lundi 10 juin 2019

Le 21 avril 1965, Malcolm X est assassiné

Réflexion sur la légitimité de la violence défensive
Notes de lecture du livre d'Elsa Dorlin
Se défendre, une philosophie de la violence , Zones, 2017

4e de couv

« En 1685, le Code noir défendait « aux esclaves de porter aucune arme défensive ni de gros bâtons » sous peine de fouet. Au 19e s, en Algérie, l’Etat colonial interdisait les armes aux indigènes, tout en accordant aux colons le droit de s’armer. Aujourd’hui, certaines vies comptent si peu que l’on peut tirer dans le dos d’un adolescent noir au prétexte qu’il « était menaçant »*.
Une ligne de partage oppose historiquement les corps « dignes d’être défendus » à ceux qui, désarmés et rendus indéfendables, sont laissés sans défense. Ce désarmement organisé des subalternes pose directement, pour tout élan de libération la question du recours à la violence pour sa propre défense. »






 Les blancs et le monopole de la violence



L’autodéfense active participe de la « communauté politique imaginée » états - unienne. = mythe des frontiersmen, ces « bâtisseurs » armés du pays
Le droit de porter des armes fait partie des 10 amendements de la constitution des EUA, ratifiés en 1791. Il constitue un des éléments ayant rendu possible le suprématisme blanc.

En 1876, la Cour suprême rappelle que le port d’armes est un droit pour tous les citoyens (14e amendement) tout en précisant qu’elle n’était pas compétente pour poursuivre les membres du Ku Klux Klan qui attentent à la liberté des Noirs de se défendre (car elle ne peut rien imposer aux Etats fédérés). Cette décision fait suite au massacre de Colfax en Louisiane. Une milice républicaine de l’Etat de Louisiane, défendant le palais de justice, principalement composée d’hommes noirs libres, est massacrée par un groupe paramilitaire appartenant à la White League proche du Ku Klux Klan. 

1861, Alexandre Barde, Histoire des comités de vigilance aux Attakapas. L’auteur est un colon arrivé en 1842 en Louisiane. C’est un livre écrit à la gloire des comités de vigilance. On peut y lire une théorisation de la légitimation du recours à la violence défensive armée de citoyens autoproclamés « justiciers ». Son texte matérialise la racialisation des phénomènes de vigilantisme.
Remarque) Le vigilantisme ne relève plus de la justice mais de la chasse aux bandits, aux nuisibles « qu’il faut exterminer ». Le vigilantisme est devenu un modèle de citoyenneté, celui du bon citoyen, défenseur de la nation américaine, héros toujours prêt à la défendre.

Avec Barde et à sa suite, les « bandits », les « voleurs », les « assassins », les « violeurs », ceux qui ne sont pas innocents…sont noirs.

Justice blanche par la pratique généralisée du lynchage.

Charles Lynch (révolution américaine 1765-1783) l’Etat de Virginie lui a donné un blanc seing pour poursuivre les bandits, l’autorisant « à ne pas respecter les lois »

Dans la plupart des lynchages d’hommes afro-américains, il y a une rumeur ou une dénonciation ( donc rarement des mouvements de foule spontanés) et dans la moitié des cas il s’agit d’une accusation de viol d’une femme blanche. Le lynchage procède de l’affirmation ritualisée de l’unité blanche autour d’un « rituel » qui transforme l’autodéfense individuelle en défense de la race. « Il faut défendre les femmes ». = Procède du « mythe du violeur noir » : Black beast rapist.

La réplique : la construction d’un discours sur la violence défensive


=> 1892 : Southern horrors, conférence publiée de Ida B Wells.
Dans la plupart des affaires affirme-t-elle, beaucoup de femmes ont disculpé les accusés, voire témoigné qu’elles avaient été agressées par des hommes blancs. Souvent elles n’ont subi aucune violence ni aucun outrage. Dans le même temps, des femmes noires ont été violées par des hommes blancs sans jamais qu’un juge ne daigne les poursuivre pour un quelconque crime.
Woman’s Era Club, la plus importante association féministe noire, créée à Boston, pointe l’invisibilité des violences faites aux femmes noires
Prolongement A l’époque post-coloniale et post ségrégation, en Europe comme aux EUA, il s’agira de « sauver » les femmes indigènes de leurs hommes : l’Européen civilisateur, supérieur, l’homme blanc survit dans la propagande du respect des femmes.
Elle note que les seuls cas où les hommes menacés de lynchage ont eu la vie sauve sont ceux où ces hommes étaient armés et ses sont défendus. Voilà pourquoi elle lance un appel à l’autodéfense armée. Pb :  Dans les Etats du Sud, les noirs n’ont pas droit de porter des armes.
« DESORMAIS, UN FUSIL WINCHESTER DOIT AVOIR UNE PLACE D’HONNEUR DANS CHAQUE FOYER NOIR »


Après la 2nde guerre mondiale, les leaders de la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People créée en 1909)  comprennent que l’époque constitue un tournant dans la mobilisation contre le lynchage et pour les droits civils et politiques : ils entament une campagne contre les lois Jim Crow (lois particulières des Etats sudistes et/ou des municipalités qui organisent la ségrégation à partir de 1876 –fin de l’esclavage en 1865, égalité des droits civils en 1866 et 1875) D’où la pétition de 1947 auprès des Nations-Unies : slogan « Ce n’est pas tant la Russie qui menace les Etats-Unis que le Mississippi ». 

Ville de Monroe (Caroline du Nord). Le « Kissing Case » 1958 : deux jeunes garçons noirs (9 et 7 ans) accusés de viol, emprisonnés pour agression sexuelle et attentat à la pudeur après qu’une fillette blanche de 8 ans, Sissy Sutton , a dit à sa mère qu’elle en avait embrassé un sur la joue au parc. Le « Kissing Case » devient le symbole de la lutte contre le racisme américain, interprété à l’époque comme du colonialisme intérieur.
« Pour [les gens comme] nous, il n’y a pas de Constitution, pas plus que la persuasion et la morale ne sont utiles. La seule chose qui nous reste, ce sont les revolvers»

A l’occasion du Kissing Case, Robert Williams se fait connaître. Pour lui, le passage à l’autodéfense armée constitue la seule stratégie de survie dans la guerre contre la suprématie blanche dont le Ku Klux Klan est la branche armée. En 1962, il publie ses thèses dans le livre Negroes with guns. Il est alors exilé à Cuba. Il préconise de recourir à l’autodéfense dans la mesure où il n’y a pas de justice pour les Noirs en Amérique, ou plus précisément, la justice qui y a cours est une justice raciale, une justice blanche, qui expose les noirs au risque maximal de mort.

Robert F Williams, communiste et militant de la NAACP dans la  ville de Monroe. Ici photographié avec sa femme. C’est un des initiateurs du mouvement « Black Power »

Il n’incarne pourtant pas la position majoritaire au sein de la NAACP, plus séduite par le discours de non-violence de Martin Luther King. La question du recours à la violence comme stratégie politique nationale est devenue un point de conflit au sein des associations noires :
Les principales directions de ces mouvements accusent les militants et intellectuels de l’autodéfense armée d’accointances avec le communisme. Cet argument est repris aussi (on est juste après le Mac Carthysme) par la presse sudiste pour discréditer ces militant.e.s 
A ceux qui l’accusent de faire l’apologie de la violence et donc le jeu des autorités ségrégationnistes en provoquant la répression, Williams répond que l’autodéfense n’intervient que lorsque persister dans la non-violence se muerait en suicide. Chez lui donc, la non-violence n’est pas un principe absolu. 
Enfin, pour lui, la violence, selon une définition proprement marxiste de l’Histoire est une accoucheuse du progrès et du changement social. Il s’agit de rééquilibrer voire renverser le rapport de forces par une dynamique insurrectionnelle.

Naissance du "Black Power"

Les choses changent dans les années 1960. L’agression à l’arme à feu de James Meredith, alors qu’il entamait sa ‘Marche contre la peur », sans arme et sans protection, à travers le Mississippi en juin 1966, signe l’abandon de la stratégie de résistance non violente prônée par le pasteur King. Stokely Carmichael lance un appel historique au « Black Power » reprenant les thèses de Malcolm X, ex leader de la Nation de l’Islam.¨Pour Malcolm X, la philosophie de la non-violence radicale prônée par Martin Luther King revient à désarmer les Noirs, à les livrer aux Blancs. Il n’est pas anodin, dit-il, que le révérend King soit le seul interlocuteur que les Blancs considèrent comme respectable, que son mouvement soit le seul à recevoir autant de soutiens, notamment financiers. « King est la meilleure arme que les Blancs qui veulent brutaliser les Noirs aient jamais eue dans notre pays »

Au contraire, dans le mouvement Black Power, le déploiement de l’autodéfense sera une affirmation de soi, d’une défense-explosive reconnue et revendiquée comme menaçante. Il s’agit de montrer qu’on peut répondre coup pour coup, dans un combat « à armes égales ». Les militants des Black Panthers sortent armés et munis de codes juridiques (pour faire respecter leur droit constitutionnel à porter des armes). « Il y a une règle très stricte selon laquelle aucun militant ne peut utiliser son arme, sauf pour défendre sa propre vie » (Bobby Seale, 1970). Ces militants suivent les patrouilles de police pour faire acte de présence et témoigner des irrégularités de procédure. 

Respectant un code vestimentaire strict, habillés de noir, portant un bérét noir et une arme, l’objectif des militants du BPPSS est aussi d’incarner un nouveau type de masculinité noire, qui contredit la figure du violeur émasculé (au sens propre) de l’époque des lynchages, qui performe une puissance génératrice de fierté. 

Les militant.e.s doivent se soumettre à des entraînements martiaux. Ils sont aussi l’avant-garde d’une révolution sociale = Action de lutte contre la pauvreté : cours du soir, campagnes de vaccination, organisation de petits déjeuners … (voir les 10 points du programme) 


Stephen Shames, "Panthers on Parade, Oakland (Californie), le 28 juillet 1968" © Stephen Shames

De députés du tiers à révolutionnaires

fiche de lecture du livre de Timothy Tackett, 1997
Par la volonté du peuple : comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires ?



La Révolution n’est pas de propos délibéré. Elle est le fruit d’un enchaînement (Pierre Chaunu, « L’utopie contre les deux royaumes : à propos d’une commémoration » in Le grand déclassement , 1989

« On ne sait comment, sans plan, sans but déterminé, des hommes divisés par leurs intentions, leurs mœurs, leurs intérêts, ont pu suivre la même route, et arriver de concert à une subversion totale » (Malouet, un des constituants)


C'est l'objectif de l'auteur que de justement minutieusement se pencher sur cet enchaînement de faits qui a conduit des députés (lambda ?) à sauter dans l'inconnu de la Révolution.

Qui sont ces députés ?


-membres du tiers état sont très éloignés socialement des aristocrates composant ordre de la noblesse aux Etats généraux, par leur instruction et leur formation juridique, par leurs conditions existence et aussi, et surtout par le prestige (= système des valeurs de Ancien Régime) => un ressentiment social
-la participation à toute une série institutions avait probablement rodé la grande majorité des futurs Constituants aux formes et aux procédures de la politique collective  : membres des académies, membres de loges franc- maçonniques (un cinquième et un quart des Constituants), familiers du gouvernement municipal (1/5 sont membres de municipalités 62 sont maires d’une ville), assidus des assemblées provinciales partir de leur mise en place par Loménie de Brienne en 1787 (217 députés ont participé à ces assemblées) => des notables
=> Des « mutants sociaux »



La radicalité du Tiers naît de l’absence de dialogue et l’intransigeance des dominants


Les premières semaines de débat et de vote des députés du Tiers montrent que la majorité des députés votent contre les propositions les plus radicales (émanant des députés bretons) et sont favorables à la concorde et la réconciliation entre les ordres.
-Les patriotes du clergé échouent à faire évoluer les positions de leur ordre car très forte cohésion d’un corps de députés essentiellement constitué d’évêques, issu de vieilles familles aristocrates, liées par des liens familiaux. Ce haut clergé est hostile à toute réforme qui permettrait au Tiers de s’affirmer. Début juin, le Tiers est convaincu que l’intransigeance des  évêques l’a emporté et qu ’il est inutile de compter sur un soutien significatif du clergé.
- Soutien pour quoi et contre qui ? Essentiellement pour obtenir des procédures qui permettent  au Tiers, qui est majoritaire en nombre de députés, de peser sur des réformes futures.

Mais la réaction nobiliaire va précipiter la radicalisation du Tiers
- Au sein de l’ordre de la noblesse, une minorité libérale espère la rédaction d’une constitution et l’instauration d’importantes réformes pour le royaume. En général plus jeunes, plus parisiens, ayant pour beaucoup combattu dans les armées insurgées durant la guerre d’indépendance des Etats-Unis. Ils sont au maximum 70 députés soit le quart des députés de la noblesse. Les autres leur sont violemment hostiles. « Ils avaient une certaine fatuité aristocratique (…) un mélange de frivolité dans les manières et de pédanterie dans les opinions ; et le tout réuni au plus complet dédain pour les lumières et pour l’esprit. (…) Il fallait les entendre parler de leurs rangs comme si ces rangs eussent existé avant la création du monde.» (Mme de Stael). Ces réactionnaires s ’échauffent les uns les autres et surenchérissent dans les discours chevaleresques sur l’honneur, la défense de la monarchie, l’outrage que constitueraient les plus infimes demandes des députés du Tiers.


Des circonstances favorables




- L’absence du roi. Dès le lendemain de la séance d’ouverture des Etats-Généraux, la tribune royale est démontée et le roi se désintéresse de l’affaire et ne donne aucune consigne et ordre du jour pour les discussions dans les « commissions » par ordres.  Cette liberté va autoriser les députés radicaux du Tiers à poursuivre leur lobbying auprès de leurs collègues pour les amener à discuter sur la base de leurs propositions. Par ailleurs, le roi envoie des signaux contradictoires, alternant prises de position conciliante puis rejet brutal des concessions précédents (en témoigne le va et vient de Necker, ministre jugé libéral, dans son conseil)

- Le processus même d’assemblée a joué un rôle déterminant dans la mesure où il a développé la confiance du tiers-état, en donnant au groupe son identité, une cohésion. Les témoins font part de leur jubilation quand ils se retrouvent ensemble pour la première fois début mai, et quand les orateurs qui se succèdent témoignent d’une plus grande homogénéité de pensée qu’ils ne l’avaient cru quand ils étaient isolés dans leurs provinces. De nombreux députés observent l’intense sentiment de camaraderie et de fraternité qui se développe rapidement dans leurs rangs. + Paradoxalement, au fur et à mesure que le clergé et la noblesse devenaient de plus en plus intransigeants, la confiance du Tiers a augmenté car cette intransigeance même révélait la frayeur qu’ils inspiraient aux deux autres ordres.
=> « Si les députés isolément étaient accessibles à la peur, réunis en assemblée ils montraient un grand courage, ils étaient imperturbables. » (Antoine-Claude Thibaudeau, futur conventionnel)

- Mais il y a un autre élément essentiel dans cette « thérapie de groupe » qu’ont constitué les débats des EG avant la rupture du 17 juin 1789 (serment du jeu de paume) = la publicité des débats. Les témoins remarquent tout de suite les effets enivrants du soutien enthousiaste des spectateurs et la désapprobation qu’ils manifestent envers les nobles et le clergé. Au cours du bras de fer de fin mai et juin, la foule est omniprésente. Le débat devient un dialogue à 3 entre l’orateur, les députés et la foule. Le concept d’ »opinion publique » qui était une abstraction philosophique jusqu’ici, prend une dimension nouvelle. « L’opinion publique fait notre force. » (député Laurent Vismes)



C’est pas forcément le premier pas le plus dur…


« La 1ere quinzaine du mois de juin 1789 venait de produire une transformation spectaculaire dans l’esprit d’un grand nombre de députés du Tiers. Ce fut vraiment un moment révolutionnaire, fruit d’une somme complexe de facteurs […] Dire qu’il s’agit d’un changement de paradigme serait trop fort. De très nombreux députés sont à présents prêts à une rupture avec le passé, mais ils sont loin de savoir où et jusqu’où ils veulent aller, et dans quelle mesure ce passé doit être réformé ou remplacé. […] » (Timothy Tackett, par la volonté du peuple, p. 142, Albin Michel)
Si le geste est radical, les esprits, eux ne le sont pas forcément. Beaucoup d’ambiguïtés chez les révolutionnaires sur le rapport au roi, le rapport au peuple, l’acceptation ou pas de la violence. Ces ambiguïtés vont apparaître au fur et à mesure que la Révolution continuera, et les révolutionnaires vont se déchirer. Cependant les événements de juin 1789 vont laisser une trace indélébile et la grande majorité des députés du Tiers ne songera même plus à un éventuel retour en arrière.

République ou démocratie


Démocratie directe ou démocratie représentative ?





Un extrait d'une ancienne (les années 1990 !) émission de feu la 5 : Démocratie/Democracy. L'image et le son sont mauvais, mais c'est une bonne introduction à la question.

A comparer avec :
Un autre point de vue sur les mêmes questions et une mise au point sur les mots de la Révolution (avec des raccourcis !)




Voir aussi La République sans la démocratie : le Directoire