dimanche 26 janvier 2020

Obéir ...ou pas, au pouvoir politique

Au croisement de plusieurs de nos cours, il y a cette question de l'obéissance. Comme nos collègues de SES et de Philo, j'utilise souvent la référence à l'expérience de Milgram pour expliquer les processus d'obéissance : il s'agit donc de montrer qu'il est difficile pour un individu "normalement" socialisé de désobéir à une autorité, surtout s'il la juge légitime. C'est pourquoi la démocratie dans laquelle l'autorité de l'Etat dérive de la Loi, qui elle-même est censée être l'expression de la volonté générale, réclame et obtient des citoyens une obéissance quasi générale.

Dans l'ancien programme, on pouvait filer ce thème sur plusieurs cours, l'installation de la République en France et à contrario, les régimes totalitaires. Désormais, les cours sont "explosés" sur les deux années de Première et de Terminale. Cependant, je propose dans le même post les ressources que j'utilisais.

Sur les processus d'obéissance :


vidéo "le jeu de la mort" (disponible sur Youtube) pour présenter l'expérience de Milgram => la 1ere heure. Puis discussion avec les élèves et cette fiche pour fixer une trace écrite.

OBEIR : COMPRENDRE LES RESULTATS DE L’EXPERIENCE DE MILGRAM
Stanley Milgram qualifie les résultats de : "inattendus et inquiétants", car aucun des participants n'a eu le réflexe de refuser et de s'en aller. Et une proportion importante d'entre eux (60%) a continué jusqu'au niveau de choc le plus élevé du stimulateur.
S. Milgram en déduit que :
1.      Le mal pouvait être perçu comme banal et que ceux qui avaient administré les chocs les plus élevés l'ont fait car ils s'y croyaient contraints moralement de par l'idée qu'ils se faisaient de leur obligation. Il a considéré que les pulsions agressives étaient en la circonstance peu en cause.
S. Milgram consacre quelques pages à démontrer que l'agression n'est pas à la source des comportements des sujets (205 à 208) ; qu'ils n'ont pas profité de l'expérience pour assouvir des pulsions sadiques.  
2.     Le conditionnement de chaque personne, avec toutes ses inhibitions s'oppose à la révolte et arrive à maintenir chacun au poste qui lui a été assigné.
3.     La mise en scène et les moyens exposés ont suffi à neutraliser efficacement les facteurs moraux.
=> Qu'est-ce qui rend le sujet aussi obéissant ?


  1.    Le désir de tenir la promesse faite au début à l'expérimentateur et d'éviter tout conflit.
Le sujet perçoit l'expérimentateur comme ayant une autorité légitime au regard de sa position socioprofessionnelle, des études qu'il est censé avoir faites... => souhait de se montrer "digne" de ce que l'autorité attend de lui... + Refuser d'obéir, serait un manquement grave aux règles de la société, une transgression morale. Il éprouve une forte angoisse à l'idée de rompre ouvertement avec l'autorité.
=>La perspective de cette rébellion  et du bouleversement d'une situation sociale bien définie qui s'en suivra automatiquement constitue une épreuve que beaucoup d'individus sont incapables d'affronter.

 2.  La tendance pour l'individu à se laisser absorber par les aspects techniques immédiats de sa tâche, lui faisant perdre de vue ses conséquences lointaines.

3. Le besoin ressenti de continuité de l'action : le fait de poursuivre jusqu'au bout rassure le sujet sur le bien fondé de sa conduite antérieure. Il neutralise ainsi son sentiment de malaise (sa mauvaise conscience) vis à vis des précédentes actions avec les nouvelles. 
C'est ce processus fragmentaire qui entraîne le sujet dans un comportement destructeur. La facilité à nier sa responsabilité quand on est un simple maillon intermédiaire dans la chaîne des exécutants d'un processus de destruction et que l'acte final est suffisamment éloigné pour pouvoir être ignoré.  La fragmentation de l'acte humain total permet à celui qui prend la décision initiale de ne pas être confronté avec ses conséquences. 
La fragmentation de l'acte social est le trait commun le plus caractéristique de l'organisation sociale du mal. L'individu ne parvient pas à avoir une vue d'ensemble de la situation, il s'en remet à l'autorité supérieure.

=>  l'abandon de toute responsabilité personnelle en se laissant instrumentaliser par le représentant de l'autorité. = état « agentique »
Certains voient les systèmes érigés par la société comme des entités à part entière. Ils se refusent à voir l'homme derrière les systèmes et les institutions. Quand l'expérimentateur dit : "l'expérience exige que vous continuiez", le sujet ne se pose pas la question : "l'expérience de qui ? ". Pour certains "l'Expérience" était vécue comme ayant une existence propre.

4.   La capacité à justifier psychologiquement l'acte cruel en dévalorisant la victime
Beaucoup de sujets trouvaient nécessaire de déprécier la victime "qui s'était elle-même attiré son châtiment par ses déficiences intellectuelles et morales".

5. La difficulté à transformer convictions et valeurs en actes.
Certains sujets étaient cependant hostiles dans une certaines mesure à l'expérience. Ils protestaient sans cesser toutefois d'obéir. Les manifestations émotionnelles observées en laboratoire (tremblements, ricanements nerveux, embarras évident) prouvent que le sujet envisage d'enfreindre les règles. 
D'autres éléments sont à prendre en compte dans le processus de l'obéissance :
Les causes profondes de l'obéissance sont inhérentes aussi bien aux structures innées de l'individu qu'aux influences sociales auxquelles il est soumis depuis sa naissance. Stanely Milgram renvoie à différentes approches comme la thèse évolutionniste et l'adaptation, la théorie sur les effets de groupe. Et notamment :

  •          La définition claire du statu de chacun pour maintenir la cohésion de la bande.
  •        La propension de chaque individu à se rallier au groupe même quand il a irréfutablement tort. (S. Milgram renvoie ici aux expériences menées par E. Asch).
  •          La volonté des personnes à vouloir s'intégrer dans la hiérarchie, et les modifications conséquentes de comportements qui vont s'en suivre. Ce processus est en rapport avec une structure de récompense. La docilité rapporte à l'individu une récompense, alors que la rébellion entraîne le plus souvent un châtiment.
S. Milgram rappelle aussi que parmi les nombreuses formes de récompenses décernées à la soumission inconditionnelle, la plus ingénieuse reste celle qui consiste à placer l'individu dans une niche de la structure dont il fait partie. Cette "promotion" a pour but principal d'assurer la continuité de la hiérarchie. 

  •      L'identification de l'autorité à la norme.
La légitimation d'un contrôle social par une 'idéologie justificatrice. "Lorsqu'on est à même de déterminer le sens de la vie pour un individu, il n'y a qu'un pas à franchir pour déterminer son comportement". Tout en accomplissant une action, le sujet permet à l'autorité de décider à sa place de sa signification. Cette abdication idéologique constitue le fondement cognitif essentiel de l'obéissance.


Tension et désobéissance : Quelles ont été les sources de tension chez les sujets ?
- les cris de douleurs de « l'élève » provoquant une réaction spontanée,
- la violation des valeurs morales et sociales inhérente au fait d'infliger des souffrances à un innocent,

- la menace implicite de représailles par la victime, certains sujets craignant que leur conduite soit répréhensible sur le plan légal,
- la dualité provoquée par la contradiction des exigences reçues simultanément par l'expérimentateur et l'élève (la victime),
- l'incompatibilité de l'image qu'ils ont d'eux même pendant l'action avec celle qu'ils se font d'eux même.

La tension éprouvée par les sujets ne montre pas la puissance de l'autorité mais au contraire sa faiblesse. Pour certains la conversion à l'état agentique n'est que partielle. Si son intégration dans le système d'autorité était total, le sujet n'éprouverait pas d'anxiété en exécutant les ordres aussi cruels soient-ils.

Tout signe de tension est la preuve manifeste de l'échec de l'autorité à convertir le sujet à un état agentique absolu. Le pouvoir de persuasion du système d'autorité mis en place au laboratoire est évidemment sans commune mesure avec ceux des systèmes tout-puissants, comme les structures totalitaire d'Hitler et de Staline. Dans ces structures les subordonnés s'identifiaient avec leurs rôles.
 S. Milgram compare l'absence de conscience des sujets pendant l'expérience, à un sommeil dans lequel les perceptions et réactions sont considérablement diminuées, mais pendant lequel un fort stimulus peut faire sortir l'individu de sa léthargie.

Quels sont les mécanismes qui permettent la résolution de la tension ?

- Le refus d'obéissance. Mais peu d'individus en sont capables car ils choisissent des moyens moins radicaux et plus faciles pour réduire leur tension. 
- La dérobade est le plus primitif de ces mécanismes. C’est le plus répandu car le plus facile. = Le sujet tente de se dissimuler les conséquences de ses actes. + se désintéresser de la victime. Elle vise l'élimination psychologique de la victime comme source de malaise.  + le refus de l'évidence. Proche de la dérobade, ce mécanisme a pour but de prêter une fin plus heureuse aux évènements. C'est une force de persuasion aussi bien pratiquée par les bourreaux que par les victimes.

Mais le comportement le plus répandu durant l'expérience est :
- Le refus de leur propre responsabilité. C'est le comportement de rationalisation par excellence, qui s'exprime par différentes voix pour justifier de la légitimité de l'expérience,
- Certains sujets ont utilisé des subterfuges afin de diminuer leur tension.
Cette façon d'aménager l'ordre reçu n'est en fait qu'un baume sur la conscience du sujet. C'est une action symbolique révélant l'incapacité du sujet à choisir une conduite en accord avec ses convictions humanitaires, mais qui l'aide à préserver son image.
Sans rejeter les ordres, certains sujets ont essayé d'en diminuer la portée, par exemple, en envoyant quand même la décharge électrique ordonnée, mais en diminuant le temps, ou l'intensité. D'autres essayaient de faire comprendre à l'élève quelle était la bonne réponse par des intonations de voix.

En réduisant à un degré supportable l'intensité du conflit que le sujet éprouve, ces mécanismes lui permettent de conserver intacte sa relation avec l'autorité.

Processus de la désobéissance :
 Désobéir est un acte très anxiogène, il implique non seulement le refus d'exécuter un ordre, mais de sortir du rôle qui a été assigné à l'individu (ici au sujet). Ce qui crée à une petite échelle une forme d'anomie.
 Alors que le sujet obéissant rejette sur ce dernier la responsabilité de son action, le sujet rebelle accepte celle de détruire l'expérience. Il peut avoir l'impression corrosive de s'être rendu coupable de déloyauté envers la science.
Ce processus est le difficile chemin que seule une minorité d'individu est capable de suivre jusqu'à son terme. S. Milgram insiste sur le fait qu'il ne s'agit pas d'une démarche négative, mais au contraire d'un acte positif, d'une volonté délibérée d'aller à contre-courant : "La désobéissance exige non seulement la mobilisation des ressources intérieures, mais encore leur transformation dans un domaine situé bien au-delà des scrupules moraux et des simples objections courtoisement formulées : le domaine de l'action.
On ne peut y accéder qu'au prix d'un effort psychique considérable."
Conclusions
Tout être possède une conscience qui endigue avec plus ou moins d'efficacité le flot impétueux de ses pulsions destructrices. Mais quand il s'intègre dans une structure organisationnelle, l'individu autonome cède la place à une créature nouvelle privée des barrières dressées par la morale personnelle, libérée de toute inhibition, uniquement préoccupée des sanctions de l'autorité.
Pour le promoteur de l'expérience les résultats sont perturbants. Ils incitent à penser qu'on ne peut faire confiance à l'homme en général ou, plus spécifiquement au type de caractère produit par la société démocratique pour mettre les citoyens à l'abri des cruautés et des crimes contre l'humanité dictés par une autorité malveillante.
A une très grande majorité, les gens font ce qu'on leur demande de faire sans tenir compte de la nature de l'acte prescrit et sans être réfrénés par leur conscience dès lors que l'ordre leur paraît émaner d'une autorité légitime



Pour l'Allemagne nazie :

en complément du cours sur les Régimes totalitaires, une étude des mécanismes de propagande dans un discours d'Hitler et un cours spécifique de synthèse et d'approfondissement sur l'appareil d'Etat nazi dont la trame était celle-ci :

Rétrospectivement, l’impasse du régime et de la politique nazie saute aux yeux : un éminent historien biographe de Hitler (Ian Kershaw Hitler) souligne à raison que Hitler n’a jamais rien fait d’autre que détruire, jusqu’à mener son pays et son peuple dans une impasse autodestructrice à la fin de la 2nde GM. C’est pourquoi la question se pose : comment et pourquoi les Allemand, peuple civilisé s’il en est, se sont-ils laissé entraîné dans de telles folies meurtrières ? Pourquoi et comment les garde-fous de la raison et de l’intérêt n’ont-ils jamais fonctionné ? Pour répondre à cette interrogation qui est sans doute la cause de la fascination qu’exerce cette période chez le plus grand nombre, il nous faut comprendre les processus d’obéissance mis en place par le régime nazi.


I/ Un pouvoir charismatique
A) Hitler, un homme providentiel
Hitler, un médiocre nationaliste allemand 

                        Mais qui sut tirer parti d’un contexte troublé pour l’Allemagne 
Démocratie en crise, attaquée par les élites
Pop touchée de plein fouet par la crise économique

Un programme « attrape-tout’ : Nationalisme + parti ouvrier + parti autoritaire (autorité de l’Etat)

B) Une idéologie qui répond aux peurs des Allemands
Une population invitée à se confier à la toute puissance de l’Etat  et du parti 
Activisme agressif de la pol etr
Pol sociale et economique à l’impulsion de l’Etat

                        Une population valorisée pour ce qu’elle est = la communauté nationale
Race aryenne
Lebensraum

                        Les ennemis désignés comme bouc-émissaires 
Faibles, fragiles, malades, étrangers mais surtt les juifs
Idéologie et propagande antijuive + cf. les pseudo justifications scientifiques
Progressivité des lois antijuives qui les excluent progressivement de la communauté nationale

C) Un charisme renforcé par une propagande omniprésente
                        Culte du chef 
Homme providentiel cf les grands rassemblements de Nuremberg, scénographie
Serment de fidelite pour tous les fonctionnaires => légitimité de l’Etat remplacée par des liens personnels

                        Pop embrigadée 
Propagande scolaire
Associations/organisations nazies qui remplacent les organisations syndicales, de jeunesse (socialistes et catholiques ou protestantes)

                        Pop à qui l’on ment
Les décisions les plus graves sont cachées : « solution finale » , « figure » au lieu de mort…

II/ Un pouvoir dictatorial
A) qui récompense ses fidèles
                        Une structure originale de pouvoir qui tire parti des initiatives autonomes de ses acteurs 
Cf fuhrerprinzip
= Compétition entre « grands » du régime pour se faire écouter de Hitler (Goering contre Von Ribbentrop)
Résultat de la dissolution de toutes les autres structures d’autorité (les Lander notamment)

                        Avec la promesse d’avancement, d’enrichissement pour les serviteurs zélés 
Ex Goering
Cf les privilèges de la SS
+ « colifichet »

B)  et condamne ses opposants 
                        Quoi ?
Procès politiques
Exil /Camp de travail dits de réhabilitation (Dachau 1933)

                        Qui ?
Arrestations massives et dissolution/interdiction de tous les partis d’opposition
Ouvriers/ syndicalistes ….tous suspects de bolchévisme
Juifs

R) En revanche, n’ont jamais été inquiété les milieux économiques , l’armée, les églises, les paysans, ni même véribalement les intellectuels (même si autodafé des œuvres de « l’art dégénéré » …)
 150 000 morts dans les années 30 (procès politiques) et 180 000 pdt 2nde GM


Sur la possibilité de désobéir en démocratie,

je faisais une rapide présentation de la désobéissance civile, suivie d'un débat avec les élèves à partir d'une étude de cas, en fonction de l'actualité, de plus en plus, récemment, sur les lanceurs d'alerte.


L’EXERCICE DE LA CITOYENNETE
Obéir, désobéir : jusqu’où ?
Doc 1

Extrait de l’introduction du livre Pourquoi désobéir en démocratie ? , Ogien  et Laugier, La Découverte ed.
"Les appels à la désobéissance civile se sont mis à proliférer dans la France de la fin des années 2000. Le refus délibéré de suivre les prescriptions d’une loi, d’un décret ou d’une circulaire tenus pour indignes ou injustes semble devenu une forme courante d’action politique. Et, sans que personne ne sache si ce phénomène n’est qu’un effet de mode, ou s’il va transformer durablement les pratiques de la démocratie représentative, le recours à la désobéissance civile s’étend.
La liste des groupes d’individus qui s’engagent dans ce genre de protestation s’allonge : travailleurs sociaux et professionnels de santé qui refusent de livrer leurs secrets professionnels aux maires dans le cadre de la politique de « Prévention de la délinquance » ; membres du Réseau Éducation sans frontières (RESF) qui cachent ostensiblement les élèves étrangers menacés d’expulsion ; militants associatifs qui viennent en aide aux clandestins dans la « zone de transit » de Calais ; arracheurs volontaires d’OGM cultivés en plein champ ; agents de l’ANPE qui refusent de se plier à l’obligation qui leur est faite de contrôler la régularité du séjour en France d’un étranger demandeur d’emploi et d’en informer la préfecture de police ou qui refusent de communiquer des noms de chômeurs afin de procéder à leur radiation ; citoyens qui refusent de se soumettre à un prélèvement ADN à la suite d’une interpellation par la police ; inspecteurs du travail qui n’acceptent pas de traquer les étrangers en situation irrégulière sur leur lieu de travail ; enseignants qui « retiennent » les notes ou suspendent leur participation aux instances d’évaluation ; parents, proches et médecins qui déclarent ouvertement avoir pratiqué l’euthanasie. Et cette liste pourrait encore comprendre ces « jeunes » qui se réunissent dans les halls d’immeubles et dans les cages d’escalier ou portent des cagoules en signe de défi à la police…
Les raisons qui poussent à contrevenir délibérément à une loi, un décret, une circulaire ou un article de règlement en faisant de leur refus d’obtempérer un acte politique sont différentes. Mais, au-delà de leur disparité, ces actes posent une même question :  EST-IL LEGITIME DE DESOBEIR EN DEMOCRATIE ?"


La désobéissance civile est le refus de se soumettre à une loi, un règlement, une organisation ou un pouvoir jugé inique par ceux qui le contestent. Le terme fut créé par l'américain Henry David Thoreau dans son essai Résistance au gouvernement civil, publié en 1849, à la suite de son refus de payer une taxe destinée à financer la guerre contre le Mexique.
Q/ Historiquement, dans quels cas la désobéissance au pouvoir a-t-elle été pratiquée ?
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R/La désobéissance civile est une forme d'action non-violente qui s'est développée au cours du XX° siècle à partir d'expériences de luttes socio-politiques comme l’action non-violente de Gandhi contre le colonisateur anglais, les marches des afroaméricains dirigées par Martin Luther King pour réclamer leurs droits civiques ….


Q/Pourquoi le principe de la désobéissance civile pose un problème en démocratie ?
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R/ Dans un régime politique où l’organisation de la société civile et le dialogue social sont des réalités  et où les alternances politiques existent, le fait qu’une partie de la population refuse d’appliquer une loi ou un texte réglementaire porte en lui une menace pour le principe même de la démocratie. C’est la raison pour laquelle il est si difficile d’y reconnaître un droit à la désobéissance civile, c’est-à-dire d’octroyer aux citoyens la liberté de se soustraire à la « loi républicaine » en revendiquant la légitimité de leur décision.

Q/ A quelles conditions la désobéissance civile est-elle acceptable en démocratie ?
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R/Six éléments sont caractéristiques d'un acte de désobéissance civile :
  •   Une infraction consciente et intentionnelle
  • Un acte public
  •     Un mouvement à vocation collective
  • Une action pacifique
  • Un but : la modification de la règle
  • Au nom de principes supérieurs
Y a-t-il un droit à la désobéissance civile ?

Elle n'est pas explicitement reconnue juridiquement dans la hiérarchie des normes françaises. Toutefois l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen dispose que :
« Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression. »
Or, le Préambule de la Constitution de 1958 est très court mais il renvoie à deux textes fondamentaux dans notre histoire juridique : la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, et le préambule de la Constitution de 1946. Ces deux textes ont valeur normative.
Cependant l'affirmation de ce droit reste quelque peu théorique et n'est pas directement utilisée par les magistrats lors de jugement de personne ayant commis un acte de désobéissance. Une autre norme du droit français interprétée a contrario (article 433-6 du code pénal) accorde une certaine protection aux personnes faisant des actes de rébellion à l'égard de fonctionnaires publics qui agiraient sans titre (par exemple dans le cas d'une perquisition sans autorisation du Juge des Libertés et de la Détention). D'autre part, lorsqu'un fonctionnaire reçoit un ordre manifestement illégal, il lui appartient d'y opposer un refus d'obéissance (article 122-4 du code pénal).

 De plus, un même argument politique fonde toujours le recours à la désobéissance civile  : une démocratie se grandit en œuvrant à élargir l’espace de liberté et à garantir l’exercice des contre-pouvoirs dont les citoyens disposent ; elle s’affaiblit lorsqu’elle cherche à étouffer les revendications d’extension des droits individuels au nom de la règle majoritaire, de la raison d’État ou en décrétant que la légalité ou la sécurité sont en péril 
Ceux qui décident de pratiquer la désobéissance civile tablent sur la force de l’exemple personnel pour sensibiliser leurs concitoyens à une cause dont ils pensent qu’elle devrait les concerner, en comptant parfois sur le fait que cet acte inhabituel mobilisera des médias friands de ce genre d’événement et donnera écho à leur revendication. C’est peut-être ce qui leur permet de tenir un engagement qui réclame de s’investir dans un combat qui risque de durer longtemps avant qu’il ne débouche sur une fin satisfaisante.

lundi 20 janvier 2020

Le croquis d'organisation spatiale : méthodo et exemple

L'exercice de production graphique du bac a changé : on est passé d'un croquis de synthèse sur un sujet d'ordre général (voir la page "Lieux" pour télécharger quelques exemples de réalisation progressive de ces anciens croquis du Bac) à un croquis d'organisation d'un espace décrit par un texte, en général écrit ad hoc. Il s'agit donc de transposer le texte en croquis.

Les méthodes sont les mêmes et on pourrait penser que l'exercice, moins ambitieux, est plus simple pour les élèves, mais à condition de multiplier les exercices car, comme le texte à trous, cet exercice nécessite de rentrer dans logique de celui qui l'a pensé, surtout quand, en plus, est fourni aux élèves une légende à compléter qui les cadre certes, mais les contraint aussi.

Les étapes du travail
1- Élaborer l'organisation générale de la légende
On va prendre l'hypothèse que le texte a été écrit ad hoc. Dans ce cas, c'est plus simple. L'auteur aura théoriquement rédigé son texte en plusieurs paragraphes qui correspondent aux différentes parties de la légende et chaque paragraphe sera censé correspondre à une idée principale (une notion assez souvent) qui est exprimée en début ou éventuellement en fin de paragraphe. Puisque le croquis est une démonstration (même s'il utilise le langage cartographique), chaque partie de la légende est une étape de la démonstration. On privilégiera comme titre de partie des thèses = de courtes affirmations.

Par exemple dans cet exercice de Seconde,
















les idées générales sont soulignées en rouge. On voit tout de suite qu'entre la théorie et la réalité, il y a un hiatus, puisqu'on a deux phrases générales pour le 2e paragraphe. Il faut alors choisir. Dans une première analyse, on peut prendre la première : politiques mises en oeuvre pour réduire les inégalités. C'est d'ailleurs ce que propose le manuel.




Il faut aussi donner un titre au croquis ou schéma. En théorie, ce devrait être le titre du texte.


2- Relever les informations dans le texte et choisir les figurés de surface
A ce stade, il faut donc relever dans le texte les informations qui permettent de construire le croquis/schéma. On commence par chercher dans le texte les indications de lieu liées à des caractérisations d'espace. Le but, c'est de délimiter des zones de couleur (figurés de surface) = Les figurés de surface servent à caractériser les espaces. Tous les espaces du croquis/schéma doivent être caractérisés. On leur attribue une couleur.


Le manuel Hachette propose un choix de couleur : un dégradé jaune/orange/marron + des espaces en vert et des espaces en rose. Il faut donc relier nos espaces à la bonne couleur
Liste des espaces et leurs localisations (fluotés dans le texte) :
- massifs montagneux et forestiers qui coupent la ville => vert
- quartiers aisés le long des plages (info supplémentaire : comme la célèbre Copacabana) => jaune
- quartiers pauvres au nord (info suppl. : comme Bangu) => marron
- entre ces deux extrêmes, des quartiers de classe moyenne => orange
- favelas, quartiers de bidonville, comme Rocinha et Maré => celle qui reste, ce sera donc le rose

La règle générale, quand on a des lieux classés sur un critère commun dont la quantité est plus ou moins grande, c'est le dégradé de couleur. Si chaque lieu a une caractéristique différente, sans thème commun, alors on peut prendre les couleurs qu'on veut, en essayant d'avoir des couleurs symboliques de ce que l'on veut montrer : par exemple, un espace naturel sera plutôt en vert, un espace riche plutôt en jaune ou en rouge pour le faire ressortir sur le schéma (à savoir, les couleurs chaudes se voient plus que les couleurs froides)

Remarque : dans notre exemple, le choix des auteurs s'est porté sur un dégradé inversé par rapport aux règles traditionnelles. On a un ensemble de quartiers plus ou moins riches. Si le critère est la richesse, il aurait fallu prendre la couleur la plus foncée (ici le marron) pour les quartiers riches, qui sont ici représentés en jaune, couleur la plus pâle. C'est donc que le critère n'est pas la richesse, mais la plus ou moins forte présence des pauvres dans la ville. Alors le choix de couleurs devient cohérent. Il faut en tenir compte dans la formulation de la définition des figurés en légende. Ce choix permet aussi de faire ressortir visuellement que les pauvres dominent spatialement la ville de Rio.(voir ce que je dis plus bas sur les choix à opérer)



remarque : je me suis mise dans les mêmes conditions que les élèves, à savoir que j'ai pris le fonds de carte fourni par l'éditeur. Cela pose trois problèmes :
- le fond de carte est en niveau de gris, donc les couleurs ne sont pas identiques sur le schéma, où l'on doit repasser sur du gris, et dans la légende.
- on ne sait pas comment colorier l'île au nord puisqu'il n'y a aucune indication dans le texte. J'ai choisi de ne pas en tenir compte
- le quartier de Santa Cruz est délimité par une ligne. La méthode du langage cartographique nous imposerait de le colorier d'une autre couleur (puisque une limite entre deux espaces indique que ces deux espaces ont des caractéristiques différentes). Mais dans le texte, il s'agit de montrer qu'à Santa Cruz, la municipalité de Rio a construit, dans un quartier pauvre, des logements sociaux. Ceci ne change pas la caractéristique du quartier, mais en rajoute une deuxième. Il faut donc, selon la méthode du langage cartographique, lui rajouter un deuxième figuré de surface, sur une zone déjà coloriée : des pointillés ou des hachures (je préfère en règle générale les pointillés qui surchargent moins le croquis que les hachures : il n'est jamais bon d'avoir trop de lignes dans un croquis/schéma). Bref, on a ici deux éléments de la méthodologie qui s'opposent. Il aurait fallu que l'éditeur ne délimite pas la zone, mais on peut comprendre que, pour un exercice de Seconde, il ait choisi de le faire.


Les pièges
Si certains espaces dans le croquis/schéma étaient laissés en blanc, le blanc deviendrait une couleur et devrait donc être défini dans la légende.
Remarque : il s'agit de caractériser les divers espaces de l'objet étudié. Tout ce qui ne correspond pas à l'objet d'étude peut être laissé en blanc sans que le blanc soit ici une couleur. Ainsi, dans notre exemple, l'océan Atlantique n'est pas Rio de Janeiro, on le laisse en blanc. Idem pour le reste du territoire brésilien dans le cadre du schéma.


3- Repérer les informations du texte pour les figurés qu'on pose en 2e temps : figurés ponctuels et flèches (de la famille des figurés linéaires)

Puisque les figurés de surface sont premiers, ils sont, en toute logique indiqués dans le texte en premier. C'est le cas ici. Ensuite viennent les autres figurés. Ils correspondent à des informations qui s'ajoutent dans nos espaces déjà caractérisés. Les figurés ponctuels vont être utilisés pour indiquer des infrastructures ou des faits géographiques localisés précisément.

Ici, il va s'agir de la présence dans la ville d'unités de police en charge de la sécurité (indiquées "unités de police pacificatrice". Le manuel a fait le choix de les représenter par des étoiles.

Le résultat final pour notre exemple, si l'on suit le manuel :




Les figurés linéaires ont deux fonctions :
- les lignes servent à indiquer une limite, mis à part la ligne du réseau de transport.
- les flèches indiquent la direction d'un flux (déplacement)


Remarque : comme les couleur utilisent le dégradé pour indiquer la proportionnalité, les figurés ponctuels et linéaires peuvent eux aussi indiquer une proportionnalité. On joue alors sur la taille du figuré ponctuel (plus ou moins grand) et sur l'épaisseur du trait de la ligne.

Remarque : on peut combiner couleur (figuré de surface) et figuré ponctuel. Dans le cas par exemple de villes ayant des fonctions différentes, on aura des cercles (figurés ponctuels pour localiser ces villes) et à l'intérieur des cercles, des couleurs différentes pour indiquer les différentes fonctions (figuré de surface qui caractérisent). Dans la légende, seront indiqués les deux figurés SÉPARÉMENT.


Les choix à opérer
1- Tout croquis a un objectif : celui-ci sera défini par le titre du texte, qui est aussi le titre du croquis. Un bon croquis est donc un croquis qui permet de VOIR l'idée principale qui structure l'organisation de l'espace représenté. Quand on hésite sur un type de figuré, il convient de se demander lequel sera le mieux à même de montrer visuellement l'idée principale.


2- La nomenclature (= les noms de lieux présents sur le croquis/schéma)
Il en faut, mais elle ne doit pas gêner la lisibilité du croquis. Reprendre les noms de lieux indiqués dans le texte.

3- Une question n'est toujours pas réglée (en l'absence d'instructions officielles de la part du ministère et des inspecteurs) : peut-on rajouter au texte ou l'interpréter ? peut-on modifier une légende quand elle est fournie ?

Par exemple ici, il y a bien plus dans le texte que dans la légende proposée.



  • une idée générale : améliorer l'image de Rio
  • des faits socio-économiques qu'il est possible de transformer en figuré :  le programme d'habitat social "qui repousse les pauvres en périphérie", le "développement du tourisme" dans les favelas qui a tendance à opérer un processus de "gentrification" (arrivée dans un quartier pauvre d'une population plus aisée conséquence en général d'opérations de réhabilitation urbaine, ce qui a tendance à faire partir les plus pauvres car les loyers augmentent. On peut donc définir la gentrification comme le processus de remplacement d'une population pauvre par une population plus aisée dans un quartier urbain)
Des élèves à qui j'ai donné cet exercice ont vu le problème et ont rajouté à la légende, mais sans penser/oser la transformer.

On pourrait donc avoir une légende comme suit

titre : Améliorer l'image de Rio de Janeiro
I/ De fortes inégalités socio-spatiales

Quartiers aisés épargnés par la pauvreté
Quartiers plus mixtes de classes moyennes
Quartiers pauvres
Favelas

II/ Pacifier la ville en vue des JO de 2016

Construction de logements sociaux
Développement d'un accueil touristique dans les favelas les plus proches du centre (flèches en provenance de l'extérieur vers Rocinha et Maré)
Présence d'unités de police pacificatrice

III/ Lutter contre les inégalités ou séparer les riches des pauvres ?

Massifs montagneux qui servent de barrière
Départ des pauvres en périphérie (flèche partant de Santa Cruz en direction du nord (hors zones colorées)
Gentrification des favelas les plus proches du centre (hachures sur Rocinha et Maré)



dimanche 12 janvier 2020

La construction de la majesté royale en France : l'épisode de la folie de Charles VI

Note de lecture du livre de Bernard Guenée, La folie de Charles VI, Biblis/CNRS editions



5 Août 1392. Le jeune roi Charles VI est saisi d'une hallucination furieuse et se rue, l'épée haute, sur son jeune frère. C'est la première crise de démence de ce roi, qui va rester 30 ans malade et au pouvoir. Que faire d'un roi fou, donc inutile et pour lequel l'alternance de périodes de crise où il est enfermé et de rémission où il peut régner est une des causes des malheurs du royaume ?

Charles VI aurait dû être déposé et pourtant, il ne le fut pas. Pour continuer ma liste de billets sur les théories et pratiques politiques médiévales (voir page "structures") c'est sur cet aspect du livre de B. Guénée que je ferai cette fiche de lecture partielle. Elle correspond, pour l'essentiel, aux derniers chapitres du livre.

En bien des domaines, la machine "administrative" pouvait tourner seule : prévôts et baillis administrent et jugent, le Parlement rend ses arrêts, le conseil publie les ordonnances royales. Cependant, il est des moments où le roi est indispensable : pour recevoir l'hommage de ses vassaux directs, pour accueillir les souverains étrangers et les ambassades et pour prendre les décisions dans les matières les plus importantes (en l’occurrence, la question du schisme et de la soustraction d'obédience, comme la reprise des tensions avec l'Angleterre) : le rôle du roi n'étant pas uniquement cérémoniel, la vie politique dépendait donc des hauts et des bas de chaque crise et de chaque rémission royale. De plus, plus le temps passe, plus les crises se rapprochent et moins le roi semble reprendre pied dans la réalité, singulièrement après 1407, année où les affaires de France prennent un tour dramatique : l'assassinat du duc d'Orléans sur ordre de Jean sans Peur, le jeune duc de Bourgogne, a lieu le 23 novembre 1407 et il plonge durablement le royaume dans la confusion. Les factions, Armagnacs et Bourguignons, s'engagent dans une guerre civile qui conduira de fait à la division du royaume et à l'intervention anglaise.

Le destin ordinaire des rois "inutiles"

Des princes déchus du pouvoir ou assassinés, il y en a toujours eu. Ce sont les justifications qui sont intéressantes et le propre de l'Occident médiéval, c'est d'en avoir construit une théorie réfléchie associée à une procédure élaborée. Tout vient de ce que l'Occident chrétien a dessiné très tôt le portrait du prince idéal (vertueux, juste, garant voire serviteur du bien commun, c'est-à-dire l'utilité publique à laquelle devaient être subordonnées les intérêts particuliers).  Quand le prince n'a pas les vertus nécessaires et qu'il verse dans les excès (de pouvoir), c'est un tyran. Les théories du tyrannicide ne sont pas ici notre sujet. Ce qui l'est, en revanche, ce sont les réponses juridiques élaborées pour répondre au problème du "roi fainéant", paresseux, non dotés des vertus politiques utiles à sa charge. Quand, par exemple, Pépin, fils de Charles Martel, maire du palais de Childéric III, voulut remplacer ce dernier, il sollicita l'avis du pape Zacharie, qui lui répondit à partir de St Matthieu ("qu'on jette ce serviteur inutile dans les ténèbres extérieures") qu'est roi celui qui possède le pouvoir. Les intellectuels au service des carolingiens, Eginhard le premier, s'attellent alors à forger la légende des rois inutiles (inutile regis nomem à propos de Childeric ; nec sibi nec aliis utilis), avant que le procédé ne se retourne, à l'occasion contre les carolingiens : on trouve au 13e siècle une mention d'un roi surnommé "fainéant" dans les Grandes chroniques de France (Viard ed., vol 4, p.300 sqq.) à propos de Louis le bègue : "il ne fit jamais quoi que ce soit qui méritât qu'on en fasse l'histoire".  Les Grandes chroniques de France sont écrites par l'abbaye de St Denis et constituent une série de texte au service du pouvoir monarchique et à la gloire de la dynastie capétienne.
Au XIIIe siècle, les docteurs en droit canon se penchèrent sur le cas des évêques absents ou incompétents ou trop vieux pour occuper réellement leur charge. Tout en leur conservant leur digité, l'administration fut confiée à un curator, remplaçant provisoire ou définitif de l'évêque. Cette solution s'appliqua aussi aux rois, pour la première fois en 1245, sur avis papal (Innocent IV) qui décida que le roi  Sanche II était incapable et devait céder la réalité du pouvoir à son frère Alphonse, tout en restant roi. Les canonistes à sa suite conclurent que seul le pape, qui est au dessus des princes, avait ce pouvoir de décision (ce dont certains se passèrent pourtant par la suite). Il fallait réserver aussi les droits des fils du roi "inutile", aussi celui qui administrait  le royaume ne pouvait lui succéder que pour autant que le roi véritable n'avait pas d'enfant.
Plus le XIVe siècle avançait, plus la théorie dressait la liste des dangers qu'un roi inutile faisait courir à son royaume et plus devenaient banales les nombreuses procédures qui permettaient d'écarter un prince insuffisant. En janvier 1327, les prélats, les barons et les communautés du royaume d'Angleterre déclarèrent qu'Edouard II s'était montré incapable de régner et déclarèrent son "insufficiencia gubernandi". La reine Isabelle et mère du prince Edouard convainquit le roi d'abdiquer. En 1358, Guillaume comte du Hainaut, fils de l'empereur Louis de Bavière, "entra en frénésie et perdit sens et mémoire". Il fut enfermé tout en conservant son titre et sa dignité et sa femme, puis son frère gouvernèrent en son nom le comté. En 1399, une commission anglaise constatait que le roi Richard II avait démontré son incapacité à administrer ses Etats. Emprisonné, il abdiqua. En 1400, le collège des princes électeurs déposa Venceslas IV, roi de Bohème et roi des Romains, "abruti par les débauches de la table", "négligent, inutile, dissipateur et indigne". Les textes théoriques accompagnaient ces pratiques. Par exemple, Nicolas Oresme, traduisant Le livre des politiques d'Aristote, vers 1370 écrivait : "Un roy fol met son peuple à perdicion", "le roi ne doit avoir aucun vice dans l'âme ou le corps qui répugne à la dignité royale, il ne doit être ni idiot, ni pervers, ni négligent".

Dans le cas français, la solution élaborée aux débuts de la maladie de Charles VI était donc conforme aux nouvelles pratiques : le roi conservait la dignité de roi, ce qui lui permettait de reprendre le pouvoir effectif quand il était en rémission, et le reste du temps, l'exercice du pouvoir était sous le contrôle de ses deux oncles, Jean de Berri et Philippe de Bourgogne. Cette solution fonctionna jusqu'à la mort de Philippe de Bourgogne (1404). Après cette date, il n'y plus de solution au problème de la "non-gouvernance" du royaume du fait des épisodes de plus en plus fréquents et longs de folie de Charles VI, de la rivalité entre les deux princes de sang qui se disputent le pouvoir, le jeune frère du roi Louis d'Orléans et Jean duc de Bourgogne, et de l'absence d'un pouvoir tiers qui aurait été capable de tenir à distance les deux rivaux, par exemple les pouvoirs urbains des bonnes villes de France qui ont été disqualifiés au milieu du XIVe siècle avec l'échec de la révolte parisienne d'Etienne Marcel (1358). Bilan : "autant les structures administratives du royaume de France, sa justice, ses finances, étaient solides et efficaces, autant ses structures politiques étaient déficientes. Ce grand corps qu'était le royaume souffrait d'une tête hypertrophiée. Le destin du royaume dépendait tout entier du roi. La maladie de Charles VI posa un problème insoluble. Le roi inutile n'a pas été déposé parce que personne, ni hors du royaume ni dans le royaume, n'avait les moyens juridiques ou politiques de le déposer, ni même de gouverner à sa place." Le sacre avait fait du roi une personne inviolable, élue de Dieu et recourir au pape était impensable dans un pays où s'élaborait au même moment la doctrine gallicane.

La construction de la majesté royale

Voir mon post sur le site des Clionautes, téléchargeable aussi ici : Comment on écrit l'Histoire au XIIIe siècle : Primat et le Roman des rois, qui est un autre livre de B. Guénée tout aussi intéressant.

Une des sources sur le règne de Charles VI est le Religieux de St Denis, auteur anonyme, mais dont on sait qu'il . Or, comme on peut le lire dans le post mis en lien ci-dessus, l'abbaye de St Denis fut le moteur de la construction de l'idéologie royale française à partir du XIIIe siècle. A l'époque de Charles VI, l'abbaye est toujours en charge de la sacralité royale, aussi le "Religieux" est bien ennuyé pour rendre compte de la folie du roi.
Tout se passe comme si, plus le corps physique du roi s’abîmait dans la déchéance, plus le texte du Religieux de St-Denis s'attache à le distinguer du corps "politique" du roi pour montrer que la maladie du roi ne compromet nullement l'autorité de la couronne et la majesté royale. On observe une multiplication des mots "symboles" , abstractions du pouvoir royal , tels couronne et majesté. 136 occurrences pour le mot "majesté" entre 1392 et 1420 (56 occurrences dans la période de la minorité de Charles VI). Le mot "couronne" fut mis en avant par l'abbé Suger au XIIe siècle et permettait d'insister sur la continuité de la royauté capétienne. De même, l'antique notion de majesté fut particulièrement utilisée sous Philippe le Bel, dans sa lute contre Boniface VIII, pour insister sur la grandeur et l'indépendance du pouvoir sacré de la dynastie française face à la majesté pontificale. Autour de Charles V, les juristes français et italiens (Balde) entendirent rapprocher la royauté de la prêtrise, via le sacre, et insistèrent donc sur la dignité royale, le mot dignité ayant des origines canoniques (droit canon). C'est aussi le moment où la notion de crime de lèse-majesté se développe : Michel Pintoin, le "religieux de St-Denis,  ne manque pas une occasion de rappeler combien le crime de lèse-majesté était grave et débordait largement la personne du roi : "le crime de lèse-majesté consiste non seulement dans les attentats contre la personne du roi, mais aussi dans les paroles injurieuses qui attaquent son honneur." Le roi pouvait être sain ou malade, la majesté royale était convoquée pour souligner le respect dû aux ordres du roi et de ceux qui gouvernaient en son nom. La majesté royale disait ainsi la continuité de l'Etat ; elle était la justification de l'autorité (auctoritas) du roi. Cependant, quand les désastres s'accumulent, après 1415 et le débarquement du roi anglais en Normandie, le mot ne revient plus sous la plume du Religieux de St-Denis. Plutôt que d'évoquer la majesté royale, il utilise de plus en plus souvent l'expression "auctoritas regis ou regia" (118 fois de 1412 à 1420). Plus l'autorité royale était en réalité bafouée, plus elle est invoquée par l'auteur. Il devient clair, et pas seulement dans le texte de la chronique, mais pour les gens de l'époque, parler du roi, c'est devenu invoquer une entité abstraite, car le roi est physiquement absent. La maladie de Charles VI a appris au royaume de vivre, tant bien que mal, sans le roi en exaltant la royauté.

Il faut "sauver le soldat Charles VI".


Il s'agissait de ne pas rendre le roi responsable des malheurs de la France. Par des notations plus ou moins subtiles, l'auteur de désengage la responsabilité royale. Par exemple, en 1415, quand Henri V d'Angleterre eut débarqué en Normandie, les chevaliers français ne surent même pas défendre la place forte de Harfleur. Après avoir dit la chute de la ville, le Religieux de St-Denis conclut : " Ce déshonneur semble devoir rejaillir sur le roi. Pourtant il est bien excusable. Car il n'est pas douteux que son entourage n'eût empêché ce malheur si l'état de sa santé le lui eût permis."

Jamais l'auteur ne dit clairement que le roi de France est fou : il n'utilise pas le mot de l'époque, la frénésie, alors que d'autres sources n'hésitent pas à y recourir. Jean Froissart, dans ses Chroniques,  par exemple le dit 6 fois en deux pages (le roi souffre de "frénésie et foiblesse du chef"). Il précise même, ce dont Michel Pintoin ne souffle jamais mot, que l'entourage royal envoya de nombreux messagers " en tous lieux où on sçavait corps saint ou de sainte qui euissent grâce et mérite par la vertu de Dieu à garir de frénaisie et de derverie". De la même manière, il n'évoque pas non plus l'explication par la possession du démon, qui est avancée à l'époque par d'autres. Le roi ne pouvait pas ne pas être sous la protection divine, même si celle-ci semblait l'avoir abandonné. D'ailleurs, le religieux de St-Denis insiste, pour la renommée de son abbaye autant que par mystique royale, sur les dons et dévotions de Charles VI à St Denis et Notrte-Dame de Paris quand il est dans ses phases de rémission.
En revanche, il prête plus d'attention aux accusations qui fleurissent à l'époque d'empoisonnement : Valentine Visconti, femme du duc d'Orléans, fut une de celle qui était accusée, comme si son origine italienne était une preuve suffisante (venant de ce pays où le recours au poison était courant) de sa culpabilité.


Les sources insistent enfin sur l'amour que la population portait à Charles VI, malgré les malheurs du temps. Lorsqu'en 1392, Charles VI tomba pour la première fois malade, et que la nouvelle s'en fut répandue dans tout le royaume, "tous les vrais Français pleurèrent comme pour la mort d'un fils unique" nous dit le Religieux de St Denis. Christine de Pizan en 1404 apporte un témoignage semblable : elle avait vu "maintes fois", les "femmes enfens et tout gens" courir pour le voir passer, pleurant presque de "compassion de son enfermeté et malaage" (infirmité et souffrance). Ainsi, malgré la ruine du royaume (reprise de la guerre avec l'Angleterre, guerre civile entre Bourguignons et Armagnacs, insurrection parisienne de la Caboche...), le peuple conservait apparemment son amour pour le roi. A sa mort, le Bourgeois de Paris affirme que "son peuple et ses serviteurs ...moult faisoient grant deuil..et especialment le menu commun de Paris crioit quant on le portait parmy les rues : ah très cher prince, jamais n'arons si bon, jamais ne te verrons. Maldicte soit la mort..."  C'est sans doute pour cette raison que le surnom donné pour la postérité à Charles VI est "le bien-aimé" (1ere mention entre 1427-1433).

  La maladie du roi fut pour les sujets du royaume l'occasion d'une multiplication de prières, d'aumônes, de pèlerinages, de processions pour la guérison du monarque. Durant les premiers temps de sa maladie, à chaque période de crise, il fallait implorer le secours divin. Ces processions pour la santé du roi étaient ordonnées par les plus hautes autorités de l'Etat. Le peuple était invité à jeûner le jour de la procession, puis à y venir pieds nus ou en chemise, à écouter le sermon. A en croire le religieux de St-Denis, des milliers de personnes des deux sexes participaient à ces processions, plus particulièrement à Paris. L maladie du roi a été l'occasion d'un élan vers Dieu dont le clergé a été le principal bénéficiaire. Elle a de plus entraîné les foules des fidèles vers des lieux où Dieu et le roi étaient inséparables (ND, Ste Chapelle, St-Denis). Mais Dieu restait sourd et dans les années 1410, plus personne ne croit à un possible rétablissement du roi. Les religieux engagent les fidèles à ne pas se contenter de prier, mais à  réformer leur conduite personnelle et à expier dignement leurs fautes.

Ainsi, la maladie dru roi, paradoxalement, fut l'occasion d'enraciner émotionnellement la propagande royale, dont la longue histoire a commencé avec le sacre carolingien, s'est structurée avec St Louis et, à travers toutes les vicissitudes de l"histoire du royaume de France aux XIVe et XVe siècle, n'aura en fait jamais été sérieusement remise en cause.



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