dimanche 24 novembre 2024

Technopolice : vers la fin de la protection de la vie privée ?

Billet réalisé à partir de l'émission de Blast , Technopolice, vers un néofascisme en France ? (invité :  Félix Tréguer, chercheur associé au centre 'internet et société' du CNRS et militant à la Quadrature du Net) et dans une moindre mesure l'émission du Media, OSAP (invitée Vanessa Codaccioni, professeure au centre Sciences Politiques de Paris 8). Interview passionnant, plus théorique toutefois, mais qui vient apporter un cadre plus général de réflexion.





Un nouveau marché s'est ouvert depuis une bonne dizaine d'année en Occident, comme ailleurs : celui de la techno-sécurité. C'est la promesse de revenus juteux pour les entreprises de ce secteur qui vendent leurs logiciels autant à l'export qu'auprès des Etats démocratiques occidentaux. De nouvelles techniques à base de surveillance algorithmique et de croisement de fichiers ont ainsi été déployées par la police en France depuis 2011 et ce, sans encadrement juridique sérieux. Dans nos sociétés traumatisées par le matraquage médiatique et politique permanent autour des questions de sécurité (ce que V. Codaccioni appelle "la gouvernementalité par la peur"), un déploiement progressif de techniques intrusives de surveillance a forcé toutes les barrières et les garde-fous. Désormais, semble-t-il, les outils sont prêts pour la mise en place d'un Etat sécuritaire mettant en cause l'Etat de droit, au sens où il garantit les libertés fondamentales de l'individu.

Extrait du livre de Felix Treguer


En France, la reconnaissance faciale a commencé à être employée à partir de 2011. Il s'agit de comparaison faciale entre des images de la police et des photos d'identité issues des affaires policières (condamnés, suspects, témoins), mais aussi de documents d'état civil. L'ensemble a été regroupé dans le fichier TAJ de la police : en 2019 20 millions de fiches individuelles et 8 millions de photos faciales pour une utilisation massive (plus de 1600 fois/jour). La technologie algorithmique de reconnaissance a permis d'automatiser et d'accélérer la montée en charge de la constitution et de l'utilisation de ce fichier.

En mai 2021, le gouvernement soumet au Parlement la loi dite "Sécurité globale". Elle élargit et normalise l'usage des moyens de surveillance de la population :

  • Les services pouvant visionner les images de vidéoprotection sont élargis. Les polices municipales peuvent visionner les images tirées des caméras aux abords des commerces. Afin de "sécuriser les transports publics", certains agents de la RATP et de la SNCF ont accès à la vidéoprotection de la voie publique sous la responsabilité de l’État.
  • L’usage par les policiers et gendarmes des caméras piétons est généralisé. Lorsque la sécurité des agents est engagée, les images peuvent être transmises en direct au poste de commandement ainsi qu'aux agents impliqués dans la conduite et dans l'exécution de l'intervention. La possibilité d'utiliser ces images dans les médias pour l'information du public a été supprimée par le législateur afin de ne pas risquer d'alimenter une "guerre des images".
  • Le régime juridique de l’usage des drones par les forces de l’ordre, pratiqué jusqu'alors en l’absence de cadre clair, est défini : les cas de recours aux drones sont précisés et des garanties posées. Sur amendement du gouvernement, à titre expérimental pour cinq ans, les policiers municipaux peuvent également recourir à des drones pour "assurer l’exécution des arrêtés de police du maire".
Cependant, une partie de cet article a été censuré par les juges constitutionnels qui ont jugé que "le législateur n'a pas assuré une conciliation équilibrée entre les objectifs de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l'ordre public et de recherche des auteurs d'infractions et le droit au respect de la vie privée".


Mais comment sont inscrites les photos dans le fichier TAJ, et sur quels critères une personne y est inscrite ? Les images prises par les caméras sont-elles conservées ? Aucun débat public sur ce point et aucun contrôle d'une autorité indépendante : un simple décret en 2012 est venu entériner la pratique policière de la reconnaissance faciale. La surveillance algorithmique des images de caméras (VSA) étant désormais possible, il semble que l'on prenne le même chemin avec le contrôle des mouvements et circulation des individus dans l'espace public. Un décret l'avait autorisé de façon provisoire pour les Jeux Olympiques de Paris (été 2024) et jusqu'en 2025, avec une définition de 6 ou 7 cas d'usage (du port d'armes à la station immobile prolongée dans l'espace publique). Mais récemment, le 1er ministre Michel Barnier vient d'indiquer qu'il avait l'intention de répondre "à une demande forte de sécurité, comme les dernières élections l'ont montré" (sic) par la généralisation de cette méthode qui permet aussi la reconnaissance faciale en direct. Par 226 voix contre 117, en juin 2023 le Sénat avait adopté une proposition de loi destinée à expérimenter pour une durée de trois ans le recours à la reconnaissance faciale "augmentée" dans l’espace publique.

 




Potentiellement, d'ici quelques mois, le temps que les algorithmes progressent et que le cadre légal soit créé, ce sera une surveillance totale de notre espace public qui sera possible. Par l'effet des différentes expérimentations à titre provisoire, des autorisations partielles, et par l'effet de pratiques non réglementées qu'on a imposées par le fait, ces dispositifs se sont disséminés dans la société. Loi après loi, les exceptions sont ôtées et ce qui était au départ inacceptable le devient : les lignes rouges se déplacent, elles finissent inévitablement par sauter. C'est ce qu'on appelle l'effet-cliquet.

(sur le site d'Amnesty. JO 2024 : Pourquoi la vidéosurveillance algorithmique pose problème )

En complément, écouter le débat sur le Media avec sénateur EELV Thomas Dossus et Katia Roux, chargée de plaidoyer pour Amnesty France, émission enregistrée à l'occasion du vote du Sénat évoqué plus haut : https://www.youtube.com/watch?v=ZBsxod0nvP8


Quels garde-fous ?
  • Les autorités indépendantes : 1978 : création de la CNIL (Commission Nationale Informatique et Libertés)
Or, en 2004 une réforme du droit des données fait perdre à la CNIL sa capacité de blocage (son pouvoir d'avis conforme). L'avis de la CNIL n'est plus que consultatif. D'une manière globale, son rôle a évolué et ses membres le conçoivent davantage comme une agence d' accompagnement du marché de l'innovation dont il s'agirait plutôt de s'assurer de fixer des normes de conformité et de bonnes pratiques (logique de la compliance).


Le droit ?
Le Conseil d'Etat et le Conseil constitutionnel sont les deux plus hautes juridictions de la Justice française et elles doivent s'assurer que les lois (CC) et les actes administratifs (CE) n'outrepassent pas l'état de droit : elles ont un rôle de protection des libertés et des droits des citoyens. Mais les limites que le Conseil Constitutionnel met aux innovations législatives sécuritaires paraissent bien timorées (voir plus haut). Le Conseil d'Etat, plusieurs fois saisi par des référés-liberté a bien sanctionné certaines pratiques abusives de la police et gendarmerie française (per ex. les décisions contre l'usage des drones), mais il statue dans le cadre des lois existantes, qui sont elles de plus en plus nombreuses à permettre la surveillance généralisée. Comme se le demande Vanessa Codaccioni, quel éventuel futur gouvernement remettrait radicalement en cause la logique sécuritaire actuelle et abolirait les lois existantes ? Cela ne s'est quasiment jamais vu dans l'histoire récente de la France.


Le droit européen, de son côté, interdit par principe la cybersurveillance et la conservation de données personnelles (ce qu'est en partie le fichier TAJ). Celle-ci n’est autorisée qu’à titre exceptionnel, lorsqu’elle est nécessaire et proportionnée pour préserver certains intérêts supérieurs. Mais les lois françaises passées sont conformes européens puisque
  • les mesures de surveillance généralisée en cas de menace grave pour la sécurité nationale, les mesures de surveillance ciblée pour “la lutte contre la criminalité grave et de la prévention des menaces graves contre la sécurité publique”, dès lors que la durée de conservation des données est limitée à ce qui est strictement nécessaire et que les personnes concernées “disposent de garanties effectives contre les risques d’abus” ;
  • Et l’analyse automatisée et le recueil des données en temps réel est conforme au droit européen dès lors que “l’État membre se trouve confronté à une menace grave pour la sécurité nationale, qu’il est limité aux personnes à l’égard desquelles il existe une raison valable de soupçonner qu’elles sont impliquées d’une manière ou d’une autre dans des activités de terrorisme”, et qu’il existe un recours juridictionnel ou administratif effectif.


UPDATE fin Janvier 2025
Désormais, les maques sont tombés. Depuis l'investiture de Donald Trump aux Etats-Unis, avec le salut nazi d'Elon Musk et les décrets en rafale pris par Trump, nul ne peut ignorer que le projet politique porté par la Tech californienne et la finance spéculative (nouvel avatar du capitalisme) est raciste, réactionnaire et violent. C'est pourquoi les instruments de surveillance de masse dont les gouvernements (tous plus ou moins susceptibles de basculer en Occident) se sont dotés depuis quelques années sont particulièrement dangereux.

J'ajoute donc le transcript d'un passage de Sylvie Laurent dans cette émission de Au Poste-Mediapart que je recommande. Et je recommande également la lecture des ouvrages de Sylvie Laurent. 


" E.M. préside [...] à quelque chose qui est le fait d'orchestrer et de permettre un processus de violence et d'exclusion sociale dont il faut s'attendre à ce qu'il prenne des proportions tout à fait extraordinaires. Et ça me permet de revenir sur la Tech ; les gens se demandent quel est le projet de la Tech et pourquoi cette espèce de fusion avec l'Etat, avec le régalien [...] ce qu'ils ont en commun et ce qu'ils ont tous compris, c'est que face à la Chine et aux nécessités de financement et la productivité un petit peu ralentie, il fallait investir massivement dans ce qui est l'avenir des sociétés occidentales [...] l'industrie de la surveillance, de l'incarcération, et la gestion des populations jugées en surplus. Et aujourd'hui, l'essentiel des investissements qui sont faits par la Tech, de Anduril, les sociétés d'armement jusqu'à certains programmes de la Nasa, en passant bien sûr par Meta, Oracle bien sûr, ce sont des programmes qui proposent des drones, des caméras de surveillance, des bracelets électroniques ; c'est un projet de collection de données sans précédent qui vise principalement à vendre aux quatre coins du monde un système de biométrie, de surveillance, d'incarcération numérique etc Et donc, ce projet là me semble être incarné dans la photo par E.M. [...] et les rafles ont commencé, à l'heure où nous parlons, dans les grandes villes des Etats-Unis."


Ainsi, comme dans les années 1970 où le retournement économique avait produit la mondialisation généralisée et le neolibéralisme pour l'accompagner, je souscris tout à fait à l'analyse de Sylvie Laurent qui voit dans la recherche de nouveaux gisements de profits une des raisons du basculement dans le neo-fascisme.


UPDATE Mars 2025
technopolice, technojustice, on va toujours plus loin.




mercredi 22 mai 2024

Utopie-Dystopie : La Zone du dehors (Alain Damasio)

 Une proposition pour travailler en cours d'HLP à partir du livre de Alain Damasio, La zone du dehors



Faites attention aux changements de narrateurs et de points de vue, indiqués par > pour les Voltés et par  - pour les Cercloniens.

 

Le monde de Cerclon : une utopie mais une prison.

Utopie : Pages 99 à 104 ; 106 ; 123 à 126 ; 151 ; 384/385 ; p. 417

Prison : Pages 15 ; 46/47 ; 85/87 ; 116/117. => la vidéosurveillance généralisée cf article école ENS Lyo, L3 Géo

Ce que représente le Dehors (d’où le titre) : pp 41 à 43

Répression contre la Volte : pp 207 à 217 ; p. 297 ; pp. 300/301

A partir de ces passages, présentez Cerclon


Pourquoi et contre quoi se révolter ?

Cerclon, c’est un système social totalitaire. Prouvez-le en développant un exemple pour chacun des arguments ci-dessous :

L’individu est surveillé en permanence : pp 53/54 ;  pp 108/109 ; pp 306 à 308 ; p. 343

Ses déplacements sont contrôlés : pp 67 à 70 ; pp 180/181

Son comportement social est normé : p. 98 ; pp 374/375 ;  pp 387/388 ; pp 480/481

Son corps est transformé par les infratechnologies : pp 128 à 130 ; pp 280 à 284 ; p 486

Ses valeurs et ses idées sont dictées par la propagande : pp 140 à 145 ; pp 420/421 ; pp 461 à 463

Son identité est réduite et fractionnée par le Clastre : p. 55 ; p. 176 à 197

Ses désirs sont exploités par la publicité et pour la consommation : p. 240 ; p. 246 ; p. 251 ; pp 549 à 552

Son énergie est détournée par la Virtue : pp. 104/105 ; pp 412 à 415 et pp 422 à 441

 

La Volte

Histoire de la Volte : p. 57 ; pp. 61 à 65

Des leaders : pp.120/121

Des valeurs : pp 164/165 ; p.249 ; p.471

Quel monde veulent-ils ? : pp 475/476 ; p. 576 ; pp 578 à 581

Qu’est-ce que l’anarchie ? http://epheman.perso.neuf.fr/anarchet.html#archet

Montrez que la Volte est anarchiste ( caractérisez le monde d’Anarkia et ses valeurs et montrez en quoi ces caractéristiques illustrent certains éléments de définition de l’anarchie)

Comment se révolter ?

L’objectif de la Volte, c’est une autre société pour des hommes qui réapprennent à vivre. Pour cela, il faut d’abord réveiller les consciences.

Par des actions terroristes : pp 90/91 ; pp 166/167 ; pp 204 à 209 ; pp 284/285 ; pp. 309 à 339 ; pp 476/477

Par la contrepropagande : pp 240 à 242 ; p. 247 ; p. 265 ; pp 293/294

Résumez pour raconter (sélectionnez, reformulez, organisez le récit)


Les questions que pose le livre :

Le droit, l’utilité, l’efficacité de la révolte : pp 258/259 ; p. 263 ; pp 266 à 268 ; pp 275/276 ; pp  290/291 ; pp 295/296 ; p. 369 ; pp 591 à 602 ; pp 632 à 640.

La légitimité de l’utilisation de la violence dans les actes de révolte : p. 73 ; p. 75 ; p. 77 ; p. 93 ; p. 155 ; pp 124/215

Notre démocratie est-elle le stade ultime du totalitarisme  ou est-elle le seul régime possible pour vivre en paix ? : Dialogue de A. et de Capt à partir de la page 353  (et surtout p. 365 et 369) + La peur, l’arme de tous les pouvoirs : p. 575

La frontière comme horizon nécessaire pour la liberté : cf excellent article de Aurélien Menard en lien


La langue de Damasio :

Relevez quelques « jeux de mots » ou création de nouveaux mots (cf. p. 586). Quelle est la fonction de ces détournements du langage ordinaire ?

 

 

L’Histoire :

Pp. 11 à 14 ; 14 à 24 ; 35 à 40 ; 44 à 55 ; 70 à 75 ; 88 à 92 ; 114 à 124 ; p. 136 ; pp. 161 à 163 ; 182 à 185 ; 203 à 212 ; 221 à 238 ; 270 à 280 ; 284 à 339 (attaque de la tour télé, à ne pas manquer) ; 348 à 354 ; 357-358 ; 391 à 393 ; 399 à 409 ; 417 à 419 ; 443 à 445 ; 461 à 493 ; 500 à 505 ; 508 à 516 ; p.528 ; pp. 535 à 542 ; 588 à 585 ; 591 à la fin.

 


lundi 20 mai 2024

JO : Londres 2012

 En lien, un dossier sur les JO : aspects généraux


Londres 2012 : les JO vitrine de la mondialisation ?

 (trouvé sur le site Géoconfluences)

Le slogan des jeux olympiques de Londres 2012 est : "the world in one city" (le monde dans une seule ville). Ce slogan, forgé pour la candidature au début des années 2000, fait référence au cosmopolitisme londonien : Londres est une "ville globale" (Saskia Sassen), c'est-à-dire l'une des quelques capitales de la mondialisation. A l'échelle locale, elle se caractérise par son multiculturalisme. Elle attire des populations venues du monde entier et de tout le Royaume-Uni. Et ce depuis longtemps, notamment du temps où elle était un poumon industriel de l'économie mondiale.

Le choix du site de Stratford et les aménagements qui y sont effectués témoignent de l'envers du slogan "the world in one city". Comme vous pouvez le voir sur la carte de Manuel Appert et sur les vues satellitaires, la voie ferrée sépare strictement le site olympique (anciennes friches industrielles) du Stratford habité. Ses habitants, issus des classes populaires ou moyennes, jouxteront le nouveau Stratford avec ses immeubles de standing, son centre commercial le plus grand du grand Londres, ses prouesses architecturales réalisés par des investisseurs du monde anciennement dominé par l'impériale Angleterre, comme Mittal (la tour enferrée de rouge, telle une post-tour Eiffel post-coloniale) ou la famille régnante du Qatar. Cette dernière finance la nouvelle tour Shard ("tesson"). Dessiné par Renzo Piano, d'usage mixte (résidentiel, professionnel, commerçant, de loisirs), elle vient d'être livrée : avec 310 mètres, c'est la plus haute tour d'Europe. Le monde du slogan est autant celui des richesses que des inégalités de la mondialisation. En ce sens, l'organisation des JO est le révélateur des formes contemporaines prises par la mondialisation de l'économie dont Londres était, au XVII° siècle déjà, l'un des coeurs battants.

 


Londres, métropole multiculturelle

Les cartes sont tirées de l' Atlas de Londres. Une métropole en perpétuelle mutation coécrit par Manuel Appert, Mark Bailoni, Delphine Papin, et publié aux éditions Autrement, en avril 2012.

 






Le paysage urbain en débat

Depuis 2001 plus d’une centaine de projets de tours ont été proposés. Ces projets entendent répondre à deux exigences : densifier la ville dans un contexte de développement durable et imprimer la marque de la mondialisation dans le paysage urbain. Ces projets ont déclenché de vives polémiques que la Greater London Authority n’a pas sues apaiser. Derrière ces polémiques, on retrouve un conflit entre une conception de la ville globale et une conception de la ville patrimoniale.

Manuel Appert explique en détail le débat à partir le cas de la tour Shard dans son article "Politique du skyline. Shard et le débat sur les tours à Londres", Métropolitique, 2011


 Les JO, vitrine et levier d'une capitale de la mondialisation

Le texte cité est de Manuel Appert, "Les JO 2012 à Londres : un grand événement alibi du renouvellement urbain à l'est de la capitale", Géoconfluence

À l’occasion des jeux olympiques, les édiles locaux veulent approfondir une vaste opération de renouvellement urbain. Cette opération « permet à l’État et à la municipalité de Londres de substituer à Stratford, banlieue industrielle en déclin de l’est londonien, un territoire plus compétitif dans le contexte de mondialisation et de métropolisation »

Il s’agit de « transformer physiquement un espace vaste et faiblement peuplé pour lui permettre de se conformer économiquement et socialement à celui d’une ville globale. Plus concrètement, est entendue la planification d’un ensemble de quartiers, dense, attractif et résolument tourné vers les acteurs internationaux de l’immobilier dans le contexte d’un désengagement financier des pouvoirs publics. »

Les aménagements prévus dans le cadres des jeux olympiques s’inscrivent dans un projet plus large entamé dans les années 2000 : le Grand Londres « Le programme de rénovation urbaine et d’équipement est ainsi relativement conforme aux autres opérations d’aménagement menées dans le Grand Londres depuis 2000. Depuis la publication du premier London Plan en 2004, la municipalité du Grand Londres a identifié des zones à réaménager en priorité : les opportunity areas. Ces espaces qui ont en commun un niveau élevé de précarité et/ou un niveau d’accessibilité important, doivent assurer (et/ou absorber) l’essentiel de la croissance de la ville durant les vingt prochaines années. Contrainte spatialement par une ceinture verte, Londres mise sur une croissance urbaine compacte, faiblement consommatrice d’espace et d’énergie. Le principe est alors de densifier ponctuellement les nœuds de réseaux de transports collectifs pour minimiser les déplacements motorisés (Appert, 2005 et 2009). »

Les jeux ont pour principal effet d’accélérer le processus de renouvellement notamment à Stratford, au prix parfois d’une gouvernance locale sacrifiée « Pour accélérer le processus de décision et structurer le renouvellement d’un vaste espace qui dépasse largement le seul district de Stratford, la mairie de Londres va devoir compter avec un État très présent, et tous deux dessaisiront partiellement les collectivités locales de leurs compétences d’aménagement. » 

 


site olympique 2003

site olympique 2010


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Le temps, Laurent Favre, août 2017, Edition électronique

Les JO de Londres, cinq ans après : du rêve à la dure réalité

Construit pour les Jeux olympiques de 2012, le stade olympique de Stratford accueille les Championnats du monde d’athlétisme, du 5 au 13 août prochains. L’occasion d’un bilan des JO, avec cinq ans de recul

Deux ans après Pékin et le retour au nid (d’oiseau), les Championnats du monde d’athlétisme vont se dérouler (du 5 au 13 août) dans le stade de Stratford, bâti pour les Jeux olympiques de Londres en 2012. N’y voyez aucun sentimentalisme, il s’agit simplement de rentabiliser les coûteuses infrastructures désormais en place. Paris (2003) et Berlin (2009) en avaient fait de même avec les stades construits ou rénovés pour la Coupe du monde de football.

Le 12 août 2012, lors de la cérémonie de clôture, le président du CIO d’alors, le Belge Jacques Rogge, avait qualifié les JO de Londres de «fabuleux», «extraordinaires», et n’avait pas craint de reprendre la formule préférée de son prédécesseur Juan Antonio Samaranch: «Les meilleurs Jeux jamais organisés». Qu’en reste-t-il avec cinq ans de recul?

■ Le bilan économique

L’organisation des Jeux a coûté 9 milliards de livres (12 milliards de francs avant la dévaluation de la livre sterling) aux contribuables britanniques. C’est plus du double de ce qui avait été annoncé. Très vite, le gouvernement a donc communiqué sur l’impact positif de l’opération et annoncé des recettes pour 9,9 milliards de livres. A moyen terme, le premier ministre David Cameron avait promis un objectif de 13 milliards de livres de retombées. Un rapport élaboré par un cabinet comptable parle même de 28 à 41 milliards de livres d’ici à 2020. Ces calculs sont contestés et difficilement vérifiables.

Mêmes avérées, ces retombées ne sont pas également réparties. Ainsi, la manne touristique (600 millions de livres supplémentaires enregistrées en 2012) a échappé aux commerçants locaux. Les trois millions de touristes attendus spécialement furent moins nombreux qu’espéré et se sont concentrés près des sites olympiques, dans des zones commerciales contrôlées par le CIO et ses partenaires. Les autres touristes ont préféré éviter Londres durant la période. Dans les commerces du centre et les traditionnelles attractions touristiques, les statistiques montrent des chiffres en baisse de 30%.

■ Le bilan social

«Inspirer une génération.» Plus qu’un slogan, c’était le vœu des organisateurs. Remettre la population au sport. Notamment les jeunes, de plus en plus touchés par l’obésité, un phénomène préoccupant en Grande-Bretagne. Malgré les exploits à répétition des athlètes britanniques (29 médailles d’or), aucun effet d’entraînement n’a été constaté. Le nombre de personnes de plus de 16 ans qui pratiquent une activité sportive au moins une fois par semaine a d’abord très légèrement augmenté puis est retombé à un niveau inférieur à celui de 2012. Les catégories socioprofessionnelles les plus défavorisées sont les moins enclines à faire du sport. Elles sont aussi les plus touchées par les coupes budgétaires dans les activités sportives locales.

Le soufflé est également vite retombé concernant l’ambiance. «Durant les Jeux, les gens commentaient les compétitions, se racontaient la cérémonie d’ouverture. Ils se parlaient même dans le métro, se souvient Lynne Grant, une habitante. Mais très vite, chacun a replongé la tête dans son journal.» Les étrangers, et notamment les Français, avaient été surpris de voir des musulmans à longue barbe ou des femmes portant le foulard œuvrer parmi les bénévoles, y compris à des postes clé ou exposés comme le contrôle de sécurité ou la remise de médailles. Ils participaient, dans le respect de leur identité. Le multiculturalisme à la britannique semblait donner de meilleurs résultats que le modèle d’intégration à la française. Les attentats terroristes à Londres en 2013, 2015 et surtout 2017 sont depuis venus réfuter cette chimère.

■ Le bilan urbanistique

Les coûts élevés avaient pour cause la volonté de réhabiliter l’East End de Londres. Lorsque l’on quitte la ville pour rejoindre l’aéroport de London City, on traverse aujourd’hui une zone qui n’est plus une friche industrielle contaminée mais pas encore un quartier à la mode. Beaucoup d’immeubles en construction, des plastiques à la place des vitres, attendent. Près de 6000 personnes habitent désormais dans l’ancien village olympique et 24 300 nouveaux logements sont attendus d’ici à 2031. Sont également prévus des antennes de l’University College London et du London College of Fashion, une salle de danse contemporaine, une annexe du Victoria & Albert Museum. Cette montée en grade programmée attise déjà les convoitises et fait grimper les prix de l’immobilier, un problème dans ce quartier populaire.

Les installations sportives avaient été conçues pour être très vite adaptables et utilisables à un coût raisonnable. Le parc de 150 hectares a été transformé en un lieu de promenade, la piscine et le vélodrome sont accessibles au public. Bien desservi par les transports publics, l’immense centre commercial de Westfield trouve gentiment son public.

En 2016, le club de football de West Ham a quitté Boleyn Ground et cent douze ans d’histoire pour s’installer au stade olympique. Le bail, signé en 2013 pour nonante-neuf ans, a été âprement négocié. Pour éviter le camouflet d’un stade sans club résident (comme le Maracaña de Rio, le Stade de France à Paris ou le Nid d’oiseau de Pékin), l’Etat a encore payé 257 des 272 millions de livres de travaux pour les frais d’aménagement (suppression d’un étage, couverture des gradins, déplacement des tribunes plus près de la pelouse).

■ Le bilan sportif

Au dernier jour des Jeux, le tableau des médailles sacrait les Etats-Unis (103 médailles, dont 46 en or), devant la Chine (88, 38), la Grande-Bretagne (65, 29) et la Russie (82, 24). Mais le bilan ne cesse d’évoluer au gré des révélations sur le dopage. A ce jour, 29 athlètes ont dû rendre leur médaille. Les échantillons prélevés durant les JO «parlent» a posteriori, tout comme les lanceurs d’alerte dénonçant le dopage d’Etat en Russie. Treize athlètes russes ont ainsi été déclassés. «Les JO d’été de Londres en 2012 ont été sabotés par le dopage russe», a écrit Owen Gibson, le chef du service sport du Guardian.

Et les autres? Pour le moment, excepté le sprinter américain Tyson Gay, aucun sportif «de l’Ouest» n’a été destitué. Des doutes planent sur l’athlétisme kényan et éthiopien, sur le sprint jamaïcain, sur l’haltérophilie dans son ensemble (déjà quatre médailles d’or retirées à l’équipe féminine du Kazakhstan). Et les Britanniques, qui ont battu tous leurs records? Les cyclistes et le coureur de fond Mo Farrah ont été cités depuis 2012 dans des affaires de dopage, sans accusation directe ni preuve pour le moment.

■ Le bilan olympique

Londres a marqué l’histoire olympique de trois manières. D’abord en faisant exploser les codes des cérémonies d’ouverture et de clôture, confiées au réalisateur Danny Boyle, qui y a introduit de l’humour (la Reine en duo avec James Bond) et beaucoup de musique (la cérémonie de clôture ressemblait davantage à un vaste concert). Ensuite en portant à un degré de perfection jamais atteint jusque-là l’utilisation des sites historiques de la ville. Les triathlètes ont couru dans Hyde Park, les nageurs longue distance ont plongé dans The Serpentine. Le contre-la-montre cycliste s’est achevé au pied de Hampton Court, le 50 km marche devant les grilles de Buckingham. Ne cherchez pas où Paris 2024 a trouvé l’idée du beach-volley sous la Tour Eiffel.

Enfin, Londres 2012 a définitivement installé les paralympiques dans le programme olympique. Programmés quelques semaines plus tard, ces Jeux pour personnes handicapées ont battu des records: 2,42 millions de tickets vendus (sur 2,5 millions disponibles), des retransmissions quotidiennes (500 heures de direct en Grande Bretagne) et des piques d’audience historiques (11,2 millions de personnes au Royaume-Uni pour la cérémonie d’ouverture). Rio 2016, tenté pour raisons financières de brader l’événement, a été obligé de suivre.

■ Le bilan politique

Quatre ans après avoir accueilli le monde, le Royaume-Uni s’est renfermé sur lui-même en votant la sortie de l’Union européenne en juin 2016. Le Brexit a coûté son poste au premier ministre David Cameron, qui n’aura donc pas profité longtemps de l’effet JO. Devenu même l’une des personnalités les plus détestées du Royaume-Uni, il s’est retiré de la vie politique en septembre 2016. Quant à Boris Johnson - l’ancien maire de Londres omniprésent au moment des Jeux -, il s’est abstenu de briguer le 10, Downing Street après avoir ardemment soutenu le Brexit. Il a toutefois été nommé Ministre des affaires étrangères du gouvernement de Theresa May. 

Le président du Comité d’organisation des Jeux, Sebastian Coe a, lui, très vite rebondi. Le double champion olympique du 1500 mètres (1980, 1984) a été élu le 19 août 2015 président de la Fédération internationale d’athlétisme (IAAF), avec 115 voix contre 92 à Sergueï Bubka. Il dut rapidement faire face à divers scandales (athlétisme russe, corruption de l’ancien président Lamine Diack) et tente toujours de redonner une crédibilité à l’athlétisme mondial. De retour à Stratford pour les Championnats du monde d’athlétisme, il a déjà prévenu qu’il ne pouvait «pas garantir des compétitions sans dopage».

 

 


















Le site olympique vu du ciel en 2003


 


 

détail de la construction du site olympique 2010 ©G

 

 

 Légende de la galerie-diaporama ci dessous

Photo 3 : Tour d'observation Arcelor Mittal Orbit dans le site olympique de Stratford, été 2011.

Photo 4 : Nouvelles tours de logements de standing sur la grand rue de Stratford, hiver 2012

 


dimanche 19 mai 2024

Discours d'entrée en campagne de Biden contre Trump

 Dans la série des thématiques des cours consacrés à la Démocratie en Première SPé HGGSP, il y a le danger de l'illibéralisme et les dérives internes aux régimes considérés comme démocratiques. J'ai cette année effectué avec les élèves une analyse de texte d'un discours de Joe Biden, pour approfondir la méthode de l'analyse critique de texte.

Voici le discours, largement caviardé pour permettre une analyse linéaire (mettre en évidence les thématiques, la structure interne du texte et sa logique, expliquer les allusions et les présupposés) dans une durée raisonnable (une séance de 2 H)


                         7 JANVIER 2024 • L’ENTRÉE EN CAMPAGNE DE JOE BIDEN

L’élection américaine de 2024 a déjà commencé. Au centre de la campagne, il y aura une question vertigineuse : de quel côté se situe la démocratie ? Dans son premier discours fleuve, Joe Biden expose ce qui sera le cœur de sa stratégie : face à Trump, il est le vrai défenseur de l’Amérique et de la démocratie.. source : LE GRAND CONTINENT


Présentation : Trois ans après l’assaut du Capitole du 6 janvier 2021, Joe Biden a prononcé hier un discours fleuve marquant l’ouverture de sa campagne de réélection non loin de Valley Forge, en Pennsylvanie, haut-lieu de la guerre d’indépendance. C’est à cet endroit précis que George Washington, au cours de l’hiver 1777-1778, décida de stationner ses troupes, épuisées par la campagne, rongées par le froid, la faim, la maladie. Quelques mois plus tôt, le Congrès fuyait Philadelphie, à quelques dizaines de kilomètres, où fut signée la Déclaration d’Indépendance en 1776.

Cet exercice n’est pas anodin. Alors que le mandat de Joe Biden présente un bilan économique globalement favorable — ce qui, d’ordinaire, pourrait suffire à rallier la majorité des électeurs —, les sondages semblent majoritairement indiquer, à dix mois des élections, que Trump a le plus de chances de l’emporter. La majorité républicaine de la Chambre contribue quant à elle à faire de l’immigration l’un des principaux sujets qui détermineront la campagne, alors que la position de Biden sur le sujet est largement critiquée par les électeurs républicains — et de plus en plus dans les rangs des Démocrates. Les réussites du mandat de Biden en matière d’infrastructures, de création d’emplois ou de transition énergétique devraient quant à elles occuper une place secondaire pour une grande partie d’électeurs.

Contrairement à ses précédents discours des 6 janvier 2022 et 2023, Joe Biden a décidé cette année d’adopter une posture beaucoup plus agressive vis-à-vis de Donald Trump. Ce dernier, qui devrait certainement être investi par le Parti républicain, est présenté comme le plus grand danger qui pèse sur l’essence même des États-Unis : la démocratie, mentionnée à 27 reprises dans le discours. « Le choix est clair. La campagne de Donald Trump est centrée sur lui, pas sur l’Amérique, pas sur vous. La campagne de Donald Trump est obsédée par le passé, pas par l’avenir. Il est prêt à sacrifier notre démocratie pour prendre le pouvoir. » 

Après avoir auparavant mobilisé Abraham Lincoln ou Franklin Delano Roosevelt, Biden a choisi de se rattacher à la figure de George Washington pour lancer sa campagne présidentielle. Bien que peu apprécié par les Démocrates, raviver la mémoire du premier président américain offre un argument de choix pour s’attaquer à la candidature de Donald Trump. Tandis que Washington annonça dans sa Farewell Address du 19 septembre 1796 ne pas briguer un troisième mandat, Donald Trump encouragea la foule à entraver le transfert pacifique du pouvoir le 6 janvier 2021, accomplissant ainsi ce contre quoi George Washington mettait en garde lui-même 225 ans auparavant.

 

 

Biden à la tribune, janvier 2023

Le sujet de mon discours aujourd’hui est extrêmement sérieux, et c’est pour cela qu’il doit être prononcé dès le début de cette campagne. Durant l’hiver 1777, l’armée continentale marchait vers Valley Forge dans un froid intense. Le général George Washington savait qu’il était confronté à la tâche la plus ardue qui soit : mener et gagner une guerre contre l’empire le plus puissant du monde à l’époque. Sa mission était claire. La liberté, pas la conquête. La liberté, pas la domination. L’indépendance nationale, pas la gloire individuelle. L’Amérique a fait un vœu. Plus jamais nous ne nous inclinerions devant un roi. 

(…) Aujourd’hui, nous sommes ici pour répondre à la plus importante des questions. La démocratie est-elle toujours la cause sacrée de l’Amérique ? Je ne plaisante pas. Ce n’est pas une question rhétorique, académique ou hypothétique. La question de savoir si la démocratie est toujours la cause sacrée de l’Amérique est la question la plus urgente de notre époque, et c’est l’enjeu de l’élection de 2024.

Le choix est clair. La campagne de Donald Trump est centrée sur lui, pas sur l’Amérique, pas sur vous. La campagne de Donald Trump est obsédée par le passé, pas par l’avenir. Il est prêt à sacrifier notre démocratie pour prendre le pouvoir. (…) Il y a trois ans demain, nous avons vu de nos propres yeux la foule violente prendre d’assaut le Capitole des États-Unis. Lorsque vous avez allumé votre télévision et découvert ces images, vous avez eu du mal à y croire. Pour la première fois de notre histoire, des insurgés étaient venus empêcher le transfert pacifique du pouvoir en Amérique en brisant des vitres, en fracassant des portes, en attaquant la police. (…) Plus de 140 policiers ont été blessés. Jill et moi avons assisté aux funérailles des policiers décédés à la suite des événements de ce jour-là. C’est à cause des mensonges de Donald Trump qu’ils sont morts ; parce que ces mensonges ont poussé la foule vers Washington. Il avait promis que ce serait « sauvage », et ça l’a été. Il a dit à la foule de « se battre comme l’enfer », et l’enfer s’est déchaîné. 

(…) La nation entière a regardé avec horreur. Le monde entier a regardé avec incrédulité. Et Trump n’a rien fait. Les membres de son équipe, les membres de sa famille, les dirigeants républicains qui étaient attaqués — à ce moment précis — ont plaidé en sa faveur : « Agissez. Rappelez la foule ». Imaginez s’il était sorti et avait dit « Arrêtez ». Et pourtant, Trump n’a rien fait. C’est l’un des pires manquements au devoir de la part d’un président dans l’histoire des États-Unis : une tentative de renverser une élection libre et équitable par la force et la violence.

Un nombre record de 81 millions de personnes ont voté pour ma candidature et pour mettre fin à sa présidence. Trump a perdu le vote populaire de 7 millions de voix. Les affirmations de Trump concernant l’élection de 2020 n’ont jamais pu être défendues devant un tribunal. Trump a perdu 60 affaires judiciaires — 60. Trump a perdu les États contrôlés par les républicains. Trump a perdu devant un juge nommé par Trump — puis devant d’autres juges. Et Trump a perdu devant la Cour suprême des États-Unis. Il a perdu sur toute la ligne.

(…) M. Trump a épuisé toutes les voies légales à sa disposition pour renverser l’élection. Mais la voie juridique n’a fait que ramener Trump à la vérité, à savoir que j’avais gagné l’élection et qu’il était un perdant. Eh bien, sachant comment son esprit fonctionne maintenant, il ne lui restait qu’un acte — un acte désespéré — à sa disposition : la violence du 6 janvier.  Depuis ce jour, plus de 1 200 personnes ont été inculpées pour avoir attaqué le Capitole. Près de 900 d’entre elles ont été condamnées ou ont plaidé coupable. Collectivement, à ce jour, elles ont été condamnées à plus de 840 ans de prison. Et qu’a fait Trump ? Au lieu de les appeler « criminels », il a appelé ces insurgés « patriotes ». Ce sont des « patriotes ». Et il a promis de les gracier s’il revenait au pouvoir.  (…) En essayant de réécrire les faits du 6 janvier, M. Trump tente de voler l’histoire de la même manière qu’il a essayé de voler l’élection.

Le 28 octobre 2022, le mari de l’ancienne speaker démocrate de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, a été attaqué à son domicile par David DePape, un extrémiste armé d’un marteau adepte de théories conspirationnistes qui cherchait ce jour-là à enlever Nancy Pelosi. Cette attaque d’une violence rare dirigée contre un homme âgé de 82 ans qui n’était alors qu’une « victime collatérale » de DePape a fait l’objet de moqueries par Donald Trump lors d’un meeting fin septembre. Après avoir demandé sur un ton sarcastique « comment se portait le mari de Nancy Pelosi » devant un public hilare, l’ancien président ajoutait : « elle s’oppose à la construction d’un mur à notre frontière, alors qu’elle a un mur autour de sa maison — qui n’a manifestement pas fait du très bon travail ». 

L’attaque de Trump contre la démocratie ne fait pas seulement partie de son passé. C’est ce qu’il promet pour l’avenir. Il est direct. Il ne cache pas son jeu. (…) Il a ajouté qu’il serait un dictateur dès le premier jour. Il a appelé cela, et je cite, la « suppression de toutes les règles, de tous les règlements et de tous les articles, même ceux qui se trouvent dans la Constitution des États-Unis », si c’est sa volonté. (…) Avec d’anciens collaborateurs, Trump prévoit d’invoquer l’Insurrectionist Act — ce qu’il n’est pas autorisé à faire dans des circonstances ordinaires —, qui lui permettrait de déployer des forces militaires américaines dans les rues de l’Amérique. Il l’a dit.

Il qualifie de « vermine » ceux qui s’opposent à lui. Il parle du sang des Américains comme étant empoisonné, reprenant le même langage que celui utilisé dans l’Allemagne nazie. Les propos tenus par Trump le 11 novembre dernier lors du Veterans Day, un jour férié commémorant les sacrifices des anciens combattants américains, ont fait couler beaucoup d’encre dans les journaux et diverses publications en raison de leur proximité avec les discours tenus par Adolf Hitler ou Benito Mussolini. Devant des militants tenant des affiches sur lesquelles était inscrit « la paix à travers la force », Donald Trump a comparé « les communistes, les marxistes, les fascistes et les voyous de la gauche radicale » à des « vermines », avant d’accuser les immigrants « d’empoisonner le sang de notre pays ». (…)

[…]. Lorsque l’attentat du 6 janvier s’est produit, la vérité n’a fait aucun doute. À l’époque, même les membres républicains du Congrès et les commentateurs de Fox News ont condamné publiquement et en privé l’attentat. Comme l’a dit un sénateur républicain, « le comportement de Trump était embarrassant et humiliant pour le pays ». Mais aujourd’hui, ce même sénateur et ces mêmes personnes ont changé de discours. Au fil du temps, la politique, la peur, l’argent sont intervenus. Et maintenant, ces voix de partisans MAGA (make America great again) qui connaissent la vérité sur Trump le 6 janvier ont abandonné la vérité et la démocratie.

Le 6 janvier 2021 a longtemps conduit à penser qu’une partie importante des dirigeants et des électeurs du Parti républicain allaient se détourner de Donald Trump en raison du rôle joué par celui-ci lors de l’insurrection. Trois ans jour pour jour après les faits, il apparaît que seule une minorité du GOP (Grand old party = le parti républicain) a emprunté ce chemin. Selon la recension du site FiveThirtyEight, 162 élus et responsables républicains ont à ce jour publiquement annoncé leur soutien à Donald Trump, contre seulement 18 pour Ron DeSantis (son adversaire au sein du parti républicain). Mercredi 3 janvier 2024, le chef de la majorité républicaine à la Chambre, Tom Emmer, a annoncé qu’il voterait pour Donald Trump en 2024, tandis que ce dernier le qualifiait quelques mois plus tôt de « Globalist RINO [Republican In Name Only] » : un Républicain considéré déloyal envers le Parti. Ils ont fait leur choix. Maintenant, le reste d’entre nous — Démocrates, indépendants, Républicains traditionnels — doit faire son choix.

(…) Sans démocratie, aucun progrès n’est possible. Pensez-y. L’alternative à la démocratie est la dictature — la règle d’un seul, pas la règle de « Nous, le peuple ». C’est ce qu’avaient compris les soldats de Valley Forge, c’est ce que nous devons également comprendre. Nous avons eu la chance de bénéficier pendant si longtemps d’une démocratie forte et stable. Il est facile d’oublier pourquoi tant de personnes avant nous ont risqué leur vie pour renforcer la démocratie, et ce que serait notre vie sans elle.

La démocratie, c’est la liberté de dire ce que l’on pense, d’être qui l’on est, d’être qui l’on veut être. La démocratie, c’est la possibilité d’apporter des changements pacifiques. La démocratie, c’est la façon dont nous avons ouvert les portes de l’opportunité de plus en plus largement à chaque génération successive, et ce malgré nos erreurs. Mais si la démocratie disparaît, nous perdrons cette liberté. Nous perdrons le pouvoir de « nous, le peuple » de façonner notre destin.

Si vous doutez de moi, regardez autour de vous. Voyagez avec moi lors de mes rencontres avec d’autres chefs d’État dans le monde entier. Regardez les dirigeants autoritaires et les dictateurs que Trump dit admirer — il dit tout haut qu’il les admire. Je ne vais pas tous les citer. Ce serait trop long. (…) Et regardez ce que ces autocrates font pour limiter la liberté dans leurs pays. Ils limitent la liberté d’expression, la liberté de la presse, la liberté de réunion, les droits des femmes, les droits des personnes LGBTQ, les gens vont en prison…

(…) Il ne peut y avoir de compétition si l’on considère la politique comme une guerre totale plutôt que comme un moyen pacifique de résoudre nos différends. La guerre totale, c’est ce que veut Trump.

C’est pourquoi il ne comprend pas la vérité la plus fondamentale sur ce pays. Contrairement à d’autres nations sur Terre, l’Amérique n’est pas fondée sur l’ethnicité, la religion ou la géographie. Nous sommes la seule nation dans l’histoire du monde construite sur une idée : « Nous tenons ces vérités pour évidentes, que tous les hommes et toutes les femmes sont créés égaux ». C’est une idée énoncée dans la Déclaration, créée de manière à ce que nous considérions que tout le monde est égal et doit être traité de la même manière tout au long de sa vie.

Nous n’avons jamais été à la hauteur de cette idée. Nous avons encore un long chemin à parcourir. Mais nous n’avons jamais renoncé à cette idée. Nous ne l’avons jamais abandonnée auparavant. Je vous promets que je ne laisserai pas Donald Trump et les Républicains MAGA nous forcer à nous éloigner maintenant.

(…) Permettez-moi de conclure par ceci. […] En Amérique, les vrais dirigeants — les dirigeants démocratiques — ne s’accrochent pas au pouvoir sans relâche. Nos dirigeants rendent le pouvoir au peuple. Et ils le font de leur plein gré, car c’est ainsi que les choses se passent. (…) je refuse de croire qu’en 2024, les Américains choisiront de renoncer à ce qui a fait d’eux la plus grande nation de l’histoire du monde : la liberté. La démocratie est toujours une cause sacrée. Et aucun pays au monde n’est mieux placé que l’Amérique pour mener le monde.  (…) Que Dieu vous bénisse tous. Et que Dieu protège nos troupes.

Je vous remercie.


mardi 19 mars 2024

Guerre et cinéma aux Etats-Unis

 

Présentation : je vous propose une activité en classe, sur la bataille d' Iwo Jima, qui peut être utilisée dans le cadre de l'enseignement de spécialité. A priori, elle cadre mieux avec le thème Histoire et Mémoire (Spé Term)  dans l'axe 1, "Histoire et Mémoire des conflits", mais je viens de l'utiliser en Spé 1ere, dans le cadre du cours sur l'information en temps de guerre. Il s'agissait de compléter le cours qui fait une part belle à la question de la propagande par un point plus spécifique : l'image iconique et les traces qu'elle laisse dans la mémoire.

Durée : puisqu'il s'agissait pour moi d'un complément de cours, j'ai calibré pour que l'activité soit faite en 1H. Il y aurait bien des possibilités d'approfondir, en utilisant davantage le film de Clint Eastwood, "Mémoires de nos pères". J'ai indiqué aussi en fin d'article deux autres pistes pour prolonger la réflexion.

Supports : poly pour les élèves (détaillé dans la suite de l'article) + Mémoires de nos pères de Clint Eastwood + épisode 8 de The Pacific

Documentation : un article de Laurent Tessier dans Transhumances IX, p. 233-244 + Le labo 1 (publication des clionautes, auteur JP Meyniac) , nov 2007 + article du Nouvel Obs , le drapeau rouge sur le Reichstag

Déroulé
  • On commence par regarder le début du film de 3:40 à 5:10. Les élèves ont un poly. C'est leur doc 1 (image + transcript)

Transcript scène d'ouverture de Mémoires de nos pères (+/-3:40-4:40). Film de Clint Eastwood -2006

"Beaucoup de gars que j'ai connus n'ont jamais parlé de ce qui s'est passé là-bas, sans doute parce qu'ils essaient de l'oublier. Ils ne se sont jamais considérés comme des héros. Ils sont morts, sans gloire. Personne ne les a pris en photo. Seuls leurs copains savent ce qu'ils ont fait. J'ai dit à leurs parents qu'ils sont morts pour leur pays...je ne suis pas sûr que c'était le cas. D'ailleurs il y a eu plein d'autres photos prises ce jour-là, mais que personne n'a voulu voir. Ce qu'on voit et ce qu'on fait à la guerre, la cruauté, est impensable. Mais d'une façon ou d'une autre, il nous faut y trouver un sens, et pour ça il nous faut une vérité facile à comprendre. [...] La bonne photo peut faire gagner ou perdre une guerre. Regardez le Vietnam, la photo de cet officier sud-vietnamien faisant sauter à bout portant la tête de ce Viêt-Cong. C'était fini, on avait perdu la guerre."


Ensuite, présentation de la photo

Doc 2 : Une photographie pour l'Histoire

Raising the Flag on Iwo Jima est prise le 23 février 1945 par le photographe américain Joe Rosenthal pour l'agence Associated Press. Elle montre cinq Marines américains et un soldat infirmier de la Navy hissant le drapeau des États-Unis sur le mont Suribachi, lors de la bataille sur l'île japonaise d'Iwo Jima durant la Seconde Guerre mondiale. La photographie est développée à Guam et envoyée immédiatement aux Etats-Unis. Des centaines de journaux la reprennent dès le lendemain. La photographie eut donc immédiatement un immense succès. Elle devint également le seul cliché à obtenir le prix Pulitzer de la photographie l'année de sa publication. Considérée comme l'une des images les plus significatives de son époque, elle constitue également l'une des photographies les plus diffusées de tous les temps. Elle a été choisie à l'époque pour servir de support à la campagne du 7e emprunt de guerre et donc a été reproduite sur des affiches, des timbres ... Les trois soldats survivants de ce moment ont été enrôlés par l'armée pour la tournée de levée de fonds à travers les Etats-Unis.

 

Analyse rapide de la photo pour en comprendre l'efficacité

Contextualiser en expliquant aux élèves que la guerre du Pacifique contre le Japon est une guerre que les Etats-Unis ont mené seuls contre le Japon qui les avait directement attaqués. Elle a nécessité un déploiement d'hommes et de ressources bien supérieur au front européen. Les conditions extrêmement difficiles de cette guerre (sauts de puces d'archipels en archipels => carte historique) pour se rapprocher du Japon, de même que la résistance acharnée des Japonais (cf les kamikazes) ont fait du front du Pacifique le front essentiel de la Seconde Guerre mondiale pour l'opinion publique américaine.

Intérêt stratégique d'Iwo Jima = indiqué au tout début de The Pacific : carte + images d'archives + témoignage de vétéran . Visionnage de ces quelques minutes (avant le générique)

Pour mieux comprendre pourquoi cette photo et pas une autre du même événement, les élèves sont amenés à comparer avec une autre photo. Celle-ci est juste projetée, pas distribuée.

=> bilan :

  • Une bataille stratégique, filmée et reportages radio en direct. 12 000 japonais sur un îlot de quelques dizaines de km². Nombre de morts US très élevé.
  • Quant à la photo elle-même : dynamisme de la scène, des marines (corps d'élite) qui en plus forment un seul corps (coopération et esprit d'équipe = valeurs "militaires") + annonce de la victoire future/message d'espoir : la ligne négative (diagonale descendante) est en passe de basculer en ligne positive (diagonale montante)

 

Qu'est-ce qu'une image iconique ?

Elle imprègne l'imaginaire collectif => réutilisée, détournée, mentionnée ...

doc 3 : quelques exemples de l'impact de cette image

a- Felix de Weldon pose devant son oeuvre : le US Marine Corps War Memorial d'Arlington (cimetière militaire)

= plus de 6 millions de visiteurs /anBataille Iwo Jima

b- Le drapeau rouge sur le Reichstag (Berlin), la réponse soviétique ( Photo : Evgueny Khaldeï, 2 mai 1945 pour l'agence Tass)

c- Andy Singer, D-Day, 1998

l'image iconique détournée...

Le rôle et l'efficacité du cinéma dans la fabrication et la transmission d'une mémoire "officielle"

"Mon boulot, c'est juste de raconter cette histoire. Et ensuite, quand le public viendra, j'espère que ça lui donnera une idée de ce qu'était cette génération : la famille, la camaraderie, le fait de pouvoir compter sur son voisin et ce que ça veut dire dans la vie" (extrait interview Eastwood dans les bonus du DVD, édition collector)

Doc 4 : présentation et exploitation de la série The Pacific

Après Band of brothers (2001) qui retraçait l'histoire d'une compagnie américaine du débarquement jusqu'à la fin de la guerre en Europe, Steven Spielberg et Tom Hanks récidivent en 2010 et co-produisent The Pacific. HBO est une chaîne du câble, connue pour ses programmes de très haute qualité. La série a reçu 8 Emmy Awards.

Basée sur deux livres de vétérans, Eugène Sledge et Robert Leckie la série entretient le flou entre la fiction et la réalité : les vétérans sont joués à l'écran par des acteurs, les scènes de bataille sont minutieusement reconstituées...

Comment le dispositif de la série joue-t-il sur cet aller-retour entre réalité et fiction ? Quel est le but recherché ? On pose ces deux questions aux élèves et on repasse le début (images d'archives et témoignage jusqu'au début du previously = 2min 32). Puis visionner la scène de bataille d'Iwo Jima à partir de 44min 18.

Ce n'est pas utile d'aller jusqu'au bout.

L'objectif est de comparer les images de la guerre filmées à l'époque et les images de la bataille dans la série.

Bilan =

  • une reconstitution apparemment fidèle (cf la butte et les soldats qui se font mitrailler en haut = quasiment identique entre archives et série). Le fait de commencer par les films de l'armée de l'époque et par le témoignage d'un vétéran légitime la fiction. Cela lui octroie une sorte de certificat d'authenticité.
  • une efficacité de la narration : focalisation interne (on entre directement dans la scène de combat, on est perdu, on ne comprend pas d'où viennent les tirs et on découvre l'ennemi en même temps que le personnage principal) + suspense (vont-ils réussir à tuer le japonais dans son bunker ?) (le héros va t-il finir étripé comme tous les autres ?)
  • des émotions multiples (horreur, stress, tristesse...) qui impriment en nous cette représentation de la guerre.
  • un message : l'héroïsme des soldats ordinaires => un modèle ?
En cette fin de séance, il reste à indiquer aux élèves que :

Comme le fait remarquer Pierre Conesa, géopoliticien français qui travaille sur les mêmes thématiques qu'Alford, les Etats-Unis n'ont pas un système unifié pour l'enseignement de l'Histoire. Les programmes scolaires relèvent de la compétence des États et non pas de l'état fédéral. C'est donc Hollywood qui fabrique et transmet aux différentes générations d'américains la mémoire commune de l'Histoire . Cette mémoire n'est pas unifiée, mais on distingue de nombreux points communs dans tous les récits de guerre à destination du public américain.

Par ailleurs, Laurent Tessier dans son article indique que : "en interrogeant les vétérans du Vietnam, nous avons pu constater que les soldats américains qui se sont battus lors de conflit sont souvent partis à la guerre avec, en tête, le fantasme de reproduire le modèle héroïque de leurs pères (la génération de la 2nde guerre mondiale) et de leurs grands-pères (celle de la 1ere guerre mondiale). [...] De même, les films se répondent comme si chaque génération de boys était représentée en référence à la précédente. [...] On constate depuis les années 60 (Vietnam) une sorte de blocage dans cette filiation".

Remarque 1: sur un idée de Lionel Chevassus, les élèves approfondiront en autonomie. J'ai repris son questionnaire de l'interview de Matthew Alford sur Le Media : "Hollywood, la machine à propagande".

Remarque 2 : sur le fait qu'il est devenu plus difficile de faire des films de guerre ouvertement héroïques depuis le Vietnam et que les films se répondent les uns aux autres, on pourrait évoquer une autre mini-série de HBO, Generation Kill de David Simon. Ce fut un flop médiatique et la série fut annulée à la fin de la première saison, ce qui est très rare avec HBO. Or, cette série refuse précisément toute héroïsation des soldats et montre une guerre profondément absurde.

samedi 16 mars 2024

Le préjugé anti-italien dans quelques textes français (XIVe-début XVe s)

 

« les Ytaliens, lesquieulx sont les plus caultes gens et les plus malicieux que nacions du monde"

Les préjugés français à l' encontre de la gens italica ont une longue histoire, qui précèdent le loin l'arrivée au 19e siècle des travailleurs italiens chassés par la pauvreté et migrant en France. Les rapports entre les deux nations sont anciens et ont toujours été importants. De nombreux italiens résidaient ou traversaient le royaume de France et ses grands duchés (comme la Bourgogne) au Moyen Age. 

Une tentative d'essentialisation

Il est frappant de lire dans presque tous les textes des considérations négatives sur les Italiens qui essentialisent les défauts qu’on leur attribue.

L’explication la plus commune réside dans la théorie des climats. Même Commynes, qui use rarement de jugement de valeur à l’emporte-pièce, l’utilise pour expliquer que les Français, de par leur localisation ni trop au nord ni trop au sud, ont un avantage sur les autres peuples («’Ainsi appartenons-nous à la région chaude et aussi à la froide ; c’est pourquoi nous avons des gens des deux humeurs »). Le climat froid produit des personnes colériques et impulsives car elles sont censées compenser le froid du climat par une chaleur des humeurs et à l’inverse, les habitants des pays du sud auraient « le sang plus froid », ils seraient donc calculateurs et dissimulateurs.

C’est donc la ruse qui est, pour les chroniqueurs, le trait dominant des Italiens. « Les Lombards, qui combattent toujours par surprise plutôt qu’à découvert et qui ne savent rien faire sans employer la ruse ». Telle est le jugement définitif porté par Michel Pintoin alors qu’il raconte l’échec de la guerre menée en Lombardie par le comte d’Armagnac en 1391. Le comte succombe devant Alessandria, pour avoir commis un péché d’orgueil : « Le comte attribua à leur lâcheté ce qui n’était de leur part qu’un stratagème. Plein de mépris pour ces gens [les habitants d’Alessandria, reclus derrière leurs murailles] qu’il regardait comme de vils manants, il fit dresser ses tentes autour de la ville et préparer les machines de siège. Mais la fortune ne disposait à déjouer ses projets. » Les habitants de la ville eurent le dessus sur son armée et le prirent, lui, l’orgueilleux chevalier français, dans le piège où il perdit la vie. « Ainsi périt de la trahison ce noble et vaillant chevalier. » conclut Michel Pintoin.

Une certaine manière de faire de la politique : le choc des cultures politiques

Déloyauté et dissimulation sont des traits fréquents des potentats italiens dans les chroniques. Il y a une longue série d’explications des échecs des seigneurs français en Italie par la trahison, ou du moins le non-respect de la parole donnée.

À propos des Napolitains, Christine de Pisan dans le Livre des faits et des bonnes mœurs du sage roi Charles V explique l’échec de la conquête du royaume de Naples par Louis d’Anjou, frère du roi, par la déloyauté des princes de ce pays : « Le duc d'Anjou, en dépit de la résistance de son ennemi, finit par conquérir à peu près tout le royaume. Il reçut la couronne de Naples et fut appelé le roi Louis. Il le resta longtemps, ne cessant de guerroyer. Si ce pays, qu'il avait conquis et dont les princes lui avaient fait allégeance, s'était montré loyal envers lui (ce qui n'était guère dans les usages de ces gens-là) et s'il avait pu disposer de vivres en suffisance (la contrée était déserte et dévastée), il n'aurait pas manqué de soumettre ses ennemis, puis de conquérir l'empire de Rome, ce qui lui tenait particulièrement à cœur. Mais faute de trouver des alliés loyaux dans le pays, faute d'un approvisionnement suffisant en vivres, il vit s'épuiser les forces de ses gens." 

C’est pourquoi on attribue fréquemment aux seigneurs italiens l’utilisation du poison pour « régler » leurs affaires C’est d'ailleurs  une pratique que reconnaissent les Italiens eux-mêmes : Voir Guicciardini au début de la Storia d’Italia : « était presque inconnue au-delà des monts cette méchante coutume d’empoisonner les hommes qui est fort usitée en plusieurs endroits d’Italie » (livre 1, p. 51)

Les exemples sont relativement nombreux dans les chroniques françaises. Dans la chronique du religieux de St Denis, il est rapporté par exemple, parlant de Charles de Duras, adversaire de Louis d’Anjou pour le trône de Sicile que :

« Mais d’après le conseil de ses partisans, il avait résolu de triompher, non par la force, mais par une trahison secrète. Convaincu qu’il était surtout de son intérêt de priver l’armée de son chef, il imagina la ruse suivante : il fit partir un messager perfide qui, sous prétexte d’accorder le défi au duc, portait une petite lance envenimée dont la pointe renfermait un poison tellement subtil que, s’il touchait le duc avec ce fer, ou seulement si le duc dirigeait son œil vers la pointe, il eût été à l’instant même empoisonné. Le projet échoua, grâce au duc de Potenza. Cet homme prudent et avisé, sachant bien les mœurs et le caractère des Siciliens, et se doutant de la ruse, fit surveiller le messager. »


Plus loin, Michel Pintoin évoque la haine entre la famille d’Armagnac et Galéas Visconti car celui-ci avait « dépouillé de leur patrimoine son neveu Charles et sa sœur, femmes de messire Bernard d’Armagnac ; il avait traitreusement surpris et fait empoisonner leur père, messire Barnabo, avec ses autres fils et ses autres filles. » Pareillement, quand il s’agit d’expliquer les rumeurs malveillantes contre la duchesse d’Orléans, Valentine Visconti, seule femme à continuer à jouir des faveurs du roi Charles VI lors de ses périodes de démence, il indique que les « soupçons, que rien ne semblait justifier, étaient fondés sur ce que, dans la Lombardie qui était la patrie de la duchesse, on faisait plus qu’en tout autre pays usage de poisons et de sortilèges. »

(quelques éléments explicatifs = Charles Visconti avait épousé Beatrix d’Armagnac. Les deux familles étaient donc liées par un double mariage. C’était le cas aussi de la famille royale puisque Louis d’Orléans avait épousé Valentine Visconti, fille de Giovanni Galeazzo. Le coup d’état de Giovanni Galeazzo contre son oncle Barnabo date de 1385. Pintoin en reparle dans le volume 3 (p.153) à l’occasion de la mort de Galeazzo en évoquant à nouveau l’empoisonnement de Barnabo.)

Au moment de dresser le bilan de la domination de son père, Galéas, Michel Pintoin revient une nouvelle fois sur le poison pour évoquer sa crainte de l’empoisonnement : « scrupuleux observateur de l’hospitalité, surtout lorsque de nobles seigneurs venaient le visiter, il les comblait de prévenance et leur faisait bonne chère, mais jamais il ne se mettait à table avec eux ; car il avait coutume de manger seul, et dans la crainte qu’on empoisonnât ses mets, comme il n’est que trop d’ordinaire en ce pays, il les faisait goûter avant lui par vingt de ses officiers. »

 

Donc les potentats sont réduits aux calculs politiques et aux manœuvres. L’habilité politique des seigneurs italiens, et ce qui faisait leur réputation (« Galeas, le seigneur de Milan, qui passait pour le plus habile de tous les princes de l’Occident »), consistait dans leur capacité à nouer des intrigues, au mieux de leurs intérêts, selon les rapports de force du moment. A propos des négociations entre Gênes et la couronne de France à l’époque de Charles VI, le portrait que livre Michel Pintoin du duc de Milan témoigne du jugement français sur la ruse et la dissimulation dont il fait preuve. Alors que Charles VI a envoyé à Milan des ambassadeurs pour rappeler au duc leur alliance (« pacte juré naguère lui faisait un devoir de défendre l’honneur et l’intérêt de la couronne de France »), traité de quasi-vasselage dans l’esprit du roi puisque ses ambassadeurs requièrent de Galeas Visconti l’aide et le conseil :

« Cette ambassade déplut fort au duc de Milan. Toutefois il dissimula son mécontentement et feignit de recevoir les députés avec plaisir. Il les paya de belles paroles et leur déclara qu’il se mettait à la discrétion du roi et qu’il offrait de le servir envers et contre tous, à l’exception de l’empereur qui, l’année précédente, l’avait créé duc et auquel il avait prêté serment d’obéissance et de fidélité. Toutes ces protestations n’étaient que mensonge et artifice. […] Les agents du duc de Milan, qui sous le faux prétexte de terminer quelques affaires, étaient venus séjourner dans la ville [de Génes],y réveillèrent les anciennes dissensions et rivalités des Guelfes et des Gibelins. Les envoyés du roi partirent donc sans avoir rien conclu, au grand déplaisir des principaux citoyens. »

Cette ruse italienne est toujours condamnée. Cependant elle a pu être vue comme un modèle, mais assez tardivement, avec Louis XI et Commynes.


le non-respect des hiérarchies : imaginaire féodal vs imaginaire républicain ?

Pour l’année 1416, Michel Pintoin rapporte un épisode significatif de l’orgueil de la République de Gênes, qui manifeste sa volonté de ne pas accepter de se laisser traiter en sujets soumis de l’empereur Sigismond. A cette époque, les Génois ont envoyé des bateaux pour aider le roi de France à débloquer le port d’Harfleur contre les Anglais. L’empereur Sigismond « écrivit aux Génois pour les détacher de la France. Il déployait dans sa lettre l’éloquence la plus fleurie […] néanmoins à la fin, il prenait à la fin le ton de la menace, pour le cas où ils n’obéiraient pas à sa volonté. Les Génois mécontent lui répondirent […] qu’ils entendaient ne jamais rompre le pacte d’amitié qui les unissait depuis si longtemps au roi de France […] Quant à ses menaces, ils y répondirent, dit-on, d’une manière emblématique en dessinant au-dessous de la suscription de leur lettre une main avec le pouce entre l’index et le doigt du milieu : c’était ainsi que dans plusieurs pays et royaumes, les nobles et le peuple se témoignaient leur mépris, lorsqu’ils voulaient se railler les uns des autres. »

L’Italie a vraiment une place très particulière dans le paysage politique de l’Europe occidentale de cette époque. Patrick Boucheron parle de « laboratoire italien ». De fait, traditions, pratiques et vocabulaires sont, à première vue, bien différents.

Pour illustrer le « dialogue de sourds » entre deux traditions et deux rapports au pouvoir, on peut se focaliser sur l’épisode de la vente de Pise rapporté par l’auteur anonyme du Livre des fais du mareschal Boucicaut :

(Il s’agit d’une biographie contemporaine de la vie du maréchal Boucicaut, entrepris entre avril 1406 et avril 1407 et qu'il fut achevé le 9 avril 1409. L’auteur, anonyme, fait office de chroniqueur. C'est dans l'entourage de Boucicaut à Gênes qu'il faut sans doute chercher les commanditaires du livre (même si certains, Kervyn de Lettenhove par exemple) ont voulu faire de Christine de Pisan l’autrice de la chronique. Il n'est pas invraisemblable de penser que, derrière les commanditaires anonymes, il n'y ait Boucicaut lui-même. Si l'on en croit le chroniqueur, celui-ci n'aurait entrepris son œuvre que pour glorifier la chevalerie en la personne de Boucicaut. Ces déclarations, assez traditionnelles, du narrateur ne doivent pas nous dissimuler les causes réelles qui sont à l'origine du Livre des fais, à savoir un plaidoyer en faveur du maréchal. L'ouvrage relève de la littérature engagée (p.XXVI) contre la propagande vénitienne, pour justifier la vente de Pise aux Florentins et enfin, faire, d'une façon plus générale, l'apologie d'une politique qui soulevait, à Gênes, bien des oppositions et qui débouche (quelques semaines ou mois après la fin de la rédaction de ce livre) sur la révolte anti-française des Génois.)

Il faut d’abord rapidement situer le contexte. A la suite de négociations serrées, la République de Gênes se donne au roi de France par traité en 1396 et celui-ci y place en 1401 Boucicaut en tant que gouverneur. A ce titre, Boucicaut entre sur le théâtre politique de l’Italie du nord où les territoires et les seigneurs (Florence, Milan, Venise pour les plus puissants) sont dans une lutte d’influence qui débouche parfois sur des luttes ouvertes, mais d’où n’émerge jamais un vainqueur durable. Or,

"Si fu voir que, en l'an mil CCCC et cinq, les Pisains se rebellerent contre leur seigneur, et le chacierent de la seignourie de Pise, selon les generales coustumes qui sont qui sont ou pays de la de non eulx tenir longuement soubz une seigneurie, quant ilz se treuvent les plus fors. »

Boucicaut est approché par les ambassadeurs de Pise, car la ville est sous la menace de Florence, sa puissante voisine et de Milan : elle vient en effet en 1402 de chasser son nouveau seigneur Gabriel-Marie Visconti, fils naturel de l’ancien duc de Milan et donc demi-frère du duc actuel. Parallèlement, Gabriel-Marie se tourne auprès de Boucicaut pour qu’il l’aide à récupérer son héritage :

Dont quant le dit seigneur se vid ainsi debouter de son heritage par ses mauvais subgés, pour ce que il sentoit que il n'avoit mie assez gens et force pour les remettre en subgecion, se va tirer vers le mareschal, comme a lieutenant du roy de France son souverain seigneur, a qui il avoit fait hommage de son dit heritage, lui querir ayde au nom du roy, si comme seigneur doit au besoing secourir son vassal qui le requiert a son ayde.

D’après le Livre des faits, les Pisans font monter les enchères entre les seigneurs potentiels, la République de Florence ou le roi de France, tout en refusant catégoriquement de revenir sous la domination de Gabriel-Marie. Boucicaut voit une bonne occasion d’accroitre l’influence et la puissance de la France en Italie et accepte la reconnaissance de suzeraineté du roi de France sur le territoire de Pise, comme cela avait été fait quelques années plus tôt avec Gênes. On comprend bien que la politique des Pisans a été de préférer un seigneur lointain plutôt que la soumission à Florence, et que les négociations avec Florence n’avaient d’autres objectifs que d’obtenir de Boucicaut, qui négociait pour le roi, les conditions les plus avantageuses pour la cité.

« Et en ces entrefaites que ilz batissoient ceste chose, les ambassadeurs de Pise retournerent devers le mareschal […] ilz vouloient que ainçois qu'ilz s'i donnassent [au roi], que le mareschal leur baillast et delivrast .III. Chasteaulx en leurs mains, c'est assavoir la citadelle, le chastel de Ligourne, et celui de Lipe-et-faite, que tenoit ancore messire Gabriel en sa main. Et le mareschal leur respondi adont : " Que voulez vous faire de la citadelle ?" Et ilz respondirent : "Nous la voulons raser par terre, et tenir les autres .II. chasteaulx en nos mains." -"Quel seigneurie, ce dit le mareschal, ara donques le roy sur vous, ne quel pouoir aroit il de justicier les mauvais et de les punir ?"- "Nous ne voulons, ce dirent ilz, qu'il y ait autre seignourie fors que le nom d'en estre seigneur"-"Pou de chose, ce dit le mareschal, seroit au roy cellui tiltre ; mais donnez vous y si comme ceulx de Jannes ont fait, ou ainsi que vous vous donnastes a messire Sirart de Plombin, duquel le duc de Milan ot puis le seigneurie et le tiltre. »

 

Deux logiques se rencontrent donc ici. Pour les Pisans, la seigneurie ne doit être que nominale : elle est un rapport théorique de sujétion et ne se traduit dans les faits que par les obligations fiscales qui doivent être les plus légères possibles pour être acceptables. Avoir comme seigneur le roi de France ne doit pas empêcher la République de Pise d’exercer en réalité un gouvernement autonome et c’est pour cela que châteaux et place-fortes sont réclamés : ils sont les conditions nécessaires de l’autonomie de fait. Pise veut être une République et, symboliquement comme pratiquement, elle ne veut plus de citadelle dans l’espace urbain. En revanche, Boucicaut, dans une vision très française, ne conçoit pas qu’une ville puisse être autonome autrement que dans l’administration des affaires courantes. La justice relève de la haute prérogative du seigneur ; le pouvoir du seigneur doit être manifeste (la citadelle) comme effectif. Dans les chroniques françaises, quand les auteurs disent des habitants qu’ils souhaitent leur liberté ou les libertés, c’est en référence au refus de paiement des taxes. Retrouver les anciennes libertés, c’est en fait appliquer les anciennes franchises et être exemptés des taxes, notamment royales. En Italie, la liberté a un sens plus large : il s’agit là vraiment de se gouverner de façon autonome.

 

Pour clôturer le récit de cette péripétie, on apprend dans le Livre des faits que les Pisans adressèrent une fin de non-recevoir aux exigences françaises. Et même, les messagers génois de Boucicaut à Pise reçurent la réponse suivante :

 "leur respondirent les Pisains tieulx parolles : " De tout ce que vous nous requerez nous ne ferons rien, et ne nous en parlez plus, mais faites mieulx : levez la seigneurie a vostre roy, et tuez Bouciquaut et tous ses François, et vivez a peuple comme nous, et soions tout un comme freres, et vous ferez que sages."

« Vivre à peuple » c’est vivre, si ce n’est en République, du moins en respectant l’autonomie de la cité. Et voici que la boucle se referme : dans leur désir de liberté, les Pisans chassent leur seigneur, qui n’était ni naturel, ni traditionnel puisqu’imposé par Milan depuis peu. En cherchant à préserver leur autonomie, ils mènent des négociations parallèles et sont conduits à se révolter contre les Français, ce qui renforce le préjugé anti-italien des Français. La grille de lecture des Français, que l’on va retrouver tout le temps est donc la suivante : les Italiens ne fonctionnent qu’au rapport de force.

 (R-  Sur la profondeur de l’attachement au principe communal en Italie, je renvoie au chapitre de Gian Maria Varanini, “Legittimità implicita dei poteri nell’Italia centro-settentrionale del tardo medioevo La tradizione cittadina e gli stati regionali” dans l’ouvrage  dirigé par J.P. Genet, sur la Légitimité implicite. Il fait le bilan des dernières décennies de recherche universitaires sur les systèmes communaux italiens et y rappelle que le système communal a un ADN, comme il dit, profondément enraciné en Italie et qui peut ressurgir même quand les cités ont été longtemps dirigées par une famille unique, considérée comme « seigneur naturel ».)