samedi 27 juin 2020

Pouvoir et marges : La pensée de l'empire chez Ibn Khaldoun et ses avatars dans Dune de Frank Herbert

A partir du livre de Gabriel Martinez-Gros, La fascination du djihad, PUF 2016
A partir des livres de Frank Herbert, la série des Dune




Pourquoi Dune ?
Livre de science fiction, fondateur du genre space-opera et prototype de ce que l'on appelle un "livre-monde", Dune dont le premier volume a paru en 1965 (6 tomes écrits par Frank Herbert jusqu'en 1985), en plus d'être le livre de science-fiction le plus vendu au monde, a irrigué tout l'imaginaire de la science-fiction depuis les années 1970. Il inspire notamment Star Wars de G. Lucas, sorti sur les écrans américains en 1977 dont l'esthétique et les codes artistiques furent eux aussi très prolifiques. 
Par ailleurs, les thématiques qui s'entrecroisent dans le tissu narratif sont  universelles (pouvoir, religion, relation homme/science/nature) mais résonnent particulièrement dans la période actuelle : la foi en un absolu permet-elle ou anéantit-elle la liberté des hommes ? comment les sociétés humaines peuvent-elles s'adapter au changement permanent et néanmoins brutal de leur environnement ? comment gérer politiquement et économiquement la rareté des ressources ? 

Bref lire les romans de Frank Herbert, c'est ouvrir un univers vaste de questions, souvent sans réponse unique et ce pour plusieurs raisons : Tout d'abord parce que  presque tous les protagonistes de l'histoire étant des "ordinateurs humains" (mentats ou formés aux techniques bene gesserit), ils ont des raisonnements particulièrement complexes, et les dialogues et "voix off" sont volontairement elliptiques (ils sont censés penser plus vite que nous et donc ils "sautent des étapes", c'est souvent exaspérant, il faut bien le dire) ; ensuite parce que la pensée de Herbert n'est ni figée ni didactique et expose les points de vue différents des différents personnages sans parti-pris affirmé. Sur la longueur du cycle, en revanche, une constante apparaît : Dune est bien une dystopie, elle présente les dangers de la pensée figée, que ce soit les absolus en politique et dans la religion ou même le respect trop strict des codes sociaux, car elle empêche les sociétés de s'adapter au changement. Toute tentative de contrôle du changement (la sélection génétique par l'ordre féminin du bene gesserit par exemple) est également vouée à l'échec.

Dans le cadre des programmes d'HGGSP, il y a de multiples portes d'entrée pour utiliser Dune. 

  1. La géopolitique de l'épice, ressource essentielle aux déplacements et donc au contrôle de l'empire peut être aisément reliée à la prise de contrôle de la production de pétrole par les pays de l'OPEP à partir de 1960, mettant en échec, par la nationalisation, les cartels pétroliers occidentaux (les majors, les "7 soeurs", la CHOM dans Dune). C'est précisément le contexte de rédaction du premier volume de Dune. Il y a là indéniablement un écho de l'Histoire. Le pétrole, comme l'épice sont indispensables aux déplacements et à l'économie des empires, occidental et intergalactique. Or, c'est une ressource "rare" car strictement géolocalisée dans une région qui, par conséquent, a été soumise au contrôle de la puissance dominante. Paul Muad'Dib, fils du duc Leto Atréides à qui l'empereur a confié le gouvernement de la planète Arrakis, se réfugie dans le désert à la suite d'un complot de l'ennemi héréditaire le baron Harkonnen, soutenu en sous-main par l'empereur lui-même, il s'allie aux Fremen pour reconquérir Arrakis mais aussi pour prendre le contrôle de l'empire. Pour cela, il doit forcer et la guilde des navigateurs intergalactiques et la CHOM qui contrôle le commerce et le conseil des grandes familles régnantes (le Landsraat) de lui faire allégeance : pour cela, il menace de détruire l'épice car "qui peut détruire l'épice détient le vrai pouvoir", dit-il.
  2. Le thème de la transformation environnementale est également au programme de Terminale et ici encore, Dune peut être utile. Le lien entre transformation environnementale et transformation sociale est au cœur du volume 3, Les enfants de Dune. -suivre ce lien pour une conférence sur l'écologie dans Dune- C'est une piste sans doute plus facile à mettre en oeuvre à partir d'extraits du livre.
Car le souci, c'est la mise en oeuvre didactique. Le volume 1 est épais, les fils à tirer sont dispersés et ténus. Il n'est pas envisageable d'en prendre un extrait pour en faire l'analyse. Quant au film de David Lynch, il est tellement daté et mauvais qu'on ne peut pas décemment le recommander aux élèves. Il existe une mini-série, mais ancienne, aussi je doute qu' elle soit visible sur le web et 4 jeux vidéos, eux aussi anciens.

Aussi, la piste qui me semble la plus intéressante est celle que je vous propose ici : un peu de sciences politique médiévale...

Qu'est-ce qu'un empire ? Comment se crée t-il ? Comment se maintient -il ?

Il me semble qu'on peut utiliser la pensée d'Ibn Khaldoun comme grille d'analyse de Dune, et inversement, se servir de Dune pour illustrer et incarner les théories d'IK.

Ibn Khaldoun (1332-1406) né en Tunisie d'une famille andalouse émigrée. 


L'empire de Tamerlan (1336-1405)
Le rôle de l'économie
Sa théorie de l'histoire, née en terre d'Islam mais d'ambition universelle, pense le "mouvement des sociétés", dans une approche très originale pour l'époque (IK est contemporain de la grande vague de peste noire) c'est-à-dire l'explication de la politique par l'économie, alors même que les progrès économiques sont si lents qu'ils sont invisibles donc impensés par les intellectuels depuis l'antiquité jusqu'au 18e siècle.
On peut résumer l'enjeu de la pensée d'Ibn Khaldoun en une seule question : comment créer de la richesse dans une société qui n'en crée pas spontanément, ou dont on ne perçoit pas le progrès ? La réponse, c'est qu'il faut la mobiliser artificiellement par la coercition. Le tribut qu'infligent les conquérants aux conquis, ou l'impôt qu'exige le pouvoir de ses sujets permettent l'accumulation des richesses, et donc des hommes et des compétences, dans un lieu dédié, la ville. La tâche fondamentale et fondatrice de l'État, c'est en effet la collecte de l'impôt. Or celui-ci n'est pas consenti spontanément. Il faut donc exercer une force coercitive pour l'imposer à une population qui doit être désarmée. D'où l'opposition fonctionnelle opéré par IK entre sédentaires (le peuple de l'Empire pacifié) et bédouins (la force au service de l'empire). En échange de l'impôt, l'empire offre à ses sujets soumis toutes les protections souhaitables – militaire, policière, judiciaire, sociale. 

Dans cet extrait d'un reportage de ARTE, l'empire perse de Darius a conquis puis pacifié un vaste empire, dont les habitants lui doivent l'impôt. Or l'impôt est la forme impériale du tribut que le conquérant impose aux peuples vaincus.

Le rôle de la violence
Dans le même temps, l'empire doit mobiliser une armée coûteuse, à la fois pour intimider son troupeau producteur et lui faire rendre l'impôt, mais surtout pour protéger ce troupeau qu'il maintient désarmé contre les prédateurs extérieurs.
Le pouvoir impérial n'a d'autre recours que de confier la charge de violence qu'il interdit à ses sujets à quelques-unes de ces tribus hostiles afin de s'en assurer l'alliance contre les autres. La part violente et « bédouine » (pour reprendre les termes d'Ibn Khaldoun) de l'empire peut être acquise par l'achat de tribus mercenaires (c'est déjà le cas dans l'empire chinois au Ier siècle avant notre ère), ou tout simplement par l'invasion, dont la victoire fournit paradoxalement au système impérial les forces qui lui sont nécessaires. À terme, le résultat est à peu près le même : le pouvoir revient à ceux qui ont la charge des fonctions de violence, parce qu'ils ont les armes, qu'ils conquièrent ce pouvoir par l'invasion, ou qu'ils en héritent en assurant les fonctions armées qui leur ont été volontairement confiées (les Barbares des dernières générations de l'Empire romain sont ainsi dans les deux rôles d'envahisseurs et de défenseurs).

Ces tribus sont violentes à la mesure de la privation de violence des majorités qu'elles protègent, gardent ou intimident. L'empire crée, à ses frontières, des réserves de violence que la tribu naturelle, ignorante de l'existence de l'État impérial, ne montre jamais. Il s'y ajoute le mépris et l'aversion que les tribus manifestent pour la civilisation urbaine, et parfois la haine religieuse pour la décadence de la civilisation impériale (dans le cas des arabes musulmans historiquement)
Si l'empire aiguise la violence à ses marges, c'est parce qu'il est radicalement pacifique en son centre.
Mais il survit et se développe car, comme l'explique Ibn Khaldoun, c'est sur l'infinie fragmentation du monde bédouin que repose la fragile tranquillité du monde sédentaire. Le rôle du pouvoir est donc de jouer des divisions, de tenir l'équilibre instable des tensions.

Mais la violence solidaire des bédouins plongés dans la société sédentaire s'y érode et s'y corrompt. Le processus de désarmement et de pacification de l'État s'exerce aussi sur sa propre violence. La tribu disparaît parce qu'elle ne sert plus à rien, parce que l'État impérial pourvoit à tout.
Dans sa volonté de régner seul au détriment des chefs qui partageaient autrefois avec lui la décision dans le conseil, le roi accentue puis précipite la décomposition de sa tribu, qui l'a pourtant hissé au pouvoir. Ses sages ministres lui font en outre voir que la tribu, tant qu'elle est armée, est une menace pour l'essence même de l'État, c'est-à-dire pour la tranquille levée de l'impôt. Enfin, la crise finale des dynasties selon Ibn Khaldoun : l'hypertrophie de l'appareil d'État y écrase une économie déjà anémiée.

Selon Ibn Khaldoun, l'histoire est ce processus de déperdition qui dissout des ethnies créatrices d'empires pour en faire des populations sédentarisées, désolidarisés, indifférenciées, incapables de création historique. En un siècle ou deux, ceux dont les ancêtres ont forgé l'histoire la quittent pour rejoindre le troupeau sans nom des producteurs contribuables. L'empire tue ceux qui le font.

Le rôle de la religion
IK s'en explique dans les chapitres qu'il consacre au califat et dans la comparaison qu'il mène, dans ces mêmes pages, entre les trois monothéismes. Fidèle à la vision unanime des auteurs médiévaux, il ne sépare pas la religion de son incarnation impériale, ou du moins de sa forme politique. Par définition, la religion est ce qui donne corps et forme à un peuple, et à l'inverse, un peuple se définit d'abord par sa religion. La preuve de la véracité de la religion, c'est qu'elle règne. Le christianisme, c'est Rome – et les chrétiens sont couramment nommés Rûm, « Romains » ; le judaïsme, c'est le royaume d'Israël ; l'islam (la religion musulmane), c'est l'Islam (l'empire islamique) ; s'il l'avait mieux connue, Ibn Khaldoun aurait ajouté que le bouddhisme, c'est la Chine.
La fondation de ces empires religieux suppose donc à la fois une croyance prosélyte – une dawa, un appel, une cause – et ce qu'Ibn Khaldoun nomme une assabiya, c'est-à-dire un rassemblement de solidarités tribales ou bédouines animées par cette cause religieuse et par l'ambition commune de conquérir l'espace sédentarisé dont l'existence d'un empire est inséparable. En un mot, un empire naît d'une conquête souvent dictée par une foi religieuse.
Mais c'est ici qu'apparaissent déjà les différences. Le judaïsme fut d'emblée une dawa – une foi et surtout une Loi, que Moïse reçut sur le Sinaï –, mais sans assabiya, sans peuple capable d'en faire un royaume. Les Hébreux vers lesquels Moïse revint avec les commandements divins étaient des sédentaires, les plus vils des sédentaires, puisqu'ils sortaient de l'esclavage et donc d'une totale dévirilisation. Pour en faire ce peuple qui conquit Canaan, nous dit Ibn Khaldoun, il fallut que Moïse l'entraîne pendant quarante ans dans le désert, de sorte que la génération qui avait reçu la marque infâmante de l'esclavage disparaisse, et qu'un peuple nouveau, né du désert, acquière les vertus bédouines qui lui permirent de mettre en œuvre la Loi divine et de fonder le royaume d'Israël. Puis le royaume se sédentarisa, sombra, et le judaïsme se réduisit à une pure religion sans État. En somme, Israël en revint à la condition mutilée – une dawa sans assabiya – de ses origines.
Dans aucun de ces cas – judaïsme, christianisme, bouddhisme –, la religion et la conquête (dawa et assabiya) n'ont coïncidé, au contraire de l'Islam. La geste fondatrice de l'Islam confond en effet déploiement bédouin et message religieux, fonctions de guerre et fonctions du sacré dans la personne du Prophète, puis, dans une moindre mesure, dans celle de ses Compagnons les premiers califes. La preuve de cette union, c'est le califat, succession du Prophète à la tête du peuple et dans tous les pouvoirs qu'il a exercés – à l'exception de la prophétie, bien sûr ; et c'est le djihad, qu'il a ordonné et que ses Compagnons ont mené à bien en lançant les Arabes à la conquête du monde. La guerre associée à la religion est un caractère propre de l'Islam : Le djihad est de tous les âges. Ibn Khaldoun fixe à un siècle ou un peu plus la durée de la vie moyenne d'une dynastie, au terme duquel, souvent, un djihad venu des confins l'emporte. La religion ne s'y manifeste avec une particulière véhémence que dans le camp des assaillants. La violence des nouveaux venus fait contraste avec le vieillissement timoré du pouvoir en place. Le souverain et la ville apparaissent comme déconcertés par l'intrusion d'une réalité étrangère, alors que les révoltés réformateurs ou rénovateurs ne rappellent, le plus souvent, que les principes de la geste originelle de l'Islam. (Les Almoravides, les Almohades, les Ottomans ou les Safavides ont commencé comme des sectes des confins)





Mise en oeuvre
Partir de la question : "A quoi servent les théories politiques ?"
Exemple de la théorie de l'empire d'Ibn Khaldoun (voir ici la fiche sur Ibn Khaldûn distribuée aux élèves)

Proposer un tableau synoptique structuré autour des problématiques proposées ci-dessus (qu'est-ce qu'un empire ....) : colonne 1 pensée de IK/ colonne 2 les exemples historiques sur lesquels il a réflechi / colonne 3 les extraits de Dune qui illustrent

Travail sur l'argumentation pour les élèves : justifier les relations faites dans le tableau synoptique entre la théorie politique d'IK et les extraits de Dune de Frank Herbert.

mercredi 24 juin 2020

Les espaces productifs : EDC Automobile

Chapitre : systèmes productifs en France
EDC : L'industrie automobile, un système productif en forte mutation
Placée en début de chapitre, cette EDC fait le lien avec le chapitre précédent (les espaces de production dans le monde, une diversité croissante). Aussi, j'ai réutilisé les ressources de l'ex sujet d'étude de la 1ere  STI.
R) Il me semble que le chapitre 5 sur "Métropolisation et accroissement des flux" est redondant avec le thème de Tale sur la mondialisation et les territoires dans la mondialisation, aussi je ne vois pas l'intérêt de le traiter en 1ere.


EDC L'industrie automobile française : un système productif en forte mutation, par phelippev

mardi 23 juin 2020

Les miroirs des princes au Moyen Age

 Un point sur les Miroirs des princes qui se base principalement sur la lecture du livre de Michel Sennelart, Les Arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouvernement, Paris, Seuil, 1995.

Pour comprendre ces textes dédiés aux rois et aux princes et présentés comme des "manuels de bon gouvernement", il faut remonter aux principes de ce qui fonde la communauté chrétienne. En tant que chrétiens, la recherche en soi de la ressemblance divine qui doit conduire la vie du croyant rend les individus en société parties prenantes d'une communauté d'un type nouveau par rapport aux communautés politiques antiques. Les premiers auteurs chrétiens présentent la chose ainsi : "Ceux qui vivent selon la religion n'ont pas besoin que des magistrats les corrigent" (Jean Chrysostome -v.354-407). À la crainte qui régit les relations humaines dans la cité impériale s'opposait le libre choix dans la communauté des croyants, l'Eglise. Non qu'elle forme une communauté parfaite, mais le désordre s'il y survient, doit être corrigé sans violence, par la persuasion. Car l'Eglise est composée d'égaux, pensés comme libres et maîtres d'eux-mêmes et dont le gouvernement ne peut que s'appuyer sur la volonté. C'est le principe du libre arbitre, dont Pélage fut le principal promoteur (v.350-v.420). Cependant, avec St Augustin, qui s'est opposé aux disciples de Pélage, l'homme est aussi vu comme marqué du péché originel et donc portant en lui une corruption consubstantielle qui détruisit la liberté totale accordée par Dieu au premier homme, Adam : concupiscence et désirs sont une maladie de l'âme et une rébellion de la chair qui empêchent la volonté de s'exercer librement. Le chrétien n'a  donc d'autre choix que celui d'obéir strictement aux préceptes de Dieu, sa discipline. L'Etat a donc un rôle à jouer dans cette discipline des corps et des âmes en vue du salut et aucun chrétien ne peut vivre une vie autonome. C'est donc sur ces bases que l'institution ecclésiale a pu penser, en termes de violence nécessaire, les conditions d'un regimen chrétien. Il faut comprendre le regimen comme une modalité d'un gouvernement qui s'apparente à la gouvernance (le prince doit diriger, conduire sur la voie) et non comme la pratique simplement d'une domination.

J'en viens donc au Miroirs des princes.

Ces textes apparaissent quand des Etats se reconstituent et que le pouvoir temporel (le roi) s'affirme face au pouvoir spirituel (l’évêque, l'Eglise). Pourtant, il sont le fruit d'une évolution qui peut sembler à première vue paradoxale. En effet, l'enseignement des Pères de l'Eglise fut rassemblé aux VIIIe-IXe siècles par les auteurs carolingiens à l'intérieur de la doctrine, originale et cohérente, du ministère royal : absorption du droit naturel de l'Etat dans la justice chrétienne, subordination du pouvoir séculier à l'autorité sacerdotale. La royauté est désormais conférée par l'Eglise. Elle devient un office. Loin d'humilier le prestige du roi, cette conception relevant de ce que l'on appelle l'"augustinisme politique", a contribué à le renforcer fortement en lui conférant une dimension sacrale, par la grâce de l'onction. Le gouvernement qui consistait , pour le roi, à corriger, juger les récalcitrants et à protéger les autres, va impliquer la tâche de conduire également son peuple. De même, la "direction" qu'il organise va progressivement s'enrichir, à partir de sa mission de permettre le salut des âmes, du concept de salus publica, le Bien commun, qui a des finalités explicitement terrestres.

Les premiers "Miroirs" médiévaux sont donc carolingiens (Via regia de Smaragde de Saint-Mihiel vers 813, probablement dédié à Robert le pieux, semble être le premier) mais il faut noter que ce genre de textes politiques à destination des gouvernants n'est pas non plus complètement nouveau. Dans l'Antiquité aussi, la Cyropédie de Xenophon est un modèle dont les humanistes italiens se ré-empareront. Au Moyen Age, on trouve des textes de ce genre aussi bien au Nord (Speculum regale pour le roi norvégien Hakon le vieux avant 1263) que les Règles de conduite du gouvernant dans le monde arabe à partir du VIIe jusqu'à Ibn Khaldoun au début du XVe s. Le genre s'étoffe à partir du XIIe siècle, avec par exemple, le Policraticus de Jean de Salisbury.
Le terme de "Miroir"/Speculum n'est pas utilisé systématiquement. Il désigne des textes qui offrent au roi un idéal de justice et de bonté, censé correspondre au bon gouvernant, dans lequel le prince réel va puiser un modèle et chercher à conformer son image. Le roi lui-même peut être le miroir vivant dans lequel se reflètent les vertus qui sont enseignées dans les textes. Le roi chrétien use donc d'une autorité déléguée par Dieu. Il a pour tâche essentielle de protéger ses sujets et ils les protège d'abord dans la mesure où il règne justement, afin de les protéger de la tyrannie de leurs propres désirs. Pour cela, la foi est un pré-requis qui doit s'accompagner de la sagesse. Le roi est sapiens et litteratus, instruit en histoire et en droit, par exemple. Remarquons au passage que, quand les Italiens, aux XIV et XVes critiquent les rois de France, ils insistent sur l'ignorance des rois de France. C'est le cas par exemple de Pétrarque qui a eu l'occasion de rencontrer personnellement plusieurs rois de France et qui exprime des jugements sévères, sur Philippe VI par exemple. (Voir Patrick Gilli, Au miroir de l'humanisme. Les représentations de la France dans la culture savante italienne à la fin du Moyen Age, Ecole française de Rome, 1997, p.54 sqq.) 
De livre en livre se constitue un schème de propagande qui concilie les exigences nouvelles de la gestion de l'Etat territorial avec l'éthique sacerdotale de la royauté ministérielle. La vertu du bon gouvernant doit contrebalancer sa colère, sa violence, sa superbe et le Miroir lui indique comment moraliser sa force. L'utilité publique doit être le but du prince : en veillant à l'intérêt de chacun et de tous, le prince dirige (i.e. embarque tout le monde sur le bon chemin) en s'efforçant de maintenir dans le meilleur ordre la communauté humaine. Chez Jean de Salisbury, il domine ses sujets comme la tête dans le corps, commande aux membres, et bénéficie de privilèges qui font resplendir la hauteur de sa fonction. Ceci lui est dû à bon droit, puisque sa volonté ne saurait s'opposer à le justice. De là vient qu'on le définit habituellement comme la puissance publique et comme l'image, en quelque sorte, de la majesté divine. Le prince est transfiguré par son identification avec la loi, laquelle est un invariant, inscrit dans l'ordre même des choses voulu par Dieu.
Cependant, le renouveau du Droit latin à partir du XIIIe tend à s'opposer à cette vision d'un pouvoir royal immuable contraint par les lois de nécessité. Au nom d'une nécessité supérieure, qu'elle soit la défense du royaume, l'intérêt même du prince, les juristes créent un espace d'exception où va progressivement germer l'idée de raison d'Etat, dans laquelle le prince est au-dessus de la loi. Le concept moderne de l'Etat, qui suppose la suprématie de la puissance législative du prince sur une communauté territoriale, naît précisément au moment où s'épanouit les Miroirs des princes comme genre littéraire et politique. On en trouve aussi la trace dans certains de ces textes- voir par exemple le De morali principis institutione de Vincent de Beauvais, rédigé à la demande de St Louis vers 1260-1263. Le roi image de Dieu (Rex imago Dei), tel que le présentent ces textes, est une affirmation de la transcendance de l'Etat par rapport au corps social : cette transcendance est d'abord mystique au XIIIe siècle (cf St Louis, rare conjonction d'humilité christique et de majesté royale), puis les juristes la transposeront dans les siècles suivants en termes de souveraineté. Selon Sennelart, il ne faut pas assimiler cette doctrine nouvelle du XIIIe siècle à la doctrine traditionnelle du vicariat impérial, celle des premiers temps de l'histoire chrétienne dans laquelle l'empereur était le vicaire du Christ. Bien plus, le prince devient celui qui participe à la toute puissance divine tout comme le Christ qui fut à la fois homme et divinité. Comme dans les textes de la période précédente, il doit s'autolimiter et ne pas exercer une puissance absolue, mais une puissance vertueuse et modérée. Mais la rupture opérée est d'importance, puisqu'elle rompt avec l'idée d'une origine humaine au pouvoir temporel. Le roi n'est plus celui auquel l'Eglise accorde le "droit" de régner, ce qui est l'argumentaire principal de la doctrine théocratique affirmée par Grégoire VII et ses successeurs depuis la querelle des Investitures entre la fin du XIe siècle et le début du XIIe. Il s'agit d'un "paradoxal chassé-croisé d'arguments, où les défenseurs de l'autorité royale la théologisent et ses adversaires, au contraire, la laïcisent".
Enfin, c'est toujours au XIIIe siècle, en s'appuyant sur Saint Thomas d'Aquin, lisant Aristote, que l'on aboutit à une refondation de l'éthique gouvernementale. Notons que les écrits politiques du philosophe grec ne sont pas connus avant le milieu du XIIIe (Ethique à Nicomaque); La Politique est traduite du grec vers 1260 par Guillaume de Moerbeke, sur les instances de Thomas d'Aquin. Avec le De regno de Thomas d'Aquin et la Somme théologique (1267-1274), puis de ses successeurs comme Gilles de Rome ( De regimine principum, autre miroir des princes, à destination de Philippe le bel) rompus à la pratique de l'aristotélisme politique médiéval, on voit aussi l'évolution de la conception du mode de gouvernement : on passe de la contrainte exercée sur les corps corrompus à l'art, exercé par le prince, de créer les conditions de la "meilleure vie" d'une manière qui soit digne de la vocation du chrétien, et en même temps, puisqu'il est guide (rex sagittator chez Gilles de Rome, l'archer qui seul sait où diriger la flèche), il est l' agent de cohésion d'un corps social qui se dissoudrait s'il ne la maintenait en acte par sa volonté et son action. Par lui, la multiplicité s'organise en totalité et son rôle est de s'assurer que le lien social de la multitude soit parfait, c'est-à-dire qu'il subvient aux besoins de la vie, au premier chef à la paix. C'est à ce titre que pour Thomas d'Aquin, la monarchie est le meilleur des régimes politiques et le seul naturel, puisque le seul à pouvoir procurer l'unité de la paix, par la paix. L'autre originalité de Thomas d'Aquin, c'est qu'il est le premier à poser la question de l'Etat à travers les catégories de l'expérience et non de la morale, ce qui lui permet de reconnaître une relative autonomie de la pratique gouvernementale par rapport aux normes éthiques.

En conclusion, j'ai essayé de présenter de la façon la plus claire possible un pan entier de la pensée politique du Moyen Age, tel qu'il est exposé dans le livre de Michel Sennelart. L'entreprise est difficile, et la lecture de son livre l'est tout autant, car il n'y a pas une linéarité simple, avec des inflexions tranchées selon les périodes, mais plutôt des auteurs qui dialoguent par delà les époques et qui innovent tout en restant dans les cadres de la tradition. Par ailleurs, j'ai insisté davantage sur les contenus et donc les idées politiques que sur l'histoire des textes eux-mêmes. Quelles sont les conditions de réception de telles oeuvres ? Quel est le "régime de textualité" auquel elles appartiennent (conditions externes et contraintes internes)? Par quels chemins et procédures ont-elles été sélectionnées comme "oeuvre" et donc digne de mémoire (et donc de copies et de commentaires) ?


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