course précédant le saut, l’élan précédant les divers chocs, notre regard glissait d’une figure à l’autre, d’une situation à l’autre et tout à la ronde la pierre se mit à vibrer. Mais nous remarquâmes l’absence d’Héraclès, l’unique mortel qui, selon la légende, s’était allié aux dieux dans leur combat contre les géants, et nous nous mîmes à chercher parmi les corps emmurés, les vestiges de membres, le fil de Zeus et d’Alcmène, cet auxiliaire terrestre qui, à force de bravoure et de travail tenace allait mettre fin au temps des agressions. Nous ne découvrîmes qu’une trace de son nom et la griffe d’une peau de lion qui lui avait servi de cape, rien d’autre ne témoignait de la place qu’il avait occupée entre l’attelage à quatre chevaux de Héra et le corps athlétique de Zeus, et Coppi vit précisément un présage dans l’absence de celui qui était notre égal et nous devions donc nous faire nous-mêmes une image de cet avocat de l’action. Sur le chemin conduisant vers la sortie étroite et basse d’un côté de la salle surgissaient souvent parmi les cercles mouvants de la masse de visiteurs les brassards rouges des uniformes noirs et bruns et chaque fois que je voyais l’emblème apparaître sur le fond rond et blanc, pivotant sur ses branches coudées, il se transformait pour moi en araignée venimeuse, le velu raide, hachurée au crayon à l’encre, à l’encre de Chine de la main de Coppi, du temps où nous étions élèves à l’Institut de Scharfenberg, Coppi assis à côté de moi au pupitre, nous étions penchés sur des images trouvées dans des boites de cigarettes, des illustrations découpées dans des journaux, défigurant l’insigne des nouveaux maîtres, les visages gras qui sortaient des cols d’uniformes en y ajoutant des verrues, des cicatrices, de vilaines rides et du sang dégoulinant. Heilmann, notre ami, portait lui aussi la chemise brune, les manches retroussées, la bandoulière, le sifflet pendu à la ficelle, le poignard sur la culotte courte, mais cette tenue était un camouflage, un camouflage pour ses propres pensées, un camouflage pour Coppi qui revenait d’un travail illégal et pour moi qui étais prêt à partir pour l’Espagne. C’est ainsi que nous nous trouvâmes le vingt-deux septembre mille neuf cent trente-sept, quelques jours avant mon départ, devant la frise de l’autel ramenée de l’acropole de Pergame et reconstruite ici, un autel jadis polychrome et incrusté de métaux martelés, qui avait reflété la lumière du ciel égéen. Heilmann précisa les proportions et la situation du temple, l’aspect qu’il présentait lorsque les tempêtes de sable, les tremblements de terre, les pillages et les rançonnements ne l’avaient pas encore endommagé, sur la hauteur de la résidence aménagée en terrasses au-dessus de la ville qui porte aujourd’hui le nom de Pergame, sur une plate-forme avancée à cent dix kilomètres au nord de Smyrne, entre les fleuves Keteios et Selinos, étroits et le plus souvent à sec, regardant vers l’ouest par-dessus la plaine du Caïcos en direction de la mer et de l’île de Lesbos, une architecture au tracé presque carré, trente-six mètres sur trente-quatre, l’escalier extérieur large de vingt mètres, fondée par Eumenês II pour remercier les dieux du soutien qu’ils accordèrent pendant la guerre, commencée cent-quatre ans avant notre ère, son édification durant vingt ans, visible de loin, classée deuxième parmi les merveilles du monde avant de sombrer dans les décombres d’un millénaire. 



Et cette masse de pierre, demanda Coppi, qui servait au culte des maîtres de cérémonie des princes et de la religion, qui magnifiait la victoire des aristocrates sur un mélange de populations attachées à la terre, est-elle désormais une valeur en elle-même, appartenant à chacun qui se présente devant elle. Sans aucun doute, c’étaient des figures de premier ordre qui piétinaient là des êtres hybrides, barbares et on n’avait pas immortalisé ceux qui, en bas, dans les ruelles de la ville, faisaient marcher les moulins, les forges et les manufactures, qui travaillaient sur les marchés, dans les ateliers, sur les chantiers navals du port, aussi le sanctuaire là-haut sur la colline de trois cent mètres de hauteur, dans le secteur entouré de murs des entrepôts, des casernes, des bains, des théâtres, des bâtiments administratifs et des palais du clan au pouvoir n’était-il accessible au peuple que les jours de fête, on n’avait sûrement retenu que les noms de quelques maîtres, Ménécrates, Dionysiadès, Orestès, et pas les noms de ceux qui avaient transcrit les dessins sur les pierres de taille équarries, avaient fixé les points d’intersection avec leur foret et leur compas et avaient exercé tout leur sens artistique sur mainte chevelure et veine saillante et rien ne rappelait les hommes de corvée qui brisaient le marbre et traînaient les grands blocs jusqu’aux chariots tirés par des bœufs et malgré cela, dit Heilmann, la frise ne contribuait pas seulement à la gloire de ceux qui étaient les proches des dieux mais aussi à la gloire de ceux dont la force était encore dissimulée, car eux aussi n’étaient pas ignorants, ils ne voulaient pas se laisser réduire en esclavage pour l’éternité, dès l’achèvement de la construction ils se soulevèrent contre les maîtres de la cité sous le commandement d’Aristonicos. L’œuvre recelait pourtant toujours la même ambiguïté que celle qui valait à l’époque de sa réalisation. Sa vocation étant de faire resplendir la puissance royale, elle pouvait pourtant être interrogée sur les caractéristiques de son style, sur sa force de conviction plastique. À l’époque de sa gloire, avant son déclin dans le royaume de Byzance, Pergame était célèbre pour ses savants, ses écoles et ses bibliothèques et les feuilles spéciales utilisées pour écrire, faites de peau de veau détrempée, grattée et polie assuraient la pérennité à l’invention poétique et à la recherche scientifique. Le mutisme, la perclusion de ceux qui avaient pour sort d’être piétinés, restait sensible. Eux, les supports effectifs de l’État ionien, ne sachant ni lire ni écrire, exclus de l’activité artistique, étaient juste bons à procurer à la petite couche de privilégiés la richesse et à l’élite de l’esprit les loisirs nécessaires. Pour eux l’existence des créatures célestes restait inaccessible, mais ils pouvaient se reconnaître dans les êtres abrutis agenouillés là. La grossièreté, l’abaissement et l’écrasement qu’incarnaient ceux-ci avaient leurs traits. Il est probable que bien avant que nous soyons venus les contempler ce jour-là, plus d’un esclave de cette époque avait reconnu sans le dire dans la représentation de ce raid des dieux non pas la lutte du bien contre le mal, mais la lutte entre les classes. Pourtant l’histoire ultérieure de l’autel fut elle aussi déterminée par l’esprit d’entreprise des possédants. Lorsque les morceaux de la sculpture qui avaient été enfouis sous les sédiments déposés à chaque changement politique au Proche-Orient revinrent à la lumière du jour, ce furent de nouveau les esprits supérieurs, éclairés, qui surent exploiter ce qu’il y avait là de précieux, tandis que les gardiens de troupeaux et les nomades, les descendants de ceux qui construisirent le temple ne possédèrent de la grandeur de Pergame rien que de la poussière. Mais il n’y avait pas lieu de se répandre en lamentations à ce sujet, dit Heilmann, car il valait mieux que ce joyau de la civilisation hellénique fût conservé dans un mausolée du monde moderne plutôt que d’être enterré dans les éboulis de Mysie."

Weiss, Peter. L’Esthétique de la résistance  (pp. 17-23).

Et nous nous mîmes à débattre de ce que Pergame pouvait avoir représenté, comment elle avait pris naissance, de quelle manière elle tomba en décadence et fit la transition vers d’autres phases, et à chaque phrase que nous prononcions nous apprenions à penser, nous apprenions à parler, il nous fallait franchir l’abîme entre la conscience et le langage qui nous faisait défaut. 


Dans sa position de force à partir de laquelle elle voulait devenir une seconde Athènes, Pergame adopta aussi les dieux de la métropole. La statue géante d’Athéna formée sur le modèle de la statue de Phidias, ornée d’or et d’ivoire, se dressait dans la cour intérieure de la bibliothèque dont les galeries en arcades contenaient, sur des rayons de bois séparés par des paliers de pierre, deux cent mille rouleaux d’écriture. Conscient de l’importance de la tradition, on avait réuni des collections artistiques avec des copies d’œuvres classiques et des originaux achetés ou dérobés lors d’expéditions guerrières. Cela permit aux élites de Pergame d’avoir une vue rétrospective sur les réalisations d’autres siècles et de prendre conscience de son appartenance à une ère nouvelle. Les enseignements d’Anaximandre et de Thalès, de la ville voisine de Milet, constituèrent un bien culturel fondamental pour une conception matérialiste de la vie. Les deux grands prédécesseurs des penseurs de Pergame avaient été moins des philosophes que des constructeurs, des naturalistes, des mathématiciens, des astronomes et des hommes politiques. Ils faisaient partie de la profession des négociants et des navigateurs et leurs études partaient toujours de tâches concrètes. Il fallait construire des ponts, des ports, et des fortifications. Il fallait évincer les concurrents, enrayer les tentatives d’expansion de l’ennemi. Les voies de transport sur terre et sur mer devaient être élargies, il fallait trouver des matières premières, conquérir des colonies et, dans ce but, il leur fallait connaître les spécificités des éléments et expliquer le monde dans un sens qui renonçait à toutes les digressions mystiques. Coppi fit remarquer que, de ce fait, tout le système centré sur les dieux n’était plus depuis longtemps qu’une composante de la superstructure, utilisé par les souverains à des fins d’intimidation, tout comme la religion actuelle à l’aide de laquelle les esprits éclairés endorment les ignorants. Au peuple on réservait ce qui était simple, modeste, sans complication, l’espoir en un au-delà qui le paierait de toutes ses misères, la confiance en la bonté et en l’aide de celui qui est invisible et la crainte de la colère qu’inspiraient les sanctions de ceux qui surveillaient chacune de ses pensées rebelles. La classe supérieure s’était détachée d’une telle superstition, on souriait de la candeur des gens de condition inférieure et lors de randonnées à la mode parmi les bergers, les vendangeuses, on pouvait bien admettre que ces analphabètes avaient souvent quelque chose de bien poétique. Pour ceux qui étaient instruits il n’y avait pas d’existence après la mort, ils devaient tout gagner ici-bas, de leur vivant. L’abîme entre les classes était un abîme entre différentes sphères du discernement. Pour eux tous, le monde était le même, ils voyaient le même ciel bleu, le même vert des arbres, les mêmes cours d’eau, les mêmes étoiles, mais à l’écart de ceux qui servaient, des ignorants, on faisait des découvertes qui ne modifiaient pas les choses elles-mêmes mais leur ajoutaient une valeur et des fonctions que les initiés pouvaient exploiter. Celui qui croyait que la terre était un disque qu’entouraient les flots de l’Océan et sur lequel, la nuit, on amenait les lampes des dieux, celui qui croyait que Séléné avec son miroir lunaire qui s’éclairait et s’assombrissait décidait de la légèreté et du poids d’événements à venir et que Poséidon poussait en soufflant les vagues jusque sur les rivages et lançait du haut des nuages les éclairs en direction des navigateurs, celui-là ne se risquait pas seul dans le vaste monde, il ne lui restait qu’à se confier à la protection de celui qui commandait et portait les armes. Le bois, le feu, le blé, les minéraux et les métaux avaient le même aspect aux yeux de ceux qui les travaillaient avec des outils et de ceux qui prenaient livraison des choses produites et récoltées mais le privilège des derniers consistait en ce qu’ils pouvaient déjà calculer le bénéfice net car c’est à eux qu’appartenait la terre qui produisait ce qu’ils désiraient et le marché où on pouvait vendre les produits. Le valet tenait le lourd morceau de minerai dans une main et la feuille légère dans l’autre, il voyait les nervures et le scintillement des grains et des stries, le fin tissu était arraché de la branche, le fragment avait été détaché du rocher fendu, la lumière y jetait mille reflets que le propriétaire foncier voyait lui aussi, mais ce dernier savait aussi que la matière se compose des plus petites particules, les atomes qui, grâce à de multiples propriétés et attributs, donnent leur forme à tous les phénomènes. Même si lui, le maître, foulait le même sol que son aide, s’il contemplait le vaste horizon avec ses collines, ses vols de grues et les crêtes des montages s’estompant dans la brume, il avait tout de même conscience de toutes autres dimensions que celles que percevait le journalier. Poussé par le désir de comprendre ce dont il avait besoin, il s’était ouvert à la notion de l’espace à quatre dimensions, après avoir vu se courber la surface de la terre il avait découvert qu’elle était ronde et trouvé qu’en suivant une ligne droite, on pouvait revenir au point de départ, découvrant qu’il se trouvait dans l’infini sur une boule en rotation qui avec d’autres boules tournait autour du soleil, il avait ajouté à sa pensée le rapport avec le temps. Étendu, dans les nuits claires, au bord de la mer Égée et en Égypte, notant la position des étoiles sur la carte du ciel, découvrant les règles selon lesquelles la lumière de la lune croissait et décroissait, il établit son calendrier, calcula avec précision la rotation de la terre, le temps de révolution de la lune autour de la terre, de la terre autour du soleil et l’appartenance du soleil et de ses planètes au système de millions d’étoiles qui formaient toutes dans l’extrême éloignement une masse laiteuse, un énorme anneau par lequel même l’infini se renfermait sur lui-même. De même qu’il comprenait ce dont il avait besoin, de même l’explication la plus simple était-elle la bonne. Jadis on avait admis simplement et comme vrai le fait que les dieux avaient créé l’univers avec toute la vie qu’il contient, mais après s’être propulsé par-delà les montagnes et les mers et avoir fait porter son regard vers les hauteurs, l’homme ne fut même plus pris de vertige à l’idée que la terre, abandonnée à elle-même par les dieux, volait avec lui dans l’univers. Au fond d’un puits à Syène, en Égypte, il repéra le soleil au zénith. Le fil à plomb indiquait la ligne qu’on pouvait tirer de l’astre incandescent jusqu’au centre de la terre. Comme il savait que les rayons du soleil atteignaient la terre parallèlement, des mesures prises à la même heure à Alexandrie située au nord devaient montrer que le rayon tombant là et la verticale ainsi établie formaient un angle. À l’aide de cet angle et de la distance entre les deux lieux on pouvait constater le degré de courbure de la terre et, du même coup, le périmètre de celle-ci à un kilomètre près. Mais, de même qu’ici, dans le vallon, dans la plantation d’oliviers, il gardait pour lui les causes de l’obscurcissement de la lune, de l’éclipse du soleil, du mouvement des marées, des orages et des chutes de pluie, de même passa-t-il sous silence la manière dont des masses de matière première s’étaient détachées de l’univers et s’étaient associées les unes aux autres dans le vide, comment des mondes avaient été suscités par des chocs puis de nouveau détruits avant que ne se solidifie la boule incandescente qu’était la terre, que les ouragans de flammes ne s’apaisent, que les continents ne sortent de l’eau en ébullition et que ne se développent dans la vase les premières créatures ichtyoïdes d’où l’homme est venu. La dynamique du tout, ainsi disait-on lorsqu’on s’interrogeait sur la finalité de l’existence, était la loi de la nécessité et celui qui avait reconnu cette loi la maîtrisait aussi avec sa libre volonté. Dès lors les actes de cet être libre consistaient à se conformer simplement à cette nécessité. Dans son désir d’augmenter ce qu’il possédait, il avait exploré la terre jusqu’à la glaciale île de Thulé dans le nord et jusqu’au cap africain dans le sud, vers l’ouest jusqu’au-delà des colonnes d’Héraclès et vers l’est jusqu’au fleuve du Gange aux nombreuses ramifications, tandis que le paysan effectuant maladroitement ses mesures, arpentait son lopin de terre. L’homme enchaîné était assis sur le banc des rameurs au fond de la galère, il n’y avait pour lui que la monotonie du geste, penché en avant, la brève et brutale détente en arrière au coup de timbale du garde-chiourme, sur le pont le navigateur possédait les vastes espaces marins avec leurs courants, leurs moussons et leurs vents alizés qu’il domestiquait pendant ses expéditions cycliques, déterminant sa position d’après les constellation des étoiles. Pour l’homme privé de liberté il n’y avait jamais que ce qui se trouvait directement devant lui et toute son énergie devait s’épuiser pour en venir à bout. Pour l’homme libre il y avait toujours la tension de la nouveauté, il traçait la ligne des côtes et des formations géographiques, dégageait des voies navigables, des endroits où trouver des matières premières, des possibilités d’échanges. Ceux qui étaient condamnés à servir se flétrissaient vite dans la monotonie, mais lui à qui était réservés l’initiative et le changement, il rajeunissait. Il n’avait pas besoin, lui, durant les messes des prêtres, de prier pour que lui soit épargnée la maladie, pour qu’il guérisse, les médecins lui avaient exposé le fonctionnement des organes, du pouls, de la circulation sanguine et des nerfs et lui avaient concocté toutes sortes de médicaments. Ceux qui ne possédaient rien offraient sur leur autel des sacrifices aux dieux de la fertilité et des saisons, des régions inférieures et supérieures de l’univers dont leur maître ne connaissait même plus les noms, afin de les inciter à leur donner un peu de leur superflu. Pour les possédants, tout ce qu’ils désiraient était accessible contre monnaie sonnante, grâce aux banques, grâce aux expéditions. Leurs philosophes estimaient que donner et prendre, s’opposer et s’interpénétrer constamment correspondait à la nature de tout ce qui vivait, chaque chose était formée par la connexion et la séparation, la dilution et la concentration, l’attraction et la répulsion, il n’y avait pas de matière qui ne fût composée de couples en opposition. De même que connaître le monde signifiait le dominer, de même la domination était-elle liée au droit d’exercer le pouvoir et la violence. Avec leurs greniers remplis, leurs cargos chargés, leurs maisons de campagne, leurs palais et trésors artistiques, les patrons démontraient la justesse de leur manière d’agir. Ils étaient du côté du progrès, ils distribuaient le travail, ils faisaient venir celui dont ils avaient besoin, renvoyaient celui qui ne leur convenait plus, ils créèrent des ateliers et des fabriques, après que les autorités rivales égyptiennes aient interdit l’exportation de papyrus, ils activèrent la fabrication de peaux propres à l’écriture, ils développèrent la technique de teinture de la laine de mouton. Des tisseuses, des tailleurs et des forgerons étaient à l’ouvrage pour eux, leurs caravanes achetaient l’ivoire, le jade, la soie, la porcelaine en Chine, les épices, les parfums, les pommades et les perles en Inde. Pour leurs chantiers navals ils firent venir leur bois des hautes futaies, ils firent extraire du cuivre et du minerai de fer, de l’or et de l’argent dans les mines, ils firent garder leurs troupeaux, élever des chevaux et rentrer le seigle et le blé dont l’abondance valut à leur pays la réputation d’être le grenier à grains de l’Asie Mineure. C’est à cette époque, dit Coppi, que s’effectue l’avance qu’ils prennent sur nous et qui nous replace toujours devant le fait que tout ce que nous produisons est exploité bien au-dessus de nos têtes et que, s’il arrive que quelque chose nous en revienne, cela nous revient de là-haut, tout comme on nous dit aussi que le travail nous est donné d’en haut.

Weiss, Peter. L’Esthétique de la résistance  (pp. 44-48)

la longue préhistoire de la tuerie. De tous temps les classes supérieures s’étaient arrogé leurs droits, de tous temps elles avaient maintenu leur hégémonie jusqu’à ce que d’autres puissants vinssent prendre la relève, et nous n’avons jamais réussi à faire plus que céder et nous soumettre, et une fois de plus nous avons persévéré devant la tyrannie renaissante que nous n’avions pas vu venir. Dans notre cuisine verrouillée nous imaginions ce continent tel qu’Alexandre l’avait laissé, avec ses cités grecques, son mélange de populations, ses forteresses dans lesquelles les généraux qui avaient conquis l’empire pour leur maître administraient maintenant leurs propres royaumes, anciens partenaires devenus adversaires, poussant jalousement à agrandir les territoires, lâchant leurs troupes les unes contre les autres, depuis la Macédoine, la Thrace, la Bithynie et Pontos, la Cappadoce, Babylone, le Syrie et l’Égypte. Les pays des diadoques étaient étalés sur la surface nue de la table, Coppi, renversé sur sa chaise, était assis devant l’Hellespont d’où Lysimaque, l’ancien garde du corps du commandant de l’armée, avança vers le sud, le long de la côte de la mer Égée et nomma Philétairos, un jeune capitaine, de Tius au bord de la mer Noire, gouverneur de Pergame. La mère de Coppi se pencha sur les massifs du Taurus qui limitaient au nord le royaume de Séleucos, roi de Babylone, la main de Heilmann glissa d’Alexandrie, siège de Ptolémée, vers le haut par-dessus la mer jusqu’au centre qui devait devenir la résidence des Attalides. Destiné à développer la garnison et à protéger le travail des gouverneurs, Philétairos perçut aussitôt les possibilités que lui offraient ses attributions, il ne voulait plus servir Lysimachos mais lui contester sa position de monopole. Il s’empara du trésor déposé dans la tour du château, neuf mille talents équivalents à une valeur de trente-deux millions de marks or, et il employa bientôt les moyens nécessaires pour réunir les effectifs de toutes les régions afin de protéger son entreprise. Je n’ai que faire des revendications, put il se permettre de dire à son chef ruiné qui lui rappelait qu’il avait à remplir les missions dont ils étaient convenus. De sa part, Philétairos n’avait rien à craindre et avec Séleucos, son concurrent dans le sud, il contracta une alliance placée sous le signe du respect mutuel, aussi longtemps que l’équilibre des forces militaires pourrait être maintenu. On appela cela un traité d’amitié et, conformément à la terminologie des règles du marché, il établit un protectorat sur les villes côtières qui avaient reconquis une partie de leurs libertés après qu’Alexandre eut repoussé les Perses. Les mots d’ordre qu’avait diffusés le grand conquérant, selon lesquels ce qui lui importait c’était le rétablissement de la démocratie et que les Grecs conservent la prééminence sur toutes les autres races, allaient au-devant des désirs de la ville. Au cours des dix années de sa marche à travers l’Asie Centrale, où il édifia pour des négociants hellénistiques fiscalement privilégiés des bases militaires et des colonies fortifiées en leur donnant son nom, les slogans d’Alexandre se transformèrent. Pour donner une unité à l’empire dont il s’empara dans sa passion pour la gloire et sa démesure, il dut renoncer aux discriminations raciales. Maintenant on parlait de réconciliation, d’une fusion de l’ouest et de l’est, d’une communauté et d’harmonie, et tout ce qui s’annonçait ainsi n’était rien de plus qu’un insatiable besoin de batailles victorieuses, de potentats ennemis abattus, torturés à mort, de prisonniers rattrapés pour en faire des esclaves, de renforts pour les troupes, de femmes pour les officiers et les soldats méritants. On disait qu’avant sa mort précoce Alexandre avait fini par comprendre et fut presque saisi d’un sentiment d’humilité, mais ce qui l’envahit, ce fut une hystérie énorme qui se déclenchait chaque fois que des troupes impatientes se mutinaient. Sur un ton que n’atteignait même pas le caporal qui, de nos jours tentait de se hisser au rang de maître du monde, il ramenait dans son camp ceux qui doutaient, qui étaient fatigués, en leur promettant tout. Si la fièvre ne l’avait pas emporté à l’âge de trente ans, il serait tout de même allé à sa perte après quelque temps de fureur, dans son empire énorme, qui s’effritait déjà de toutes parts. Il ne laissa que confusion, ruines et inimitiés. Élevé dans l’esprit de manœuvres frauduleuses, Philétairos fit accorder des faveurs aux propriétaires fonciers et aux négociants dont l’appui lui avait été nécessaire au début, les propriétés foncières purent être étendues, les magasins eurent libre accès aux biens coloniaux, pendant un certain temps les citoyens purent se dédommager, le recouvrement de tributs et de fermages se fit à la charge des petits paysans, des artisans et ouvriers. Pour les habitants des villes côtières qui avaient été exploités plus tôt par une junte militaire spartiate ou athénienne, par un roi lydien, un amiral macédonien, thracien ou rhodien, l’époque de la fondation du royaume de Pergame semblait annoncer un essor économique, et c’est dans leur intérêt que le souverain dans son château sur la colline fortifiée s’entourait de splendeurs et de dignité, car plus il se donnait d’importance, plus il était respecté par les royaumes voisins. On ne savait pas encore qu’il privait de plus en plus la cité de son influence. Dans les villes cernées de murailles la division des classes en citoyens, immigrés, soldats, affranchis et esclaves appartenant à des particuliers, aux pouvoirs publics ou princiers, existait toujours, les citoyens avaient le droit d’intervention dans un mode de gouvernement en apparence démocratique, il était exercé par les assemblées législatives de la maison des représentants et du Conseil, les membres de la municipalité pouvaient être élus par le peuple. Les mercenaires d’origine étrangère qui faisaient preuve de loyauté envers l’armée obtenaient la citoyenneté, les officiers et les soldats qui s’étaient distingués dans les combats se voyaient distribuer des biens ruraux ou des parcelles de terre, le passage de la société des villes-États grecques à la monarchie hellénistique toute-puissante se fit par la constitution d’une couche plus large de possédants qui avaient tout intérêt à conserver leurs champs cultivés, leur bétail et leurs vergers. À partir de là, le prudent Philétairos dut susciter la volonté de défendre l’État par les armes et faire naître un véritable sentiment national. Il n’était pas seulement exposé à l’avidité des rois dans le sud et à l’est, il avait en effet besoin de l’appui des villes et des campagnes surtout pour repousser les populations celtiques qui, chassées de leurs lieux d’habitation en Gaule par des périodes de sécheresse et par l’affluence des Germains, avaient suivi le Danube, traversé la Thrace et s’étaient installées près du détroit dans les régions côtières ioniennes. Fondant la dynastie des Attalides dénommée ainsi d’après son père qui avait été général sous les ordres d’Alexandre, Philétairos rechercha l’intercession des dieux et eut recours au mythe pour s’imposer davantage auprès des soldats qu’il fit lever en grand nombre. De même qu’Alexandre avait prétendu à l’époque être un descendant d’Héraclès, de même déclara-t-il qu’il descendait en ligne directe de Télèphe, fils d’Héraclès qui avait trouvé un abri sur la montagne de Pergame après que sa mère Augé périt dans un naufrage. Raconter l’histoire de ces cinquante années durant lesquelles Philétairos et son frère Eumenès luttèrent contre les Gaulois jusqu’à ce que leur descendant libère leur pays des ennemis et, sous le nom d’Attalos Premier, se proclame roi, revenait, dit Heilmann, à tenter de clarifier les images confuses d’un cauchemar. Il envisageait, poursuivit-il, d’analyser un jour les motifs de cette chimère jusqu’à leurs sources qui pouvaient naturellement présenter les mêmes corrélations que les événements qui s’étaient déroulés chez nous en ce dernier demi-siècle et, dans deux mille ans, plongeraient de nouveau nos héritiers dans la perplexité. Les Gaulois étaient des buveurs de bière, les Hellènes aimaient le vin, dit-il, c’est en cela que résidait d’abord la seule différence à laquelle la population des campagnes reconnut les nouveaux envahisseurs, les mœurs des guerriers qui arrivaient avec leurs joueurs de cor, leurs familles dans des colonnes de chariots étaient à peine plus frustes que celles des anciens mercenaires qui avaient parcouru la région en pillant et en saccageant. Ils cherchaient des paysages dans lesquels ils pourraient se fixer et cultiver leur houblon, et tout comme on leur avait pris leurs logis, ils chassèrent les autres de leurs foyers. Ils ne s’attaquèrent pas aux villes fortifiées, ils se contentèrent d’en couper les voies d’accès et d’imposer des taxes aux habitants, ce qui, dans leur situation difficile, leur paraissait légitime et, en cette époque de despotisme, correspondait aux mesures prises habituellement. Assiégeant les riches centres de commerce, leur proposant leur protection, acceptant des marchandises à titre de rétributions, prenant même d’assaut çà et là certains entrepôts, occupant des ports, certaines de leurs tribus se répandirent dans le nord-ouest de l’Asie Mineure tandis que d’autres se rendaient sur les hauts plateaux du centre où on leur accorda l’asile entre la Phrygie et la Cappadoce, car leurs hommes étaient disposés à s’engager dans les armées des rois de Bithynie. C’est comme piétaille ou comme cavaliers qu’ils surent le mieux vendre leur force de travail et tandis que, dans les régiments de Nicomède et de Mithridate, ils marchaient du nord-est jusque dans la région de Pergame, d’autres membres de ces tribus étaient entrés dans les armées des Attalides qui avançaient dans le nord du pays à la rencontre des tribus gauloises. De même que des Gaulois luttèrent contre des Gaulois, de même des Macédoniens et des Thraces, des Perses et des Syriens luttèrent-ils les uns contre les autres et dans toutes les unités combattantes il y avait des lansquenets de Crète, de Rhodes et de Chypre, et des groupes dispersés de nomades mysiensavec leurs chefs, leurs propres divinités et leurs propres cultes, et des Syrtes venus des rives lointaines de l’Euphrate, des survivants des guerriers d’Alexandre. C’est dans cette mêlée qu’arrivaient les jeunes campagnards recrutés pour une drachme par jour, pour la nourriture et la boisson, ils étaient exemptés d’impôts et assurés de pouvoir garder leur butin de guerre, et leur solde devait revenir à leur famille après leur mort. Pour les soldats il n’y avait pas de patrie. Les recruteurs, les officiers avaient beau parler de devoirs et de missions sacrées, ils connaissaient à peine le nom des commandants sous la bannière desquels ils se rassemblaient. Véritables journaliers, ils marchaient à pas lourds pour rapporter aux rois des territoires, des richesses minières et des matières premières et l’instrument de production le plus important, les esclaves. Eux, les travailleurs, se ruaient les uns sur les autres pour se précipiter encore davantage dans la servitude et c’est ainsi que, dans les âpres entreprises commerciales auxquelles se mêlaient aussi les Séleucides et les Ptoléméens venus du Sud et profitant de la situation, ils se retrouvèrent souvent dans le camp de l’adversaire. Pour détourner l’attention des buts véritables de leurs actions, les propagandistes de Pergame se mirent de nouveau à invectiver les races sauvages et inférieures, les barbares qui devaient être éliminés et les derniers vestiges de l’illusion d’une paisible cohabitation des peuples répandue par Alexandre, s’évanouirent sur les places des marchés, dans les discours sur les pillages, les saccages, les profanations et rançonnements des étrangers. Estourbis par les visions de terreur infligées par les occupants, horrifiés par la menace d’être tous réduits en esclavage s’ils ne faisaient pas tous des sacrifices pour la victoire de Pergame, les citadins donnèrent jusqu’à leurs dernières réserves d’argent, les propriétaires fonciers leur bétail et leurs récoltes. Depuis longtemps déjà seuls les officiers de la cour prenaient les décisions administratives, les députés n’étaient plus élus librement mais mis en place sur les recommandations du prince, les travailleurs exécutant les corvées ne pouvaient plus compenser les pertes que faisaient subir à leurs maîtres les tributs plus lourdes et lorsque commença la brève période d’apogée de la civilisation dont le sommet fut constitué par des trésors artistiques, l’ancien ordre social avait déjà cédé la place à une brutale division entre une petite couche de privilégiés et une masse amorphe où les citoyens destitués, des marchands et des artisans appauvris et des esclaves de toute origine se ressemblaient de plus en plus dans leur commune misère. Difficile d’imaginer autre chose que le choc des horions, la violence constamment attisée, lorsqu’on pense à la manière dont s’exerça l’absolutisme à Pergame, dit Heilmann qui allait et venait devant la porte masquée par le rideau. Les historiens n’ont pas mentionné les centaines de milliers d’habitants qui payèrent de leur vie, mais après la victoire aux sources du Caique, ils signalèrent le nombre de quarante mille Gaulois faits prisonniers, ce qui permet de conclure à un nombre bien plus élevé d’hommes exterminés et d’autres enfuis dans les montagnes de l’est. Dans le silence qui pesait lourdement sur les murs, nous tendîmes l’oreille quelques instants, car bientôt on pourrait entendre le fracas des armures et des armes, le bruit sourd de la marche en avant, le sifflement du fer pénétrant dans les chairs et alors, le temps d’une seconde, les luttes corps à corps se déchaînèrent dans la cuisine, l’éclat des casques et des épées jaillit sous la lampe, les femmes et les enfants des guerriers gaulois gisaient là, assassinés. Mais dans le royaume, dit Heilmann, la satisfaction n’était qu’apparente car le rassemblement d’esclaves issus de tribus étrangères, la constante exploitation du peuple nourrissaient forcément l’agitation. Avec l’appui des familles de féodaux qui disposaient maintenant de terres, des centres du commerce, aidés d’une caste d’officiers et une administration corrompue, Attalos, le sauveur, consolida son régime militaire et prépara la politique réaliste qui permit à son fils Eumenès II, d’assurer la renommée de Pergame dans le monde entier. Il conclut des alliances qui lui permirent de se protéger des adversaires méridionaux qui provoquèrent cependant après deux générations le déclin de son lignage. Au lieu d’engager avec les Romains qui cherchaient à établir maintenant leur hégémonie en Méditerranée des hostilités auxquelles il aurait succombé, il leur proposa des alliances commerciales, les autorisa à établir des comptoirs, instaura des échanges culturels et les aida dans leurs guerres de conquêtes en Macédoine, tandis que ceux-ci aidaient Pergame à battre Antiochos de Syrie et Pharnace de Pontos. S’il n’y avait eu le pacte avec Rome, le temple de Zeus avec sa frise qui enveloppait les murs extérieurs d’une manière étonnante, nouvelle, en un ruban ininterrompu, n’aurait pas été construit. Sur les quarante années d’une paix assurée par des conférences, par un jeu diplomatique intense, les deux dernières décennies furent consacrées à isoler totalement l’activité intellectuelle de sorte que, dans la plus grande des concentrations, elle aboutît à la synthèse de ce que des siècles entiers avaient compris de l’art. Dépendant d’Eumenès qui s’appelait le bienfaiteur et qui, de son côté, avait besoin des faveurs du Sénat romain pour dissuader d’éventuels agresseurs, pendant que son royaume qui s’étendait de l’Hellespont jusqu’au Taurus offrait aux Romains une protection contre l’agressivité des souverains asiatiques, agissant sur les ordres de celui qui voulait orner son règne de l’aura d’œuvres d’art, enfermés par petits cercles dans l’abondance alors qu’alentour régnait un climat de servilité, de désarroi et de débilitation, les sculpteurs créèrent une œuvre qui transcendait par ses caractéristiques particulières toutes les données de l’époque. Non qu’elle niât les autorités du royaume, elle signalait sans ambiguïté qui devait être glorifié et qui devait être humilié, mais lorsque nous nous remîmes en mémoire la pierre telle qu’elle était travaillée, les traits des visages des dieux apparurent figés et froids, leur taille et leur inaccessibilité avaient quelque chose d’irréel, tandis que ceux qui succombaient restaient humains, marqués, malgré tout ce qui les enlaidissait, de peurs et de souffrances.
[...]

Depuis longtemps les cohortes romaines étaient prêtes, attendant l’ordre de marche de leurs envoyés, mais avant même que n’apparût un moment favorable à l’attaque, elles furent appelées dans le pays par Attalos le Troisième, fils d’Eumenès, héritier légitime du trône, membre de la famille des Attalides, pour l’aider à lutter contre son demi-frère, car il préférait leur livrer le royaume plutôt que de le livrer au pouvoir du peuple. Entre-temps, les chefs d’armée romains avaient montré à Corinthe et à Carthage ce qu’ils entendaient par l’édification d’un empire et, en regard de leurs projets futurs, ils se hâtèrent de donner à l’acquisition hellénistique le nom d’Asie. Après le transfert de forces armées, l’installation de préfets et de percepteurs, après l’anéantissement d’armées faisant irruption à l’est et au sud, et la constitution d’un réseau de fortifications effectuée par Sulla, Antoine arriva et fit sortir de la bibliothèque de Pergame le savoir contenu dans les rouleaux de parchemin pour le transporter à Alexandrie, il l’offrit en cadeau de mariage à Cléopâtre, son Isis à lui, sa reine parmi les rois, et sa statue le représentant en dieu et en bienfaiteur, ainsi que les monuments et colonnes de Trajan et d’Hadrien, surplombèrent bientôt les reliques de majestés et de faux dieux oubliées. De nouveaux temples consacrés au culte de Rome et de ses empereurs, surgirent sur les fondations des palais des Attalides, des constructions monumentales, des arènes, des thermes pour cures thérapeutiques entouraient la montagne et une fois de plus là-haut, dans les bains de boue de Caracalla, au cours des représentations théâtrales, des spectacles de musique et de danse, des concours artistiques et des conversations savantes, étaient présents ceux qui avaient un rang et un nom et en bas, le long des rigoles et des cloaques des ruelles, dans les chantiers navals, les forges et les manufactures, travaillant d’arrache-pied, les plébéiens s’effondraient sous le joug et les privations.

Weiss, Peter. L’Esthétique de la résistance (pp. 50-57)

jeudi 3 octobre 2019

Socialisme et communisme allemands face à Hitler

Un extrait du livre de Peter Weiss, L'esthétique de la résistance


L'Esthétique de la résistance est le dernier livre de l'allemand Peter Weiss, publié en plusieurs volumes entre 1975 et 1982. Il y opère un travail magistral de recomposition de la mémoire, celle de ses jeunes années, pour lutter contre l'oubli et donner à comprendre, et surtout, en dénonçant, à se révolter contre les forces de la destruction. 
On ne peut donc pas comprendre son texte, écrit dans une langue précise et exigeante, sans références historiques.

Ce passage évoque un groupe d'amis, tous communistes, qui se réunissent secrètement en 1937 dans la cuisine familiale du narrateur, pour discuter de politique.
"Les trois décennies écoulées étaient une période courte, mais la division du prolétariat en deux grands partis et les autres défections suscitées inévitablement par les désaccords  -1- avaient favorisé des revers qui guettaient de toutes parts, chaque signe de faiblesse étant exploité pour attaquer et étouffer toute tentative de rénovation à peine engagée. La lutte menée jusqu’au bord de l’inimitié mortelle entre les partis ouvriers, -2- la destruction de la solidarité, les effets du fractionnement, c’est à tout cela qu’on touchait [...]. Les discussions sur l’unité d’action entre communistes et socialistes se fondaient sur les décisions d’orienter la politique vers la formation de fronts populaires, qui avaient été prises quelques semaines auparavant lors du Septième Congrès Mondial du Komintern -3-. Ne disposant pas de détails sur les débats, nous avions contemplé des photographies de l’immeuble de l’Internationale communiste pour avoir au moins sous les yeux le lieu où siégeaient ceux dont les délibérations déterminaient notre destin. À l’époque, l’édifice aux proportions régulières et aux nombreuses fenêtres, tout à côté de la porte Trojckije donnant sur le Kremlin, nous l’imaginions se teintant de rose sous les petits nuages effilochés dans le ciel du soir ainsi que les coupoles d’or se dressant au-dessus des murs rouges aux créneaux ouverts en forme de lis et de l’autre côté, devant l’énorme place ouverte, le cube tassé, la Kaaba noire contenant le cercueil de l’homme blafard, libéré de tout. Nous tentions d’inscrire notre minuscule espace clandestin dans le grand modèle et de faire coïncider nos expériences solitaires avec des instructions générales, des devises dont le vaste contenu avait été rassemblé, comparé, évalué, révisé, durci et commenté par les délégués au cours de la discussion. [...]  Nous nous accrochions fermement à l’idée qu’au dehors il existait quelque chose, et qui se fortifiait et se préparait à la riposte et plus il devenait difficile de prendre contact les uns avec les autres au sein de ce qui restait de groupements illégaux -4- , de s’entraider et de s’informer réciproquement sur les projets en cours, plus le moindre détail permettant de tirer des conclusions sur la situation, le déroulement d’opérations au-delà de nos frontières, prenait de l’importance. [...] Ce que nous avions entendu dire de l’Espagne, du mouvement révolutionnaire en Chine, des agitations et révoltes en Asie du sud-est, en Afrique, en Amérique Latine ou sur les grèves en général, le regroupement des syndicats et des partis ouvriers en France -3-, nous incitait à penser que l’idée de la victoire sur les forces réactionnaires dans le monde n’était pas si erronée qu’on voulait nous le faire croire dans la phraséologie braillarde consacrée à la mise au pas dans notre pays. Mais lorsque nous essayions de déceler dans les entreprises et les organisations les signes d’un changement, de rébellion, de sabotages, nous ne rencontrions le plus souvent qu’une adaptation résignée, une passivité muette, et nos utopies ne pouvaient pas nous empêcher de voir que bon nombre de ceux qu’en janvier trente-trois nous avions encore vu se rendre, tremblants de froid, habillés pauvrement, à la maison Liebknecht, défilaient maintenant sous les drapeaux dans le rouge desquels les outils croisés des travailleurs avaient été remplacés par le symbole raide et anguleux de notre anéantissement."

Questions :
-1- Présentez les oppositions idéologiques entre les communistes et les socialistes allemands.
-2- Expliquez pourquoi l'auteur parle d'une "inimitié mortelle entre les partis ouvriers".
-3- A quelle date le Komintern passe t-il de la stratégie "classe contre classe" à la stratégie des fronts populaires", et pourquoi ?  En quoi consiste la nouvelle stratégie ?
-4- Que se passe t-il pour les mouvements ouvriers après l'accession de Hitler au pouvoir ?

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Une carte mentale sur le sujet des divisions entre communistes et socialistes qui résume la leçon



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Un sujet corrigé



Consigne : Après avoir présenté les documents, vous expliquerez les revendications du KPD et de ses partisans et décrirez leurs modalités d’actions. Vous préciserez enfin les limites de ces documents pour la compréhension de la diversité du mouvement ouvrier en Allemagne durant l’entre-deux guerres.

Document n° 1 : Roter Wedding (le « Wedding rouge »), Chant d’accompagnement des défilés du Front rouge des combattants, organisations paramilitaires du KPD.

 
               

Document 2 : « Le sens du salut hitlérien ». Couverture du magazine AIZ, octobre 1932. Sur l’affiche, on peut lire : « Des millions sont derrière moi ! » ; « Un petit homme qui demande de grands dons ».

 
 



Le document est extrait de l’hebdomadaire AIZ, Arbeiter-Illustrierte-Zeitung, journal illustré des travailleurs, fondé à Berlin en 1926. Le journal défend une ligne pro-soviétique et s’affirme à cette époque comme le magazine illustré des travailleurs. Le tirage peut atteindre jusqu’à 500 000 exemplaires. John Heartfield, de son vrai nom Helmut Herzfeld (1891-1968), publie dans l’hebdomadaire, entre 1930 et 1938, près de 250 photomontages. C’est en 1916 qu’il anglicise son nom pour protester contre le nationalisme allemand. Membre du parti communiste sous la République de Weimar (1919-1933), figure majeure du mouvement dadaïste de Berlin, il a pu être considéré comme le maître du photomontage de son époque et « le prototype et le modèle de l’artiste antifasciste » (Louis Aragon). Il fuit l’Allemagne nazie.





Proposition de correction 


                Le document n°1 est un chant d’accompagnement des défilés du Front rouge des combattants, organisations paramilitaires du KPD (parti communiste). Créé en décembre 1918, le KPD est membre de la IIIème internationale. Il a été fondé par R. Luxemburg et K. Liebknecht qui échouent dans leur tentative de révolution en Allemagne en 1919. Ils sont assassinés. Au début des années 1930, le KPD est un parti de masse, avec 300 000 militants venus du SPD (parti social-démocrate). Le document n° 2 est un photomontage c’est-à-dire un assemblage de photographies. Les principaux éléments donnent l’impression d’être rapportés, « collés » sur le document. Inventé par les dadaïstes berlinois[1], le photomontage a connu un essor considérable au lendemain de la Première Guerre mondiale. Forme satirique volontairement provocatrice, il est abondamment utilisé par les propagandistes et les publicistes. D’apparence simple, il permet d’être compris par un large public.

Le KPD et ses partisans ont pour revendication le renversement de la République de Weimar. Apparue en 1918, au lendemain du Premier conflit mondial, elle est jugée incapable de répondre aux revendications ouvrières : « Nous arrivons et nous faisons le nettoyage par le vide ». Ce renversement doit se traduire par la mise en place « d’une République soviétique allemande » à l’image de l’URSS, apparue après la révolution d’octobre 1917. Elle se caractérise par la collectivisation des moyens de production et la construction d’une société sans classes. La référence à l’URSS et à l’idéologie marxiste sont récurrentes dans le chant : « avant-garde de l’Armée rouge », « lutte de classe », « camarade », etc. Le texte révèle non seulement la dénonciation de la démocratie libérale symbolisée par la République de Weimar : « La République est un beau palais mais planté au milieu d’un marécage de bêtise et de réaction » mais aussi la mise en cause aussi violente du parti social-démocrate qui rejette toute démarche révolutionnaire : « Ni l’infamie du SPD », « la police du Zörgiebel » (préfet de police social-démocrate de Berlin). Respectueux de la Constitution, le SPD défend une république démocratique et parlementaire : c’est un parti de gouvernement qui participe à de nombreuses majorités. Le KPD considère le SPD comme un parti au service de la « bourgeoisie », ennemie du prolétariat. Enfin, « les fascistes » constituent une menace mais fixée, dans le document n° 1, « encore à l’horizon ». En 1929, les résultats du NSDAP (parti nazi) aux élections législatives, demeurent modestes (moins de 5 %) mais ne cessent de progresser. Le photomontage de J. Heartfield confirme ce présage. En 1932, à la faveur de la crise de 1929, le NSDAP atteint ses meilleurs scores (élections du 31 juillet : 37.3% des voix ; 6 novembre : 33.1%). Il constitue alors une véritable menace pour la démocratie et la révolution communiste voulue par le KPD. La « bourgeoisie » et le « capitalisme » sont accusés de favoriser l’ascension du parti d’Hitler. Si ce « petit homme » connaît un si grand succès, c’est parce que son parti est financé par de grands patrons : le personnage de gauche de grande taille comparativement à Adolf Hitler lui remet une épaisse liasse de billets.
Pour faire valoir leurs revendications, le KPD et ses partisans utilisent diverses modalités d’actions. Il s’agit tout d’abord de manifestations, défilés (le texte fait également référence à celui du 1er mai qui représente la fête du travail), à des chants (Roter Wedding mais aussi l’Internationale), à la violence (section paramilitaire du KPD, « poing serré », etc.), aux techniques artistiques. Ainsi, à travers le photomontage, John Heartfield, trouve un moyen de faire connaître les revendications du KPD au plus grand nombre. L’aspect satirique et volontairement provocateur (choix des titres) d’AIZ en font une revue particulièrement appréciée par les militants et sympathisants communistes.

Les deux documents rendent bien compte des revendications du KPD et de leurs adversaires au sein de la société allemande. La convergence de leurs points de vue ne permet pas de rendre véritablement compte de la diversité du mouvement ouvrier face à la République de Weimar et à la montée du nazisme. En contrepoint, ils révèlent les profonds désaccords existant entre le SPD et le KPD ; cette situation qui profite à Hitler. Après son arrivée au pouvoir, les organisations syndicales et partis politiques ouvriers sont supprimés.


[1]              Mouvement intellectuel et artistique qui, en Allemagne, se diffuse après la Première Guerre mondiale et remet en cause de façon radicale les contraintes imposées par l’art traditionnel, mais aussi la société (la guerre, la bourgeoisie, etc.).

mercredi 5 juin 2019

Science et idéologie dans les régimes totalitaires



La science est censée ne pas être idéologique. Si la science est vouée à la découverte des lois de la nature, on doit nécessairement considérer qu’elle échappe à toute idéologie. Elle est porteuse d’un discours de Vérité, en dehors-de toutes idéologies qui elles, varient selon les lieux, les époques, les contextes, alors que l'idéologie consiste en un ensemble d’opinions et de croyances qui constituent une doctrine fournissant une explication du monde => D’une certaine manière, science et idéologie s’opposent. De fait, au cours de l’Histoire, on a vu des savants s’opposer à l’institution idéologique par excellence, l’Eglise, et en mourir. Cf. Giordano Bruno

Cependant, les sciences ont, à plusieurs reprises, servi de justification à une idéologie. À d'autres moments, ce sont les scientifiques qui sont sortis du laboratoire pour militer eux-mêmes en faveur d'idées ou d'options politiques.=> les frontières entre les deux sont en fait poreuses.

La science est en elle-même porteuse d’une idéologie : celle du progrès. 

Déjà au 18e siècle, les philosophes des Lumières considéraient que le progrès des connaissances apporterait le progrès social. Au 19e siècle, avec la multiplication des innovations, avec la « révolution industrielle », l’idéologie du progrès se renforce s'appuyant singulièrement sur les progrès de la science :  le "scientisme",  mot paraît-il forgé dans un article de revue de 1911 par le biologiste Félix Le Dantec. Renan, au XIXe siècle, parlait déjà d' "organiser scientifiquement l'humanité". En conséquence, le scientisme est une nouvelle idéologie, qui remplace la religion, et qui prétend, comme elle, remodeler l’Homme. Voici la conception que s'en faisait en 1911, le philosophe Jules de Gaultier:

«Le scientisme implique les postulats suivants : que le monde est un tout donné, que tout est calculable, qu'il n'y a pas d'inconnaissable. Subsidiairement ces postulats impliquent d'autres croyances : la croyance au mieux, à l'homme plus  heureux par la possession plus complète des lois de la nature, la croyance à la substitution possible des méthodes scientifiques aux religions et aux morales. Elle ne recherche pas, comme les philosophies de l'Instinct de connaissance, la connaissance pure et simple, mais elle [cherche à] connaître pour agir. »
  Ainsi, Marcellin Berthelot, grand chimiste  pouvait écrire :
« Un jour viendra où chacun emportera pour se nourrir sa petite tablette azotée, sa petite motte de matière grasse, son petit morceau de fécule ou de sucre, son petit flacon d’épices aromatiques, accommodés à son goût personnel ; tout cela fabriqué  économiquement et en quantités inépuisables par nos usines ; tout cela indépendant des saisons irrégulières, de la pluie, ou de la  sécheresse, de la chaleur qui dessèche les plantes, ou de la gelée qui détruit l’espoir de la fructification ; tout cela enfin exempt de ces microbes pathogènes, origine des épidémies et ennemis de la vie humaine. Ce jour-là, la chimie aura accompli dans le monde  une révolution radicale, dont personne ne peut calculer la portée ; il n’y aura plus ni champs couverts de moissons, ni vignobles, ni prairies remplies de bestiaux. L’homme gagnera en douceur et en moralité parce qu’il cessera de vivre par le carnage et la  destruction des créatures vivantes. » (Discours prononcé lors d’un banquet de la Chambre syndicale des Produits Chimiques le 5 avril 1884)



Or, c’est dans ce contexte d’un postulat de crédibilité et de véracité accordé sans critique aux sciences que naissent dans la première moitié du 20e siècle les régimes totalitaires.


 L'eugénisme nazi

"Physique allemande ? demandera-t-on. J'aurais pu dire aussi Physique aryenne, ou Physique des hommes du type nordique, Physique des explorateurs de réalité, Physique des chercheurs de vérité, Physique de ceux qui ont fondé la recherche scientifique, Naturforchung. La science est et reste internationale, voudra-t-on m'objecter. Mais cette objection est toujours fondée sur une erreur; en réalité, la science est, comme tout ce qui est produit par les hommes, conditionné par la Race et le sang. Elle peut apparaître internationale quand, de la validité universelle des résultats de la science de la Nature, on déduit à tort l'universalité de ses origines, ou bien quand on néglige le fait que des peuples de différents pays qui ont élaboré une science identique, ou de même genre que celle du peuple allemand, n'ont pu le faire que parce que et pour autant que ils sont ou étaient un mélange de races en majorité nordiques. Les peuples dont le mélange racial est d'un autre type ont une autre manière de pratiquer la science. A vrai dire, aucun peuple ne s'est jamais engagé dans la recherche scientifique sans disposer du terrain favorable des conquêtes antérieures des Aryens. Beaucoup d'étrangers n'ont jamais fait que suivre ces conquêtes ou que les imiter et les caractéristiques raciales ne se laissent reconnaître qu’après un long développement. En se fondant sur la littérature existante, on pourrait peut-être déjà parler d'une Physique des Japonais; dans le passé, il y a eu une Physique des Arabes. On n'a pas encore entendu parler d'une Physique des nègres. En revanche, une Physique portant la caractéristique des juifs s'est développée très largement [allusion ici à Einstein, son contemporain et adversaire pour plusieurs théories] qui n'a été que rarement identifiée jusqu'à présent parce que, en général, on classe les écrits selon la langue dans laquelle ils sont formulés. Les juifs sont partout, et il est clair que quiconque soutient encore aujourd'hui l'affirmation que la science de la nature est internationale pense inconsciemment à la science juive, qui naturellement est partout semblable aux juifs et partout la même."

Philipp Lennard, Traité de physique allemande, 1936, justifie l'utilisation de la notion de race comme modalité de la production du savoir scientifique

Les nazis n’ont  inventé ni l’eugénisme ni le racisme.
C’est Francis Galton qui est considéré comme le fondateur de l’eugénisme moderne. Il prétend tirer de la théorie de Charles Darwin (« l’origine des espèces » de 1859) une méthode scientifique permettant l’amélioration des qualités natives. Ainsi, selon lui, avec les progrès de la civilisation, les grands principes des sociétés démocratiques, tels que l’altruisme, nuisent et entraînent la dégénérescence de l’espèce humaine. L’objectif de Galton n’était pas d’améliorer l’espèce humaine en général mais d’assurer le développement et la prédominance des êtres humains qu’ils jugent supérieurs. Galton conclut « qu’il faut favoriser la survie des plus aptes et ralentir ou interrompre la reproduction des inaptes. »
Ainsi, peu à peu, les théories raciales se développent : il faut assurer la domination des races supérieures. Au 20ème siècle, les savants sont persuadés de pouvoir changer les données biologiques. Se dégage notamment la distinction entre l’eugénisme négatif, pour écarter certaines personnes qui transmettent de mauvais caractères et ainsi raréfier les tares héréditaires, et l’eugénisme positif, qui encourage la reproduction des personnes capables de transmettre les bons caractères.
L’idéal d’une aristocratie biologique se dessine: Alexis Carrel, dans  l’homme cet inconnu  de 1935, dira notamment : « Pour la perpétuation d’une élite, l’eugénisme est indispensable. Il est évident qu’une race doit reproduire ses meilleurs éléments. » Tous les eugénistes sont convaincus de la primauté de l’hérédité sur le milieu culturel et social, et mettent en avant le déterminisme génétique dans le déroulement de l’existence humaine.

source : MULLER-HILL (Benno). — Science nazie, science de mort. L'extermination des Juifs, des Tziganes et des malades mentaux de 1933 à 1945. Edition Odile Jacob, 1989.

Exercice donné à des élèves du secondaire dans un cours de mathématiques:

« Exercice n° 262 : 2 races R1 et R2 se mélangent dans un rapport où p : q où p + q égale 1 […] b) ce n'est qu'au bout de deux générations de métissage libre qu'on se rend compte qu'il est néfaste. On interdit aux personnes de race pure et aux personnes ayant des grands-parents R1 et R2 de se marier avec des personnes ayant deux grands-parents R2 ou plus. Quelle est la répartition des ascendants après deux nouvelles générations n - 2 ? »


En Allemagne, depuis le début du siècle, l'anthropologie allemande en effet « se transforma en intégrant à la fois l'orientation « thérapeutique » de l'eugénisme et la dimension héréditariste de la « biologie sociale » qui en découlait ». Il est donc faux de considérer la « science de la race » comme une création de toutes pièces des nazis après leur arrivée au pouvoir en 1933 ou comme la « pseudo-science » de quelques théoriciens de la race académiquement marginaux. La « raciologie » formait l'aboutissement de l'anthropologie physique allemande sous l'influence de la biologie darwinienne et de la nouvelle génétique dans le premier tiers du XXe siècle ».=> « la préparation spirituelle au nazisme fut accomplie par d'innombrables travaux scientifiques ». Lorsque les nazis arrivent au pouvoir, en 1933, leur conception biologique est la même que celles de presque tous les savants allemands. En arrivant au pouvoir, il suffira donc à Hitler de créer le simple cadre favorable à l'épanouissement des adeptes cachés ou manifestes de l'extermination des différents. En avril 1933, par exemple, les nazis ne font que reprendre les projets de stérilisation établis sous la république de Weimar par des eugénistes. Il s'agit alors de stériliser de force les handicapés, malades mentaux ...

Les bornes s’étendirent quelques temps plus tard à « toute pollution raciale », confirmant l’idéologie nazie et sa volonté d’assurer la domination de la race aryenne à travers l’empire allemand. Cette domination se fera au dépend de toute autre race inférieure. Les lois de Nuremberg énoncées en 1935 visèrent spécifiquement le peuple juif qu’il fallait, selon H. Goering, extirper afin de protéger le sang et l’honneur allemand. Ces accusations s’étendirent aux minorités identifiables suivantes : aliénés, tziganes, homosexuels, francs-maçons, témoins de Jéhovah, chrétiens et criminels récidivistes. Lorsqu'en septembre 1935, Hitler promeut les lois de Nuremberg de « ... protection du sang Allemand et de l'honneur Allemand... », prohibant sous peine de travaux forcés, mariages et relations sexuelles extraconjugales entre Juifs et citoyens de sang allemand, le Professeur Ernst Fisher, remercie le Fuhrer d'avoir permis aux chercheurs sur l'hérédité de mettre, d'une manière pratique, les résultats de leur recherche, au service du peuple. Le cadre ainsi créé, les généticiens, anthropologues biologistes, psychiatres, parcoururent en hésitant, mais en avançant régulièrement, progressivement, le chemin qui mènera à la solution finale pour chacun des groupes honnis. Exemplaire est la trajectoire, par exemple du Prof. Otmar von Verschuer, directeur de l'IEG d'Anthropologie de Berlin- Dahlem. Ce spécialiste incontesté des jumeaux avant guerre, finira par utiliser les gigantesques possibilités d'Auschwitz, comme il l'écrit dans un rapport scientifique daté de mars 1944 : "Mon assistant, le docteur en médecine et docteur es lettres Mengele, a collaboré à ce secteur de mes recherches. Il est en poste au camp de concentration d'Auschwitz en tant que Haupsturmfiihrer (capitaine SS) et médecin du camp (...). Des expériences anthropologiques sont menées sur les groupes raciaux les plus divers dans ce camp de concentration". En octobre 1939, le dictateur allemand autorisa les médecins à se prononcer en faveur de la mise à mort de leurs patients. Les premiers centres d’euthanasie furent ouverts à la fin de la même année, couvert et légitimé par l’expertise médicale allemande qui sélectionnait consciencieusement ses victimes dans cet éternel but d’assainissement sanguin de la race supérieure. Six centres de mise à mort furent construits : Grafeneck, Brandenburg, Schloss Hartheim, Sonnenstein et Hadamar. Nommés pudiquement instituts d’euthanasie, ces centres étaient gérés par des médecins SS et contenaient les premières chambres à gaz et fours crématoires du régime nazi. Entre 1940 et 1941, l’opération T4 liquida plus de 275.000 handicapés mentaux. Le rapport du Dr. Theo Lang (1941) souligne que les autorités allemandes avaient une notion excessivement large des termes ‘malade mental’. Ce programme de purification raciale reste méconnu du grand public mais il fut le fer de lance de la Solution Finale.

Quelqu'un avec une maladie génétique aura coûté à l'état 50000 Reichmark avant qu'il atteigne sa 60ème année - Ce coût qui doit être supporté par les citoyens en bonne santé.

Les terribles conséquences de la vie d'une poivrote. En 83 ans elle a eu 894 descendants dont 40 étaient indigent, 67 voleurs, 7 meutriers, 181 prostituées et 142 mendiants.
Affiche réalisée à l’occasion d’une exposition sur « L’hygiène raciale », organisée par l’association agricole nazie « Reichsnährstand » (1936)


 L’affaire Lyssenko, ou la pseudo-science au pouvoir


« Comment peut-on parler de science sans citer une seule fois le nom du plus grand savant de notre temps, du premier savant d’un type nouveau, le nom du grand Staline ? »

Victor Joannès, responsable communiste, en 1948. La session Pansoviétique de l'Académie d'Agronomie de l'URSS (Académie Lénine) dont les travaux sont très largement repris par la Pravda, voit la prise de pouvoir par l’agronome Trofim Lyssenko, lequel proclame la déchéance de la génétique et l’avènement de ses propres conceptions en matière d’hérédité.

Comment l’URSS, qui proclamait par ailleurs son adhésion à une vision scientifique du monde, a-t-elle pu confier son agronomie à un charlatan, tout en le laissant détruire un pan entier de la recherche soviétique, celui de la génétique, pourtant jusque-là plutôt bien portant dans ce pays ?


Lyssenko s’inspire de la technique d’agrobiologie inventée par Mitchourine. Celui-ci est reconnu comme le fondateur de la nouvelle biologie prolétarienne. Cette méthode, dont Lyssenko s’attribue la découverte, est mise en avant afin d’améliorer les rendements de l’agriculture soviétique et ainsi sortir le pays de la crise. Il réussit à convaincre Staline que les imposteurs ne sont pas uniquement dans l’agriculture mais aussi dans la Science, puisqu’il dénonce la génétique classique comme « réactionnaire, métaphysique, idéaliste et stérile. » Grâce à des résultats trafiqués, obtenus sur des terres et des animaux, Lyssenko se fait une redoutable réputation et peut se permettre de discréditer entièrement ses opposants scientifiques. Les attaques de Lyssenko contre Vavilov, généticien et botaniste, président de l’Académie Lénine des Sciences agronomiques et membre du Comité Central. se développent à partir de 1931. Lyssenko estime que les progrès des rendements permis par les méthodes d’amélioration des variétés de plante par sélection et croisement  de l’école de Vavilov sont beaucoup trop lents, et il affirme aux autorités soviétiques que l’application de ses propres méthodes à grande échelle permettrait d’atteindre les objectifs fixés pour le court terme = l’hérédité des caractères acquis par les plantes au moyen de greffes. Il soutenait contre la plupart des généticiens du monde entier, que le milieu était déterminant dans la formation des caractères héréditaires, autrement dit qu’on pouvait changer ses caractères héréditaires artificiellement en changeant le milieu. C’est ainsi qu’il affirmait, faisant état de ses propres expériences, que le blé dans certaines conditions pouvait engendrer de l’avoine, du seigle ou de l’orge.



Contre la génétique de  Mendel démontrant que les caractères se transmettent de génération en génération par le biais des gènes et donc que les caractères acquis ne peuvent se transmettre, Lyssenko réussit à la discréditer auprès des grands. Le pouvoir oblige tous ceux qui travaillent sur la génétique mendélienne à arrêter leurs travaux, puis les envoie peu de temps après au Goulag. La recherche en génétique est strictement interdite et le Lyssenkisme devient l’unique façon de penser en Science. En 1936 et 1939, lors de deux conférences sur le sujet, la majorité des scientifiques se taisent  par peur des représailles.  Après son triomphe de 1948, Lyssenko est à la tête de l’agronomie et de la biologie soviétique, qu’il gère de manière dictatoriale en l’expurgeant de ses adversaires. Afin d’augmenter les rendements, les animaux et les plantes doivent être soumis à des conditions spécifiques censées engendrer des améliorations héréditaires. Les résultats se font sérieusement attendre, d’autant que de nombreux jeunes agriculteurs refusent de céder à ce formatage agricole et arrêtent de travailler. C’est une catastrophe pour l’agriculture du pays. Quelques proches de Staline émettent des doutes sur la théorie lyssenkiste et ses résultats mais Staline ne remet pas en cause son protégé, jusqu’à sa mort en 1953. Khrouchtchev, le successeur au pouvoir, continue de croire en Lyssenko et lui donne les mêmes privilèges, jusqu'à sa chute en 1964.


Trophim Lyssenko était soutenu parce qu’il affirmait que les caractères acquis peuvent être transmis héréditairement, ce qui convient parfaitement à l'idéologie marxiste. Le marxisme prône l’idée que la seule cause de l’inégalité entre les hommes tient à l’organisation de la société et à la répartition des moyens de production. Or, les généticiens de l’époque enseignent que les individus appartenant à la même espèce ont des caractères héréditaires différents, et sont donc inégaux par nature. La controverse lyssenkiste reflète l’espoir d’une transformation de la société, qu’il s’agit d’inscrire dans le temps. Il lui donne une fondation scientifique et permet d’en généraliser la portée au monde naturel. Le Lyssenkisme peut ainsi se revendiquer comme une science prolétarienne, contre une génétique bourgeoise qui prône l’idée que les caractères acquis ne peuvent se transmettre. Cette « science prolétarienne » remet en cause chromosomes et gènes et promet de transformer la steppe en vallée fertile et luxuriante.

Marcel Prenant, biologiste, membre du Parti communiste : « Bientôt, le pain sera fourni gratuitement et à volonté - applaudissement nourris. La vie est toujours plus belle dans les cités ouvrières et les kolkhozes où les fleurs tapissent les pelouses et égaillent les logements. Grâce à Staline, qui proclama « L’homme est le capital le plus précieux », le citoyen connaît déjà ce monde heureux où selon la parole de Marx « Il y a pour tous, du pain et des roses ». Vive à jamais –applaudissements nourris- Vive à jamais notre cher et grand Staline. Vive le communisme. Tonner d’applaudissements avec des voix qui scandaient : Vive Staline !
C'est aussi un argument de plus dans la guerre froide

Madeleine Quéré , militante du PCF:
"Alors Lyssenko avait émis l’idée que l’on pouvait tripler la surface cultivable pour remonter le pays. Il faut dire que leur pays était envahi, était donc à reconstruire depuis la ligne de Berlin. Vous vous souvenez quand même de ces héros, les Stakhanovistes, etc. Nous étions très, très éduqués avec ces idées-là. Et le fait que Mitchourine ait trouvé ce blé, qui avait trois épis, vous vous rendez compte ! Alors que le nôtre n’en avait qu’un, donc on pouvait tripler tout en ayant la même surface. Ça avait été un espoir terrible. Ils en avaient envoyé un peu dans toutes les sections. Et je me souviens en Dordogne d’avoir vu un bouquet de blé comme ça, dont la tige avait trois épis. Et moi qui étais jeune, qui partais travailler dans les bureaux de poste à Province, il se trouvait que moi aussi j’étais embarquée à faire connaître, aux paysans, ce blé parce que c’était l’espoir de pouvoir manger à son aise alors qu’encore il y avait les tickets de pain, il y avait ce fameux pain de maïs que nous fournissaient les Américains, et qui était un maïs contaminé parce qu’ils donnaient le pain filant, ce qu’on appelait le pain filant, et je dis ça parce que mon père était boulanger. Ils n’arrivaient pas à pétrir ces pains parce que les farines étaient mauvaises. C’était la faute des Américains, bien entendu. De ce fait, ce blé de Mitchourine prenait de l’importance parce que le pain était une base d’alimentation très, très importante"


science prolétaire contre science bourgeoise

[Exposé présenté à la réunion générale du parti communiste italien des 6-7 avril 1968 à Turin]
Nous appuyons sur la vision fondamentale du matérialisme dialectique qui comprend le monde comme un processus historique, rejette  toutes les catégories immuables […] Cette méthode s'oppose radicalement à celle de la philosophie classique qui prétendait découvrir par la raison logique les principes de l'Être, pour ensuite les appliquer au monde. Engels critique impitoyablement cet idéalisme qui considère les Principes comme des entités absolues.

[…] il n'y a pas de «lois de la raison» a priori et immuables, notre raison et ses lois sont un produit du monde et de notre activité dans le monde; elles traduisent notre effort pour comprendre, représenter et maîtriser les phénomènes du monde.
Il s'ensuit que la raison n'a rien de stable; tout comme l'homme entier, elle se modifie au fur et à mesure que se modifient les conditions d'existence, les besoins, les activités et les connaissances de l'espèce humaine. Des choses qui étaient «rationnelles» hier ne le sont plus aujourd'hui et réciproquement; de même, dans une société divisée en classes antagoniques, chacune d'elles possède sa propre «rationalité».
Et voici que la Science se dresse, fière et altière, pour déclarer: Vous l'avez dit, il faut des connaissances positives; eh bien, Je suis cette Connaissance positive, alors inclinez-vous devant Moi!
Or nous contestons à la science actuelle ce caractère de science tout court, de connaissance humaine en général. Alors qu'elle se prétend Vérité, sinon éternelle du moins objective et au-dessus des classes, nous dénonçons son caractère de classe, nous la qualifions de science  bourgeoise. C'est cet aspect et ses conséquences que nous voulons étudier ici.

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