les débats sur la nature du peuple et sur les
possibilités de sa représentation ne sont pas inhérents au paradigme de la
démocratie.
Ils
sont parfaitement compatibles avec les régimes princiers et monarchiques des
derniers siècles du Moyen Âge.
Thomas d’Aquin et Marsile de Padoue, aux XIIIe
et XIVe siècles, réfléchissant sur les constitutions mixtes et sur la
souveraineté du peuple, ne sont pas des figures isolées.
Le but de cet
ouvrage est d’esquisser un cadre conceptuel permettant à la fois de
décloisonner une historiographie et de déconstruire le paradigme évolutionniste
qui empêche de voir dans l’éclosion de la représentation politique de la fin du
Moyen Âge autre chose que les fondements d’une démocratie contemporaine encore
impensée.
Les assemblées représentatives de type « parlementaire » qui s’imposent partout comme lieux de médiation du pouvoir sont un phénomène qui s'étend à tous les États et principautés de la chrétienté latine occidentale depuis les articles fondateurs inscrits dans la Grande Charte anglaise de 1215 jusqu’aux très grands rassemblements politiques que sont les états généraux des Pays-Bas de 1477, ceux du royaume de France de 1484 ou le Reichstag de Worms de 1495, au tournant du XVIe siècle.
Ces assemblées représentatives d’un type nouveau accompagnent le grand mouvement de renaissance étatique, de cette genèse de l’État moderne dont nous sommes les héritiers.
Caractère encore indéterminé des assemblées elles-mêmes, dont on a maintes fois souligné l’irrégularité de leur convocation, la variabilité de leur recrutement et surtout, la polyvalence de leurs fonctions.
-La promulgation ou la réformation de la loi, indissociablement liées à l’exercice de la justice, sont bien une des plus fréquentes occasions de ces grandes solennités. À Roncaglia, en 1136, l’empereur Lothaire III promulgue une importante Constitution sur les fiefs devant une foule qui inclut, outre les grands laïcs et ecclésiastiques, les « juges des cités », première figuration peut-être d’une représentation urbaine. Roger II de Sicile promulgue, en 1140, le recueil de ses lois connues comme les « assises d’Ariano » devant une assemblée des Grands (proceres) et des évêques du royaume.
-L’occasion de ces réunions est souvent judiciaire, lorsqu’il s’agit de trancher un conflit au plus haut niveau.
la territorialisation de la représentation politique caractérisera très nettement, à partir du siècle suivant, le développement de toutes les assemblées. La loi et la justice, cependant, n’expliquent pas, à elles seules, la permanence de ces grands rassemblements. Le mariage de Constance, fille de Philippe Ier de France, avec Bohémond de Tarente, célébré à Chartres en 1106, est l’occasion d’une assemblée festive, « grande multitude » des sujets du prince.
- Les grandes expéditions militaires et surtout les projets de croisade, au cours du XIIe siècle, sont aussi l’occasion de grandes assemblées solennelles, pour susciter l’adhésion populaire et aussi, bien entendu, pour justifier les aides financières exceptionnelles qu’on commence à y solliciter. À l’appui de son projet de croisade, Louis VII appelle à Bourges en 1145, auprès de sa couronne (ad coronam suam), les Grands du royaume, pour une cérémonie qui se veut une sorte de renouvellement de son couronnement. Une assemblée parisienne de mars 1185, convoquée pour la levée d’une aide pour la Terre Sainte et peut-être aussi pour préparer une campagne contre le comte de Flandre, est présentée par l’historien Rigord comme un véritable concile laïc, réunissant « tous » les grands prélats et barons du royaume.
- Ce sont peut-être les assemblées de paix qui, au cours d’un long XIIe siècle, tiennent le plus grand rôle dans la première structuration d’une forme de représentation politique assise sur une base territoriale. Lancés dans un cadre monastique puis épiscopal dès la fin de l’époque carolingienne, les mouvements dits de la « paix de Dieu », en se généralisant au XIIe siècle, subissent une profonde transformation.
Les travaux d’Étienne Bournazel et d’Yves Sassier ont bien fait ressortir le tournant majeur du milieu du XIIe siècle, dans la France royale, autour de l’affirmation de la paix territoriale du prince qui, désormais, fait éclater le cadre jusque-là plutôt restreint de l’entourage royal, jusqu’aux confins du royaume. Des assemblées comme celles de Vézelay (1146) ou Étampes (1147) ont frappé l’imagination des contemporains non seulement par le nombre mais aussi par la qualité sociale des participants, comtes de Toulouse, de Flandre ou de Poitou, figurant ici aussi une société politique nettement élargie. L’assemblée tenue à Soissons en 1155, à l’occasion de laquelle Louis VII promulgue une grande ordonnance de paix valable pour dix ans dans tout le royaume, marque, autant qu’un changement d’échelle, un tournant majeur dans l’exercice du pouvoir royal. Sans rien céder de sa souveraineté, le roi s’appuie tout de même sur les serments des Grands de son conseil pour affirmer un pouvoir qui transcende les clivages féodaux ou territoriaux. Ce pouvoir, c’est celui, abstrait, de sa couronne.
- À la fin du XIIe siècle encore, les grandes assemblées de prélats, de nobles et de barons sont des ralliements aristocratiques fondés sur la fidélité jurée. Et elles sont des cérémonies teintées d’une forte ritualité où s’exprime, de manière parfois tacite, parfois expresse, un consentement ou une forme de consensualité à l’égard des décisions émanant du cercle restreint des entourages royaux ou princiers. Au commencement du siècle suivant apparaissent dans les sources, avec un décalage qui tient peut-être à la rigidité des formulaires de chancellerie, les traces encore incertaines et fugaces d’une forme de débat politique, de confrontation entre des intérêts divergents, de la négociation parfois ardue entre des princes sur la défensive et des groupes sociaux qui dans leur majorité appartiennent encore à la noblesse. Ceux-ci revendiquent des libertés, des franchises, et avant toute chose, l’exercice d’une bonne justice, conforme à une règle de droit elle-même en voie de normalisation dans des cadres territoriaux de mieux en mieux définis. Ce hiatus apparent entre une consensualité teintée d’obéissance et de soumission, et l’émergence de débats animés par de vigoureuses revendications mérite qu’on s’y arrête car il constitue un tournant majeur dans la consolidation du rôle des assemblées publiques.
Mais il y manque un élément qui est déjà en émergence et qui deviendra fondamental au cours des siècles suivants : l’ouverture de cette représentation vers le bas, par l’admission généralisée de membres des couches inférieures de la société urbaine ou rurale. Quelle est cette multitude populaire de « petits et de grands » (pusilli et magni) qui assiste, aux côtés des prélats et des barons, au couronnement de Roger II de Sicile dès 1130 ? Que signifie, par exemple, la présence de « citoyens choisis par chaque ville » à l’assemblée des cortès du royaume de León en 1188 ? Quels étaient les « cités et lieux insignes » du comté de Provence convoqués aux côtés des prélats et des nobles dans une grande assemblée à Sisteron en 1286 et comment furent choisis les premiers représentants des « cités et des villes » à la grande assemblée convoquée à Paris en 1302, à l’appui de sa campagne de propagande anti-pontificale ? L’historiographie française a largement consacré cette assemblée comme première tenue d’« états généraux », en raison justement de la présence de nombreux envoyés des différentes villes du royaume.
Les Assemblées, entre conseil et consentement
Conseil et
consentement . Les termes sont voisins , mais ils n’ont pas la même portée .
- Le conseil comme devoir
Il est dangereux et
présomptueux , pour le prince , de gouverner « sans le conseil et le
consentement du grand nombre » écrit déjà Flodoard de Reims au
Xe siècle . Les « miroirs » des princes , ces recueils de pédagogie et de
morale du gouvernement , qui foisonnent aux derniers siècles du Moyen Âge ,
sont saturés de références à l’importance du conseil . Thomas d’Aquin , au
XIIIe siècle , l’associe à la fois à l’usage de la raison et à l’inspiration du
Saint Esprit.
La réflexion savante , qui occupe juristes et
théologiens , pose la double question du nombre et de la qualité de ceux que
l’on appelle au conseil . Ils doivent être nombreux . Le nombre est garant de
la valeur du conseil , car « le prince ne doit pas croire en lui seul , mais
appeler le plus grand nombre à son conseil , car plusieurs voient mieux qu’un
seul dans l’examen des grandes affaires du royaume » , selon un miroir
castillan du XVe siècle , reprenant l’aphorisme bien connu , « plusieurs yeux
voient mieux qu’un seul » . Jean Gerson , quelque temps auparavant , ne disait
pas autrement : « Roy sans le prudent conseil est comme le chief en ung corps
sans yeulz , sans oreillez et sans nez . »
Quant à la qualité
de ceux que le prince se doit d’écouter , ils doivent être sages , cela va de
soi , et la sagesse est souvent synonyme à la fois d’âge et de richesse . Mais
qu’on ne s’y trompe pas : les petits , les jeunes , les pauvres doivent , eux aussi
, être une source d’inspiration . le dominicain
Vincent de Beauvais , au XIIIe siècle , s’inspirant du fameux conseil de Jethro
à Moïse , bien inscrit dans le grand courant d’exaltation de l’humilité du
gouvernement , invite lui aussi le prince à écouter la voix des petits qui ne
sont pas moins ouverts à l’inspiration divine .
- «
Quod omnes tangit »
Il existe ,
cependant , des situations où le consentement , plus qu’un simple renforcement
du devoir de conseil , est explicitement requis . Ces situations ont été
étudiées par les jurisconsultes médiévaux dans leurs commentaires à l’un des
plus célèbres passages du Code de Justinien , stipulant que ce qui concerne
tout le monde doit être approuvé par tout le monde : quod omnes similiter
tangit ab omnibus comprobetur » , cité partout comme la maxime « quod omnes
tangit » ou , plus simplement , " q.o.t ."
Cette diffusion du
quod omnes tangit passe par un double transfert , d’abord du droit privé vers
un droit public en pleine émergence au cours du XIIIe siècle , puis du droit
canonique et du gouvernement de l’Église vers la sphère civile de l’État lui
aussi en voie de constitution , autour des notions d’utilité publique et de
bien commun .
=>
Les lois , en effet
, sont approuvées par ceux qui y consentent silencieusement en les appliquant .
C’est un principe fondamental , celui du consentement tacite , sur lequel
Bartole au XIVe siècle a pu construire une théorie générale de la souveraineté
populaire dans le cadre des villes italiennes .
=>
On aurait tort ,
cependant , de réduire l’intérêt des princes de la fin du Moyen Âge pour les
grandes assemblées à de simples considérations matérielles et financières ,
c’est - à - dire à un seul des deux grands volets de l’ancien service féodal ,
celui de l’aide . Car son pendant indispensable , le conseil , est tout aussi
généralement sollicité . Nombreuses sont les situations d’exception qui exigent
d’en appeler à l’opinion des sujets . Les princes , dans leurs lettres , les
qualifient de « grosses besognes » ou d ’ « affaires ardues » .
- Affaires ardues et grosses besognes
Les requêtes
adressées par les princes aux assemblées , en somme , bien plus que de simples
manifestations d’un appétit fiscal irréfréné , révèlent l’essence même de ce
système de représentation politique , fondé sur l’expression réitérée de
multiples consentements sans lesquels les enjeux fondamentaux du pouvoir , les
affaires difficiles et autres grosses besognes des lettres de convocation , ne
pourraient être réglées de manière satisfaisante , en l’absence de tout
instrument de contrainte institutionnelle . Au - delà de la nuance peut - être
trop subtile entre un conseil qui engage et un consentement dont le prince peut
, après tout , théoriquement se dispenser , c’est plutôt la détermination
progressive de ce sujet politique , « royaume » , « peuple » ou « communauté »
sans le consentement duquel , exprès ou tacite , il ne peut gouverner , qui
constitue l’originalité première de tous les appels à l’expression d’une parole
collective au sein des assemblées représentatives des derniers siècles du Moyen
Âge . L’indétermination de la fonction de ces assemblées ( simple conseil ou
consentement formel et légal ) n’est que le reflet d’une autre indétermination
, celle de la souveraineté elle - même et de l’étendue réelle de la liberté du
prince , encore bien loin d’un absolutisme qu’il revendique parfois . Le
prochain chapitre s’intéressera à cette souveraineté inaccomplie , qui ouvre
des espaces inattendus à certaines manifestations d’un pouvoir populaire
Souverainetés inachevées
- Entre
le prince et le peuple
passage extrait du
Code de Justinien par les jurisconsultes italiens dès le XIIe siècle : « Ce qui
plait au prince a force de loi » ( Quod principi placuit legis habet vigorem )
.
Nul mieux que
l’empereur Frédéric II , dans le préambule des constitutions de Melfi pour le
royaume de Sicile en 1231 , ne sut affirmer la suprématie du prince laïc , qui
tire sa toute - puissance de la défense de la justice : « Le César doit donc
être à la fois le Père et le Fils de la Justice » , au - dessus des lois (
legibus solutus ) et tirant de Dieu la permission de faire des lois , figurant
dans sa personne même la « loi animée » . Pareille royauté désormais fondée sur
la loi venait laïciser l’ancienne conception chrétienne du pouvoir ,
cristallisée dans la formule paulinienne de l’Épître aux Romains , « il n’y a
point d’autorité qui ne vienne de Dieu » ( Omnis potestas a Deo , Rom . 13,1 )
, relayée par la théologie chrétienne depuis le haut Moyen Âge . Et en
imitation de la puissance impériale , le roi de France , suivi par nombre de
souverains chrétiens , invoque à l’appui de son autorité cet autre adage qui
connaît une belle fortune : « Le roi est empereur en son royaume » , à la fois
pour affermir son pouvoir temporel et pour échapper à un autre absolutisme en
pleine genèse , celui de la théocratie pontificale .
Au même moment ,
dans les facultés de droit , l’émergence d’un courant d’interprétation des
textes classiques de la tradition justinienne , représenté par les Italiens Bartole (
Bartolo da Sassoferrato , 1313 - 1357 ) et Balde ( Baldo degli Ubaldi , 1327 -
1400 ) , suscite lui aussi une réflexion concrète sur l’origine , la nature et
les limitations du pouvoir , non seulement dans les grandes communes populaires
de l’Italie centrale et septentrionale mais aussi dans l’empire , les royaumes
et , bien entendu , dans le gouvernement de l’Église . Au total , cette quête
de la meilleure forme de gouvernement se trouve unanime sur au moins un point ,
qui n’est pas du tout nouveau , celui de cette finalité qui doit être la quête
du bien commun . Pour le reste , l’appel à une « constitution mixte » , mélange
de monarchie , d’aristocratie et de démocratie , fait aussi partout consensus ,
mais les formes idéales de cette constitution et le degré de participation
populaire , la nature même du peuple participant , varient immensément selon
les auteurs . Là où un Gilles de Rome ( c . 1243 - 1316 ) penche nettement en
faveur d’un pouvoir autocratique , ses contemporains Pierre d’Auvergne ( c .
1240 - 1304 ) et surtout Ptolémée de Lucques ( c . 1236 - 1327 ) insistent sur
la nécessaire participation de la multitude au gouvernement de la cité ,
substituant un « pouvoir politique » au seul « pouvoir royal » . Certes , la
multitude doit être éclairée , et non vile ou bestiale . Elle doit s’exprimer à
travers sa partie la plus sage ou la mieux ordonnée
Sans surprise , ces
réflexions théoriques sur les finalités et sur les modes du gouvernement , et
tout particulièrement sur l’expression d’une voix populaire au sein de
structures qui presque partout demeurent résolument monarchiques , trouvent
écho dans les sources de la pratique , dans les lettres de convocation aux
assemblées , dans la teneur des discours et des sermons qui y sont prononcés ,
dans la formulation de leurs avis , griefs et pétitions .
- La nécessité ne connaît pas de loi
Les rois de France
convoquent des assemblées de la langue d’oïl à Paris en 1318 puis de nouveau en
1356 et 1357, par « grant necessité » ou « pure
neccessité ». La reine Blanche de Navarre réunit un parlement de Sicile à
Taormina en 1411 « pour la nécessité urgente du royaume ».
L’idée selon
laquelle la nécessité crée un état d’exception qui permet de déroger à la règle
de droit est fort ancienne. « la nécessité
ne connaît pas de loi » (necessitas non habet legem), apparaît tôt dans le
droit canon avant de trouver sa diffusion dans le droit civil, dans la
théologie et dans la philosophie dès avant la fin du XIIe siècle.
Les états de
Provence, en 1359, reprochent au sénéchal d’avoir « feint » le cas de
nécessité pour lever des troupes sans véritable
justification. Et Philippe de Commynes dénonce la pratique des rois
d’Angleterre de son temps qui, justifiant par la nécessité militaire la levée
de subsides annuels, renvoient l’armée après seulement trois mois… Pour ce qui
est du recours aux assemblées et de la fondation d’une parole politique,
l’argument de nécessité joue un double rôle. D’une part, en associant les
représentants de la communauté à des décisions qui outrepassent les cadres
traditionnels du droit (porter atteinte à la propriété par la voie de l’impôt,
modifier la loi ou la coutume, faire la guerre), il donne un surcroît de légitimité
au pouvoir du prince et, en ce sens, il facilite l’émergence d’un premier
absolutisme. Mais, d’autre part, en reconnaissant, par l’usage qu’ils en font,
que de telles consultations sont politiquement indispensables, les princes
fondent aussi la légitimité d’une parole du peuple qui peut s’avérer
déterminante, tout en n’étant jamais juridiquement contraignante. En dernière
analyse, l’argument de nécessité, un peu comme l’appel au jus resistendi,
paraît exemplaire de ces situations d’incertitude ou d’indécidabilité par
rapport au droit établi.
- Du
populus à l'universitas
On a vu, au chapitre précédent, l’importance au
moins théorique que l’on accorde au peuple comme dépositaire initial de la
souveraineté. L’expérience communale italienne, ici, apparaît fondamentale dans
la première détermination d’un populus compris comme la totalité des habitants
d’une cité exerçant, par le biais de leurs assemblées, de leurs conseils et de
leurs magistrats, les prérogatives d’une souveraineté reconnue de facto sinon
de jure par l’empereur Frédéric Ier lors de la paix de Constance en 1183.
Le peuple, ou le commun, de ces villes, dès la fin du siècle précédent, avait
développé une culture ou une « politique des assemblées » pour
remplir le vide institutionnel laissé par l’effondrement des vieilles
structures de pouvoir carolingiennes, celles du royaume d’Italie et de la
marche de Toscane.
C’est justement ce peuple de « cavaliers et de
citoyens » qui attire l’attention des glossateurs et des jurisconsultes
dans les deux droits, lorsqu’ils réfléchissent aux enjeux de la souveraineté.
L’un des plus anciens commentateurs du droit romain, Rogerius, dès la fin du
XIIe siècle, place le peuple de ces grandes cités au même niveau que
l’empereur, et définit la loi comme la volonté « de la communauté,
c’est-à-dire du peuple » (universitatis, id est populi). Sur ces prémisses
et dans cet environnement communal particulier, celui d’un peuple
sociologiquement indéterminé mais possédant de réelles compétences politiques
et militaires, les jurisconsultes fondent une doctrine qui, autour de la notion
romaine d’universitas, donne une assise institutionnelle solide à des
communautés urbaines qui bientôt s’érigent en véritables États territoriaux.
Cette idée juridique
de l'universitas, dès le début du XIIIe siècle, s'étend bien au-delà des Alpes.
Qu'est-ce que le peuple ?
Il y a une indétermination
conceptuelle des termes de peuple et de commun , aussi bien sous la plume des
intellectuels que dans l’usage pratique des mécanismes de la représentation .
Le peuple comme
corporation ? une figure idéalisée de l’ecclesia , de la société chrétienne en marche vers la parousie ?
En effet , la notion d’états , d’ordres ou de corps
imprègne la réflexion médiévale sur les questions de
stratification sociale. Depuis la magistrale systématisation proposée par
les grands intellectuels du XIe siècle que furent Adalbéron de Laon et Gérard
de Cambrai , la société médiévale aimait à se représenter comme l’intégration
harmonieuse de trois ordres , dont les fonctions étaient à la fois différentes
et complémentaires , ceux qui prient ( les oratores ) , ceux qui combattent (
les bellatores ) et tous les autres , ceux qui travaillent et plus
spécifiquement , dans le contexte à nette prédominance rurale du temps , ceux
qui cultivent le sol ( laboratores )
Une question se
pose : quelle est la représentativité réelle de
cette fiction du peuple assemblé ? N’y a-t-il pas dissonance entre une
voix qui se dit et se fait reconnaître comme la voix de la communauté, dans ces
formes institutionnelles en pleine émergence, et une voix plus inclusive qui,
en particulier, saurait porter la parole des petits, des humbles, des paysans,
ces oubliés de l’histoire auxquels une historiographie récente tend une oreille
de plus en plus attentive ? Une dissonance, en d’autres mots, entre un
« pays légal » et un « pays réel », qui étoufferait les
échos d’une supposée vraie voix du peuple, au bénéfice des paroles ou des
actions d’une fraction élitiste seule capable de parler en son nom ? Est-il possible de proposer quelques pistes
d’analyse, malgré la pauvreté des sources à notre disposition ?
Dans les
textes les plus anciens , et spécialement dans les lettres de
convocation aux assemblées , lorsqu’il s’agit de désigner la population invitée
à participer , ou le peuple entier comme bénéficiaire d’un privilège , les
chancelleries royales ou princières utilisent des formules énumératives parfois
fort longues , destinées à englober de la manière la plus large l’ensemble du
corps social , regroupé de manière plus ou moins lâche autour des trois grands
ordres de la nomenclature traditionnelle . Ainsi , en 1303 , Philippe le Bel
convoque à Paris « les prélats , les églises et les personnes ecclésiastiques ,
les barons et les nobles ainsi que les autres habitants de notre royaume » . En
1356 , toujours à Paris , on sollicite « le bon conseil des prélats , chapitres
, ducs , comtes , barons , nobles , bourgeois et autres sages du royaume
La formation du
syntagme des « trois états » dans le royaume de France et dans bon nombre de
principautés de l’Europe occidentale suit à peu près la même évolution et
répond aux mêmes exigences de qualification d’une population en voie d’acquérir
, en même temps que la conscience de son unité à travers la diversité de ses «
états » , d’authentiques capacités politiques . La cristallisation ou la
sédimentation de l’expression se fait précisément , comme dans le domaine
aragonais , au cours des décennies 1350 et 1360 , et en lien avec les
innovations fiscales liées aux exigences de la guerre .
L’expression « trois
états » , à partir de ces années centrales du XIVe siècle , remplace
progressivement les anciens processus énumératifs ,
L’idée selon
laquelle les trois états , et eux seuls , formant corps en conjonction avec le
roi , possèdent toute la légitimité nécessaire pour intervenir dans les
affaires touchant le bien commun du royaume est très bien illustrée , pour la
France de 1428 , par ce mémoire anonyme adressé à Charles VII au plus profond
des troubles de la guerre de Cent Ans et de la guerre civile qui déchire le
royaume : Pour bien conseillier le Roy en la grant neccessité en laquelle de
present son royaume est et reduire ledit royaume a bonne transquilité , semble
neccessaire l’assemblé des trois estas representans le corps publique dudit
royaume affin que par le bon conseil du chef et corps ensemble par la grace du
saint Esperitz laquelle reluist en toute congregacion faite ou non de Dieu et
plus eficacement en une generale congregacion qu’en une petite , puissions
parvenir et briefment a la fin que dessus .
Ne représentent » pas
le pays , ils « sont » le pays Ils
n’existent réellement qu’à travers le processus d’une double forme de
représentation , celle d’un corps du pays ou du Land face au prince , dans les
assemblées , et celle , complémentaire mais parfois antagoniste , d’un pays et
de son prince , qui ensemble et solidairement , forment ce Land . Par exemple, les participants à une assemblée de la Langue d’oïl réunie à Selles en 1423
sont dits « faisans et representans les gens des trois estas » ; un projet
d’union des états du Languedoc en 1430 stipule que cette union « représentera
une chose publique » et qu’elle « parlera et agira pour les trois états de la
chose publique de la langue d’oc » et une assemblée du petit territoire du
Velay , en 1499 , prétend « eulx fere et representer les troys estatz desdits
pays et diocese » . La synthèse est accomplie , à l’échelle du royaume de
France , en 1468 , lorsque la grande assemblée réunie à Tours par Louis XI se
dit « faisant et représentant les trois estats generaux de ce royaume » . On ne
peut mieux dire . Faire et représenter , trois états , états généraux : la
figuration d’une communauté politique face au prince et en collaboration avec
lui est ici pleinement assumée et c’est à bon droit que l’on peut considérer
cette assemblée de Tours comme l’une des toutes premières véritables assemblées
des « états généraux » de l’ensemble du royaume de France .
- Réalité
sociologique et représentation symbolique
Elles ne se
réduisent pas à la simple manifestation d’un lien féodal ou seigneurial , car
elles se fondent sur l’idée émergente d’un ordre public , d’une chose publique
ou res publica qui transcende les liens de fidélité ou de dépendance
personnelle
ces communautés ,
diverses par leur nature , qui regroupent à la fois des prélats , des nobles
grands et petits et la masse d’une population qu’on ne désigne pas encore sous
le terme générique de « tiers état » , sont plus complexes , au plan
sociologique et dans le champ de la représentation politique , que les «
peuples » urbains qui intéressaient les juristes du XIIe et du XIIIe siècle
italien , beaucoup plus homogènes dans leur composition . « La nation ( gens )
est bien différente de la cité ( civitas ) ou du peuple ( populus ) » ,
écrivait Engelbert d’Admont , soulignant par là qu’on ne pouvait appliquer au
gouvernement des plus vastes ensembles territoriaux les mêmes règles qu’aux
simples cités .
Une voix légitime
Selon Thomas d’Aquin, suivi en cela par Jean de Paris
et par Guillaume d’Ockham, tout pouvoir vient de Dieu, certes, mais par le
peuple (per populum). Cette assise populaire de la souveraineté trouve ses
racines dans deux sources distinctes mais complémentaires. L’une appartient à
la tradition juridique romaine. La lex regia, évoquée pour la première fois
dans le Digeste (Dig. I, 4, 1), cette grande vulgate du droit tardo-antique et
médiéval, affirmait que le pouvoir (l’imperium et la potestas) avait été placé
par le peuple, détenteur originel de la souveraineté, entre les mains de
l’empereur pour qu’il en dispose à son gré. Il est important de noter que cette
proposition historico-mythique se place tout juste après l’énonciation du quod
principi placuit, socle de la puissance souveraine, qu’elle justifie en
l’expliquant. C’est bien parce que le peuple lui a délégué son pouvoir que
l’empereur peut faire des lois selon sa volonté propre. L’autre source du
mythe, présente déjà dans une lettre de Sénèque à Lucillius, plus philosophique
et littéraire, évoquait la fin d’un âge d’or et d’un imaginaire communisme
primitif. Dans la version qu’en donne Philippe de Beaumanoir, dans les Coutumes
de Beauvaisis, à la fin du XIIIe siècle, la « communeté du
pueple », pour mettre fin à l’état de guerre permanente, choisit le plus
beau, le plus fort et le plus sage, pour en faire son roi « et li
donnerent le povoir d’aus justicier et […] de fere commandemens et
establissements seur aus ». Dans une version contemporaine mais nettement
plus critique, sous la plume de Jean de Meung, dans le Roman de la Rose, c’est
l’élection d’un « grand vilain » qui s’impose pour mettre fin aux
turpitudes consécutives à la fin de cet âge d’or primitif. Et le satirique
Renart le Contrefait en rajoute, pour qui « De toutes libertés s’osterent
/ Et en servages se bouterent ». Duns Scot, au commencement du
XIVe siècle, donne une très belle synthèse de cette construction
mythique : Dans une cité ou un territoire se trouvaient tout d’abord
rassemblés des gens d’origine diverse, étrangers les uns aux autres. Personne
n’était tenu d’obéir à un autre, puisque personne n’avait autorité sur son
voisin. Alors, par suite d’un commun accord [ex mutuo consensu omnium] et en
vue d’établir entre eux des rapports pacifiques, ces hommes ont pu élire l’un
d’entre eux comme roi, en s’engageant à lui obéir en tout, soit à lui seul sa
vie durant, soit à lui et à ses descendants. Jean Gerson, un siècle plus tard,
lui fait écho, lorsqu’il écrit : « Pour le salut de tout le commun
[…] furent ordonnés les roys et les princes du commencement par commun accort
de tous. » Et Jean Juvénal des Ursins tisse un récit analogue, à partir de
« plusieurs histoires et croniques », selon lequel les seigneurs du
« pais du royaulme de France », lassés des guerres continuelles qui
les opposaient, « assemblerent de tous les gens des trois estas les plus
souffisans, pour deliberer lequel ilz prendroient a seigneur souverain ».
Mais que la source soit juridique, philosophique ou littéraire, que la
dévolution originelle soit connotée positivement ou négativement, il reste que
l’idée d’une origine populaire du pouvoir est communément admise.
- Le
mandat
On
est peu renseigné sur les procurations données par les membres des deux
premiers ordres . Fondées généralement sur la force d’un lien personnel , elles
semblent accorder sans trop de réserve les pleins pouvoirs à leurs mandataires
. Mais il n’en va pas de même dans le cas des communautés qui , pour défendre
leurs intérêts , hésitent le plus souvent à confier des pouvoirs trop étendus à
ceux qu’elles chargent de répondre aux pressantes convocations de princes le
plus souvent en quête de ressources financières accrues . La question du mandat
de ces députés aux assemblées se trouve ainsi au cœur de l’histoire du
développement de la représentation politique et elle a fait l’objet de
nombreuses études et des interprétations les plus diverses . L’histoire de la
procuration , pouvoir donné légalement par une personne à une autre pour agir
en son nom , appartient , dans son origine , au droit privé et les grands
principes fixés par le droit romain en sont bien connus , dans la tradition occidentale
, dès le milieu du XIIIe siècle . L’octroi de pleins pouvoirs ( plena
potestas ) , en particulier , permet au mandataire d’éviter d’avoir à référer (
referendum ) , c’est - à - dire à revenir à son commettant pour obtenir son
approbation . Le commettant transporte ainsi toute son autorité dans la
personne de son mandataire qui , par une fiction juridique éprouvée , est libre
d’agir comme si celui - là était effectivement présent . L’enjeu , pour la
construction d’une parole collective , on le voit , est de taille , car pour
les communautés , qui constituent la masse de la population , la représentation
passe obligatoirement par l’octroi d’un mandat et la qualité de ce mandat tient
largement à la relation de confiance qui peut exister non seulement entre la
communauté et le prince mais également , dans un jeu politique triangulaire ,
entre la communauté et son propre mandataire et entre celui - ci et le prince
dans le cadre d’une assemblée .
Remarque : Les plus
anciennes convocations mettaient déjà les sujets en garde contre toute
limitation , pouvoirs insuffisants ( defectus potestatis en Angleterre en 1294
) , obligation de référer ( excusatio relationis en France en 1302 ) que ceux -
ci seraient tentés d’introduire dans les mandats donnés à leurs envoyés . Tout
au long de la période , les lettres fulminent contre ces pratiques de « faire
retour [ … ] , prendre delay ou excusation au contraire » ( Bourgogne , 1439 )
. Peine perdue , le plus souvent : ce sont des mandats impératifs que les
communautés accordent , en lieu et place des mandats libres qui leur sont
demandés . Dans ces mandats , les députés sont simplement autorisés à «
entendre et rapporter » , la décision finale étant laissée à la communauté .
Ce que réclame le peuple
- Les termes de l'échange
trois grands thèmes
qui sont autant de champs conceptuels : identité du pays , bon gouvernement et
bien commun .
L’identité du pays ou de la communauté et en tout premier lieu , le maintien , le rétablissement
ou l’augmentation des privilèges et des libertés s’imposent à la lecture de la
quasi - totalité des recueils de doléances , puisque ces questions sont au
fondement même des pratiques de la représentation politique .
Protection des
frontières pour la circulation des marchandises , uniformisation des poids ,
des mesures et des monnaies en usage sur un territoire déterminé ; promesse de
non - aliénation domaniale ; demandes de ne pas avoir à combattre hors des
frontières du pays ( Béarn , 1443 ) ou que les subsides levés dans le pays
soient dépensés exclusivement pour sa défense propre ( Languedoc , tout au long
du XVe siècle ) . L’une des requêtes les plus fréquemment rencontrées concerne
le respect des fors judiciaires , défense des juridictions ordinaires contre
les interventions extérieures ,
La mission de bon
gouvernement qui incombe au prince passe par le contrôle de son entourage et de
ses officiers et par l’exercice d’une bonne justice . => protestations contre des mauvais
conseillers qui abusaient de souverains affaiblis par la défaite ( Jean le Bon
) ou par l’âge.
Les officiers de
tout rang suscitent les mêmes élans d’indignation , « gens inabiles , abiles
touttefoiz a menger le peuple » qui s’enrichissent autant sur le dos des sujets
qu’aux dépens du trésor des princes . « Quant ilz y entrent ilz sont povres et
en yssent riches » , dénoncent les états parisiens de 1413 et le royaume , dans
les doléances du commun aux états de 1484 , « est comme ung corps qui a esté
évacué de son sang par diverses seignées » .
Tous les miroirs et
traités moraux le répètent à satiété et les doléances des assemblées ne
manquent pas de marteler le thème . Le « devoir d’administration de justice » (
états de Provence , 1420 ) est au fondement du contrat moral qui unit le prince
à ses sujets . Rendre « bonne justice » est inhérent à l’acte même de gouverner
,
- Pauvreté,
amour et bien commun
Pouvres subgez Lieu
commun par excellence , l’argument de la pauvreté nourrit une rhétorique
misérabiliste qui colore partout le langage de la supplique politique . Les
états d’Auvergne en 1442 adressent au roi leurs requêtes « sur les pouvretez ,
afferes et calamitez dudit pays à vous nostre souverain seigneur diz et
expousez [ … ] d’icelluy pays et de vosdiz pouvres subgez
Par ailleurs , cette
pauvreté , associée aux guerres et aux épidémies , s’inscrit dans une sorte de
triangle de la misère , conduisant à un autre fléau , celui du dépeuplement qui
menace d’anéantir des communautés tout entières . Le Languedoc en 1457 se dit «
depopulé , appouvry pour les mortalitez » et les états de la France anglaise
réunis à Amiens en 1424 , parlant au nom de ce « povre peuple qui tant a a
souffrir » , évoquent un pays « tellement depopulez que a peine est demouré
oudit pais de cent hommes ung qui ne soient tous mors ou destruis » . La
pauvreté invoquée est associée aux circonstances et notamment aux charges
fiscales et militaires qui sont au cœur de cet échange , on s’en doute . Mais
on l’invoque plus largement aussi , comme l’état naturel d’un peuple en quête
d’une bienveillante protection . Les états d’Armagnac , en 1484 , pressent le
comte leur seigneur de faire sa résidence dans son comté , « quar so sera aus
paubres subgetz tres especiau confort [ … ] affin que lo paubre poble pusca
vivre pacifficament en tranquilitat et tribalhar per gasanhar sa paubra vita .
»
La tradition
chrétienne , on le sait , préconise un amour spécial du prince pour les pauvres
qui ne sont pas seulement une des composantes socio - économiques de la
population , mais aussi « une limite symbolique à l’exercice d’un pouvoir royal
chrétien [ renvoyant ] aux obligations du souverain envers tout son peuple » . Appel au bon gouvernement , l’argument de pauvreté est au cœur du système de
la supplique . Comme « narration de soi , autoreprésentation stratégique » , il
est la « condition artificielle que le suppliant doit assumer pour accéder au
niveau de faiblesse méritant une protection » . Dans le contexte de la
négociation conduite par les assemblées qui nous intéressent , l’argument
s’enrichit parfois d’une référence explicite aux nécessités du peuple si
totalement dépourvu : le roi doit entendre les « neccessitatz , affayres et
paubrieras del pays » ( états de Languedoc en 1428 ) ; le député de la ville de
Brignoles aux états de Provence en 1420 est chargé , dans ses instructions , de
montrer la « grant pauretat et necessitat del pays » . Comment ne pas voir là
une sorte de retournement , tentative de neutralisation , du fameux argument de
la nécessité princière conduisant à l’état d’exception , qui se trouve dans le
texte même des lettres de convocation reçues par leurs sujets ? À chacun ses
nécessités ! Les rédacteurs des suppliques de ce « pauvre peuple » ne sont pas
des illettrés et ils connaissent aussi bien le poids des mots que les notaires
des chancelleries princières qui , sans doute , appartiennent aux mêmes milieux
intellectuels et ils ont un même sens commun en partage . La question , par
ailleurs , n’est pas de savoir si ce pauvre peuple envoyé au front est vraiment
pauvre : il l’est certainement pour la plus grande part . En revanche , il ne
faut pas oublier que ceux qui parlent en son nom , eux , ne sont pas pauvres ,
même s’ils s’incluent volontiers dans l’ensemble ainsi désigné , jeu subtil qui
reflète , une fois de plus , la fracture fondamentale dans la notion même du
peuple , qui sert à désigner simultanément le tout et sa partie la plus humble
.
Raviz d’amour L’appel à la grâce
miséricordieuse du prince conduit naturellement à un autre champ , non moins
labouré , de l’imaginaire politique , qui est celui de l’amour ,
l’indispensable communion morale entre la tête et les membres de ce corps
mystique si souvent évoqué . Les protestations d’amour surgissent dans tous les
textes. Cet amour ,
affection ou dilection , qui n’est autre que la caritas de la tradition
chrétienne , doit être réciproque
à Tours en 1484 , le
chancelier du roi de France évoque , au nom du roi , ces sujets « qu’il aime et
de qui il est aimé » , louant leur amour invincible ( immortalis caritas ) et
les exhortant à « rester étroitement attachés ensemble des liens de l’amitié ,
de l’amour et d’une excellente concorde » . Les lettres de
convocation de ses états par le duc de Savoie en 1465 en appellent à « l’amour
qu’avons à eulx et celle qu’ilz ont tousiours eue à ladite maison de Savoye [
qui ] nous fait avoir plus grand désir de les veoir estre avecques nous et
conférer de tous noz affaires et de la chose publicque » .
On le voit , la
réciprocité de l’amour partagé est partout mise en valeur dans la construction
du discours . Le roi de France assemble ses états du Limousin en 1486 , « affin
de leur communiquer le tout et manifester l’amour et l’affection quil leur porte
[ … ] et pour la bonne et vraye amour et loyauté quilz ont tousjours portee au
roy » . Et , sans surprise , c’est l’octroi du subside , ce suprême effort
porté par la grâce politique , qui suscite les plus émouvantes protestations
d’amour . Les états assemblés à Clermont en 1421 en pleine guerre civile , pour
le secours du dauphin de France , « d’abondance de cueur , sans considerer
leurs possibilités , ont accordé telle somme qui leur a esté ouverte , comme
raviz d’amour » .
« Dans cette
relation psychologique et affective avec le pouvoir , pourrait bien résider ,
écrit Jacques Krynen , la cause la plus profonde de l’adhésion des Français à
l’État monarchique » . Ajoutons : pas seulement des Français , mais bien
plutôt de tous ces peuples de la chrétienté occidentale à la fin du Moyen Âge ,
qui placent la caritas au cœur même des relations d’échange qui fondent leurs
sociétés politiques . Il n’est guère surprenant que leur parole en soit si
totalement imprégnée .
-bien commun
les valeurs portées
par ces élites de la société politique au nom de tous sont bien celles de
l’utilité publique et du bien commun ; et ce serait une simplification
abusive, certainement, de croire que ce langage du commun profit n’aurait été
qu’un voile destiné à masquer la domination des puissants.
Une production d'écrits
La forme matérielle
sous laquelle sont consignées puis conservées les pétitions et requêtes, au
terme de ces assemblées, est un excellent indicateur du niveau d’autonomie ou
d’institutionnalisation que les assemblées ont pu atteindre.
- Rolls anglais et
procesos aragonais ont ceci de commun qu’ils enrobent, en quelque sorte, les
listes de requêtes et de réponses dans une séquence narrative, récit de la
négociation qui leur a donné forme et surtout de la procédure formelle qui leur
a conféré un caractère exécutoire reconnu de tous, statuts du parlement en
Angleterre, « actos de cortes » en Aragon. Ailleurs, la parole initiale n’est pas inscrite dans une longue
narration, comme c’est le cas en Angleterre et en Aragon. Mais elle n’est pas
non plus dénaturée par son passage en chancellerie. La séquence des requêtes et
des réponses, qui scande l’échange politique, y demeure lisible. La rhétorique
de la supplique originelle et l’opinion du prince, ses sanctions, ses refus et
ses hésitations s’y reflètent aussi bien, créant au moins l’impression d’un
dialogue bien vivant.
- En d’autres cas, toutefois, les
résolutions des assemblées, dûment négociées avec les agents du prince, se trouvent
entièrement réécrites par le travail des chancelleries. Elles n’apparaissent
plus qu’en filigrane, sous le verbe d’un discours de la volonté royale qui les a totalement englouties. Ceci est manifestement le
cas de la monarchie française qui, tout en acceptant de négocier avec les trois
états dans les circonstances les plus graves, ne se départit jamais de sa
rhétorique de la « certaine science » pour faire presque entièrement
siens les articles dont on sait, par ailleurs, qu’ils ont été l’objet de
laborieuses séances de négociation. Ainsi se présentent plusieurs grandes
ordonnances françaises de réformation, comme celle de mars 1357. Ses
articles reproduisent les requêtes des « troiz estas du royaume de France
de la langue d’oyl », mais la rédaction consigne la seule parole royale
donnée en réponse : « Voulons que […] avons ordonné et ordonnons que
[…] promettons que […] » et ainsi de suite. Il faut en lire attentivement
le préambule pour trouver une forme atténuée de reconnaissance de l’origine
populaire de ces dispositions : Pour ce que de la clameur du peuple dudit
royaume et des subgez, il est venu a nostre congnoissance qu’il ont esté grevez
et travaillez plus que nous ne voulsissions […] nous considerans la grant
obeissance et amour des diz subgez […] leur avons promis et accordé […] de
nostre libéralité, auctorité et puissance les choses qui s’ensuivent. On peut
en dire autant de la grande ordonnance cabochienne de mai 1413, cet
immense projet de réformation du royaume qui sanctionnait la volonté des états
généraux assemblés à Paris. Les « prelaz, chevaliers, escuiers, bourgois
de noz citéz et bonnes villes », au terme de leurs délibérations, avaient
bien présenté au roi un « certain roole en parchemin », rouleau gros
comme le bras d’un homme disait-on, longue liste de griefs touchant tous les
aspects du gouvernement du royaume. Mais dans l’ordonnance consécutive,
Charles VI, « desirans de tout nostre cuer y mettre bonnes provisions
et convenables remedes », donne sa réponse comme une manifestation de sa
seule volonté : « avons fait, voulu et ordonné, faisons, voulons et
ordonnons », aussi bien dans son préambule que dans le libellé de chacun
des 258 articles du précieux document. Que cette ordonnance ait été presque
immédiatement abrogée ne change rien à l’affaire. Il y avait bien là réponse
aux doléances du peuple, mais la mise en écriture de cette réponse gommait
toute trace de négociation, a fortiori de contractualité, pour transformer le
tout en une bienveillante réponse aux humbles suppliques du pauvre peuple
(« nous supplians tres humblement »), selon la rhétorique convenue.
Les différences entre les rolls anglais, les procesos aragonais, les cahiers
porteurs de sceaux ou de seings de validation, et les ordonnances qui gomment
presque entièrement la parole originelle des assemblées, sont substantielles et
il faut y prêter la plus grande attention car elles témoignent de l’état plus
ou moins avancé d’un processus d’institutionnalisation qui s’accompagne d’une
forme d’autoreconnaissance ou d’autoreprésentation des assemblées
Fonctionnement
Faire ressortir la prégnance de cette idée de
participation du peuple, la présence latente d’une conception souvent larvée de
la souveraineté populaire, dans les actes de cette pratique qui partout prétend
s’exprimer « au nom du peuple ».
Cf le discours de
« proposition », lors des sessions d’ouverture. Complémentaires, en
ce qu’ils fixent l’ordre du jour des assemblées, ces textes rappellent les
grands principes qui sont au fondement de la représentation et dont il a aussi
été fait état dans les chapitres précédents : la nécessité, les grandes
affaires (ardua negotia), l’état du prince ou de ses sujets (status regis /
status regni ou status patrie), l’utilité publique enfin et le bien commun qui
sont le substrat profond ou le socle fondateur de toute l’action politique des
derniers siècles du Moyen Âge. L’invitation à soumettre en toute liberté, et
en contrepartie de la réponse aux demandes princières, des requêtes, pétitions
ou griefs est aussi partie intégrante du processus et elle constitue
fréquemment la dernière partie de la construction discursive des discours
inauguraux . « Quant aucune chose vouldrés que
puissons, nous la ferons vuolentiers », écrit encore le duc de Savoie dans
une convocation de 1465. L’expression du consentement, en effet, a un prix et
ce prix, lui aussi, est partout revendiqué, présenté sans fausse pudeur comme
la contrepartie naturelle de l’obéissance des sujets. Entendre la
« clameur du peuple », comme on l’écrit dans les ordonnances royales
françaises de 1355 et de 1357, par la bouche des gens des états, cela est au
fondement de ces « pactes d’exercice » de la souveraineté.
Conclusion
Au - delà de la
vision réductrice d’un « succès » du parlement anglais , solidement assis sur
des fondements déjà constitutionnels avant les règnes d’Henri VIII ou
d’Elizabeth Ire , ou d’un « échec » des états généraux français , motifs
historiographiques tenaces , ne faut - il pas voir plutôt dans cette évolution
autre chose que des jeux à somme nulle où ce qui serait perdu par les uns
serait gagné par les autres ? L’idée de réseaux de pouvoir ( power grids ) , au
sein desquels dominants et dominés négocient partout et où le pouvoir des uns
dépend de la reconnaissance des autres ( empowering interactions ) , semble
plus appropriée. Elle permet de dépasser le vieux schéma interprétatif d’une
quête de « pouvoirs » pour lui substituer la notion plus subtile mais combien
plus féconde d ’ « autorité » .
Le sens propre de
l’autorité , en effet , l’auctoritas du Sénat romain en complément et en
opposition à la potestas impériale , a été clairement dévoilé par Théodore
Mommsen au XIXe siècle : « plus qu’un conseil et moins qu’un ordre : un avis
auquel on ne peut passer outre sans dommage. L’autorité repose sur un acte de
liberté , excluant tout moyen extérieur de coercition et suppose l’acceptation
de la hiérarchie et de la prééminence .
Le moment parlementaire de la fin du Moyen Âge
, ni démocratique ni révolutionnaire