jeudi 10 octobre 2019

La réforme grégorienne

La Réforme grégorienne est une "révolution" qui permit aux papes d'affirmer leur puissance pleine et entière (plenitudo potestatis) sur l'Eglise, mais aussi qui leur permit de s'affirmer face aux pouvoirs politiques et singulièrement face et en opposition à la magistrature suprême, celle exercée par l'Empereur. Cette affirmation d'une "monarchie pontificale" ne se fit pas sans contestations et crises.
Son origine lointaine peut être cherchée dans l'Eglise primitive (preconstantinienne) avec l'idée d'une primauté du siège de Rome, celui de St-Pierre, au sein de l'Eglise, qui est réaffirmée dans le 1er point du Dictatus papae  (l'évêché de Rome est le seul fondé directement par Dieu), mais c'est la période entre Leon IX (1049) et Innocent III (1198) qui s'avère décisive. A cette période, les papes s'affirment comme les seuls chefs de la Chrétienté.

Les dictatus papae sont un texte fondamental de l'histoire politique médiévale. Ils marquent le point de départ doctrinal de la "révolution papale" (Voir H.J. Berman, Law and Revolution. The formation of the western legal tradition, Harvard University Press, Cambridge, 1983). Il s'agit pour le pape Grégoire VII (Hildebrand) d'opérer un véritable coup de force politique et juridique en s'auto-attribuant, de façon purement déclarative, la souveraineté sur l'Eglise, en revendiquant l'indépendance du clergé vis-à-vis du pouvoir séculier et  en affirmant la suprématie ultime du pape en matière temporelle. De ce coup de force a découlé toute l'histoire politique de l'Etat moderne européen. (cf Dardot et Laval, Dominer. Enquête sur la souveraineté de l'Etat en Occident, La découverte, Paris, 2021, chap 2 à 5)

Extraits du Dictatus Papae, 1075

(copié/collé depuis le site Cliotexte)


«  I – L’Eglise romaine a été fondée par le Seigneur seul.
II – Seul le pontife romain est dit à juste titre universel.
III – Seul, il peut déposer ou absoudre les évêques.
IV – Son légat, dans un concile, est au dessus de tous les évêques.
V – Le pape peut déposer les absents.
VI – Vis-à-vis de ceux qui ont été excommuniés par lui, on ne peut entre autres choses habiter sous le même toit.
VII – Seul, il peut, selon l’opportunité, établir de nouvelles lois, réunir de nouveaux peuples [ou « de nouvelles paroisses »], transformer une collégiale en abbaye, diviser un évêché riche ou unir des évêchés pauvres.
VIII – Seul il peut user des insignes impériaux.
IX – Le pape est le seul homme dont tous les princes baisent les pieds.
X – Il est le seul dont le nom soit prononcé dans toutes les églises.
XI – Son nom est unique dans le monde.
XII – Il lui est permis de déposer les empereurs.
XIII – Il lui est permis de transférer les évêques d’un siège à un autre, selon la nécessité.
XIV – Il a le droit d’ordonner un clerc de n’importe quelle église, où il veut.
XV – Celui qui a été ordonné par lui peut gouverner l’église d’un autre mais non faire la guerre ; il ne doit pas recevoir d’un autre évêque un grade supérieur.
XVI – Aucun synode ne peut être appelé général sans son ordre.
XVII – Aucun texte canonique n’existe en dehors de son autorité.
XVIII – Sa sentence ne doit être réformée par personne et seul il peut réformer la sentence de tous.
XIX – Il ne doit être jugé par personne.
XX – Personne ne peut condamner celui qui fait appel au Siège apostolique.
XXI – Les causæ majores de n’importe quelle église doivent être portées devant lui.
XXII – L’Eglise romaine n’a jamais erré ; et selon le témoignage et l’Ecriture, elle n’errera jamais
XXIII – Le pontife romain, canoniquement ordonné, est indubitablement par les mérites de saint Pierre établi dans la sainteté, au témoignage de saint Ennodius, évêque de Pavie, d’accord avec de nombreux Pères comme on peut le voir dans le décret du bienheureux pape Symmaque.
XXIV – Sur son ordre et avec son consentement, les vassaux peuvent porter des accusations.
XXV – Le pape peut déposer et absoudre les évêques en l’absence de synode.
XXVI – Celui qui n’est pas avec l’Église romaine n’est pas considéré comme catholique.
XXVII – Le pape peut délier les sujets du serment de fidélité fait aux injustes. »

Plusieurs niveaux d'analyse de ce texte : ce qui concerne la nature du pape, ce qui concerne ses pouvoirs au sein de l'institution ecclésiale, ce qui concerne ses rapports avec les pouvoirs politiques et la société laïque. Dans le cadre d'une analyse de texte avec les 1ere HGGSP, les 3 thèmes peuvent faire l'objet d'une consigne simple de relevés. Faire repérer aussi aux élèves l'utilisation récurrente du mot "seul".
1) Le pape devient la plus haute instance juridique de l'Eglise (Dictatus XX, XXI), celui dont toute autorité ecclesiastique procède : à ce titre, il a tout pouvoir sur les autres dignitaires catholiques (Dictatus III, XIII, XIV) qu'il nomme, défait, transfère à sa guise. Il a tout pouvoir aussi sur la géographie et les structures  ecclésiastique, la délimitation des diocèses par exemple (Dictatus VII). Sa juridiction est dite universelle (Dictatus II), elle s'étend à) toutes les terres catholiques = l'Eglise est comme un immense diocèse dont il serait l'évêque.
Seul maître de l'Eglise, il n'a pas de contre-pouvoir. Les conciles, qui dirigeaient l'Eglise primitive, sont désormais réputés obéir à sa volonté et le Dictatus IV considère que même son légat est supérieur en autorité à n'importe quel évêque. Ses décisions ne sont pas critiquables puisqu'elles ne peuvent être réformées par personne (Dictatus XVIII). De toutes façons, il est la source du Droit canon (Dictatus XVII).
2) S'il est celui dont tout procède, c'est du fait de sa nature particulière : parce qu'il est installé sur le siège de St Pierre, il est réputé automatiquement saint lui-même (Dictatus XXIII), reprenant en cela des thèses affirmées par les Pères de l'Eglise. De plus, son poste de Vicaire du Christ en fait  l'image même du Christ sur terre. Enfin, parce que l'Eglise catholique romaine est considérée comme un tout, un corps dont il est la tête, il est parfait et infaillible (Dictatus XXII, XIX)
3) De ce fait, le pape devient le verus imperator. "Seul il peut utiliser les insignes impériaux" dit le Dictatus VIII. Dans cette construction idéologique, les papes récupèrent la figure de Constantin, fondateur de St Jean de Latran, à la fois empereur et chef de l'Eglise, ce qui leur permet de faire un pont entre l'histoire antique impériale et la temporalité chrétienne et papale. Dans la propagande pontificale, le pape devient l'héritier de Constantin. Son autorité s'affirme donc sans équivalent y compris sur les laïcs  (Dictatus IX). Il peut donc déposer les empereurs (Dictatus XII). Il dispose de surcroit, parallèlement à cette autorité politique, d' un outil puissant de pression sur les princes laïcs, la possibilité d'excommunier : dans ce nouveau contexte, l'excommunication délie les vassaux de leur serment de fidélité (Dictatus XXVII), avec même la possibilité pour les vassaux d'en appeler à la justice pontificale (Dictatus XXIV) contre leur seigneur.

BILAN : le pape s'affirme comme l'incarnation de l'Eglise => cf Gilles de Rome/aegidius romanus "le souverain pontife peut être nommé l'Eglise elle-même" (De ecclesiastica potestate, écrit pendant la querelle entre Boniface VIII et Philippe le Bel , vers 1302-1303). Les Dictatus papae sont donc le premier moment dans lequel les prétentions théocratiques des papes médiévaux prennent forme.


Un questionnement possible pour les élèves :

1) Quels sont les "dictatus" qui évoquent le/ les pouvoir.s du pape ? Quelle est donc la liste de ces pouvoirs ? Sur quel.s espace.s  s'étend la juridiction papale ? 

Seul maître de l'Eglise, il n'a pas de contre-pouvoir. A quoi le voit-on dans le texte ?

2) S'il est celui dont tout procède, c'est du fait de sa nature particulière : quels sont les "dictatus" qui évoquent ce point ? De qui est-il l'héritier (spirituellement et temporellement)

3) De ce fait, son autorité s'affirme donc sans équivalent y compris sur les laïcs (Dictatus ....?). Quelles sont les conséquences de ce points sur les rapports du pape avec les princes laïcs ?

Chercher des informations sur la querelle des investitures et l'épisode de Canossa.



Copié/collé du passage du livre des Dardot-Laval, pour mieux comprendre le texte et ses enjeux

En 1075, la question était de savoir comment, à défaut d’armées qui lui soient propres, la papauté pouvait faire aboutir ses prétentions. C’est là que le droit joua un rôle décisif comme «source d’autorité» et comme «moyen de contrôle». Durant les dernières décennies du XIe siècle, le parti papal commença à rechercher le registre écrit de l’histoire de l’Église pour soutenir la souveraineté du pape sur le clergé aussi bien que l’indépendance du clergé vis-vis de toute la branche séculière de la société, voire une possible suprématie sur celle-ci. Il encouragea les érudits à développer une science du droit qui pourrait fournir une base de travail pour mettre en œuvre ces politiques. Dans le même temps, le parti impérial commença aussi à rechercher d’anciens textes qui pourraient appuyer sa cause contre l’usurpation papale. Des deux côtés, le conflit se porta ainsi sur le terrain du droit. En 1075, Grégoire VII rédigea un document proprement révolutionnaire, le Dictatus papae (« Ce que dicte le pape »), consistant en vingt-sept propositions [...] 

 Les propositions 2 et 3 font valoir que le pape n’est pas un évêque parmi d’autres, contrairement à ce qu’affirmaient les empereurs, puisqu’il est le seul à mériter en droit l’appellation d’« universel ». La proposition 7 revêt une importance décisive en ce qu’elle affirme une forme de souveraineté législative : le pape seul a le droit de « faire de nouvelles lois selon les besoins du temps » (pro temporis necessitate novas leges condere) et il est manifeste que, dans l’esprit du rédacteur, le pape est seul juge des «besoins du temps». En cela il s’arroge le monopole reconnu par le droit romain aux seuls empereurs. Certes, les « lois » dont il est ici question sont les lois de l’Église, mais elles n’en prétendent pas moins s’imposer à toute la « société chrétienne ». Comme on l’a déjà vu, le modèle de la création divine sera de plus en plus invoqué par la suite pour rendre compte de ce pouvoir de changer les lois : au début du XIIIe siècle, le canoniste Tancrède dira que le pape fait de rien quelque chose comme Dieu, qu’il peut accorder dispense au-dessus du droit et contre lui (super ius et contra ius), qu’il peut rendre injuste ce qui était juste en corrigeant et changeant le droit (corrigendo ius et mutando). La proposition 18 mérite tout particulièrement d’être soulignée : s’il est vrai que, comme le souligne E. Kantorowicz, l’essence de la souveraineté réside dans le fait de pouvoir juger tous les autres sans pouvoir être soi-même jugé par les autres, alors on a là le point central autour duquel gravite toute cette déclaration de souveraineté dans la mesure où le pape s’y proclame incontestablement juge souverain en s’arrogeant la prérogative de réviser tous les jugements rendus par d’autres que lui sans que d’autres puissent réviser les siens. De là, via la bulle Unam Sanctam de Boniface VIII, la maxime pontificale revendiquant la juridiction universelle : «Sancta sedes omnes iudicat, sed a nemine iudicatur».  Pour peu que l’on rattache toutes ces propositions les unes aux autres, on s’aperçoit que cette revendication de souveraineté concerne aussi bien la relation du pape à l’Église tout entière (hiérarchie ecclésiastique et fidèles) que la relation du pape en tant que souverain de l’Église aux pouvoirs civils les plus élevés : car non seulement il peut déposer et investir les évêques (proposition 3), mais il peut aussi déposer les empereurs (proposition 11). On voit par là que le pape ne se contente pas d’être le monarque de l’Église, il se fait le champion d’une « papauté impériale » : le Dictatus affirme en effet que seul le pape peut utiliser les insignes impériaux (ceux prétendument donnés par Constantin à Sylvestre) et, de fait, Grégoire VII adopte définitivement le manteau rouge sur le modèle du manteau impérial d’Othon III, mais aussi sur le modèle byzantin. L’Église se voit ainsi assignée une mission universelle, celle d’unir le monde entier sous sa direction.

Ce texte proprement révolutionnaire ne fut pas immédiatement rendu public. Mais, en décembre 1075, Grégoire fit connaître le contenu du « Manifeste papal » dans une lettre à l’empereur Henri IV où il requérait la subordination à Rome de l’empereur et des évêques de son empire. Henri répliqua, comme vingt-six de ses évêques, dans des lettres du 24 janvier 1076. Une lettre de l’empereur commence par ces mots : « Henri, roi non pas par usurpation mais par la sainte ordination de Dieu, à Hildebrand, à présent non pas pape mais moine félon. » Elle se termine ainsi : « Toi, par conséquent, damné par cette orientation et par le jugement de tous nos évêques et le nôtre propre, descends et renonce à la chaire apostolique que tu as usurpée. Laisse un autre monter sur le trône de saint Pierre. Moi, Henri, roi par la grâce de Dieu, je te dis, conjointement à tous nos évêques : Descends, descends [Descende, descende], sois damné pour les siècles. » En guise de réponse, Grégoire VII excommunia et déposa Henri, qui en janvier 1077 voyagea comme un humble pénitent à Canossa, où le pape séjournait, et aurait attendu trois jours pour pouvoir se présenter pieds nus dans la neige, confesser ses péchés et déclarer sa contrition. Ainsi, invoqué dans sa capacité spirituelle, le pape lui donna son absolution et retira son excommunication et sa déposition. Cela donna à Henri une chance de réaffirmer son autorité sur les magnats germaniques, ecclésiastiques ou séculiers, qui s’étaient rebellés contre lui. Mais la lutte avec le pape ne fut différée que pour un court temps. En 1078, le pape promulgua un décret dans lequel il disait : « Nous décrétons que nul dans le clergé ne devra recevoir l’investiture d’un évêché ou d’une abbaye ou d’une église de la main d’un empereur ou d’un roi ou de tout autre personne laïque, homme ou femme. » Il en résulta la reprise du conflit entre l’empereur et le pape et les guerres d’investiture. L’enjeu politique immédiat de ces guerres était celui du pouvoir des empereurs et des rois d’investir les évêques et autres ecclésiastiques des insignes de leurs fonctions. Derrière cette question, il y avait celle de la loyauté et de la discipline du clergé après l’élection et l’investiture. Ces questions étaient d’une importance politique fondamentale. Cependant, quelque chose de plus profond que cet enjeu politique était encore impliqué, à savoir le salut des âmes. Car, précédemment, l’empereur, ou le roi, en tant que « vicaire » du Christ, devait répondre pour les âmes de tous lors du Jugement dernier. À présent, comme on l’a vu, c’est le pape qui prétendait être le seul vicaire du Christ avec la responsabilité de répondre pour les âmes de tous les hommes au Jugement dernier. L’empereur Henri avait écrit au pape Grégoire VII que, selon les Pères de l’Église, l’empereur ne pouvait être jugé par aucun homme, lui seul étant sur Terre « juge de tous les hommes », et qu’il y avait un seul empereur, tandis que l’évêque de Rome n’était que le premier d’entre les évêques. Telle était en fait la doctrine orthodoxe qui avait prévalu pendant des siècles. Cependant, Grégoire voyait dans l’empereur le premier d’entre les rois, un laïc, dont l’élection comme empereur devait être confirmée par le pape et qui pouvait être déposé par le pape pour insubordination. L’argument était formulé en termes scolastiques : « le roi est soit un laïc ou soit un clerc », et, comme il n’est pas ordonné, il est évidemment un laïc et ne peut donc avoir aucune fonction dans l’Église. Mieux, dans un moment de tension, Grégoire VII a pu alléguer que l’autorité des rois et des ducs ne venait pas de Dieu mais du diable, tout en écrivant aussi au roi de Hongrie que son royaume, « comme les autres royaumes les plus nobles », ne devait être soumis à personne d’autre qu’à l’Église de Rome. Une telle prétention ne laissait aux empereurs et rois aucune légitimité, car l’idée d’un État séculier, c’est-à-dire sans fonction ecclésiastique, n’était pas encore née, étant seulement en train de naître. Elle attribuait aussi au pape des pouvoirs théocratiques car la division des fonctions ecclésiastiques en spirituelles et temporelles n’était pas encore née, étant seulement en train de naître. Regardée sous cet angle, l’Église issue de la révolution papale apparaît comme un État avant la lettre, mais qui, à la différence des États séculiers encore à venir, reposait sur une assise spirituelle et s’attribuait pour cette raison une vocation universelle, tout en ne répugnant pas à recourir à la violence et à la guerre pour s’imposer face aux pouvoirs concurrents : Grégoire VII aurait inlassablement répété l’exclamation du Prophète (Livre de Jérémie, 48, 10) « Maudit soit l’homme qui détourne son glaive du sang ! ». En fin de compte, en dépit de leurs prétentions à la domination universelle, ni le pape ni l’empereur ne purent maintenir leurs revendications originelles. Sous le concordat de Worms en 1122, l’empereur garantit que les évêques et les abbés seraient librement élus par la seule Église et il renonça à son droit de les investir avec les symboles spirituels de l’anneau et de la crosse, qui impliquaient le pouvoir de soigner les âmes. Le pape, pour sa part, concédait à l’empereur le droit d’être présent aux élections et, là où les élections étaient contestées, d’intervenir. De plus, les prélats germaniques n’étaient pas consacrés par l’Église jusqu’à ce que l’empereur les ait investis, par le sceptre, avec ce que l’on appelait les regalia, c’est-à-dire les droits féodaux de propriété, de justice et de gouvernement séculier, lesquels entraînaient le devoir réciproque de rendre hommage et fidélité à l’empereur (hommage et fidélité qui impliquaient de s’acquitter de services féodaux et de droits sur les grands domaines fonciers qui allaient avec les hautes fonctions ecclésiastiques). En Angleterre et Normandie, avec l’accord obtenu à Bec en 1107, le roi Henri Ier avait également accordé des élections libres, quoique en sa présence, et renoncé à son droit d’investiture. Le fait décisif est que le pouvoir de nomination ait été partagé, puisque soit le pape soit l’empereur pouvait en fait opposer un veto. Cependant, les concordats (Worms, Bec) laissaient au pape une autorité extrêmement large sur le clergé et une autorité considérable sur la société laïque. Sans son approbation, le clergé ne pouvait pas être ordonné. Il établissait les fonctions et les pouvoirs des évêques, des prêtres, des diacres et d’autres titulaires de fonctions cléricales. Il pouvait créer de nouveaux évêchés, diviser ou supprimer les anciens, transférer ou déposer les évêques. Son autorisation était requise pour instituer un nouvel ordre monastique ou pour changer la règle d’un ordre existant. Qui plus est, le pape était appelé le « principal dispensateur » de toute la propriété de l’Église, qui était comprise comme le « patrimoine du Christ ». Le pape était aussi souverain en matière de culte et de foi religieuse. Seul il pouvait donner l’absolution pour certains crimes (telle une agression contre un clerc), canoniser les saints et distribuer les indulgences. Aucun de ces pouvoirs n’avait existé avant 1075. Selon les mots de Gabriel Le Bras cités par H. J. Berman : « Le pape gouvernait l’Église tout entière. Il était l’universel législateur, son pouvoir n’étant limité que par la loi naturelle et la loi divine positive (consignée dans la Bible et dans des documents similaires de la Révélation). Il convoquait des conciles généraux, les présidait, et sa confirmation était nécessaire pour donner force de loi à leurs décisions. Il mettait fin aux controverses sur de nombreux points au moyen de décrétales. Il était l’interprète du droit et garantissait privilèges et dispenses. Il était aussi l’administrateur et le juge suprême. Les causes d’importance (maiores causae), dont il n’y avait jamais d’énumération définitive, furent réservées pour son jugement. » Là encore, aucun de ces pouvoirs n’avait existé avant 1075. Grégoire déclara que la cour pontificale était la « cour de toute la chrétienté ». Désormais, le pape avait une juridiction générale sur toutes les causes qui lui étaient soumises par quiconque, il était « juge ordinaire de toutes les personnes » et cela était entièrement nouveau. Sur les laïcs, le pape exerçait son gouvernement en matière de foi et de morale aussi bien que dans des matières civiles telles que le mariage et l’héritage. À certains égards, son gouvernement dans ces matières était absolu ; à d’autres, il était partagé avec l’autorité séculière. En d’autres matières encore qui étaient considérées comme relevant de la juridiction séculière, l’autorité papale devint souvent invoquée. Avant 1075, la juridiction du pape sur les laïcs avait été subordonnée à celle des empereurs et des rois et n’était généralement pas plus grande que celle d’autres évêques ayant un rôle dirigeant. Au-delà donc de la seule question des investitures, ce qui était profondément en question était la délimitation de deux sphères de juridiction, celle du temporel et celle du spirituel. Le conflit entre Henri II d’Angleterre et Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry et ancien chancelier démissionnaire, est à cet égard emblématique. Un âpre combat politique se déroula pendant six ans (1164-1170) entre ces deux hommes, combat qui prit fin avec l’assassinat de Becket dans la cathédrale de Cantorbéry par des chevaliers du roi. Un article des « constitutions » de Clarendon décrétées par le roi fut à l’origine du scandale : il stipulait que tout clerc accusé de crime, au cas où sa culpabilité serait établie par un tribunal ecclésiastique, devrait être renvoyé au tribunal royal pour la fixation de la sentence. Le conflit portait donc sur l’étendue de la juridiction ecclésiastique et mettait en pleine lumière une concurrence entre deux types de juridiction et les deux types d’autorité leur correspondant.


DARDOT, Pierre; LAVAL, Christian. Dominer  (pp. 123-131). La Découverte. 

mardi 8 octobre 2019

La déportation des musulmans siciliens par Frédéric II

Extraits article de Annliese Nef dans Actes de la table ronde "le monde de l’itinérance en méditerranée de l’antiquité à l’époque moderne (Madrid 2004- Istanbul 2005)", De Boccard 2009


 Entre 1223 et 1246, Frédéric II, qui a consolidé son pouvoir dans l'’Empire germanique, peut consacrer une partie de son énergie à reprendre le contrôle de la Sicile. Il y écrase une série de révoltes fomentées par des communautés musulmanes perchées dans ce que l’on a désigné comme le “refuge corléonais”, au sud de Palerme. Après plusieurs campagnes militaires, il déporte alors une partie non négligeable (pars non modica, selon un chroniqueur Richard di San Germano) des rebelles à Lucera, en Pouille. Il s’agit à la fois d’un bannissement (interdiction de revenir en Sicile), qui s’accompagne pour les exilés de la perte de leurs biens, et d’une relégation dans la mesure où, sauf ordre contraire, ils ne peuvent quitter les alentours de Lucera. Toutefois, ce déplacement s’accompagne également d’une mise en valeur du territoire de cette cité qui se rapproche d’une forme de colonisation.

"Au sujet des Sarrasins de Lucera et de Girofalcum qui, à l’occasion de tractations commerciales, se rendent en Calabre, et tentent ensuite de gagner la Sicile, toi tu ne dois pas leur permettre de passer en Sicile. Nous désirons qu’à partir de maintenant tu agisses [en ce sens] et nous voulons que tu l’empêches tout à fait et que tu fasse exercer un contrôle de manière à ce qu’aucun de ces Sarrasins ne passe en Sicile. Nous voulons aussi et t’ordonnons que dans les régions de Calabre où il arrivera que ces mêmes Sarrasins se rendent avec leurs marchandises, tu fasses mettre en place une surveillance afin que nul d’entre eux ne demeurent en ces lieux ni y élisent domicile afin d’y vivre”. (Huillard-Bréholles, V/1, 590)
Cette décision qui plonge ses racines dans le XIIe siècle sicilien.  On peut distinguer trois temps : d’abord la période qui va des dernières années du règne de Roger II (1150  environ-1154)  jusqu’aux  années 1190, durant laquelle  le  statut  des musulmans de Sicile est progressivement mis à mal ; puis, de 1190 environ aux années 1220, on assiste au durcissement de la situation et au début de la révolte musulmane, avant que ne s’ouvre une dernière phase de vingt années au terme de laquelle Frédéric ii mate définitivement les rebelles. Du fait de l'alourdissement des taxes qui pesaient sur eux et de la dégradation connexe de leur statut, on assiste à un "décampement" important des musulmans siciliens durant la période, selon des processus encore mal connus. De plus, il est indéniable que l’immigration lombarde développée par les Hauteville aboutit à la formation d’un cordon de castra entre le val de Noto et le val de Mazara, les deux régions les plus arabisées. Sperlinga, Vaccaria, Maniace, Nicosia, Randazzo, Capizzi, Piazza, Mazzarino, Butera voient ainsi augmenter leur population latineOn analyse généralement comme le premier signe tangible du fossé creusé entre les groupes culturels, qui ne va pas tarder à s’élargir, le procès de l’eunuque Philippe de Mahdia, émir de Roger II ; accusé de trahison lors de l’attaque de Bône par les troupes siciliennes en 1153 (car il aurait facilité la fuite des élites arabo-musulmanes de la ville), il fut brûlé devant le palais royal de Palerme la  même année. Dans un contexte politique de tensions entre les grands et le souverain, en 1161 les communautés musulmanes sont victimes de violences collectives, d’abord à Palerme où elles ont été désarmées l’année précédente sur ordre du plus proche conseiller du roi, Maion de Bari, puis comme en écho, dans le val de NotoLes massacres collectifs de musulmans qui ensanglantent à nouveau Palerme à la mort de Guillaume II, en 1189, illustrent clairement la relation qui existe entre, d’une part, l’affaiblissement de l’autorité royale, garante du statut des musulmans, et, d’autre part, à la fois le rejet de la tyrannie dont sont rendus responsables les eunuques de la cour et la dégradation de la situation des communautés musulmanes insulaires. Mais c’est l’accession au pouvoir de Tancrède, un des initiateurs des massacres de 1161, qui précipite les événements en 1190. Les musulmans de Palerme gagnent cette fois le “refuge” du Corléonais et les régions plus méridionales, sous la houlette de cinq reguli qui refusent de servir le nouveau souverain.


A la mort de l’impératrice Constance (1198), alors que des clans se déchirent pour prendre le contrôle de la régence, les musulmans se rangent dans le camp de Markwald von Anweiler contre la papauté (Innocent III est le tuteur du futur Frédéric II) et ses représentants locaux, les prélats de Palerme. Les premiers appels lancés par le pape aux musulmans insulaires ne semblent avoir rencontré que le silence. En juillet 1200, entre Palerme et Monreale, Markwald et ses alliés connaissent une défaite cuisante après avoir soumis la capitale à un siège de trois semaines. Cette victoire, suivie d’une période mal documentée mais qui ne semble pas caractérisée par des affrontements violents, offre l’occasion à Innocent iii, d’une nouvelle ouverture pour tenter d’obtenir la neutralité des musulmans. En 1206, il adresse une missive aux qâdî et qâ’id/s et à tous les Sarraceni de Sicile ; il leur demande à nouveau d’être fidèles au jeune roi. Cette tentative reste sans lendemain. Les années qui suivent voient Frédéric II occupé en Allemagne, et cette vacance du pouvoir favorise l’émergence d’une autorité musulmane au cœur de la Sicile où Muhammad Ibn ‘Abbad devient, à une date inconnue, le chef de la rébellion. Il prend alors une titulature califale et frappe monnaie. De retour en Sicile, en 1220, Frédéric II ordonne aux Sarrazins de retourner chez eux et de reprendre leur condition antérieure. À partir de 1221, une importante contre-offensive impériale est lancée. Dans une lettre qu’il envoie à l’abbé du Mont Cassin la même année, le souverain définit exactement son intention : "Cum Sarracenos Sicilie qui Regni nostri tranquillitatem perturbant proponamus penitus exterminare de insula", exterminare signifiant ici “porter hors des confins. Les premiers prisonniers sont alors emmenés à Lucera.

En réalité, la déportation d’une population n’est pas une pratique nouvelle dans le cadre insulaire. Sans même remonter à l’époque islamique qui offre quelques exemples de ce type de mesure, on peut rappeler d’autres déplacements forcés de l’époque normande en Sicile (XIe-XIIe siècles) ou bien décidés par Frédéric II lui-même. Cependant, la déportation des musulmans rebelles à Lucera n’est toutefois pas tout à fait comparable aux autres déplacements de population dont la Sicile avait été le cadre auparavant. La distance entre la terre d’origine et le lieu d’exil est bien plus grande qu’elle ne l’était en général et, symboliquement, le départ de l’île, qui entretient des relations intenses avec l’Afrique et est encore caractérisée au début du XIIIe siècle par une culture en partie islamisée, semble donner au châtiment une dimension plus radicale. La rébellion des musulmans de Sicile est-elle donc définie comme un crime de lèse-majesté ? L’hypothèse paraît d’autant plus séduisante que ce crime a, dans la définition qu’en donnent les juristes à l’époque précisément, partie liée avec la foi (fides) et la fidélité (fidelitas), deux fondements de la soumission au souverain mis à l’épreuve par les minorités religieuses non-chrétiennes en révolte. De fait, Dans la documentation relative à l’épisode de Lucera et à la période qui la précède, la question religieuse n’apparaît pas. Ni les lettres de Frédéric II à ce sujet ni celles d’Innocent III ne laissent à lire quoi que ce soit qui aille dans ce sens. Les missives pontificales (1199 et 1206) sont particulièrement révélatrices car elles établissent nettement la différence entre la fides des musulmans, exhortés à la maintenir (alors même que le souverain pontife compare Markwald von Anweiler à Saladin et l’effort exigé contre lui à une croisade, ce qu’il ne fera jamais pour les musulmans), et la fidelitas qu’il leur faut manifester à l’égard du jeune Frédéric. Quant à Frédéric, il définit les révoltes comme une “perturbation de la tranquillité du royaume”, crime grave s’il en est car le souverain est le garant de la paix interne.
Mais la lèse-majesté n'est pas convoquée dans les justifications. La déportation apparaît comme la condition nécessaire de la refondation du pacte entre les musulmans rebelles et le souverain. Lorsque Frédéric II propose aux rebelles de regagner les champs qu’ils cultivaient, une grande partie d’entre eux refuse. Il ne peut donc faire l’économie d’un nouveau statut pour les Arabo-musulmans de Sicile, désormais qualifiés de servi camere regie, une expression qui fait son apparition dans la documentation impériale en 1236, lors de la contre-offensive menée par Frédéric, mais dont on connaît d’autres occurrences dans l’Occident chrétien à partir de la fin du XIIe siècle. L’empereur étend ainsi aux communautés musulmanes une conception, relativement récente, élaborée dans un premier temps pour les juifs, qui mêle infériorité religieuse et service du prince. Cela signifie, en outre, que toute atteinte aux musulmans est, plus clairement encore qu’auparavant, conçue comme une atteinte au souverain lui-même, qui les protège. Les communautés arabo-musulmanes sont désignées comme une des assises économiques du royaume, mais aussi, plus largement, de la royauté et, comme telles, doivent être respectées par l'ensemble des sujets. La déportation, dans ce cadre, a pour objectif de soustraire les musulmans à la servitude de fait que cherchaient à leur imposer les institutions ecclésiastiques ou les feudataires siciliens, distincte de leur soumission absolue à l’autorité impériale. Leur est offerte une nouvelle possibilité d’intégration dans l’ensemble monarchique, non plus seulement dans l’administration comme sous les Hauteville, mais par le service militaire, dans l’ensemble de l’Italie au besoin. Enfin, cette solution ne concerne pas toute la communauté musulmane, mais ceux qui refusent les autres solutions proposées : le retour à la situation et au statut antérieur aux révoltes (travail de la terre, sous l'autorité d'un seigneur, avec des impôts supplémentaires spécifiques) ou la conversion.

Les rois angevins ont fini par réduire en esclavage les habitants de Lucera, comme si de l’idée de servi camere regie n’était restée que le premier terme, mais cette évolution ultérieure reflète surtout la politique de christianisation menée par la dynastie. La refondation de Lucera sous le nom de civitas S. Mariae ne laisse guère de doute sur les motivations de cette décision mais aussi sur la nature de la difficulté elle-même. Cet aboutissement reflète les limites de la tentative de Frédéric II puisqu’en réalité il n’y a jamais eu de place pour les hérétiques dans l’Occident médiéval, aussi déracinés et proches du pouvoir fussent-ils. L’empereur n’avait fait que gommer l’aspect religieux de la question, les Angevins, eux, l’ont remis sur le devant de la scène.

dimanche 6 octobre 2019

L'autel de Pergame




"Tout autour de nous les corps surgissaient de la pierre, pressés en groupes, entrelacés ou éclatés en fragments, esquissant la silhouette d’un torse, d’un bras qui s’appuyait, d’une hanche fendue, d’un fragment d’escarre, toujours dans l’attitude du combat, esquivant, rebondissant, attaquant, se protégeant, dressés ou courbés ça et là, anéantis, avec pourtant un pied libre arc-bouté, un dos tourné, le contour d’un mollet pris dans un seul et même mouvement. Une lutte gigantesque émergeant du mur gris avec le souvenir de sa forme achevée, retombant dans l’informe. Une main surgie du fond gris, prête à l’empoignade, reliée à l’épaule par-dessus la surface vide, un visage écorché aux fissures béantes, la bouche ouverte, les yeux fixes et vides, encadré par les boucles foisonnantes de la barbe, le drapé impétueux du vêtement, le tout sur le seuil de sa fin dans l’effritement et sur le seuil de son origine. Chaque détail conservant son expression, fragments friables dans lesquels pouvait se lire l’ensemble, des moignons rugueux à côté d’une glissance polie animée par le jeu des muscles et des ligaments, chevaux de combat aux harnais tendus, boucliers arrondis, lances dressées, une tête fendue en un ovale grossier, un bras levé, triomphant, des talons en plein saut, battus par la tunique, le poing fermé sur une épée disparue, des chiens de chasse ébouriffés, les gueules accrochées dans les hanches et les nuques, un homme, en tombant il visait de la base du doigt l’œil de la bête au-dessus de lui, un lion qui se précipitait, protégeant une guerrière, la patte prête à frapper, des mains dont les extrémités sont des serres, des cornes surgissant de fronts puissants, des jambes qui se tortillaient, couvertes d’écailles, partout une engeance de serpents enserrant le ventre et le cou, étranglant, sifflant, montrant des dents acérées, fonçait sur une poitrine nue. Ces visages tout justes créés et s’effaçant à nouveau, ces mains puissantes et déchiquetées, ces ailes largement déployées englouties par le roc inerte, ce regard de pierre, ces lèvres ouvertes pour crier, cette démarche, ces pas pesants, ces coups venus d’armes lourdes, ce roulement de roues blindées, ces faisceaux d’éclairs jaillissants, ces gestes qui piétinaient, se cabraient et s’effondraient, cet effort infini pour s’extirper des blocs grenus. Et quelle grâce dans la chevelure frisée, quel art dans la robe légèrement relevée et retenue par une ceinture, qu’ils étaient délicats les ornements sur les brides du bouclier et l’avant du casque, qu’il était doux l’éclat de la peau prête pour les caresses mais pourtant exposée à l’impitoyable compétition, aux déchirements et à l’anéantissement. Les visages comme des masques, se retenant et se bousculant réciproquement, s’étranglant, grimpant les uns sur les autres, glissant du cheval, empêtrés dans les rênes, d’une extrême vulnérabilité dans leur nudité, puis de nouveau distants et d’une froideur olympienne, invincibles en apparence comme un monstre marin, griffon, centaure, mais grimaçant de douleur et de désespoir, ainsi luttaient-ils ensemble, exécutant une mission supérieure, rêvant, immobiles dans leur démence, muets dans un vrombissement inaudible, tous unis en une métamorphose de la torture, frissonnant, persévérant, attendant un réveil, constants dans l’endurance et constants dans la révolte, d’une force inouïe, et tendus à l’extrême pour maîtriser la menace, pour provoquer la décision. De temps à autre on entendait un léger tintement et un bruissement, l’écho des pas et des voix nous enveloppait par moments, puis la seule chose de nouveau proche était ce combat, notre regard glissait sur les orteils dans la sandale, quittant brusquement le crâne d’un homme tombé, frôlant le mourant dont la main en train de se raidir était posée tendrement sur le bras de la déesse qui le tenait par les cheveux. Le rebord servait de sol aux combattants, de cette bande étroite et régulière ils se dressaient pour se jeter dans la cohue, sur lui cognaient les sabots des chevaux, les ourlets des vêtements le frôlaient et les jambes aux formes de serpents venaient s’y tordre, en un seul endroit seulement la base était percée, c’est là que se dressait la démone de la terre, le visage arraché sous les orbites, les seins massifs couverts d’un voile léger, l’une des mains, moignon détaché, levée d’un geste quêteur, l’autre qui demandait grâce surgissait de l’arête de la pierre et des doigts noueux, longs, se tendaient vers le profil en saillie comme si elles étaient encore sous la terre et tentaient d’atteindre le poignet de la main de femme ouverte, privée de pouce, ils bougèrent en longeant le dessous du rebord, cherchèrent les tracés effacés de lettres gravées là et le visage de Coppi avec ses yeux de myope derrière les lunettes cerclées de fin métal, s’approcha des lettres que Heilmann déchiffrait à l’aide du livre qu’il avait apporté. Coppi se tourna vers lui, attentif, sa large bouche au dessin précis, son grand nez en saillie et, pris dans la foule nous donnâmes des noms aux adversaires, discutant dans ce déluge de bruits, des causes du combat. Heilmann âgé de quinze ans, qui repoussait toute incertitude, qui ne tolérait aucune interprétation non fondée mais tenait également au dérèglement délibéré des sens qu’exigeait le poète, qui voulait être un scientifique et un visionnaire, lui que nous appelions notre Rimbaud, nous expliqua à nous qui avions déjà près de vingt ans et qui avions quitté l’école depuis quatre ans et connaissions le monde du travail, et aussi celui du chômage – pour Coppi, parce qu’il avait distribué des écrits hostiles à l’État ce fut même la prison – Heilmann nous expliqua le sens de cette danse où la horde des dieux tout entière conduite par Zeus avançait vers la victoire par-dessus une race de géants et de créatures fabuleuses.






 Les géants, fils de Gaia devant le torse de laquelle nous nous tenions, s’étaient soulevés, sacrilèges, contre les dieux, mais d’autres combats qu’avait connus le royaume de Pergame se cachaient derrière cette représentation. Les régents de la dynastie des Attalides chargèrent leurs maîtres sculpteurs de traduire ce qui rapidement passe, que des milliers d’entre eux payèrent de leur vie, de le transférer sur le plan de l’intemporel, édifiant ainsi un monument à leur propre grandeur et à leur immortalité. L’asservissement des peuples gaulois venus du nord s’était transformé en triomphe de la pureté noble sur des forces frustes et viles et les ciseaux et marteaux des tailleurs de pierre et de leurs compagnons avaient présenté aux sujets pour leur inspirer soumission et respect le tableau d’un ordre immuable. Sous un travestissement apparaissaient des événements historiques, incroyablement tangibles, suscitant la frayeur, l’admiration, on n’y décelait pas le travail des hommes, mais seulement la puissance supra-personnelle qui exigeait des êtres asservis, réduits en esclavage, innombrables, quelques-uns tout en haut désignant d’un doigt la fatalité. C’est à peine si le peuple, passant là les jours de fête, osait lever les yeux vers cette image de sa propre histoire alors que les philosophes et poètes auxquels s’étaient joints les prêtres, les artistes arrivés de partout, tournaient déjà autour du temple, en experts, et ce qui pour les ignorants restait plongé dans une obscurité magique n’était qu’un métier à apprécier prosaïquement par ceux qui savent. Les initiés, les spécialistes, parlaient d’art, ils louaient l’harmonie du mouvement, les gestes qui emboîtent, mais les autres qui n’avaient pas même une idée de ce qu’est la culture, fixaient furtivement les gueules grandes ouvertes, ressentant le coup de la patte dans leur propre chair. Le plaisir que procurait cette œuvre était réservé aux privilégiés, les autres pressentaient ce qui, sous l’effet d’une loi sévèrement hiérarchique, les en séparait. Certaines sculptures pourtant, dit Heilmann, n’avaient pas besoin d’être détachées de leur symbolique, le Gaulois tombant, sur le point de mourir, révélait le tragique sans concession d’une situation réelle mais ceux-là, répondit Coppi, ne s’étaient pas trouvés à l’air libre, ils étaient dans les salles du trône parmi les trophées uniquement pour montrer à qui les boucliers et les heaumes, les faisceaux d’épées et de javelots avaient été enlevés. L’enjeu de ces guerres était uniquement d’assurer la sphère de domination des rois. Les dieux qui affrontaient les démons terrestres maintenaient vivante la représentation de certains rapports de pouvoir. Une frise remplie de soldats anonymes, instruments des grands, qui assaillaient d’autres anonymes en des combats qui duraient des années, aurait modifié la vue de ceux qui servaient, aurait relevé leur position, ce n’étaient pas les guerriers mais les rois qui remportaient la victoire et celui qui triomphait pouvait se sentir l’égal des dieux tandis que ceux qui avaient succombé étaient l’objet de leur mépris. Les privilégiés savaient qu’il n’y avait pas de dieux car eux qui se couvraient du masque de ceux-ci se connaissaient eux-mêmes. D’autant plus insistaient-ils pour s’entourer de splendeur et de dignité. L’art servait à conférer à leur rang, à leurs attributions l’apparence du surnaturel. Aucun doute ne devait naître quant à leur perfection. Le visage clair de Heilmann avec ses traits réguliers, ses épais sourcils, son front haut s’était tourné vers la démone de la terre. Elle avait produit Uranus, le ciel, Pontos, la mer et toutes les montagnes. Elle avait mis au monde les géants, les titans, les cyclopes et les Erinyes. C’était cela notre race. Nous avons évalué l’histoire des êtres terrestres. Nos yeux se levèrent de nouveau vers elle qui surgissait du sol. Les vagues de sa chevelure défaite l’enveloppaient. Sur les épaules, elle portait une coupe pleine de grenades. Autour de son cou s’enroulait du feuillage avec des grappes de raisin. Sur l’aplat rude du visage levé de côté on pouvait reconnaître l’amorce de la bouche implorant la grâce. Une blessure s’étirait, béante, du menton au larynx. Alcyon, son fils préféré, fléchissant les genoux, se détournait d’elle. Le moignon de sa main gauche se tendait vers elle, tâtonnant. Son pied gauche suspendu à la jambe disloquée qui se dilatait, la touchait encore. Les cuisses, le bas-ventre et la poitrine se bombaient dans des convulsions. De la petite blessure que lui avait brutalement infligée entre les côtes le reptile venimeux, s’irradiait la mortelle douleur. Les ailes largement déployées du martin-pêcheur qui sortaient de ses épaules au-dessus de lui, la ligne dure du cou, des cheveux relevés fourrés sous le casque, exprimaient l’impitoyable Athéna. Sous l’impulsion du mouvement sa large robe à ceinture flottait en arrière. Les voiles glissant légèrement laissaient voir sur le sein gauche la cuirasse d’écailles avec le petit visage gonflé de la Méduse. Le poids du bouclier rond dont son bras tenait les brides, la tirait en avant, vers de nouvelles actions. Nikê, bondissant, les ailes puissantes, les voiles légers, aériens, tenait au-dessus de sa tête la couronne, invisible mais le geste la laissait deviner. Heilmann, d’un signe, désigna Nixe, la déesse de la nuit qui s’estompait et lançait son vase rempli de serpents vers une des figures accablées, vers Zeus qu’enveloppaient les plis de son manteau ouvert et qui, avec Égine et sa toison de laine, celle de sa perte, fouettait à mort trois adversaires, et vers Éos, déesse de l’aurore chevauchant tel un nuage devant le double attelage d’Hélios, dieu du soleil, tout nu. C’est ainsi, dit-il doucement, qu’après ce terrible carnage, un autre jour se lève, et alors la salle au plafond de verre fut remplie du bruit des pas qui raclaient le sol lisse, de l’écho d’un clic clac de semelles sur les marches raides qui longeaient la façade ouest du temple érigé là pour aboutir aux colonnades de la cour intérieure. Nous nous tournâmes une fois encore vers le relief qui, sur tous ses bandeaux indiquait la seconde où allait se produire une énorme transformation, l’instant où la force rassemblée fait pressentir ce qui va suivre inéluctablement. Tandis que nous voyions la lance juste avant qu’elle fût brandie, la massue sur le point de s’abattre, la course précédant le saut, l’élan précédant les divers chocs, notre regard glissait d’une figure à l’autre, d’une situation à l’autre et tout à la ronde la pierre se mit à vibrer. Mais nous remarquâmes l’absence d’Héraclès, l’unique mortel qui, selon la légende, s’était allié aux dieux dans leur combat contre les géants, et nous nous mîmes à chercher parmi les corps emmurés, les vestiges de membres, le fil de Zeus et d’Alcmène, cet auxiliaire terrestre qui, à force de bravoure et de travail tenace allait mettre fin au temps des agressions. Nous ne découvrîmes qu’une trace de son nom et la griffe d’une peau de lion qui lui avait servi de cape, rien d’autre ne témoignait de la place qu’il avait occupée entre l’attelage à quatre chevaux de Héra et le corps athlétique de Zeus, et Coppi vit précisément un présage dans l’absence de celui qui était notre égal et nous devions donc nous faire nous-mêmes une image de cet avocat de l’action. Sur le chemin conduisant vers la sortie étroite et basse d’un côté de la salle surgissaient souvent parmi les cercles mouvants de la masse de visiteurs les brassards rouges des uniformes noirs et bruns et chaque fois que je voyais l’emblème apparaître sur le fond rond et blanc, pivotant sur ses branches coudées, il se transformait pour moi en araignée venimeuse, le velu raide, hachurée au crayon à l’encre, à l’encre de Chine de la main de Coppi, du temps où nous étions élèves à l’Institut de Scharfenberg, Coppi assis à côté de moi au pupitre, nous étions penchés sur des images trouvées dans des boites de cigarettes, des illustrations découpées dans des journaux, défigurant l’insigne des nouveaux maîtres, les visages gras qui sortaient des cols d’uniformes en y ajoutant des verrues, des cicatrices, de vilaines rides et du sang dégoulinant. Heilmann, notre ami, portait lui aussi la chemise brune, les manches retroussées, la bandoulière, le sifflet pendu à la ficelle, le poignard sur la culotte courte, mais cette tenue était un camouflage, un camouflage pour ses propres pensées, un camouflage pour Coppi qui revenait d’un travail illégal et pour moi qui étais prêt à partir pour l’Espagne. C’est ainsi que nous nous trouvâmes le vingt-deux septembre mille neuf cent trente-sept, quelques jours avant mon départ, devant la frise de l’autel ramenée de l’acropole de Pergame et reconstruite ici, un autel jadis polychrome et incrusté de métaux martelés, qui avait reflété la lumière du ciel égéen. Heilmann précisa les proportions et la situation du temple, l’aspect qu’il présentait lorsque les tempêtes de sable, les tremblements de terre, les pillages et les rançonnements ne l’avaient pas encore endommagé, sur la hauteur de la résidence aménagée en terrasses au-dessus de la ville qui porte aujourd’hui le nom de Pergame, sur une plate-forme avancée à cent dix kilomètres au nord de Smyrne, entre les fleuves Keteios et Selinos, étroits et le plus souvent à sec, regardant vers l’ouest par-dessus la plaine du Caïcos en direction de la mer et de l’île de Lesbos, une architecture au tracé presque carré, trente-six mètres sur trente-quatre, l’escalier extérieur large de vingt mètres, fondée par Eumenês II pour remercier les dieux du soutien qu’ils accordèrent pendant la guerre, commencée cent-quatre ans avant notre ère, son édification durant vingt ans, visible de loin, classée deuxième parmi les merveilles du monde avant de sombrer dans les décombres d’un millénaire. 



Et cette masse de pierre, demanda Coppi, qui servait au culte des maîtres de cérémonie des princes et de la religion, qui magnifiait la victoire des aristocrates sur un mélange de populations attachées à la terre, est-elle désormais une valeur en elle-même, appartenant à chacun qui se présente devant elle. Sans aucun doute, c’étaient des figures de premier ordre qui piétinaient là des êtres hybrides, barbares et on n’avait pas immortalisé ceux qui, en bas, dans les ruelles de la ville, faisaient marcher les moulins, les forges et les manufactures, qui travaillaient sur les marchés, dans les ateliers, sur les chantiers navals du port, aussi le sanctuaire là-haut sur la colline de trois cent mètres de hauteur, dans le secteur entouré de murs des entrepôts, des casernes, des bains, des théâtres, des bâtiments administratifs et des palais du clan au pouvoir n’était-il accessible au peuple que les jours de fête, on n’avait sûrement retenu que les noms de quelques maîtres, Ménécrates, Dionysiadès, Orestès, et pas les noms de ceux qui avaient transcrit les dessins sur les pierres de taille équarries, avaient fixé les points d’intersection avec leur foret et leur compas et avaient exercé tout leur sens artistique sur mainte chevelure et veine saillante et rien ne rappelait les hommes de corvée qui brisaient le marbre et traînaient les grands blocs jusqu’aux chariots tirés par des bœufs et malgré cela, dit Heilmann, la frise ne contribuait pas seulement à la gloire de ceux qui étaient les proches des dieux mais aussi à la gloire de ceux dont la force était encore dissimulée, car eux aussi n’étaient pas ignorants, ils ne voulaient pas se laisser réduire en esclavage pour l’éternité, dès l’achèvement de la construction ils se soulevèrent contre les maîtres de la cité sous le commandement d’Aristonicos. L’œuvre recelait pourtant toujours la même ambiguïté que celle qui valait à l’époque de sa réalisation. Sa vocation étant de faire resplendir la puissance royale, elle pouvait pourtant être interrogée sur les caractéristiques de son style, sur sa force de conviction plastique. À l’époque de sa gloire, avant son déclin dans le royaume de Byzance, Pergame était célèbre pour ses savants, ses écoles et ses bibliothèques et les feuilles spéciales utilisées pour écrire, faites de peau de veau détrempée, grattée et polie assuraient la pérennité à l’invention poétique et à la recherche scientifique. Le mutisme, la perclusion de ceux qui avaient pour sort d’être piétinés, restait sensible. Eux, les supports effectifs de l’État ionien, ne sachant ni lire ni écrire, exclus de l’activité artistique, étaient juste bons à procurer à la petite couche de privilégiés la richesse et à l’élite de l’esprit les loisirs nécessaires. Pour eux l’existence des créatures célestes restait inaccessible, mais ils pouvaient se reconnaître dans les êtres abrutis agenouillés là. La grossièreté, l’abaissement et l’écrasement qu’incarnaient ceux-ci avaient leurs traits. Il est probable que bien avant que nous soyons venus les contempler ce jour-là, plus d’un esclave de cette époque avait reconnu sans le dire dans la représentation de ce raid des dieux non pas la lutte du bien contre le mal, mais la lutte entre les classes. Pourtant l’histoire ultérieure de l’autel fut elle aussi déterminée par l’esprit d’entreprise des possédants. Lorsque les morceaux de la sculpture qui avaient été enfouis sous les sédiments déposés à chaque changement politique au Proche-Orient revinrent à la lumière du jour, ce furent de nouveau les esprits supérieurs, éclairés, qui surent exploiter ce qu’il y avait là de précieux, tandis que les gardiens de troupeaux et les nomades, les descendants de ceux qui construisirent le temple ne possédèrent de la grandeur de Pergame rien que de la poussière. Mais il n’y avait pas lieu de se répandre en lamentations à ce sujet, dit Heilmann, car il valait mieux que ce joyau de la civilisation hellénique fût conservé dans un mausolée du monde moderne plutôt que d’être enterré dans les éboulis de Mysie."

Weiss, Peter. L’Esthétique de la résistance  (pp. 17-23).

Et nous nous mîmes à débattre de ce que Pergame pouvait avoir représenté, comment elle avait pris naissance, de quelle manière elle tomba en décadence et fit la transition vers d’autres phases, et à chaque phrase que nous prononcions nous apprenions à penser, nous apprenions à parler, il nous fallait franchir l’abîme entre la conscience et le langage qui nous faisait défaut. 


Dans sa position de force à partir de laquelle elle voulait devenir une seconde Athènes, Pergame adopta aussi les dieux de la métropole. La statue géante d’Athéna formée sur le modèle de la statue de Phidias, ornée d’or et d’ivoire, se dressait dans la cour intérieure de la bibliothèque dont les galeries en arcades contenaient, sur des rayons de bois séparés par des paliers de pierre, deux cent mille rouleaux d’écriture. Conscient de l’importance de la tradition, on avait réuni des collections artistiques avec des copies d’œuvres classiques et des originaux achetés ou dérobés lors d’expéditions guerrières. Cela permit aux élites de Pergame d’avoir une vue rétrospective sur les réalisations d’autres siècles et de prendre conscience de son appartenance à une ère nouvelle. Les enseignements d’Anaximandre et de Thalès, de la ville voisine de Milet, constituèrent un bien culturel fondamental pour une conception matérialiste de la vie. Les deux grands prédécesseurs des penseurs de Pergame avaient été moins des philosophes que des constructeurs, des naturalistes, des mathématiciens, des astronomes et des hommes politiques. Ils faisaient partie de la profession des négociants et des navigateurs et leurs études partaient toujours de tâches concrètes. Il fallait construire des ponts, des ports, et des fortifications. Il fallait évincer les concurrents, enrayer les tentatives d’expansion de l’ennemi. Les voies de transport sur terre et sur mer devaient être élargies, il fallait trouver des matières premières, conquérir des colonies et, dans ce but, il leur fallait connaître les spécificités des éléments et expliquer le monde dans un sens qui renonçait à toutes les digressions mystiques. Coppi fit remarquer que, de ce fait, tout le système centré sur les dieux n’était plus depuis longtemps qu’une composante de la superstructure, utilisé par les souverains à des fins d’intimidation, tout comme la religion actuelle à l’aide de laquelle les esprits éclairés endorment les ignorants. Au peuple on réservait ce qui était simple, modeste, sans complication, l’espoir en un au-delà qui le paierait de toutes ses misères, la confiance en la bonté et en l’aide de celui qui est invisible et la crainte de la colère qu’inspiraient les sanctions de ceux qui surveillaient chacune de ses pensées rebelles. La classe supérieure s’était détachée d’une telle superstition, on souriait de la candeur des gens de condition inférieure et lors de randonnées à la mode parmi les bergers, les vendangeuses, on pouvait bien admettre que ces analphabètes avaient souvent quelque chose de bien poétique. Pour ceux qui étaient instruits il n’y avait pas d’existence après la mort, ils devaient tout gagner ici-bas, de leur vivant. L’abîme entre les classes était un abîme entre différentes sphères du discernement. Pour eux tous, le monde était le même, ils voyaient le même ciel bleu, le même vert des arbres, les mêmes cours d’eau, les mêmes étoiles, mais à l’écart de ceux qui servaient, des ignorants, on faisait des découvertes qui ne modifiaient pas les choses elles-mêmes mais leur ajoutaient une valeur et des fonctions que les initiés pouvaient exploiter. Celui qui croyait que la terre était un disque qu’entouraient les flots de l’Océan et sur lequel, la nuit, on amenait les lampes des dieux, celui qui croyait que Séléné avec son miroir lunaire qui s’éclairait et s’assombrissait décidait de la légèreté et du poids d’événements à venir et que Poséidon poussait en soufflant les vagues jusque sur les rivages et lançait du haut des nuages les éclairs en direction des navigateurs, celui-là ne se risquait pas seul dans le vaste monde, il ne lui restait qu’à se confier à la protection de celui qui commandait et portait les armes. Le bois, le feu, le blé, les minéraux et les métaux avaient le même aspect aux yeux de ceux qui les travaillaient avec des outils et de ceux qui prenaient livraison des choses produites et récoltées mais le privilège des derniers consistait en ce qu’ils pouvaient déjà calculer le bénéfice net car c’est à eux qu’appartenait la terre qui produisait ce qu’ils désiraient et le marché où on pouvait vendre les produits. Le valet tenait le lourd morceau de minerai dans une main et la feuille légère dans l’autre, il voyait les nervures et le scintillement des grains et des stries, le fin tissu était arraché de la branche, le fragment avait été détaché du rocher fendu, la lumière y jetait mille reflets que le propriétaire foncier voyait lui aussi, mais ce dernier savait aussi que la matière se compose des plus petites particules, les atomes qui, grâce à de multiples propriétés et attributs, donnent leur forme à tous les phénomènes. Même si lui, le maître, foulait le même sol que son aide, s’il contemplait le vaste horizon avec ses collines, ses vols de grues et les crêtes des montages s’estompant dans la brume, il avait tout de même conscience de toutes autres dimensions que celles que percevait le journalier. Poussé par le désir de comprendre ce dont il avait besoin, il s’était ouvert à la notion de l’espace à quatre dimensions, après avoir vu se courber la surface de la terre il avait découvert qu’elle était ronde et trouvé qu’en suivant une ligne droite, on pouvait revenir au point de départ, découvrant qu’il se trouvait dans l’infini sur une boule en rotation qui avec d’autres boules tournait autour du soleil, il avait ajouté à sa pensée le rapport avec le temps. Étendu, dans les nuits claires, au bord de la mer Égée et en Égypte, notant la position des étoiles sur la carte du ciel, découvrant les règles selon lesquelles la lumière de la lune croissait et décroissait, il établit son calendrier, calcula avec précision la rotation de la terre, le temps de révolution de la lune autour de la terre, de la terre autour du soleil et l’appartenance du soleil et de ses planètes au système de millions d’étoiles qui formaient toutes dans l’extrême éloignement une masse laiteuse, un énorme anneau par lequel même l’infini se renfermait sur lui-même. De même qu’il comprenait ce dont il avait besoin, de même l’explication la plus simple était-elle la bonne. Jadis on avait admis simplement et comme vrai le fait que les dieux avaient créé l’univers avec toute la vie qu’il contient, mais après s’être propulsé par-delà les montagnes et les mers et avoir fait porter son regard vers les hauteurs, l’homme ne fut même plus pris de vertige à l’idée que la terre, abandonnée à elle-même par les dieux, volait avec lui dans l’univers. Au fond d’un puits à Syène, en Égypte, il repéra le soleil au zénith. Le fil à plomb indiquait la ligne qu’on pouvait tirer de l’astre incandescent jusqu’au centre de la terre. Comme il savait que les rayons du soleil atteignaient la terre parallèlement, des mesures prises à la même heure à Alexandrie située au nord devaient montrer que le rayon tombant là et la verticale ainsi établie formaient un angle. À l’aide de cet angle et de la distance entre les deux lieux on pouvait constater le degré de courbure de la terre et, du même coup, le périmètre de celle-ci à un kilomètre près. Mais, de même qu’ici, dans le vallon, dans la plantation d’oliviers, il gardait pour lui les causes de l’obscurcissement de la lune, de l’éclipse du soleil, du mouvement des marées, des orages et des chutes de pluie, de même passa-t-il sous silence la manière dont des masses de matière première s’étaient détachées de l’univers et s’étaient associées les unes aux autres dans le vide, comment des mondes avaient été suscités par des chocs puis de nouveau détruits avant que ne se solidifie la boule incandescente qu’était la terre, que les ouragans de flammes ne s’apaisent, que les continents ne sortent de l’eau en ébullition et que ne se développent dans la vase les premières créatures ichtyoïdes d’où l’homme est venu. La dynamique du tout, ainsi disait-on lorsqu’on s’interrogeait sur la finalité de l’existence, était la loi de la nécessité et celui qui avait reconnu cette loi la maîtrisait aussi avec sa libre volonté. Dès lors les actes de cet être libre consistaient à se conformer simplement à cette nécessité. Dans son désir d’augmenter ce qu’il possédait, il avait exploré la terre jusqu’à la glaciale île de Thulé dans le nord et jusqu’au cap africain dans le sud, vers l’ouest jusqu’au-delà des colonnes d’Héraclès et vers l’est jusqu’au fleuve du Gange aux nombreuses ramifications, tandis que le paysan effectuant maladroitement ses mesures, arpentait son lopin de terre. L’homme enchaîné était assis sur le banc des rameurs au fond de la galère, il n’y avait pour lui que la monotonie du geste, penché en avant, la brève et brutale détente en arrière au coup de timbale du garde-chiourme, sur le pont le navigateur possédait les vastes espaces marins avec leurs courants, leurs moussons et leurs vents alizés qu’il domestiquait pendant ses expéditions cycliques, déterminant sa position d’après les constellation des étoiles. Pour l’homme privé de liberté il n’y avait jamais que ce qui se trouvait directement devant lui et toute son énergie devait s’épuiser pour en venir à bout. Pour l’homme libre il y avait toujours la tension de la nouveauté, il traçait la ligne des côtes et des formations géographiques, dégageait des voies navigables, des endroits où trouver des matières premières, des possibilités d’échanges. Ceux qui étaient condamnés à servir se flétrissaient vite dans la monotonie, mais lui à qui était réservés l’initiative et le changement, il rajeunissait. Il n’avait pas besoin, lui, durant les messes des prêtres, de prier pour que lui soit épargnée la maladie, pour qu’il guérisse, les médecins lui avaient exposé le fonctionnement des organes, du pouls, de la circulation sanguine et des nerfs et lui avaient concocté toutes sortes de médicaments. Ceux qui ne possédaient rien offraient sur leur autel des sacrifices aux dieux de la fertilité et des saisons, des régions inférieures et supérieures de l’univers dont leur maître ne connaissait même plus les noms, afin de les inciter à leur donner un peu de leur superflu. Pour les possédants, tout ce qu’ils désiraient était accessible contre monnaie sonnante, grâce aux banques, grâce aux expéditions. Leurs philosophes estimaient que donner et prendre, s’opposer et s’interpénétrer constamment correspondait à la nature de tout ce qui vivait, chaque chose était formée par la connexion et la séparation, la dilution et la concentration, l’attraction et la répulsion, il n’y avait pas de matière qui ne fût composée de couples en opposition. De même que connaître le monde signifiait le dominer, de même la domination était-elle liée au droit d’exercer le pouvoir et la violence. Avec leurs greniers remplis, leurs cargos chargés, leurs maisons de campagne, leurs palais et trésors artistiques, les patrons démontraient la justesse de leur manière d’agir. Ils étaient du côté du progrès, ils distribuaient le travail, ils faisaient venir celui dont ils avaient besoin, renvoyaient celui qui ne leur convenait plus, ils créèrent des ateliers et des fabriques, après que les autorités rivales égyptiennes aient interdit l’exportation de papyrus, ils activèrent la fabrication de peaux propres à l’écriture, ils développèrent la technique de teinture de la laine de mouton. Des tisseuses, des tailleurs et des forgerons étaient à l’ouvrage pour eux, leurs caravanes achetaient l’ivoire, le jade, la soie, la porcelaine en Chine, les épices, les parfums, les pommades et les perles en Inde. Pour leurs chantiers navals ils firent venir leur bois des hautes futaies, ils firent extraire du cuivre et du minerai de fer, de l’or et de l’argent dans les mines, ils firent garder leurs troupeaux, élever des chevaux et rentrer le seigle et le blé dont l’abondance valut à leur pays la réputation d’être le grenier à grains de l’Asie Mineure. C’est à cette époque, dit Coppi, que s’effectue l’avance qu’ils prennent sur nous et qui nous replace toujours devant le fait que tout ce que nous produisons est exploité bien au-dessus de nos têtes et que, s’il arrive que quelque chose nous en revienne, cela nous revient de là-haut, tout comme on nous dit aussi que le travail nous est donné d’en haut.

Weiss, Peter. L’Esthétique de la résistance  (pp. 44-48)

la longue préhistoire de la tuerie. De tous temps les classes supérieures s’étaient arrogé leurs droits, de tous temps elles avaient maintenu leur hégémonie jusqu’à ce que d’autres puissants vinssent prendre la relève, et nous n’avons jamais réussi à faire plus que céder et nous soumettre, et une fois de plus nous avons persévéré devant la tyrannie renaissante que nous n’avions pas vu venir. Dans notre cuisine verrouillée nous imaginions ce continent tel qu’Alexandre l’avait laissé, avec ses cités grecques, son mélange de populations, ses forteresses dans lesquelles les généraux qui avaient conquis l’empire pour leur maître administraient maintenant leurs propres royaumes, anciens partenaires devenus adversaires, poussant jalousement à agrandir les territoires, lâchant leurs troupes les unes contre les autres, depuis la Macédoine, la Thrace, la Bithynie et Pontos, la Cappadoce, Babylone, le Syrie et l’Égypte. Les pays des diadoques étaient étalés sur la surface nue de la table, Coppi, renversé sur sa chaise, était assis devant l’Hellespont d’où Lysimaque, l’ancien garde du corps du commandant de l’armée, avança vers le sud, le long de la côte de la mer Égée et nomma Philétairos, un jeune capitaine, de Tius au bord de la mer Noire, gouverneur de Pergame. La mère de Coppi se pencha sur les massifs du Taurus qui limitaient au nord le royaume de Séleucos, roi de Babylone, la main de Heilmann glissa d’Alexandrie, siège de Ptolémée, vers le haut par-dessus la mer jusqu’au centre qui devait devenir la résidence des Attalides. Destiné à développer la garnison et à protéger le travail des gouverneurs, Philétairos perçut aussitôt les possibilités que lui offraient ses attributions, il ne voulait plus servir Lysimachos mais lui contester sa position de monopole. Il s’empara du trésor déposé dans la tour du château, neuf mille talents équivalents à une valeur de trente-deux millions de marks or, et il employa bientôt les moyens nécessaires pour réunir les effectifs de toutes les régions afin de protéger son entreprise. Je n’ai que faire des revendications, put il se permettre de dire à son chef ruiné qui lui rappelait qu’il avait à remplir les missions dont ils étaient convenus. De sa part, Philétairos n’avait rien à craindre et avec Séleucos, son concurrent dans le sud, il contracta une alliance placée sous le signe du respect mutuel, aussi longtemps que l’équilibre des forces militaires pourrait être maintenu. On appela cela un traité d’amitié et, conformément à la terminologie des règles du marché, il établit un protectorat sur les villes côtières qui avaient reconquis une partie de leurs libertés après qu’Alexandre eut repoussé les Perses. Les mots d’ordre qu’avait diffusés le grand conquérant, selon lesquels ce qui lui importait c’était le rétablissement de la démocratie et que les Grecs conservent la prééminence sur toutes les autres races, allaient au-devant des désirs de la ville. Au cours des dix années de sa marche à travers l’Asie Centrale, où il édifia pour des négociants hellénistiques fiscalement privilégiés des bases militaires et des colonies fortifiées en leur donnant son nom, les slogans d’Alexandre se transformèrent. Pour donner une unité à l’empire dont il s’empara dans sa passion pour la gloire et sa démesure, il dut renoncer aux discriminations raciales. Maintenant on parlait de réconciliation, d’une fusion de l’ouest et de l’est, d’une communauté et d’harmonie, et tout ce qui s’annonçait ainsi n’était rien de plus qu’un insatiable besoin de batailles victorieuses, de potentats ennemis abattus, torturés à mort, de prisonniers rattrapés pour en faire des esclaves, de renforts pour les troupes, de femmes pour les officiers et les soldats méritants. On disait qu’avant sa mort précoce Alexandre avait fini par comprendre et fut presque saisi d’un sentiment d’humilité, mais ce qui l’envahit, ce fut une hystérie énorme qui se déclenchait chaque fois que des troupes impatientes se mutinaient. Sur un ton que n’atteignait même pas le caporal qui, de nos jours tentait de se hisser au rang de maître du monde, il ramenait dans son camp ceux qui doutaient, qui étaient fatigués, en leur promettant tout. Si la fièvre ne l’avait pas emporté à l’âge de trente ans, il serait tout de même allé à sa perte après quelque temps de fureur, dans son empire énorme, qui s’effritait déjà de toutes parts. Il ne laissa que confusion, ruines et inimitiés. Élevé dans l’esprit de manœuvres frauduleuses, Philétairos fit accorder des faveurs aux propriétaires fonciers et aux négociants dont l’appui lui avait été nécessaire au début, les propriétés foncières purent être étendues, les magasins eurent libre accès aux biens coloniaux, pendant un certain temps les citoyens purent se dédommager, le recouvrement de tributs et de fermages se fit à la charge des petits paysans, des artisans et ouvriers. Pour les habitants des villes côtières qui avaient été exploités plus tôt par une junte militaire spartiate ou athénienne, par un roi lydien, un amiral macédonien, thracien ou rhodien, l’époque de la fondation du royaume de Pergame semblait annoncer un essor économique, et c’est dans leur intérêt que le souverain dans son château sur la colline fortifiée s’entourait de splendeurs et de dignité, car plus il se donnait d’importance, plus il était respecté par les royaumes voisins. On ne savait pas encore qu’il privait de plus en plus la cité de son influence. Dans les villes cernées de murailles la division des classes en citoyens, immigrés, soldats, affranchis et esclaves appartenant à des particuliers, aux pouvoirs publics ou princiers, existait toujours, les citoyens avaient le droit d’intervention dans un mode de gouvernement en apparence démocratique, il était exercé par les assemblées législatives de la maison des représentants et du Conseil, les membres de la municipalité pouvaient être élus par le peuple. Les mercenaires d’origine étrangère qui faisaient preuve de loyauté envers l’armée obtenaient la citoyenneté, les officiers et les soldats qui s’étaient distingués dans les combats se voyaient distribuer des biens ruraux ou des parcelles de terre, le passage de la société des villes-États grecques à la monarchie hellénistique toute-puissante se fit par la constitution d’une couche plus large de possédants qui avaient tout intérêt à conserver leurs champs cultivés, leur bétail et leurs vergers. À partir de là, le prudent Philétairos dut susciter la volonté de défendre l’État par les armes et faire naître un véritable sentiment national. Il n’était pas seulement exposé à l’avidité des rois dans le sud et à l’est, il avait en effet besoin de l’appui des villes et des campagnes surtout pour repousser les populations celtiques qui, chassées de leurs lieux d’habitation en Gaule par des périodes de sécheresse et par l’affluence des Germains, avaient suivi le Danube, traversé la Thrace et s’étaient installées près du détroit dans les régions côtières ioniennes. Fondant la dynastie des Attalides dénommée ainsi d’après son père qui avait été général sous les ordres d’Alexandre, Philétairos rechercha l’intercession des dieux et eut recours au mythe pour s’imposer davantage auprès des soldats qu’il fit lever en grand nombre. De même qu’Alexandre avait prétendu à l’époque être un descendant d’Héraclès, de même déclara-t-il qu’il descendait en ligne directe de Télèphe, fils d’Héraclès qui avait trouvé un abri sur la montagne de Pergame après que sa mère Augé périt dans un naufrage. Raconter l’histoire de ces cinquante années durant lesquelles Philétairos et son frère Eumenès luttèrent contre les Gaulois jusqu’à ce que leur descendant libère leur pays des ennemis et, sous le nom d’Attalos Premier, se proclame roi, revenait, dit Heilmann, à tenter de clarifier les images confuses d’un cauchemar. Il envisageait, poursuivit-il, d’analyser un jour les motifs de cette chimère jusqu’à leurs sources qui pouvaient naturellement présenter les mêmes corrélations que les événements qui s’étaient déroulés chez nous en ce dernier demi-siècle et, dans deux mille ans, plongeraient de nouveau nos héritiers dans la perplexité. Les Gaulois étaient des buveurs de bière, les Hellènes aimaient le vin, dit-il, c’est en cela que résidait d’abord la seule différence à laquelle la population des campagnes reconnut les nouveaux envahisseurs, les mœurs des guerriers qui arrivaient avec leurs joueurs de cor, leurs familles dans des colonnes de chariots étaient à peine plus frustes que celles des anciens mercenaires qui avaient parcouru la région en pillant et en saccageant. Ils cherchaient des paysages dans lesquels ils pourraient se fixer et cultiver leur houblon, et tout comme on leur avait pris leurs logis, ils chassèrent les autres de leurs foyers. Ils ne s’attaquèrent pas aux villes fortifiées, ils se contentèrent d’en couper les voies d’accès et d’imposer des taxes aux habitants, ce qui, dans leur situation difficile, leur paraissait légitime et, en cette époque de despotisme, correspondait aux mesures prises habituellement. Assiégeant les riches centres de commerce, leur proposant leur protection, acceptant des marchandises à titre de rétributions, prenant même d’assaut çà et là certains entrepôts, occupant des ports, certaines de leurs tribus se répandirent dans le nord-ouest de l’Asie Mineure tandis que d’autres se rendaient sur les hauts plateaux du centre où on leur accorda l’asile entre la Phrygie et la Cappadoce, car leurs hommes étaient disposés à s’engager dans les armées des rois de Bithynie. C’est comme piétaille ou comme cavaliers qu’ils surent le mieux vendre leur force de travail et tandis que, dans les régiments de Nicomède et de Mithridate, ils marchaient du nord-est jusque dans la région de Pergame, d’autres membres de ces tribus étaient entrés dans les armées des Attalides qui avançaient dans le nord du pays à la rencontre des tribus gauloises. De même que des Gaulois luttèrent contre des Gaulois, de même des Macédoniens et des Thraces, des Perses et des Syriens luttèrent-ils les uns contre les autres et dans toutes les unités combattantes il y avait des lansquenets de Crète, de Rhodes et de Chypre, et des groupes dispersés de nomades mysiensavec leurs chefs, leurs propres divinités et leurs propres cultes, et des Syrtes venus des rives lointaines de l’Euphrate, des survivants des guerriers d’Alexandre. C’est dans cette mêlée qu’arrivaient les jeunes campagnards recrutés pour une drachme par jour, pour la nourriture et la boisson, ils étaient exemptés d’impôts et assurés de pouvoir garder leur butin de guerre, et leur solde devait revenir à leur famille après leur mort. Pour les soldats il n’y avait pas de patrie. Les recruteurs, les officiers avaient beau parler de devoirs et de missions sacrées, ils connaissaient à peine le nom des commandants sous la bannière desquels ils se rassemblaient. Véritables journaliers, ils marchaient à pas lourds pour rapporter aux rois des territoires, des richesses minières et des matières premières et l’instrument de production le plus important, les esclaves. Eux, les travailleurs, se ruaient les uns sur les autres pour se précipiter encore davantage dans la servitude et c’est ainsi que, dans les âpres entreprises commerciales auxquelles se mêlaient aussi les Séleucides et les Ptoléméens venus du Sud et profitant de la situation, ils se retrouvèrent souvent dans le camp de l’adversaire. Pour détourner l’attention des buts véritables de leurs actions, les propagandistes de Pergame se mirent de nouveau à invectiver les races sauvages et inférieures, les barbares qui devaient être éliminés et les derniers vestiges de l’illusion d’une paisible cohabitation des peuples répandue par Alexandre, s’évanouirent sur les places des marchés, dans les discours sur les pillages, les saccages, les profanations et rançonnements des étrangers. Estourbis par les visions de terreur infligées par les occupants, horrifiés par la menace d’être tous réduits en esclavage s’ils ne faisaient pas tous des sacrifices pour la victoire de Pergame, les citadins donnèrent jusqu’à leurs dernières réserves d’argent, les propriétaires fonciers leur bétail et leurs récoltes. Depuis longtemps déjà seuls les officiers de la cour prenaient les décisions administratives, les députés n’étaient plus élus librement mais mis en place sur les recommandations du prince, les travailleurs exécutant les corvées ne pouvaient plus compenser les pertes que faisaient subir à leurs maîtres les tributs plus lourdes et lorsque commença la brève période d’apogée de la civilisation dont le sommet fut constitué par des trésors artistiques, l’ancien ordre social avait déjà cédé la place à une brutale division entre une petite couche de privilégiés et une masse amorphe où les citoyens destitués, des marchands et des artisans appauvris et des esclaves de toute origine se ressemblaient de plus en plus dans leur commune misère. Difficile d’imaginer autre chose que le choc des horions, la violence constamment attisée, lorsqu’on pense à la manière dont s’exerça l’absolutisme à Pergame, dit Heilmann qui allait et venait devant la porte masquée par le rideau. Les historiens n’ont pas mentionné les centaines de milliers d’habitants qui payèrent de leur vie, mais après la victoire aux sources du Caique, ils signalèrent le nombre de quarante mille Gaulois faits prisonniers, ce qui permet de conclure à un nombre bien plus élevé d’hommes exterminés et d’autres enfuis dans les montagnes de l’est. Dans le silence qui pesait lourdement sur les murs, nous tendîmes l’oreille quelques instants, car bientôt on pourrait entendre le fracas des armures et des armes, le bruit sourd de la marche en avant, le sifflement du fer pénétrant dans les chairs et alors, le temps d’une seconde, les luttes corps à corps se déchaînèrent dans la cuisine, l’éclat des casques et des épées jaillit sous la lampe, les femmes et les enfants des guerriers gaulois gisaient là, assassinés. Mais dans le royaume, dit Heilmann, la satisfaction n’était qu’apparente car le rassemblement d’esclaves issus de tribus étrangères, la constante exploitation du peuple nourrissaient forcément l’agitation. Avec l’appui des familles de féodaux qui disposaient maintenant de terres, des centres du commerce, aidés d’une caste d’officiers et une administration corrompue, Attalos, le sauveur, consolida son régime militaire et prépara la politique réaliste qui permit à son fils Eumenès II, d’assurer la renommée de Pergame dans le monde entier. Il conclut des alliances qui lui permirent de se protéger des adversaires méridionaux qui provoquèrent cependant après deux générations le déclin de son lignage. Au lieu d’engager avec les Romains qui cherchaient à établir maintenant leur hégémonie en Méditerranée des hostilités auxquelles il aurait succombé, il leur proposa des alliances commerciales, les autorisa à établir des comptoirs, instaura des échanges culturels et les aida dans leurs guerres de conquêtes en Macédoine, tandis que ceux-ci aidaient Pergame à battre Antiochos de Syrie et Pharnace de Pontos. S’il n’y avait eu le pacte avec Rome, le temple de Zeus avec sa frise qui enveloppait les murs extérieurs d’une manière étonnante, nouvelle, en un ruban ininterrompu, n’aurait pas été construit. Sur les quarante années d’une paix assurée par des conférences, par un jeu diplomatique intense, les deux dernières décennies furent consacrées à isoler totalement l’activité intellectuelle de sorte que, dans la plus grande des concentrations, elle aboutît à la synthèse de ce que des siècles entiers avaient compris de l’art. Dépendant d’Eumenès qui s’appelait le bienfaiteur et qui, de son côté, avait besoin des faveurs du Sénat romain pour dissuader d’éventuels agresseurs, pendant que son royaume qui s’étendait de l’Hellespont jusqu’au Taurus offrait aux Romains une protection contre l’agressivité des souverains asiatiques, agissant sur les ordres de celui qui voulait orner son règne de l’aura d’œuvres d’art, enfermés par petits cercles dans l’abondance alors qu’alentour régnait un climat de servilité, de désarroi et de débilitation, les sculpteurs créèrent une œuvre qui transcendait par ses caractéristiques particulières toutes les données de l’époque. Non qu’elle niât les autorités du royaume, elle signalait sans ambiguïté qui devait être glorifié et qui devait être humilié, mais lorsque nous nous remîmes en mémoire la pierre telle qu’elle était travaillée, les traits des visages des dieux apparurent figés et froids, leur taille et leur inaccessibilité avaient quelque chose d’irréel, tandis que ceux qui succombaient restaient humains, marqués, malgré tout ce qui les enlaidissait, de peurs et de souffrances.
[...]

Depuis longtemps les cohortes romaines étaient prêtes, attendant l’ordre de marche de leurs envoyés, mais avant même que n’apparût un moment favorable à l’attaque, elles furent appelées dans le pays par Attalos le Troisième, fils d’Eumenès, héritier légitime du trône, membre de la famille des Attalides, pour l’aider à lutter contre son demi-frère, car il préférait leur livrer le royaume plutôt que de le livrer au pouvoir du peuple. Entre-temps, les chefs d’armée romains avaient montré à Corinthe et à Carthage ce qu’ils entendaient par l’édification d’un empire et, en regard de leurs projets futurs, ils se hâtèrent de donner à l’acquisition hellénistique le nom d’Asie. Après le transfert de forces armées, l’installation de préfets et de percepteurs, après l’anéantissement d’armées faisant irruption à l’est et au sud, et la constitution d’un réseau de fortifications effectuée par Sulla, Antoine arriva et fit sortir de la bibliothèque de Pergame le savoir contenu dans les rouleaux de parchemin pour le transporter à Alexandrie, il l’offrit en cadeau de mariage à Cléopâtre, son Isis à lui, sa reine parmi les rois, et sa statue le représentant en dieu et en bienfaiteur, ainsi que les monuments et colonnes de Trajan et d’Hadrien, surplombèrent bientôt les reliques de majestés et de faux dieux oubliées. De nouveaux temples consacrés au culte de Rome et de ses empereurs, surgirent sur les fondations des palais des Attalides, des constructions monumentales, des arènes, des thermes pour cures thérapeutiques entouraient la montagne et une fois de plus là-haut, dans les bains de boue de Caracalla, au cours des représentations théâtrales, des spectacles de musique et de danse, des concours artistiques et des conversations savantes, étaient présents ceux qui avaient un rang et un nom et en bas, le long des rigoles et des cloaques des ruelles, dans les chantiers navals, les forges et les manufactures, travaillant d’arrache-pied, les plébéiens s’effondraient sous le joug et les privations.

Weiss, Peter. L’Esthétique de la résistance (pp. 50-57)

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